Chapitre 10
La mère patrie et les adversaires de la république parlementaire
p. 339-389
Texte intégral
1Les hommes politiques que l’on pourrait classer dans le camp antirépublicain insèrent les métaphores et allégories maternelles dans des grands récits bien différents de ceux que nous avons abordés précédemment. Cela est le cas aussi bien pour Albert de Mun, représentant du catholicisme social, que pour Maurice Barrès, Charles Maurras et tous les doctrinaires du nouveau nationalisme fermé.
Les catholiques, de l’opposition au ralliement
2Albert de Mun1 est le petit-fils du pair de France Jean de Mun et l’arrière-petit-fils du philosophe Helvétius. Il choisit la carrière militaire et devient capitaine des cuirassiers. Il participe à la guerre de 1870, et est fait prisonnier en Allemagne. C’est là qu’il découvre l’œuvre sociale de l’évêque de Mayence, Mgr Ketteler. Avec La Tour du Pin, disciple de Frédéric Le Play, il décide de développer en France le catholicisme social, en s’inspirant du modèle allemand. Ses maîtres à penser sont par ailleurs Maistre, Bonald, Veuillot, et Le Play. En 1871, il obéit aux ordres de sa hiérarchie militaire et participe, tout en la désapprouvant, à la répression de la Commune. Il prend conscience du clivage qui sépare le peuple démuni des élites politiques et économiques, dont le libéralisme économique a été condamné par Pie IX dans son Syllabus. De Mun sera d’ailleurs affublé du surnom « le chevalier du Syllabus ». De Mun fait la connaissance de Maurice Maignen, le fondateur du Cercle Montparnasse (1864) regroupant des ouvriers pour qui les vrais responsables de la Commune sont « les riches ». De cette rencontre naît en 1871 l’Œuvre des Cercles catholiques d’ouvriers dont le but est « le dévouement de la classe dirigeante à la classe ouvrière2 ». Cette organisation est fondée et dirigée par des laïcs. Le clergé lui est indifférent ou hostile, mais elle séduit de nombreux officiers. Elle reconnaît les hiérarchies naturelles et prône le dévouement social des élites en vue de la constitution d’une société chrétienne. Elle atteint le maximum de son influence en 1878 avec trois cent soixante-quinze cercles, trente-sept mille cinq cents ouvriers et sept mille six cents membres des classes dirigeantes. À partir des années 1880, avec la reconstitution du mouvement ouvrier et la légalisation des syndicats ouvriers, elle connaît un certain déclin. De Mun démissionne de l’armée en 1875 et choisit de s’engager en politique. Il est élu en 1876 comme député monarchiste de Pontivy. Pendant sa campagne électorale, il reçoit les encouragements du pape et est soutenu par l’archevêque de Paris, l’évêque de Vannes et le clergé de Pontivy. L’image qu’il se fait de la France est celle d’une personne vivante, marquée du sceau du christianisme. Le 8 mai 1881, à Vannes, il affirme que le salut de la France est lié à la restauration de la monarchie héréditaire et des corporations, qui protégeaient selon lui les ouvriers et leurs familles. Il est élu député presque sans interruption de 1876 à 1914. Pour beaucoup de parlementaires, de Mun est le plus grand orateur du Parlement. En 1876 est créée la revue L’Association catholique, qui paraîtra jusqu’en 1891 et qui lui permet d’exposer sa doctrine sociale. Il multiplie par ailleurs les réunions et les conférences. À la Chambre, il s’engage en 1883 en faveur de la loi autorisant la création des syndicats, tout en faisant l’apologie du régime économique corporatif antérieur à la Révolution. Il est aussi bien adversaire du « socialisme d’État » que du libéralisme débridé. Il veut également que soit réglementé le travail des femmes, et qu’elles obtiennent un congé de maternité. Il souhaite voir reconnu le droit au repos dominical, il s’engage pour l’interdiction du travail des enfants avant l’âge de 13 ans et du travail de nuit des enfants et des femmes, pour l’instauration d’un salaire minimum légal, d’un système de retraites, d’assurances sociales, et pour la reconnaissance des accidents de travail. À partir de 1884, l’Union de Fribourg réunit annuellement les catholiques sociaux de France, d’Italie, d’Allemagne, d’Autriche, de Belgique, de Suisse et d’Espagne. De Mun et La Tour du Pin diffusent ainsi leurs idées au niveau européen et, en 1885, de Mun tente aussi de fonder un parti politique catholique français sur le modèle du Zentrum allemand. Il sait qu’il peut compter sur le soutien de L’Univers et de La Croix, journal fondé par les assomptionnistes en 1883. Les succès relatifs des conservateurs à partir des élections de 1885 l’encouragent, mais son projet n’est pas soutenu par tous les catholiques, et les chefs de file des conservateurs s’y opposent. Le pape Léon XIII le dissuade d’aller plus avant dans ce projet. De Mun renonce donc à ce dessein et il crée en 1886 l’Association catholique de la jeunesse française, organisation qui est destinée aux jeunes gens de la bourgeoisie, mais aussi à la classe ouvrière, aux employés et aux agriculteurs. Lors de son premier congrès en 1887, elle compte mille cinq cents adhérents ; en 1914, cent quarante mille adhérents et trois mille groupes diffusent ses idées en France. Elle a pour but de fonder un ordre social-chrétien. Par ailleurs, il soutient Boulanger, qui s’oppose à la « République bourgeoise » et de Mun ne vote pas les poursuites contre le général. Le pape Léon XIII publie l’encyclique Au milieu des sollicitudes en février 1892, dans laquelle il invite les catholiques à entrer dans la République pour mieux en combattre la législation anticléricale et donc favoriser à terme la rechristianisation de la société. Cet appel n’est pas soutenu par tous les catholiques. Cependant, de Mun choisit de se rallier à la République et il adhère à la Chambre au groupe de la Droite constitutionnelle, devenue Droite républicaine au début de 1893, animée par Jacques Piou. Les élections législatives de 1893 les déçoivent, car ils ne sont qu’une trentaine à être élus. Albert de Mun et Piou sont battus. En matière de politique extérieure, de Mun s’oppose aux aventures coloniales de Jules Ferry. En 1897, il est élu à l’Académie française. Il choisit en 1898 le camp des antidreyfusards. En 1901, il fonde avec Jacques Piou l’Action libérale populaire, le parti politique des catholiques ralliés à la République qui succède à la Droite républicaine. Ce parti comptera jusqu’à soixante-dix députés et deux cent quatre-vingt mille adhérents. En 1905, de Mun s’oppose à la séparation de l’Église et de l’État. En 1909, il prend position contre l’Action française. De Mun est donc un personnage influent de la IIIe République tant au niveau social que politique. L’Action catholique de la jeunesse française et le Sillon contribuent fortement à la diffusion de ses idées. Les discours d’Albert de Mun, qui citent souvent les encycliques papales, sont écrits dans un style qui exalte l’Église, la Vierge, la religion catholique, le roi et la Contre-Révolution. Si l’on essaye de repérer la structure logique et les prémisses de ces discours, il est aisé de remarquer à quel point les métaphores et allégories maternelles de la Vierge et de l’Église occupent une place centrale dans sa pensée.
3Le dogme de l’Immaculée Conception, selon lequel la Vierge n’est pas souillée par le péché originel qui affecte les autres humains, a été proclamé en 1854. Une des significations de ce dogme est que la Vierge est d’un rang hiérarchique supérieur au reste de l’humanité entachée par ce péché. En 1858 ont lieu les apparitions de Lourdes. La « Dame » qui apparaît à la petite Bernadette lui révèle être « l’Immaculée Conception ». Ces apparitions sont reconnues par l’Église catholique en 1862, la première procession officielle a lieu en 1864, le premier pèlerinage national en 1873 et la basilique de Lourdes est consacrée en 1876. En juin 1877, Albert de Mun prononce un discours à la séance de clôture de l’assemblée générale des membres de l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers sur la question sociale3. Dans ce discours, la Vierge joue un rôle central. Pour lui, Lourdes rappelle le lien privilégié qui existe entre la France et la Vierge. En effet, Lourdes, c’est aussi « la Sainte Vierge qui descend encore une fois sur la terre de France et qui lui tend la main, comme sa fille préférée, pour l’inviter à renouveler le pacte formé jadis dans une consécration qu’elle ne veut pas oublier ! […] La France enfin dont le cœur cesserait de battre, si on la séparait de cette Église dont elle est la fille4 ». Rappelons ici que Louis XIII avait consacré la France à la Vierge Marie en février 1638. La France est donc l’élue et la fille de la Vierge, mais aussi celle de l’Église ; elle a noué un pacte aussi bien avec l’une qu’avec l’autre. Il faut donc absolument que la France renouvelle le pacte et le serment qu’elle a passés avec la Vierge et avec l’Église, et c’est ce qu’explique de Mun dans un discours célèbre qu’il a tenu à Notre-Dame de Chartres lors du pèlerinage des cercles catholiques de Paris le 8 septembre 1878, date de l’anniversaire de la Vierge Marie5. Pour lui, la mère de Dieu a choisi la France entre toutes les nations. Selon de Mun, le peuple franc a poursuivi « à travers les âges sa mission providentielle, soit que l’envahissement du paganisme recule devant le vêtement sacré de la Vierge déployé comme un étendard, soit que, répondant à la voix de l’Église, sa fille aînée s’élance tout armée à l’avant-garde de l’Europe, vers cet Orient d’où elle ne veut plus désormais que son bras soit détourné ». Dieu a conduit à Chartres les croyants pour qu’ils renouvellent leurs serments aux pieds de la Vierge Marie. Lourdes ne rappelle pas seulement le pacte qui doit unir la France et la Vierge, mais aussi le péché originel. Si la Vierge, comme l’Église, est pure, l’être humain est un pécheur, et cette hiérarchie dans la pureté justifie l’autorité prêtée à la Vierge, mais aussi à l’Église. À ce niveau, celle-ci ne prône pas l’égalité entre les croyants. Si elle exige la soumission, elle est aussi une mère qui a toujours veillé au bien-être de ses fidèles. De Mun rappelle alors que l’Église releva « entre ses bras maternels l’humanité frappée par la condamnation originelle ; elle voulut anoblir le châtiment lui-même en lui ôtant jusqu’à l’apparence de l’esclavage ». La corporation, rapprochant les maîtres et les ouvriers, aurait donné à l’édifice social « une féconde et pacifique organisation. L’Église présidait à ce magnifique épanouissement de l’initiative humaine6 ». À ce tableau idyllique de la société de l’Ancien Régime gouvernée par l’action maternelle de l’Église, sanctifiée par le pacte entre le roi et la Vierge et enfin dirigée par les évêques conduisant le troupeau de l’Église, Albert de Mun oppose l’œuvre néfaste de la Révolution. Albert de Mun considère la Révolution comme une « maîtresse souveraine » qui « exerce son empire tyrannique jusque sur l’âme populaire par les mille ressources d’oppression que met entre ses mains une organisation savante et mystérieuse7 ». Il s’agit ici très probablement de la franc-maçonnerie et de la charbonnerie française, qui auraient comploté aussi bien contre la royauté que contre l’Église et le christianisme. Il affirme ainsi en 1881 : « Aujourd’hui, c’est la patiente réalisation d’un plan savamment conçu, habilement poursuivi, c’est la guerre à Dieu, légale et méthodique, mais toujours irréconciliable et acharnée ; c’est la destruction progressive, mais résolue de la religion. […] Voilà la dictature qu’on nous prépare8 ! » Ce complot antichrétien aurait selon de Mun des conséquences désastreuses : la première en serait la perte de toute autorité, ce qui mène à l’arbitraire dans toutes les relations sociales. Il reproche aussi à la Révolution d’avoir trompé les ouvriers en leur promettant une « souveraineté chimérique » qui n’est qu’un masque cachant l’exploitation des travailleurs. À la Chambre des députés, il fustige les républicains qui croient que les problèmes sociaux pourraient se résoudre par l’éducation, la science et le progrès. Mais il balaye d’un revers de main les solutions socialisantes qu’il associe à « la passion de la possession », alors que la solution prônée par les catholiques, « c’est la justice9 ». Il veut instituer une société viable et juste à partir du catholicisme, et estime que seule la fraternité chrétienne peut accomplir « le miracle » qui consiste à faire s’entendre des hommes opposés dans leurs intérêts. Il expose ce dont la société française doit se prévaloir pour correspondre à son idéal chrétien. À nouveau, les métaphores et allégories maternelles jouent un rôle très important dans son argumentation.
4Différentes conséquences pratiques découlent de la rétrospective catastrophique de la Révolution, de la représentation idéalisée de la France catholique d’Ancien Régime et de la mission maternelle de l’Église envers les travailleurs. Pour entraîner à l’action ses auditeurs et ses lecteurs, de Mun emploie certains procédés rhétoriques. En effet, alors que sa représentation funeste de la Révolution est généralement impersonnelle avec très peu d’acteurs individuels, ce sont surtout des entités abstraites, telles que « la Révolution », « le libéralisme », « la République », qui agissent ou sont dénoncées. Par contre, lorsqu’il s’agit de la religion catholique, les entités idéalisées sont très souvent représentées par des métaphores ou des allégories maternelles comme l’Église, la Vierge, la France. Dans ce récit, les déictiques « vous », « nous », « ils », « elle » sont très nombreux ; de Mun apostrophe ainsi le lecteur et l’auditeur, tend à l’inclure dans le récit et, par conséquent, à lui attribuer une place et un rôle – ici, un rôle d’acteur pour les hommes, qui doivent être les fils dévoués de la mère, les femmes étant absentes de la scène publique et politique, car elles se doivent de rester au foyer, en bonnes épouses et mères chrétiennes. En mai 1891, le pape publie l’encyclique De conditione opificum, aussi appelée Rerum novarum, qui concerne en particulier la condition ouvrière. Dans sa lettre à Albert de Mun que ce dernier reprend à son compte, Léon XIII rappelle que
le peuple a toujours été particulièrement cher à l’Église, qui est mère : l’ouvrier qui souffre, soit parce qu’il est abandonné, soit parce qu’il est opprimé, doit être entouré des soins les plus continus et les plus affectueux, pour se relever et sortir de la condition malheureuse à laquelle il est réduit, sans recourir aux violences et chercher le renversement de l’ordre social10.
5Au long de ses discours et de ses meetings qui peuvent rassembler des milliers de personnes, de Mun martèle la nécessité pour les fils de l’Église de se mobiliser, non seulement pour la liberté de l’Église, mais pour faire connaître au peuple « ce que c’est que l’Église, ce qu’elle a fait pour lui, ce qu’elle est prête à faire encore ; à opposer ses bienfaits à la banqueroute de la Révolution et à faire luire ainsi devant ses yeux l’aurore des temps nouveaux11 ». Il s’agit également de « combattre enfin la franc-maçonnerie pour arracher la France de ses mains12 ». Les fils dévoués de l’Église doivent donc organiser des campagnes de conférences, de réunions publiques ou privées, de banquets, de « propagande infatigable ». Il décrit par exemple lors d’un discours à ses auditeurs l’effet escompté de leur action : « Ainsi pendant que ces bannières qui serpentent, là-haut, iront porter aux pieds de la Vierge Marie le tribut de vos prières, vous songerez qu’à chaque pas que vous faites en avant, le torrent révolutionnaire recule devant vous, se resserre dans son lit, rugit furieusement, mais perd, du même coup, un peu de sa puissance dont vous héritez aussitôt à sa place13. » Les effets narratifs, normatifs et pratiques des métaphores maternelles sont tout à fait remarquables dans les discours du comte de Mun et lui permettent de construire un récit dramatique de l’histoire de France depuis la Révolution visant à rétablir l’Église dans sa puissance. Ces effets normatifs doivent être suivis d’effets pratiques, et les fils de l’Église vont devoir s’engager en priorité sur le terrain social. De fait, durant son activité parlementaire, Albert de Mun contribua à l’élaboration de presque toutes les lois sociales de la IIIe République. Si les catholiques se rallient à la République par soumission aux directives venues de Rome, il n’en est pas de même pour les adversaires nationalistes de la République parlementaire, qui développent de tout autres récits et discours où les allégories et métaphores maternelles ne se réfèrent en rien à l’Église catholique.
Maurice Barrès, chantre d’un nouveau nationalisme
6Maurice Barrès (1862-1923), d’origine lorraine, est profondément marqué par la guerre franco-allemande de 1870-1871 et par la perte de l’Alsace-Lorraine. Il découvre sa vocation littéraire à l’adolescence et publie entre 1888 et 1891 sa trilogie intitulée Le Culte du moi. Barrès est considéré comme le premier prosateur de sa génération, il est proclamé « prince de la jeunesse ». Selon l’historien Zeev Sternhell, ce jeune Barrès, qui revendique le droit de vivre sans entraves et de s’affranchir des conventions, aurait été à cette époque un admirateur de Rousseau et adepte d’une pensée ouverte et hospitalière, tout en étant anticlérical14. Cependant, Sternhell détecte déjà les germes du nationalisme du deuxième Barrès à partir de 1888, car ce dernier exalte ce qu’il appelle « l’inconscient » qui dépasserait les individus particuliers ainsi que les expériences vécues au sein de la foule :
Les hommes réunis par une passion commune créent une âme, mais aucun d’eux n’est une partie de cette âme. […] C’est seulement dans l’atmosphère d’une grande réunion, au contact des passions qui fortifient la sienne, que, s’oubliant lui et ses petites réflexions, il permet à son inconscient de se développer. De la somme de ces inconscients naît l’âme populaire15.
7Ces années sont également décisives pour Barrès puisque c’est aussi à partir de 1887 qu’il se lance dans l’aventure boulangiste. Il a alors 25 ans et, deux ans plus tard, en 1889, il est élu député boulangiste de Nancy. S’il méprise initialement Paul Déroulède pour son chauvinisme et son exhibitionnisme, il finit par l’admirer pour son intégrité, son désintéressement et ses qualités d’homme d’action, il en accepte le leadership. Déroulède devient son ami et son mentor en politique, et finit par exercer une grande influence sur Barrès. Cependant, ce dernier n’est pas un militant actif de la Ligue des patriotes, bien que participant de temps à autre à ses manifestations de masse, il prononce également quelques discours, mais refuse de faire partie du comité directeur de la Ligue16. Barrès n’est pas réélu député, non pour s’être momentanément retiré de la vie politique comme Déroulède, mais parce qu’il échoue aux élections en 1893, en 1896 et en 1898. En 1894 et 1895, il dirige La Cocarde, journal boulangiste où se retrouvent des journalistes de tous les horizons politiques : monarchistes, socialistes, et anciens anarchistes. Les thèmes de l’antiparlementarisme, de l’anticapitalisme et de la décentralisation sont constamment abordés17. En 1897, Barrès est membre de la ligue antisémite de Jules Guérin, dont il démissionne rapidement. Ce sont ces années de traversée du désert politique qui voient sa pensée évoluer. D’ouverte et accueillante, la pensée de Barrès évolue vers un nationalisme antisémite et fermé. À l’instar de Charles Maurras, il considère La France juive de Drumont comme un guide spirituel18. Barrès découvre et s’enthousiasme également pour la pensée de Jules Soury, dont il suit les cours de 1893 à 1897 à l’École pratique des hautes études19. À cette époque, Soury bénéficie d’une grande notoriété, il est très populaire et considéré « comme l’égal de Bergson20 ». Il dit nier « aussi bien le libre arbitre et le statut de l’homme comme sujet de l’histoire que sa qualité d’être moral : puisqu’il n’y a pas de choix, il ne saurait y avoir de morale. […] L’homme […] n’agit qu’en vertu “d’habitudes ancestrales […] devenues organiques par la sélection naturelle21”. » Dans son principal ouvrage, Campagne nationaliste22, Jules Soury prétend n’être ni monarchiste, ni démocrate, ni anarchiste, mais antisémite. Il affirme aussi être « uniquement du parti de la guerre […] pour la défense de tout ce que nous aimons – la Terre de nos Morts, l’Église catholique, l’Armée de France23 ». Soury se fait défenseur et porte-parole de la terre, de l’Église et de l’Armée avec une majuscule. L’armée est là pour protéger et défendre les deux entités maternelles par excellence que sont la terre et l’Église. Les fils de France n’existent que par rapport à elles et doivent se dévouer pour en conserver l’héritage immuable.
8À cette époque-là, Barrès se rapproche de plus en plus de Taine qui se réfère à Darwin et l’influence dans sa conception du déterminisme universel24. Pour Taine, ce qui relie les hommes entre eux, c’est avant tout « la communauté de sang et d’esprit ». Il y aurait des variétés d’hommes, comme des races d’animaux. La « race aryenne » s’oppose selon lui à la « race sémitique ». Pour Taine, « il n’y a qu’un être parfait, la Nature ; il n’y a qu’une idée parfaite, celle de la Nature ; il n’y a qu’une vie parfaite, celle où la volonté de la Nature devient notre volonté25 ». Pour lui, l’existence de l’individu est complètement subordonnée à la Nature : « Ma douleur et ma joie ne valent pas la peine que j’y songe ; Tout est noyé sous l’idée de la Nature infinie, elle seule a le droit d’exister ; je ne dure que pour la manifester et l’accomplir ; résister, se plaindre, est la folie d’un enfant ; je n’ai la raison et je ne suis homme que parce que je me conforme à son effort26. » Les lois naturelles telles que Taine les envisage n’ont rien à voir avec le droit naturel émancipateur des révolutionnaires de 1789, il s’agit des décrets impersonnels de la Nature auxquels il convient de se soumettre. Cette entité maternelle toute-puissante exige l’abdication de toute subjectivité. Barrès semble également se référer de plus en plus à Auguste Comte, dont Soury connaissait bien la pensée27. Vers 1900, Barrès ne tarit pas d’éloges en ce qui concerne la pensée de Comte28, et l’histoire devient la clé de voûte de son système : « Je vis que je n’étais qu’un instant d’une longue culture, un geste entre mille gestes d’une force qui m’a précédé et qui me survivra29. » Pour le philosophe positiviste, l’humanité est composée des êtres humains vivants, mais surtout de tous les morts qui les ont précédés. Barrès ne reprend à son compte que l’importance donnée aux morts. L’importance du déterminisme dans la pensée de Barrès semble s’opposer aux valeurs d’émancipation, de liberté et d’égalité qui ont été prônées par la Révolution française, événement de l’histoire française que Barrès reconnaît pourtant et assume pour l’identité française. Cependant, pour lui, « la grandeur de la Révolution consiste essentiellement à avoir porté à travers l’Europe la grandeur de la France. […] La France révolutionnaire, puissante et armée, poursuivait l’œuvre de Louis XIV30 ». Barrès rappelle également lui-même que la France est « la nation qui a fait les Croisades dans un sentiment d’émancipation et de fraternité, qui a proclamé par la Révolution le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes31 ». L’esprit d’émancipation et la fraternité des croisés restent encore à prouver, mais Barrès semble souligner l’opposition du monde chrétien au monde musulman, et affirmer que la liberté est plus celle des peuples que celle des individus. Il s’oppose ainsi aux droits de l’homme32.
9Comme Auguste Comte, Barrès a une vision holiste de la société33. Pour Barrès, l’individu n’a pas de valeur en lui-même, car les individus sont « le produit d’une collectivité qui parle en nous34 ». L’individu ne s’appartient même pas, car « le corps, c’est ce qui nous appartient ; l’âme, c’est ce qui appartient à la société, ce que nous recevons d’elle. Il y a intérêt à agir conformément à l’intérêt général. On peut, on doit imaginer une société constituée de telle sorte que chacun sentira qu’il doit agir pour l’intérêt de la société. Voilà la morale future35 ». Il critique les « intellectuels » qui « ne poussent pas jusqu’à distinguer comment le Moi, soumis à l’analyse, s’anéantit pour ne laisser que la collectivité qui l’a produit36 ». Barrès oppose la pensée « métaphysique », les idées « artificielles » et les « idées en l’air » à sa compréhension de la réalité. Comte voulait passer de la pensée « métaphysique » des hommes des Lumières à l’étude des « faits positifs ». Cependant, Barrès néglige l’étude positiviste des faits et se rattache à une version de la « réalité » très particulière. Pour Barrès, les gens du petit peuple sont beaucoup plus proches de cette réalité que les intellectuels déracinés. Comte estimait que l’ordre des « prolétaires » et les femmes étaient plus altruistes que les membres des autres ordres de la société idéale positiviste, et Barrès exalte le petit peuple, non pour cet altruisme supposé, mais parce qu’il serait enraciné dans la vie instinctive. Le peuple apparaît ainsi comme le détenteur authentique de la vérité française. Non contaminées par le poison rationaliste et individualiste, « ces populations qui gardent le sang de la nation » sont, contre « une certaine minorité intellectuelle37 », gardiennes de ces traditions. Barrès glorifie la force primitive, la vigueur et la vitalité qui se dégagent du peuple38 : instinctivement, « les volontés obscures des masses possèdent le sens le plus sûr de la santé sociale », intuitivement, « c’est le secret de la vie que trouve spontanément la foule39 ». Le critère de la vérité ne tient donc pas à la discussion, mais à son enracinement dans l’instinct de la race concernée. La seule vérité est la vérité nationale et « il n’existe donc de bien ou de mal qu’en fonction des impératifs nationaux40 ». D’où les affirmations de Barrès selon lesquelles il « [se] révolte si la loi n’est pas la loi de [sa] race » et « le nationalisme, c’est de résoudre chaque question par rapport à la France41 ». Cette primauté de l’instinct fait que, selon Barrès, « il n’y a même pas liberté de penser. Je ne puis vivre que selon mes morts. Eux et ma terre me commandent une certaine activité42 ». Pour Barrès, l’épanouissement de l’individu se trouve lié au maintien de la « substance nationale » sur laquelle il se greffe et dont il se nourrit : « Nous ne sommes pas une race, mais une nation ; elle continue à se faire, et, sous peine de nous diminuer, de nous anéantir, nous individus qu’elle encastre, nous devons la protéger43. » En présence d’une collectivité nationale qu’il estime « dissociée et décérébrée », ce qui importe avant tout à ses yeux est de « faire revivre dans les consciences les valeurs suprêmes d’enracinement, de continuité et de fidélité44 ».
10Pour Barrès, la religion n’est pas une vérité révélée, mais un instrument de cohésion et de santé sociale45. Il explique que « nous repoussons les religions révélées, à cause de ce qu’elles contiennent et en quoi nous ne pouvons croire. Mais Comte a fort bien saisi le culte des morts, des héros qui nous permettraient de nous passer de ces religions, tout en nous donnant le lien social religieux46 ». Barrès est par ailleurs très hostile au protestantisme, pour lequel la notion d’individu et la liberté de conscience sont essentielles. Maurice Barrès a donc repris à son compte et modifié la théorie sociologique du positivisme religieux. En lieu et place du culte positiviste de l’Humanité représentée par une mère, il a proposé un culte des morts et de la terre, un culte qui évoque les religions païennes antiques. De tout temps, la terre symbolise la fonction maternelle, elle donne et reprend la vie, elle est symbole de fécondité et de régénération47. Cette « mère primordiale » est « le ventre maternel dont sont issus les hommes », et pourrait être prise au sens de « contenant général48 ». Barrès a donc tenté de fonder une nouvelle religion syncrétiste mêlant les apports du romantisme et de l’exaltation de la nature, du catholicisme et du culte marial, du positivisme religieux et du paganisme. Il dit lui-même avoir « ramené [sa] piété sur la terre, sur la terre de [ses] morts49 ». Il y a rajouté les éléments qu’il a puisés dans la philosophie de Taine, de Renan, de Soury, du darwinisme social et de l’antisémitisme de Drumont. Tout cela fonde la nouvelle patrie française telle que la conçoit Barrès. Ses caractères maternels ne sont plus ceux d’une patrie bienveillante, protectrice, éducatrice et encore porteuse de valeurs d’émancipation telle que la propageaient les livres d’école de la IIIe République. La patrie de Barrès n’est pas non plus la patrie des droits naturels et des droits de l’homme. C’est une entité maternelle où prédominent les éléments chtoniens, irrationnels, instinctifs, tout à l’opposé de la mère-nature qui était associée pendant la Révolution aux droits naturels. La terre-mère de Barrès exige la soumission. Barrès l’exprime très fréquemment, et l’individu ne se définit que par sa soumission à la collectivité historique et géographique à laquelle il appartient, en l’occurrence, la France. Au-delà des références théoriques, la pensée de Barrès prend sa source dans le sentiment extatique qu’il éprouve quand il se retrouve dans une foule qui lui révèle l’existence de l’âme populaire, elle-même résultante de la somme des « inconscients » et dépassant tout individu en énergie, en sagesse et en sens vital. La création par Barrès de cette entité maternelle chtonienne et toute-puissante exerce une grande influence auprès des penseurs nationalistes.
11Dans ses deux ouvrages The Fantasy of Oneness and the Struggle to Separate Towards a Psychology of Culture, paru en 1989 sous le titre Symbiosis and Separation, et Hitler’s Ideology: Embodied Metaphor, Fantasy and History50, publié en 2007, le psychosociologue américain Richard A. Koenigsberg aborde la problématique de la nation sous l’angle de la psychanalyse. Il rappelle tout d’abord la théorie de la psychanalyste Margaret Mahler en ce qui concerne la symbiose mère-enfant. La phase symbiotique consisterait en une expérience cognitive d’unité, un sentiment narcissique d’omnipotence, dont la caractéristique centrale est l’illusion que l’autre est une partie de soi. La croyance en une satisfaction facile, passive, posséderait une qualité « magique », car le monde extérieur n’est pas encore reconnu comme un domaine de réalité séparé. La séparation et la perte de cette illusion signifient donc la perte de l’omnipotence fantasmée, la perte d’une partie de soi et le constat de la fragilité, de la petitesse, et de la solitude de l’être humain. La perte de cette illusion d’une satisfaction magique équivaudrait à un traumatisme, qui trouverait son expression mythique dans la chute du paradis. Koenigsberg rappelle que pour le psychanalyste John Frosch, la tendance à la séparation aurait des racines biologiques, et c’est ainsi que le désir d’être libre serait en fait le désir de déployer son propre soi, qui s’oppose aux forces qui inhiberaient ce mouvement naturel. Il y aurait donc une tension, un conflit, entre le désir d’être libre et autonome, individué, et le désir régressif de fusion avec la mère, vécue comme un objet omnipotent, source de sécurité et de satisfaction. Cependant, le psychanalyste Loewald parle de cette fusion comme d’une « identité primaire » qui serait la source de la plus grande anxiété. En effet, être réabsorbé par la mère, c’est cesser d’exister, retourner à l’indifférencié. L’objet transitionnel serait l’objet qui hérite de l’attachement à la mère et qui permettrait le transfert d’énergie libidinale. Il se situe entre le dedans et le dehors, il est autre chose que le soi. Il console et permet de supporter la séparation. Pour l’enfant, l’objet transitionnel est une extension du soi, un contenant pour les fantasmes de fusion. Ainsi, il permet la séparation tout en gardant le lien. La personnalité de l’enfant peut ainsi se développer sans que celui-ci abandonne le lien psychique ou l’attachement à l’objet symbiotique. Le développement psychique se poursuivrait en passant d’un objet à l’autre, et le fantasme de toute-puissance n’est jamais complètement abandonné. Seul l’objet change. L’auteur cite l’exemple de l’adolescent qui peut s’attacher de cette manière à son équipe de base-ball. La motivation pour son engagement reste le rêve de toute-puissance narcissique. Quand ces émotions intérieures sont projetées sur des objets qui ont une existence en tant que modalité de culture, ils deviennent des objets transitionnels partagés51. La question se pose donc de savoir si les objets culturels ne sont pas des objets transitionnels. Ils permettraient la séparation et constitueraient par ailleurs une sorte d’ancre pour l’identité du sujet. La signification de la culture consisterait en sa capacité de pourvoir à cette fonction psychique52. L’environnement culturel définirait la nature des solutions transitionnelles proposées à l’enfant. En adoptant les objets transitionnels culturels, le sujet peut ainsi se mouvoir d’une place à l’autre, en transférant son fantasme de toute-puissance d’un objet à l’autre. La civilisation ou la culture proposeraient ainsi des « sublimations » variées, substituts pour le rêve symbiotique qui servent à rendre la vie supportable. Cette conception de la culture pourrait réduire le clivage qui existe entre la psychanalyse et la recherche sociale et permettrait à la culture de se saisir d’outils pouvant explorer la société. Si l’on maintient que les objets de la réalité culturelle deviennent des substituts pour les éléments de structure psychique intérieure, c’est tout le domaine de la culture qui devient accessible à la pensée psychanalytique. Pour Koenigsberg, l’individu est d’autant plus séduit par une idéologie qu’elle correspond à son monde intérieur. Pour que cette idéologie se diffuse au niveau collectif, elle doit donc permettre d’exprimer et d’évacuer un fantasme partagé par les membres de cette culture. L’idéologie est une « solution partagée » qui permet aux membres de cette culture de projeter leurs fantasmes dans la réalité sociale. L’idéologie nationaliste correspondrait à l’image d’un compagnon de route qui resterait avec le sujet toute la vie, d’où l’importance de l’unité de la nation pour ne pas se sentir seul, en tant qu’individu séparé. Cette idéologie renverrait au déni de la séparation. Le nationaliste résoudrait le problème de la séparation en imaginant être lui-même rattaché à – et contenu par – une mère symbolique, la nation. Celle-ci correspond à l’image d’une mère omnipotente qui le protège du danger. Ainsi, la société serait construite à partir d’un manque, à partir de la mort et de la peur de la mort, de la peur de la séparation. La nation incarnerait un déni collectif de la séparation de la mère. Au vu de cette théorie, la nation peut être considérée comme un idéal du moi qui permet de définir des buts pour l’individu et qui lui donne une direction. Le « sens de la vie », qui était jadis de servir la mère pour obtenir son amour, devient, pour un nationaliste, le désir de servir sa nation. La nation est considérée par Koenigsberg comme un substitut de l’objet omnipotent maternel perdu.
Le fait que l’objet symbolique, la nation, soit un objet massif atteste de l’intensité de la perte subie par l’enfant lorsqu’il perçoit qu’il est séparé de sa mère. […] Seul un objet grandiose comme une nation entière peut servir à compenser la perte subie. […] Si la théorie présentée ici est correcte, alors tout être humain compense la perte précoce, perçue comme énorme, en s’attachant à son pays ou sa « culture » comme à un objet symbolique qui peut symboliser ou se substituer à la partie perdue de soi53.
12La nation est un objet transitionnel, une illusion partagée qui est créée par les membres de la société, en complicité les uns avec les autres. C’est un monde qui existe dans une zone crépusculaire, un monde de fantasme projeté, une projection détenue en commun par les membres d’une société et qui sert à les maintenir ensemble54. La libido du sujet est utilisée pour maintenir l’illusion de fusion avec la mère omnipotente, fantasme par lequel il se verrait promettre satisfaction, sécurité et pouvoir. Ainsi, ce qui au départ était un lien symbiotique dans lequel l’enfant recevait de l’énergie passivement grâce à l’activité de la mère s’inverse : l’objet intériorisé devient symbiotique vis-à-vis du soi. L’individu doit nourrir l’objet, doit le nourrir avec sa propre libido et son énergie psychique pour le garder vivant, pour maintenir sa présence intérieure. Comme l’objet intérieur est conçu comme un objet omnipotent, très puissant, il faut beaucoup d’énergie psychique pour garder le fantasme vivant, pour maintenir la vie de ce compagnon intérieur. L’énergie libidinale est pompée dans le royaume fantasmatique, dans le royaume de l’objet intérieur, et n’est pas disponible pour être utilisée dans la réalité55. Le sang qui est sacrifié au nom de la nation serait un paradigme pour le sacrifice des énergies vitales au nom de la préservation de l’illusion de l’objet symbolique. C’est le besoin d’attachement qui est le motif du sacrifice (réel), du sacrifice des énergies56. Selon Koenigsberg, la civilisation provoque du malaise et de l’insatisfaction, car elle absorbe l’énergie de l’individu et parce que les gratifications de la vie nationale sont vécues comme distantes et abstraites. En effet, comme l’a dit le psychanalyste Géza Róheim, la société ne peut jamais offrir la gratification d’un « bon sein57 ». Les conséquences en sont que, dans l’effort de maintenir le lien avec l’objet omnipotent, la vie de l’individu, la vie du soi, est fortement diminuée58.
La Ligue de la patrie française et ses mentors, Maurice Barrès et Auguste Comte
13L’affaire Dreyfus constitue un échec politique pour la droite nationaliste, qui va à ce moment, et en réaction à la constitution de la Ligue des droits de l’homme fondée par Ludovic Trarieux en juin 1898, tendre à s’organiser doctrinalement. Les nationalistes reconnaissent la nécessité de la conceptualisation d’une doctrine cohérente. Maurice Barrès, Henri Vaugeois et d’autres ont l’idée de créer une nouvelle ligue. Les deux présidents de cette nouvelle Ligue de la patrie française sont le poète François Coppée ainsi que l’écrivain Jules Lemaître ; Barrès en est le président d’honneur. L’historien Michael Sutton a par ailleurs bien montré la collusion entre la Ligue des patriotes de Déroulède et la Ligue de la patrie française que Barrès avait encouragée. Le premier manifeste de la Ligue est signé par vingt-cinq académiciens et quatre-vingts membres de l’Institut. Cette Ligue se veut républicaine, antidreyfusarde modérée et répudie à ses débuts l’antisémitisme59. Elle prône l’amour, le respect de la patrie et de l’armée, mais aussi la lutte contre le collectivisme et le socialisme, tout en préconisant une meilleure législation économique et sociale. Elle connaît un très grand succès et compte trois cent mille membres en 1900. Si elle ne touche guère le monde ouvrier ou paysan, elle est bien représentée à Paris. En 1900 est également créée l’Association nationaliste de la jeunesse par Camille Jarre, avocat à la cour et ancien président de la Jeunesse antisémite60. Cette association est considérée par Bertrand Joly comme un des satellites de la Ligue de la patrie française61. Barrès conçoit cette association comme une sorte de cercle, son inauguration a lieu le 22 février 1901. Il préside la réunion pour laquelle il demande à Henri Vaugeois de faire une leçon sur Auguste Comte62. Les soirées d’études de L’Appel au soldat créées par Henri Vaugeois en juillet 190063 ont lieu lors de dîners que préside Barrès. Là aussi, la référence première est Auguste Comte : « C’est une grande sécurité de sentir que nous sommes d’accord avec un Auguste Comte. Il sera donc bon que nous l’étudiions de près. […] La besogne d’Auguste Comte peut être reprise d’une autre manière, et nous la continuerons avec d’autant plus de sincérité qu’une libre intelligence de son œuvre nous montrera nos accords et nos divergences64. » C’est une théorie comtienne réinterprétée par Barrès, qui exige la soumission au niveau social et politique qu’il veut inscrire au cœur de ce nouveau nationalisme.
14Lors de l’inauguration de la Ligue de la patrie française en janvier 1899, Barrès souligne la nécessité d’une alliance objective à nouer entre les nationalistes, les catholiques et les positivistes. En janvier 1900, il reprend le même thème : il ne faut
point oublier que, si le nationalisme affirme que la France est de formation catholique, le nationalisme n’entend nullement se confondre avec le catholicisme. Il y a, pour le bien de la nation, alliance des positivistes et des catholiques. C’est ce qu’Auguste Comte réclamait et qu’avec une singulière audace Charles Maurras a osé reprendre et faire accepter enfin. […].
Puis en février 1901, à l’un des dîners nationalistes offerts par Maurras et Bourget en son honneur, Barrès fit d’un même souffle l’éloge de Comte et de Maurras, reliant le positivisme de l’un et le nationalisme de l’autre en tant que disciplines intellectuelles et sociales65.
15Barrès démissionne cependant du comité directeur de la Ligue de la patrie française en 190166, déçu par son caractère légaliste67. En 1902, les législatives « sont le chant du cygne du nationalisme anti-dreyfusard. […] Dès lors, aussi bien la Ligue de la Patrie française que la Ligue des patriotes végètent68 ». La Ligue s’effondre en 1905 et disparaît en 1910. Barrès évolue alors vers un conservatisme bon teint, car il refuse de se rallier à l’Action française et au royalisme de Charles Maurras. En 1906, il est enfin élu député, ainsi qu’à l’Académie française. À la Chambre, il apparaît soit comme « républicain patriote libéral », soit comme républicain indépendant69. Enfin, à la mort de Déroulède en 1914, il devient le président de la Ligue des patriotes. Pendant la guerre, en 1916, il écrit une préface pour la réédition des Propagandes (1882-1912)70 de Déroulède par le bâtonnier Chenu, qui font largement usage de la métaphore de la mère patrie pour exiger le sacrifice des soldats qui combattent sur le front. L’influence de Barrès et de sa notion de patrie de la terre et des morts, patrie chtonienne et référée aux forces irrationnelles de l’instinct71, va donc bien au-delà des cercles nationalistes et atteint les milieux conservateurs.
16Rappelons qu’après l’échec de l’aventure boulangiste, Paul Déroulède est devenu le chef de file d’une quarantaine de députés boulangistes. Très combatif pendant sa législature, il ne cesse d’opposer à la Chambre des députés une « véritable » République, fondée d’après lui sur l’appel direct au peuple, contrairement à la République parlementaire, qu’il honnit. Il décide toutefois de quitter la vie politique en 189372. La Ligue des patriotes commence néanmoins à se reconstituer à partir de 1895, et le fauteuil du président est laissé vacant, les membres de la Ligue espérant que Déroulède consentira à l’occuper de nouveau. C’est après que l’affaire Dreyfus éclate à la fin de l’année 1897 que Déroulède se décide à retourner dans l’arène politique ; il est élu député à Angoulême en mai 1898, devient le chef du parti nationaliste à la Chambre et redevient président de la Ligue des patriotes à la fin de l’année 1898. Ses alliés les plus proches sont encore les blanquistes73. Il s’agit pour Déroulède de prendre part à l’agitation intense que provoque l’affaire Dreyfus et d’aboutir au renversement de la République parlementaire. Cette crise dure deux ans et provoque de nombreuses manifestations et des violences, tout particulièrement en région parisienne. Déroulède tente le 23 février 1899 d’entraîner vers l’Élysée les troupes de la garnison de Paris afin de procéder à un coup d’État. Il est arrêté, poursuivi en justice, acquitté par la cour d’assises de la Seine le 31 mai, puis de nouveau arrêté en août et condamné en janvier 1900 à dix ans de bannissement. Il peut rentrer en France après avoir été gracié et amnistié en novembre 1905. Il n’est plus réélu député et se consacre à la propagande politique. Il meurt au début de l’année 1914. Une statue de Paul Déroulède est élevée à Paris, square Henri‑Bergson.
17Dès le déclenchement de l’affaire Dreyfus, Déroulède se lance dans la bataille et dénonce l’ennemi intérieur qui menace la France. En décembre 1898, c’est un véritable cri d’alarme que pousse Paul Déroulède, à partir du lieu symbolique que constitue l’ossuaire de Champigny-la-Bataille. Pour lui, « l’âme populaire » aurait compris « qu’il n’y a plus en présence que deux partis : le parti de l’étranger et le parti de la France. Et l’âme populaire n’hésite pas, elle est toujours et partout du parti de la France74 ». Quiconque préconiserait l’affaiblissement de l’armée française serait « une sorte d’agent de l’étranger qui prépare la défaite et attire l’invasion75 ». Il oppose « l’âme populaire » qui « sait » et qui ne ment pas aux vaines vaticinations des intellectuels aux « âmes mesquines et compliquées ». Au choix pour ses auditeurs, car il ne semble guère y accorder une quelconque importance, l’ennemi est désigné en vrac comme « le péril cosmopolite, le péril anarchiste, le péril financier, le péril juif ou protestant76 ». Il ajoute ailleurs le péril franc-maçon, et les « mauvais instituteurs ». Il affirme alors que « tout cela n’a pour [lui] qu’un seul nom et qu’une seule cause : la maladie parlementaire ». L’attentat qu’il avait voulu commettre avec Marcel Habert est décrit par lui comme une « tentative de guérison française et un essai de salut public ». La destitution du gouvernement fautif est donc pour lui une nécessité. Déroulède a décidé de se sacrifier « au bien de la Nation et à la grandeur de la Patrie77 ». Il veut suivre en cela l’exemple positif de Jeanne d’Arc qu’il exalte. Déroulède se réfère également à l’exemple de la Rome antique qui se serait épuisée en naturalisant de nouveaux citoyens : « Nous aussi, Français, l’amour de la Patrie, nous avait élevés au-dessus des autres peuples. Et nous aussi nous voilà la proie de gens venus du dehors qui ont rempli nos assemblées de “barbares”, pour qui notre instinct national n’est pas naturel78. » Il y a donc une nécessité vitale à diffuser une « propagande active, ardente, infatigable79 ». Cette référence au biologique, à la « maladie », à la « plaie », à la « guérison », au « sang », à « l’instinct national », à la « race », cette dernière étant opposée à celle du « barbare » inassimilable dans la communauté française, ainsi qu’à la « terre » est une nouveauté dans le discours de Déroulède, où l’on reconnaît l’influence de Barrès. De même, il semble avoir évolué au sujet de différents aspects de sa doctrine nationaliste. Ainsi, désormais « la Ligue des Patriotes est et doit être traditionaliste avec quiconque veut défendre la famille, la patrie, la religion80 ». Un des enjeux est celui « de l’élévation de nos intelligences par la grandeur de nos traditions et de nos croyances81 ». Là encore, ce sont les intellectuels qui philosophent et les instituteurs qui prêchent la fraternité des peuples qui font partie de cette anti-France que Déroulède construit dans son discours. Il crée d’ailleurs à leur intention une nouvelle expression, qui vise à déconsidérer ses adversaires. Pour lui, « leur humanitairerie » ne serait « rien d’autre chose que l’exaltation du plus abject individualisme82 ». Pour le premier discours qu’il prononce à son retour d’exil, lors d’un vaste meeting tenu le 30 novembre 1905 au manège Saint-Paul, il se fait aussi plus personnel dans ses attaques, et dénonce violemment ce qu’il considère comme la « fraternité allemande de M. Jaurès, si solidement et si utilement secondé par la politique de trahison du sieur Hervé83 » et « l’abominable influence qu’ils semblent avoir prise sur des masses égarées » ainsi que « l’empoisonnement quotidien de plusieurs milliers de Français par une presse cosmopolite » prête à « agenouiller la France et la République devant les sommations venues de Berlin84 ». Pour ces traîtres à la mère patrie et ces ennemis du dedans, il a une solution radicale : « Deux jours de cour martiale, vingt pelotons d’exécution, couperont court à leur criminelle propagande85. » Avec l’affaire Dreyfus, l’entité menaçante des premiers discours de Déroulède n’est plus la Prusse, mais une anti-France constituée d’intellectuels philosophes, d’instituteurs républicains, de parlementaires et de Juifs, entité que Déroulède a constituée de toutes pièces. À cette anti-France, il faut opposer une bonne France, qui est décrite à l’aide de la métaphore maternelle. Le récit narratif structuré par les métaphores maternelles implique là encore des effets normatifs et pratiques, les auditeurs de Déroulède devant s’identifier aux bons Français, auxquels il incombe de combattre l’anti-France pour défendre les valeurs de la « bonne » France.
18Pour Déroulède, la mère patrie ne doit pas seulement demander l’appui de ses enfants, mais se montrer bonne mère :
Non, sans doute la Patrie ne doit pas être uniquement la mère impérieuse, qui demande à ses enfants de se faire tuer pour sa défense. Elle doit être d’abord et avant tout la mère nourricière, la mère tendre et vigilante qui ne se contente pas d’avoir fait naître des Français, mais qui les fait vivre ! […] « Là où naît un homme, là doit naître un pain », dit un proverbe d’Amérique. Nous dirons, nous : Là où naît un Français, là où il vit, là doit surgir et planer immédiate, permanente, efficace, la protection de sa Patrie, la France86.
19Dès l’affaire Dreyfus, Déroulède semble ainsi avoir été très influencé par Maurice Barrès. La mère patrie des droits de l’homme s’est effacée au profit de la mère patrie des bons Français de France, « impérieuse », car il faut faire acte de soumission à son égard, mais aussi bienveillante et protectrice, ce dernier trait étant beaucoup moins présent chez Barrès. Dans ses discours, les métaphores maternelles sont moins fréquentes qu’avant l’affaire Dreyfus, et ce sont les dénonciations de l’anti-France qui prévalent. Bientôt, d’ailleurs, la IIIe République sera dénoncée comme « la gueuse » par ses ennemis87.
L’Action française et Auguste Comte
20En avril 1899, Henri Vaugeois (alors professeur de philosophie au collège de Coulommiers) crée, à l’intérieur de la Ligue de la patrie française, le Comité d’action française dont il est secrétaire général. Puis, il crée en juillet 1899 avec Maurice Pujo, critique littéraire, L’Action française, un journal bimensuel qui devient quotidien à partir de 1908. À la fin de l’année 1900, le mouvement adhère au royalisme. La plupart des leaders de la Ligue de la patrie française le rejoignent, hormis Barrès88. La Ligue d’Action française est fondée en 1905, et l’année suivante, Maurras et Vaugeois fondent l’Institut d’Action française pour y enseigner ce qui était banni des universités de la IIIe République : le catholicisme, la politique positive de Comte et la philosophie de Fustel de Coulanges89. Il s’agit de critiquer les principes philosophiques des encyclopédistes90. En 1906 sont également constitués les groupes d’action connus sous le nom de « Camelots du roi91 ».
21Léon de Montesquiou (1873-1915), fils d’un officier et d’une princesse roumaine, fait des études de droit et devient officier à son tour. Il adhère dès 1899 au Comité d’action française, puis à la Ligue de la patrie française dont il devient secrétaire général en 1905. Il collabore ensuite à la Revue d’Action française. En 1910, il succède à Georges Audiffrent comme exécuteur testamentaire de Comte et est élu membre du comité chargé de gérer les écrits posthumes de Comte. Selon Michael Sutton,
durant les premières années de l’Action française, ce fut dans les écrits et dans la personne de Léon de Montesquiou que les idées de Maurras sur la nécessité d’une alliance politique entre positivistes et catholiques trouvèrent l’écho le plus important92.
22Ayant la charge de la chaire d’Auguste Comte à l’Institut d’Action française, depuis 1906, il publie en 1911 un opuscule intitulé Auguste Comte, quelques principes de conservation sociale93, dans lequel il expose son interprétation des écrits de Comte. Pour lui, l’humanité est composée d’« une masse objective qui comprend les hommes actuellement vivants » et d’« une masse subjective qui est formée de tout ce qui, chez ceux qui ont vécu antérieurement, a mérité d’être recueilli par l’Humanité94 ». Aux droits naturels de l’individu, Montesquiou oppose les devoirs, et il se prononce en faveur de l’hérédité des fonctions, chacun se devant de rester à sa place. Il s’oppose donc aux revendications du prolétariat. En effet, selon Montesquiou, Comte aurait affirmé : « L’incorporation sociale du prolétariat occidental ne sera jamais réalisée tant que les meilleurs prolétaires n’auront pas irrévocablement abandonné tout projet de déserter leur classe en passant dans la bourgeoisie95. » Il estime que les questions sociales devraient « par leur nature, encore plus scrupuleusement que toutes les autres, rester concentrées chez un petit nombre d’intelligences d’élite96 ». Il revient donc au pouvoir spirituel de décider des questions de société, et à la masse de lui faire confiance. Il faut cultiver surtout ce qui ressort du domaine du cœur, en particulier le sentiment d’attachement qui « nous incite à la similitude97 » et le sentiment de vénération. En effet, « seul le cœur, grâce au sentiment de la vénération, est capable d’habituer notre esprit à se soumettre à la parole de nos supérieurs98 ». Il s’oppose au mouvement féministe, la femme n’est selon lui pas l’égale de l’homme : « Il y a supériorité chez la femme à certains points de vue, il y a supériorité chez l’homme à d’autres points de vue, et par cela même il doit y avoir entre eux division des fonctions. » La souveraineté du peuple étant considérée par Montesquiou « comme une mystification oppressive, et l’égalité comme un ignoble mensonge », Montesquiou devient royaliste, suit en cela Antoine Baumann qui exige le rétablissement de la royauté capétienne en France. Le positivisme religieux d’Auguste Comte, où la métaphore et l’allégorie maternelles jouent un rôle si important, constitue ainsi une théorie directrice pour l’extrême droite française de cette époque. En 1926, les catholiques libéraux font d’ailleurs condamner l’Action française à Rome pour « positivisme99 ».
23L’itinéraire intellectuel d’Antoine Baumann (1860-1925), ancien magistrat et l’un des exécuteurs testamentaires d’Auguste Comte, témoigne du glissement de certains positivistes vers l’extrême droite autoritaire. Il devient membre du comité de rédaction de L’Action française à sa fondation en 1899 et participe à la fondation du comité de patronage de l’Institut d’Action française. À ce moment-là, et malgré le fait que Comte ait été républicain, il devient royaliste100. Baumann dédie son ouvrage La Religion positive101 à « Fabien Magnin, ouvrier menuisier, disciple direct d’Auguste Comte, élevé par lui à la présidence de la Société positiviste de Paris (1810-1884) », qui a été un des premiers prolétaires positivistes et un exécuteur testamentaire d’Auguste Comte. Comme le font la plupart des positivistes, Baumann fait précéder son livre d’une citation d’un auteur dont il estime les idées proches des siennes, en l’occurrence Maurice Barrès. Ce livre est un essai de vulgarisation destiné aux prolétaires et aux femmes. Baumann explique qu’« au point actuel de l’essor positiviste, écrivait Auguste Comte, […] c’est du sentiment et de l’imagination que dépend son ascendant, et le raisonnement sera désormais secondaire102 ». Lui aussi est adepte de l’utopie de la Vierge‑Mère :
L’utopie de la Vierge Mère symbolise à merveille le mouvement humain, qui a toujours tendu à la prépondérance de l’amour sur l’égoïsme […]. Et puisque l’Humanité est le plus grand des êtres auxquels nous puissions nous intéresser, nous adorerons, sous les traits de la femme idéale, cette mère sans époux, qui choisit, pour les meilleurs agents de sa providence, nos mères, nos épouses, nos sœurs, et jusqu’à nos filles103.
24Dans cet ouvrage qui connut une certaine notoriété, Baumann essaye ainsi de convaincre ses lecteurs et lectrices de se convertir aux valeurs et à la religion positiviste. Du clivage interne à l’individu vis-à-vis de son monde pulsionnel, et en particulier de la sexualité, qu’il s’agit de réprimer, voire d’éliminer, l’on passe, par le biais de l’allégorie maternelle de l’Humanité, au clivage social. Il convient de rappeler que, pour Comte, seuls les humains « dignes » de ce nom font partie de l’humanité. Baumann affirme que l’indignité morale exclut d’office de l’humanité, mais il ajoute également parmi ces facteurs d’exclusion la déficience mentale. Pour lui, « les idiots » sont des « humains avortés et qui ne comptent pas au point de vue où je me place104 ». Baumann ne dit pas qui fera la sélection entre les personnes « dignes » de faire partie de l’humanité et les autres ni ce qu’il doit en advenir.
25Dans son Programme politique du positivisme105, il avance que « dire qu’il existe une science sociale, c’est affirmer que l’existence et le développement des sociétés humaines […] se trouvent soumis à des nécessités naturelles plus fortes que la volonté des individus106 ». L’altruisme et l’amour de l’humanité doivent donc s’accompagner de la soumission à ces « nécessités naturelles » qui dépassent l’individu. Celles-ci doivent être mises en œuvre et, à cet égard, pour Baumann et les positivistes proches de l’extrême droite autoritaire, un dictateur est nécessaire. Le comte Léon de Montesquiou rapporte ainsi les paroles que Baumann aurait exprimées à ce sujet :
« Je dis qu’un dictateur français ne peut surgir, et je souligne encore une fois ce qualificatif indispensable. Il est, en effet, dans les éventualités admissibles que l’anarchie parlementaire aboutisse à un tel gaspillage de nos forces vives qu’une dictature s’impose de toute nécessité. Mais, dans ce cas, le chef de l’État ne sera que l’agent de l’étranger. » […] « J’écarte résolument la famille napoléonienne : un Bonaparte rêvera toujours de son grand ancêtre, lequel rêvait de l’ancien empire romain […]. » Et M. Baumann conclut : « Le représentant de la famille capétienne reste donc notre unique ressource. »107
26Ce paragraphe constitue la conclusion du livre de Montesquiou, et condense les thèmes les plus importants de l’extrême droite : l’antisémitisme, l’autoritarisme et le royalisme. Derrière le sentimentalisme du culte de l’Humanité personnifiée par une « Vierge-Mère » se devine ainsi l’ombre de la dictature d’une mère archaïque cruelle et toute‑puissante108.
27Charles Maurras connaît bien les écrits de Comte et il est un auditeur assidu de Pierre Laffitte au café Voltaire. Ils se connaissent également par leur ami commun, Anatole France. Maurras idéalise Auguste Comte et le positivisme. Pour lui, Comte est un héros, il en parle comme un disciple le ferait d’un maître. Il l’idolâtre et s’exprime à son sujet en des écrits dithyrambiques. C’est dans un article publié dans la revue Minerva du 15 mai 1902 qu’il explique les raisons qui l’amènent à considérer le positivisme religieux de Comte comme un fondement théorique de sa pensée nationaliste. Cette démonstration est précédée d’un panégyrique d’Auguste Comte :
J’estime heureux les hommes de ma génération qui, sans être positivistes au sens propre du terme, peuvent, en pareil cas, se souvenir de la morale et de la logique de Comte. […] Je ne connais aucun nom d’homme qu’il faille prononcer avec un sentiment de reconnaissance plus vive. Son image ne peut être évoquée sans émotion. […] À demi-voix, dans le silence de la nuit, il me semble que je redis des syllabes sacrées :
« Ordre et Progrès.
« Famille, Patrie, Humanité.
« L’amour pour principe et l’ordre pour base, le progrès pour but109… »
28Contrairement à Barrès qui réfute toute considération philosophique qualifiée par lui de « métaphysique » et prétend partir de la réalité « positive » et existante de la terre pour en faire la prémisse de sa théorie de la « Terre et des Morts », Maurras souligne la notion d’ordre, essentielle pour la politique positiviste.
29Pour rétablir l’ordre et mettre fin à l’anarchie, il faudrait donc partir des lois « naturelles » que doit établir la science, et en particulier la sociologie en ce qui concerne les phénomènes sociaux. La sociologie constitue pour Maurras la « science des sciences ». Une fois ces lois scientifiques posées, et devenues un dogme qui fonde « le principe d’une nouvelle autorité », il n’est plus besoin de discussion ni de débat, et le régime parlementaire peut disparaître, ainsi que la « liberté de conscience » et « l’anarchique esprit d’examen110 ». Ce « dogme » néanmoins est incomplet pour diriger la conduite des hommes. Pour Maurras, il faut « développer le meilleur élément, l’élément sociable de la nature humaine111 ». Il affirme donc :
Ces convictions, pour être présentées aux imaginations et pour retentir dans les cœurs, exigent un ensemble de pratiques habituelles : le dogme veut un culte. À cette condition seulement la religion sera complète, et la religion est indispensable à toute morale. Sans religion, point de morale efficace et vivante ; or, il nous faut une morale pour mettre fin à l’anarchie. Auguste Comte institua donc une religion112.
30La religion positiviste se rapproche du catholicisme, et elle permet également le nécessaire respect des traditions nationales. Pour Maurras, il est donc important de créer une synthèse politique entre le catholicisme et le positivisme. Il soutient ainsi dans son ouvrage Enquête sur la monarchie, constitué de trois fascicules différents publiés en 1900 et 1903113, puis rassemblés dans un même ouvrage en 1909, que « l’Église et le positivisme tendent à fortifier la famille. L’Église et le positivisme tendent à seconder les autorités politiques, comme venant de Dieu ou découlant des meilleures lois naturelles. L’Église et le positivisme sont amis de la tradition, de l’ordre, de la patrie et de la civilisation. Pour tout dire, l’Église et le positivisme ont en commun des ennemis114 ». La religion de l’Humanité et son culte devraient régir la société idéale, une Humanité toujours représentée par une mère, car elle seule donne l’exemple parfait du désintéressement, du dévouement et du sacrifice. Elle est vierge, car elle n’est pas soumise à l’« égoïsme de l’animalité ». L’Humanité en tant que mère chez Maurras a pour fonction de « faire croire » et de « faire aimer », comme l’expliquait avant lui Audiffrent115. Les êtres humains doivent consentir à la soumission à cet ordre « naturel » qui trouve son assise scientifique grâce à la sociologie. Dans la société idéale selon Maurras, les chefs spirituels conseillent les hommes chargés du commandement de la société. Par ailleurs, tous les êtres humains ne font pas partie de l’humanité, car la déesse de l’Humanité n’incorpore que les « morts vraiment dignes », elle est une élite. Comme Antoine Baumann, Maurras reprend la citation de Comte affirmant que tous les humains ne font pas partie de l’humanité, puisque beaucoup d’entre eux resteraient à l’état de « parasites116 ».
31À cet égard, Comte affirme que ces parasites ne sont venus au monde que pour « faire du fumier ». Comte associe à sa pensée un passage de Dante extrait du troisième livre de L’Enfer, et évoque ceux « qui vécurent sans infamie ni gloire, les chasse le ciel pour n’en devenir pas moins beau, mais le fond de l’enfer ne les reçoit pas non plus car les réprouvés en tireraient quelque gloire. Il n’y a rien à dire d’eux : regarde et passe117 ». Pour Comte, ces « parasites ne font vraiment point partie de l’Humanité », cependant, « une juste compensation […] prescrit de joindre au nouvel Être-Suprême tous ses dignes auxiliaires animaux118 ». Ce sont toujours ces mêmes citations que répètent Baumann, puis encore Maurras. De la représentation ultérieure du « parasite » sous les traits du « Juif » au passage à l’acte, il n’a fallu que les quelques années qui ont séparé les deux guerres mondiales. Cette fermeture nationaliste qui met fin à l’idéal universaliste des droits de l’homme se remarque également par la transformation de la religion de l’Humanité en une religion de la déesse France. Maurras explique : « Nous ne faisons pas de la nation un dieu, un absolu métaphysique, mais tout au plus, en quelque sorte, ce que les Anciens eussent nommé une déesse. Nous observons que la nation occupe le sommet de la hiérarchie des idées politiques119. » Il estime donc que « le nationalisme français tend à susciter parmi nous une égale religion de la déesse France120 » et affirme que « jusqu’à nouvel ordre, pour fort longtemps peut-être, la patrie représentera le genre humain pour chaque groupe d’hommes donnés : cet “égoïsme national ne laissera pas de les disposer à l’amour universel121”. Auguste Comte l’a observé de lui-même122 ». Il s’agit d’aimer la France et la patrie avant l’humanité. La religion de l’Humanité est ainsi subordonnée à la religion de la France. Cette déesse France accommodée à une sauce qui se veut scientifique est bien une allégorie aux traits maternels :
Elle a un corps, elle a une âme : son histoire, ses arts, sa nature charmante, la société magnanime de ses héros. Mais, comme la déesse est sujette à périr, elle appelle nos dévouements. Et, comme sa vie surhumaine peut toutefois se prolonger à l’infini, elle participe de la majesté éternelle. […] Elle est notre supérieure et notre obligée : mère et fille de nos destins123.
32La déesse France de Maurras n’a plus rien à voir avec la déesse France de Michelet, dont l’idéal était celui d’une république où régnerait la justice. Maurras est beaucoup plus attaché à la rationalité que Maurice Barrès, chez qui prédomine le caractère chtonien et instinctif de la Terre-Mère. « Au maurrassisme, Barrès reproche ainsi surtout d’être un “système” intellectuel, une construction dogmatique, logique certes, mais précisément trop logique pour saisir l’ensemble de la réalité française124. » Maurras met également fin à l’idéal des Lumières et de l’émancipation individuelle. Il cite pour cela Auguste Comte sur la page de garde de son deuxième livre de l’Enquête sur la monarchie : « Axiome élémentaire de la sociologie statique : la société humaine se compose de familles, et non d’individus125. » La réinterprétation du positivisme par les nationalistes leur permet d’en finir avec les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité.
Les adversaires des nationalistes, Francis de Pressensé et Jean Jaurès
33Les républicains engagés dans l’affaire Dreyfus combattent pied à pied les arguments avancés par la Ligue des patriotes et la Ligue de la patrie française. Francis de Pressensé écrit notamment un texte présenté lors d’une conférence qui porte sur l’idée de patrie126, et exprime son étonnement de se voir suspecté d’antipatriotisme : « Nous ne nous étions pas attendus, lorsque nous nous sommes résolus à fonder notre Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, que nous allions nous exposer à rendre suspect notre patriotisme127. » Pour lui, « l’histoire de la Patrie […] est l’histoire du progrès et de la civilisation128 ». Il critique le président de la Ligue de la patrie française, Jules Lemaître, qui selon lui ne comprend la patrie « que sous la forme simpliste, brutale, de l’armée. Le patriotisme, pour lui, c’est le chauvinisme129 ». Mais si Jules Lemaître avait dû
faire un exposé complet du patriotisme tel qu’il le conçoit, je crains fort qu’il n’eût été contraint d’en venir à ce sophisme grossier […] qui consiste à dire ceci : “La Patrie, c’est l’armée ; l’armée, c’est l’État-Major ; et l’État-Major, c’est les quelques officiers tarés contre lesquels nous, à l’heure actuelle, nous demandons justice.” […] Il a dit que l’armée, ce n’était pas seulement le rempart et la force de la Patrie, que c’était l’essence de la France moderne, l’âme de la France contemporaine130.
34À l’instar de ce qu’avait encouragé Condorcet, Francis de Pressensé estime qu’il y a une méthode assez bonne pour définir une idée, « c’est de s’occuper en premier lieu de l’historique du mot qui permet d’exprimer cette conception131 ». Pour Francis de Pressensé, que je choisis de citer ici assez largement, le mot « patrie »
était, comme cela s’est produit souvent, un de ces mots savants qui sont venus du latin par les littérateurs, et non par le peuple, à un certain moment. […] Le mot Patrie tel que le concevaient les Latins contient l’idée de père, et c’est un fait assez remarquable que, dans toutes les langues européennes actuelles, on retrouve la même origine : Vaterland, Fatherland, partout le mot de père jouant un certain rôle dans la formation du mot que désigne la Patrie. […] La Patrie est quelque chose d’antérieur et de supérieur à nous, que nous trouvons en naissant, et nous ne sommes pas absolument libres de l’accepter ou de la rejeter. On naît dans une Patrie comme on naît dans une famille ; il y a un élément héréditaire imposé dans la chose, le mot seul l’indique, mais il ne faut pas oublier que les Latins et les Grecs attachaient au mot une idée beaucoup plus spiritualiste, beaucoup plus idéaliste. Ce n’était pas seulement pour eux le lien direct et immédiat de la famille, mais ce qu’ils appelaient les caritates, les affections qu’on peut avoir, dans le sein de la cité […]. Mais il y a un mot en français qui est encore plus instructif sous ce rapport, c’est le mot Patriote. Il a fait son apparition dans notre langue à une époque beaucoup plus tardive que le mot de Patrie132.
35Le mot « patriote » viendrait d’Angleterre, où il aurait pris
toute la portée d’un concept de vertu civique, de libéralisme. En France, le mot a pris son sens complet en 1789. Le parti des Patriotes de 1789, ce n’était pas du tout d’une façon spécifique ni à aucun degré ce que l’on appelle aujourd’hui la Ligue des patriotes […]. C’était au contraire ceux qui désiraient l’achèvement de la Révolution, […] et croyaient que la Patrie ne serait complète que quand elle serait devenue une cité libre fondée sur la justice133.
36Pressensé rappelle que c’est bien la royauté française qui a réalisé l’unité de l’État français, mais qu’il n’y avait alors pas
le Patriotisme, il y avait le corps ; mais l’âme n’y avait pas encore été soufflée, comme elle l’a été peu à peu, quand le peuple français a eu la notion de l’idéal qu’il représentait dans ce monde et quand, au xviiie siècle, l’œuvre des philosophes lui a donné cette fière et claire conscience qu’il représentait la raison et la justice134.
37Pour Pressensé, la France
a été l’incarnation du droit, le champion de la justice et de l’idéal. […] [Les Patriotes] avaient compris qu’en France, à ce jour, au corps merveilleux préparé par nos rois et par nos philosophes, les libéraux avaient soufflé une âme. […] Et nous sommes tentés, à cette heure, de dire plutôt : Ah ! pauvre France que nous aimons, que de bêtises et que de sottises on dit et on fait en ton nom ! […] Eh bien ! c’est à ces sottises et c’est à ces crimes que nous ne voulons pas souscrire, que nous ne souscrirons pas135.
38Pour Francis de Pressensé, la patrie n’a donc rien à voir avec l’amour de la mère, il l’associe plutôt au père et à la notion de justice. Son exposé brillant et son sarcasme rhétorique ne permettent cependant pas de comprendre et de saisir la portée de la force émotionnelle qui accompagne les discours référés à la représentation maternelle.
39Dans ses écrits et ses discours, Jean Jaurès critique précisément les systèmes de pensée auxquels se réfère la droite nationaliste. Il s’en prend aussi bien au positivisme qu’à la notion nationaliste de patrie, pour leur opposer son propre système de valeurs. Pour lui, le positivisme repose sur l’idée d’une « hiérarchie intellectuelle soumettant la plupart des hommes aux conceptions de quelques hommes supérieurs ». Ainsi, le positivisme aurait répudié le sentiment de l’infini et n’aurait pour résultat que la stérilité philosophique et scientifique. Il interdit, dans l’ordre scientifique, « les hypothèses passionnées qui précèdent du désir de l’absolu. […] Il a circonscrit la science elle-même à un horizon étroit et sec136 ». Par conséquent, le positivisme éliminant toute notion d’infini,
nous ne pouvons connaître du monde qu’un système superficiel de lois et de vérités hiérarchisées, seuls les savants de profession peuvent conduire les intelligences et les sociétés humaines. Nier les aptitudes de l’âme humaine pour l’infini, c’est supprimer toute spontanéité religieuse et substituer à la religion qui est la chose de tous, le gouvernement des pontifes de la science137.
40Le positivisme a aussi contribué à aggraver le divorce entre les classes dirigeantes et la classe ouvrière, car il « leur a fait perdre le sens métaphysique, qui est tout ensemble le sens de l’absolu, le sens de la justice et le sens de la démocratie138 ». De même, Jaurès a une tout autre conception de la patrie que les nationalistes. Il affirme que « le socialisme transforme profondément l’idée de patrie et l’idée de famille. Ni la famille, ni la patrie ne sont en soi des organismes supérieurs et sacrés. L’une et l’autre doivent des comptes et des garanties à l’individu humain139 ». Il critique les nationalistes qui définissent la patrie « par l’accumulation sacrée des souvenirs et des traditions et qui mettent dans le passé le centre de gravité de la vie nationale ; ceux aussi qui la confondent avec la conscience obscure de la race et qui opposent à la patrie humaine préparée par nous l’animalité profonde de la patrie instinctive140 ».
41Pour lui,
la patrie n’est pas un absolu. Elle n’est pas le but ; elle n’est pas la fin suprême. Elle est un moyen de liberté et de justice. Le but, c’est l’individu. […] Elle n’est pas au-dessus de la discussion, elle n’est pas au-dessus de la conscience. Elle n’est pas au-dessus de l’homme. Le jour où elle se tournerait contre les droits de l’homme, contre la liberté et la dignité de l’être humain, elle perdrait ses titres. Ceux qui veulent faire d’elle je ne sais quelle monstrueuse idole qui a droit au sacrifice même de l’innocent, travaillent à la perdre. […] Elle n’est et ne reste légitime que dans la mesure où elle garantit le droit individuel. […] Ainsi il est bien vrai que, pour les socialistes, la valeur de toute institution est relative à l’individu humain. […] C’est l’individu humain qui est la mesure de toute chose, de la patrie, de la famille, de la propriété, de l’humanité, de Dieu. Voilà la logique de l’idée révolutionnaire. Voilà le socialisme141.
42Il repousse l’idée des nationalistes selon laquelle le sentiment patriotique pourrait disparaître dans l’internationalisme pacifique. En effet, « plus la patrie cessera d’être une patrie de privilège et de classe pour devenir la patrie de tous par la juste organisation socialiste de la propriété et du travail, plus elle pourra compter aux heures de crise et à toutes les heures sur le dévouement de tous les citoyens142 ». Il critique Barrès qui, pour lui, se réfère exclusivement au passé, en oubliant l’idéal qui doit ouvrir des horizons de solidarité :
M. Barrès nous invite souvent à revenir vers le passé ; il a, pour ceux qui ne sont plus et qui sont comme sacrés par l’immobilité des attitudes, une sorte de piété et de culte. Eh bien ! Nous aussi, messieurs, nous avons le culte du passé. Mais la vraie manière de l’honorer ou de le respecter, ce n’est pas de se tourner vers les siècles éteints pour contempler une longue chaîne de fantômes : le vrai moyen de respecter le passé, c’est de continuer, vers l’avenir, l’œuvre des forces vives qui, dans le passé, travaillèrent. […] C’est nous qui sommes fidèles à toute cette action du passé, comme c’est en allant vers la mer que le fleuve est fidèle à sa source. […] Nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre143.
43Chez Jean Jaurès, la société n’est pas un système holiste, mais est d’abord composée d’individus. La patrie n’est pas une allégorie ou une métaphore maternelle, elle n’est pas première, n’est pas un principe de causalité généalogique, mais elle doit être associée à la valeur de l’émancipation individuelle et de la justice.
44Les hommes et les courants politiques qui s’opposent à la République parlementaire et à ses valeurs utilisent largement les métaphores et les allégories maternelles dans leurs discours et leurs écrits, dans lesquels elles occupent une place prééminente. Par leurs effets discursifs, elles structurent le grand récit proposé par de Mun, où les différentes allégories et métaphores maternelles paraissent s’emboîter comme des poupées russes. Chez Déroulède, le grand récit nationaliste est construit autour de la dichotomie de deux métaphores maternelles opposées. Pour Barrès et les partisans de la Ligue de la patrie française, la France, une entité maternelle archaïque et irrationnelle, semble reposer sur un piédestal, elle fait figure d’absolu ; il en est de même pour l’Action française, qui vénère une déesse France maternelle monarchique et exclusive. Les effets normatifs de l’emploi de ces métaphores exclusives et nationalistes sont importants, car ces métaphores ou allégories maternelles incarnent des valeurs, et elles désignent donc de façon implicite ou explicite tout ce qui ne relève pas de leur domaine et qui peut faire l’objet d’une exclusion ou d’un rejet. Les effets pratiques découlent des effets normatifs, et il devient facile pour les individus qui s’identifient à ces entités maternelles, leurs « fils », d’agresser en paroles ou en actes ceux qui pourraient représenter une menace, voire offenser ces personnages imaginaires. Il n’est pas certain que des arguments intellectuels seuls, même portés par des orateurs aussi brillants que Francis de Pressensé ou Jean Jaurès, soient suffisants pour s’opposer de façon efficace à ces discours, tant le « bénéfice secondaire », c’est-à-dire la toute-puissance imaginaire attachée à ces identifications, peut être important.
Notes de bas de page
1 Biographie extraite de Robert, Bourloton, Cougny (dir.), Dictionnaire des parlementaires français…, op. cit. ; J. Jolly (dir.), Dictionnaire des parlementaires français : notices biographiques sur les ministres, sénateurs et députés français de 1889 à 1940, Paris, Presses universitaires de France, 1960 ; Boudon, Religion et politique en France depuis 1789, op. cit. ; G. Cholvy, La Religion en France de la fin du xviiie à nos jours, Paris, Hachette, 1991 ; J.-L. Ormières, s. v. « Mun, A. de », dans Martin, Dictionnaire de la Contre-Révolution, op. cit. ; Garrigues (dir.), Les Grands Discours…, op. cit.
2 B. Hours, « Les Cercles catholiques d’ouvriers à Lyon », Chrétiens et sociétés, 5, 1998, p. 32‑58 (https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/7135, consulté le 15 décembre 2022).
3 A. de Mun, La Question sociale, Paris, Secrétariat de l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers, 1877 (https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k5726481x.texteImage, consulté le 16 novembre 2022).
4 Ibid., p. 20.
5 A. de Mun, Discours du comte Albert de Mun, t. I, Paris, Librairie Poussielgue frères, 1888 (https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k54802159.texteImage, consulté le 16 novembre 2022).
6 A. de Mun, La Question ouvrière, Louvain/Paris, C. Fonteyn/J. Lecoffre, 1885, p. 33‑36 (https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k54954701/f8.image.item, consulté le 16 novembre 2022).
7 A. de Mun, « Discours prononcé au pèlerinage des cercles catholiques de Paris à Notre-Dame de Chartres le 8 septembre 1878 », dans Discours du comte Albert de Mun, t. I, op. cit., p. 292.
8 A. de Mun, Dieu et le roi : discours prononcé à Vannes par le comte Albert de Mun le 8 mars 1881, Paris, Librairie de la Société bibliographique, 1881, p. 12‑14 (https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k5610094s.texteImage, consulté le 16 novembre 2022).
9 Mun, Discours du comte Albert de Mun, t. I, op. cit., p. 299.
10 A. de Mun, Discours de M. le comte Albert de Mun, président de la Ligue, prononcé à la réunion des ligueurs de St-Étienne le 18 décembre 1892, Paris, F. Levé, 1892, p. 5 (https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k5499771q.texteImage, consulté le 16 novembre 2022).
11 A. de Mun, « Discours prononcé au banquet du quinzième anniversaire de la fondation de l’Œuvre des cercles catholiques le 22 mai 1887 », dans Discours du comte Albert de Mun, t. I, op. cit., p. 582. Ce discours est un appel en faveur de ceux qui souffrent, en même temps qu’un exposé de situation et un programme.
12 A. de Mun, Discours de M. le comte Albert de Mun…, op. cit., p. 15‑16.
13 Mun, La Question sociale, op. cit., p. 19.
14 Cf. Sternhell, Maurice Barrès…, op. cit., p. 34‑35.
15 M. Barrès, Le Jardin de Bérénice, Paris, Plon, 1904. Cité dans J.-L. Clément, Les Assises intellectuelles de la République : philosophies de l’État, 1880‑1914, Paris, La Boutique de l’histoire, 2006, p. 63‑64.
16 Cf. Sternhell, La Droite révolutionnaire…, op. cit., p. 113.
17 Cf. Girardet, Le Nationalisme français…, op. cit., p. 161.
18 Cf. M. Sutton, Charles Maurras et les catholiques français, 1890-1914 : nationalisme et positivisme, Paris, Beauchesne, 1994, p. 49.
19 Cf. B. Joly, Dictionnaire biographique et géographique du nationalisme français : 1880-1900, Paris, Honoré Champion, 2005.
20 Sternhell, La Droite révolutionnaire…, op. cit., p. 159.
21 Ibid., p. 160. Extrait de J. Soury, Le Système nerveux central : structure et fonctions, Paris, Georges Carré et C. Naud, 1899, p. 95.
22 J. Soury, Campagne nationaliste : 1899-1901, Paris, Imprimerie de la cour d’appel, 1902.
23 Ibid., p. 14.
24 Cf. à ce sujet Sternhell, La Droite révolutionnaire…, op. cit.
25 H. Taine, Nouveaux essais de critique et d’histoire, Paris, Hachette, 1896, p. 103‑105. Cité dans Charlton, Secular Religions in France…, op. cit., p. 124.
26 H. Taine, Nouveaux essais de critique et d’histoire, Paris, Hachette, 1866, p. 312.
27 Cf. M. Bourdeau, Auguste Comte et la religion positiviste, Paris, Vrin, 2003, p. 71.
28 Cf. Sutton, Charles Maurras…, op. cit., p. 81.
29 Barrès, Le Jardin de Bérénice, op. cit., p. 183.
30 Sternhell, Maurice Barrès, op. cit., p. 351.
31 M. Barrès, La Terre et les Morts : sur quelles réalités fonder la conscience française : troisième conférence, Paris, Bureaux de La Patrie française, 1899, p. 18‑19 (https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k54482341.texteImage, consulté le 16 novembre 2022).
32 M. Leymarie, J. Prévotat (dir.), L’Action française : culture, société, politique, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008, p. 91 : « Lors d’une conférence privée du 13 mars 1900, Henri Vaugeois récidive contre les droits de l’homme, et selon le policier présent, Barrès l’approuve. »
33 Pour l’opposition holisme/individualisme, cf. L. Dumont, Essais sur l’individualisme : une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983.
34 M. Barrès, Scènes et doctrines du nationalisme, Paris, Félix Juven, 1902, p. 89 (https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k56013884.texteImage, consulté le 16 novembre 2022).
35 M. Barrès, Mes cahiers, t. I, 1896-1898, Paris, Plon, 1929, p. 129.
36 Barrès, Scènes et doctrines…, op. cit., p. 189.
37 Sternhell, Maurice Barrès…, op. cit., p. 275.
38 Ibid., p. 275.
39 Ibid., p. 275‑276.
40 Ibid., p. 170.
41 Ibid., p. 171.
42 Girardet, Le Nationalisme français…, op. cit., p. 189.
43 Ibid., p. 184.
44 Ibid.
45 Cf. Sternhell, Les Anti-Lumières : du xviiie siècle à la guerre froide, op. cit., p. 253.
46 Cf. Bourdeau, Auguste Comte et la religion positiviste, op. cit., p. 71‑72.
47 Voir à ce sujet J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Laffont, 1982.
48 Cf. Durand, Les Structures anthropologiques…, op. cit., p. 262‑263.
49 Sternhell, Maurice Barrès…, op. cit., p. 287.
50 Koenigsberg, The Fantasy of Oneness…, op. cit./Symbiosis and Separation: Towards a Psychology of Culture, New York, Library of Art and Social Science, 1989 ; Hitler’s Ideology…, op. cit.
51 Koenigsberg, Symbiosis and Separation…, op. cit., p. 47.
52 Ibid., p. 52, résumé personnel.
53 Ibid., p. 71.
54 Ibid., p. 86.
55 Ibid., p. 82.
56 Ibid., p. 84‑85.
57 Ibid., p. 87.
58 Ibid.
59 Cf. Joly, Dictionnaire biographique…, op. cit., p. 20.
60 Ibid., p. 31 ; voir aussi Barrès, Scènes et doctrines…, op. cit., p. 103‑104.
61 Joly, Dictionnaire biographique…, op. cit., p. 21.
62 Barrès, Scènes et doctrines…, op. cit., p. 105.
63 Sutton, Charles Maurras…, op. cit., p. 329.
64 Barrès, Scènes et doctrines…, op. cit., p. 121.
65 Pour tout ceci, voir ibid., p. 62, 73, 106, 121 ; Sutton, Charles Maurras…, op. cit., p. 306‑307, note 86.
66 Cf. Joly, Dictionnaire biographique…, op. cit.
67 Becker, Audoin-Rouzeau, La France, la nation, la guerre…, op. cit., p. 196.
68 Sternhell, La Droite révolutionnaire…, op. cit., p. 143.
69 Cf. Joly, Dictionnaire biographique…, op. cit.
70 Chenu, Déroulède, La Ligue des patriotes…, op. cit.
71 Cf. Barrès, La Terre et les Morts…, op. cit., p. 10 : « Les ancêtres ne nous transmettent intégralement l’héritage accumulé de leurs âmes que par la permanence de l’action terrienne. »
72 Les données biographiques et chronologiques suivantes sont extraites du livre de Sternhell, La Droite révolutionnaire…, op. cit.
73 Ibid., p. 127.
74 P. Déroulède, Qui vive ? Franc ! « Quand même » : notes et discours 1883-1890, Paris, Bloud et Cie, 1910, p. 26‑27 (https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k62784g.texteImage, consulté le 16 novembre 2022).
75 Ibid., p. 26‑27.
76 Ibid., p. 204.
77 Ibid., p. 232.
78 Ibid.
79 Ibid., p. 279.
80 Ibid., p. 293.
81 Ibid., p. 302.
82 Ibid.
83 Ibid., p. 113.
84 Ibid.
85 Ibid., p. 287.
86 Ibid., p. 31‑33.
87 R. Rémond, Les Droites en France, Paris, Aubier, 1954, p. 172 : « L’Action française reprend à son compte le surnom injurieux de “la gueuse” inventé par Paul de Cassagnac pour désigner la République. »
88 Cf. Sternhell, Maurice Barrès…, op. cit., p. 346.
89 Cf. W. Lepenies, Die drei Kulturen: Soziologie zwischen Literatur und Wissenschaft, Berlin, Fischer Taschenbuch Verlag, 2006. Traduction française : Les Trois Cultures : entre science et littérature l’avènement de la sociologie, trad. par H. Plard, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1990.
90 Cf. Acevedo, Ficquelmont, et al., Auguste Comte, qui êtes-vous ?, op. cit., p. 157.
91 Girardet, Le Nationalisme français…, op. cit., p. 197.
92 Sutton, Charles Maurras…, op. cit., p. 82.
93 L. de Montesquiou, Auguste Comte, quelques principes de conservation sociale, Paris, Bureaux de l’Action française, 1911 (https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k5446162c.texteImage, consulté le 17 novembre 2022).
94 Ibid., p. 5.
95 Ibid., p. 24.
96 Ibid., p. 30.
97 Ibid., p. 50.
98 Ibid., p. 53.
99 Acevedo, Ficquelmont, et al., Auguste Comte, qui êtes-vous ?, op. cit., p. 157.
100 Cf. Sutton, Charles Maurras…, op. cit., p. 85.
101 A. Baumann, La Religion positive, Paris, Perrin, 1903 (https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k5685502r.texteImage, consulté le 17 novembre 2022).
102 Ibid., p. iv.
103 Ibid., p. 290‑291.
104 Baumann, La Religion positive, op. cit., p. 203.
105 A. Baumann, Le Programme politique du positivisme, Paris, Perrin, 1904.
106 Ibid., p. 156.
107 Montesquiou, Auguste Comte…, op. cit., p. 82‑83.
108 Cf. S. de Mijolla-Mellor (dir.), La Cruauté au féminin, Paris, Presses universitaires de France, 2004 ; Mijolla-Mellor, Au péril de l’ordre, op. cit.
109 Cf. Maurras, « Auguste Comte 15 janvier 1798-5 septembre 1857 », art. cité. Également cité dans Acevedo, Ficquelmont, et al., Auguste Comte, qui êtes-vous ?, op. cit., p. 175.
110 Ibid., p. 183.
111 Ibid., p. 186.
112 Ibid., p. 187.
113 Girardet, Le Nationalisme français…, op. cit., p. 197, 200.
114 C. Maurras, Enquête sur la monarchie suivie de Une campagne royaliste au « Figaro » et Si le coup de force est possible, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1925, p. 481.
115 G. Audiffrent, Quelques mots sur la vie et l’œuvre d’Auguste Comte, réponse à M. Émile Ollivier, Paris, Ernest Leroux, 1901, p. 20.
116 Comte, Catéchisme positiviste…, op. cit., p. 65 (https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k6108866f.texteImage, consulté le 17 novembre 2022).
117 Ibid.
118 Ibid., p. 66.
119 Revue d’Action française, 1901. Cité par R. Girardet, Le Nationalisme français…, op. cit., p. 198.
120 C. Maurras, Le Soleil, 2 mars 1900. Cité par Girardet, Le Nationalisme français…, op. cit., p. 202.
121 Citation de Comte, Système de politique positive…, t. II, op. cit.
122 Maurras, « Auguste Comte 15 janvier 1798-5 septembre 1857 », art. cité, p. 196.
123 Maurras, Enquête sur la monarchie…, op. cit., p. 474.
124 Girardet, Le Nationalisme français…, op. cit., p. 217.
125 Maurras, Enquête sur la monarchie…, op. cit., p. 108.
126 F. de Pressensé, L’Idée de patrie : conférence faite à Paris le 9 février 1899, Paris, Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, 1902 (https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k5801295d.texteImage, consulté le 17 novembre 2022).
127 Ibid., p. 3.
128 Ibid., p. 4.
129 Ibid., p. 12.
130 Ibid., p. 18.
131 Ibid., p. 22.
132 Ibid., p. 23‑24.
133 Ibid., p. 24.
134 Ibid., p. 29.
135 Ibid., p. 30, 32.
136 J. Jaurès, J.-P. Roux (dir.), Rallumer tous les soleils, Paris, Omnibus, 2006, p. 114.
137 Ibid., p. 115.
138 Ibid.
139 Ibid., p. 348.
140 Ibid., p. 640.
141 Ibid., p. 352‑353.
142 Ibid., p. 648.
143 Ibid., p. 754.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un trésor à l'Université d'Avignon
La pharmacie de l'Hôpital Sainte-Marthe
Françoise Moreil et Catherine Vieillescazes (dir.)
2018
Révolutionner les cultures politiques
L’exemple de la vallée du Rhône, 1750-1820
Nicolas Soulas
2020
Les éclats de la traduction
Langue, réécriture et traduction dans le théâtre d'Aimé Césaire
Giuseppe Sofo
2020
Scénographies numériques du patrimoine
Expérimentations, recherches et médiations
Julie Deramond, Jessica de Bideran et Patrick Fraysse (dir.)
2020
Rome : éduquer et combattre
Un florilège en forme d'hommages
Catherine Wolff Bernadette Cabouret et Guido Castelnuovo (éd.)
2022