Chapitre 20. Patrimoine et télévision : des images qui négligent les savoirs
Dialogue avec Jessica de Bideran, le 6 décembre 2017
p. 319-326
Texte intégral
1Quels sont les usages télévisuels de l’histoire ? En revenant sur La Patrimathèque1, plateforme multimédia développée en 2017, ce dialogue décortique la façon dont la télévision parle du patrimoine monumental.
La Patrimathèque se présentait comme un outil multimédia de diffusion de connaissances historiques et thématiques sur le patrimoine matériel, illustrées principalement à partir de ressources audiovisuelles, notamment d’émissions de télévision recensées en France depuis les années 1950. Pourriez-vous nous rappeler l’origine du projet et nous expliquer les publics et usagers visés par ce site ?
Ce site est né d’une conjonction d’éléments : un savoir disponible, une opportunité de recherche, et le souhait de combler un vide. Au terme de ma thèse consacrée aux représentations du patrimoine à la télévision2 entre 1950 et 1990, j’avais non seulement une expérience de recherche, mais aussi une connaissance des archives télévisées consacrées au patrimoine. J’avais en effet fourni un travail d’historien des médias, mais qui relevait aussi du culturel : j’ai souhaité comprendre comment le patrimoine était mis en images, et comment les téléspectateurs du xxe siècle l’ont perçu.
La Fondation des sciences du patrimoine3 souhaitait quant à elle engager des opérations de médiation du savoir scientifique. Ce fut l’opportunité. Elle a accepté mon projet de recherche postdoctoral qui consistait à développer un outil numérique de médiation sur le patrimoine. Ce contrat m’a permis de concrétiser mon souhait de faire de la vulgarisation scientifique, et la Fondation a aidé au cadrage scientifique. Or en élaborant ce projet de recherche en avril 2016, je me suis rendu compte que les contenus tous publics sur le patrimoine n’étaient pas nombreux. Il y avait donc quelque chose à proposer. Même si la demande n’était pas clairement formulée, je savais que ce que j’avais à offrir trouverait un public.
J’avais dans l’idée de développer un outil pour découvrir le patrimoine, son histoire, sa complexité. La Patrimathèque voulait s’adresser aux curieux, mais aussi aux éducateurs. C’est pourquoi j’ai voulu intégrer des ressources documentaires et bibliographiques, et ajouter des renvois vers des sites de médiation et des fiches pédagogiques. Le site a d’ailleurs été référencé sur des portails de ressources éducatives4. J’ai voulu mettre les vidéos au cœur de la Patrimathèque. Je crois qu’elles constituaient la valeur ajoutée de ce site. Je ne vais pas m’en cacher, elles servaient aussi à attirer un public qui n’était pas en recherche de contenus écrits.
Les cent vidéos que j’ai sélectionnées ont toutes fait l’objet d’une notice descriptive conçue sur un modèle unique. J’y soulignais ce qu’il « fallait voir » dans la vidéo, je la mettais en perspective historique, puis je renvoyais vers des vidéos similaires, vers des pages explicatives et des fiches d’analyse5. Les notices pointaient également, pour les plus curieux, vers des contenus externes et d’autres vidéos que j’avais sélectionnés ou qui m’avaient été recommandés. Mais comme je n’avais pas voulu déterminer l’ordre dans lequel le visiteur allait visionner les vidéos et lire les pages, je lui donnais la possibilité de :
choisir son parcours : par région, par époque ou par thème ;
picorer et rebondir au gré des liens.
Le site était pensé pour des publics différents : le visiteur le plus motivé pouvait aller vers des pages d’analyse plus fouillées, tandis que d’autres pouvaient se limiter au visionnage des vidéos, en se contentant des premières lignes explicatives, les plus importantes. Je me suis également forcé à écrire des contenus brefs, pour ne pas décourager les visiteurs, ce qui était une expérience très intéressante.
À plusieurs reprises, les termes de « valorisation », de « médiation » et de « médiatisation » apparaissent dans les commentaires du site. Les avez-vous retrouvés dans le corpus et les ressources audiovisuelles étudiés, et comment, de votre côté, les définiriez‑vous ?
La télévision opère une médiatisation d’ampleur du patrimoine. Depuis ses débuts et jusqu’à nos jours, ce média a mis en images, montré et fait connaître le patrimoine français dans toute sa richesse et sa diversité. Cette médiatisation prend des formes variables selon le type de programme et l’angle des auteurs. Le patrimoine est parfois fortement mis en valeur par l’image comme par le texte, ce qui peut inciter les téléspectateurs à regarder différemment un site patrimonial ou un artéfact. C’est l’un des grands pouvoirs de la télévision : elle offre une énorme visibilité à ce qu’elle met en scène. Stéphane Bern affirme, par exemple, que ses émissions provoquent un afflux de visiteurs dans les sites qu’il montre. Leur contenu est pourtant très discutable du point de vue de la connaissance6, mais elles offrent un coup de projecteur énorme.
La médiation du savoir sur le patrimoine est très limitée à la télévision. Dans l’ensemble, le rapport au savoir y est assez ambigu. La majorité des émissions sur le patrimoine a un vernis culturel et éducatif mais, quand on les analyse, on constate qu’elles sont assez pauvres en contenus « instruisants ». La priorité des producteurs n’est pas de transmettre un savoir sur le patrimoine. À mon sens, elle est plutôt de divertir le public, de l’émouvoir, de le flatter. Et si l’histoire, la géographie et les arts y sont mobilisés, c’est d’abord pour toucher le public au moyen de références à la culture générale. La télévision ressemble beaucoup aux ouvrages grand public des librairies : le savoir scientifique n’y est mobilisé qu’à de rares occasions.
Dans le domaine du patrimoine, la télévision donne beaucoup à voir, mais assez peu à comprendre. D’ailleurs, ni dans les sources textuelles que j’ai dépouillées (aux Archives nationales ou à l’Inathèque) ni dans les programmes eux-mêmes, les mots de « médiation » ou de « valorisation » ne sont employés. Pour autant, est-ce que les émissions sont pensées en ces termes par leurs producteurs ? Pour les documentaires, c’est généralement le cas. Il existe aussi des magazines de vulgarisation, peu nombreux, mais très bien faits, qui témoignent d’une véritable intention de transmettre un savoir. Il y a aussi eu un jeu télévisé avec des questions très pointues sur l’histoire et le patrimoine, que Georges de Caunes présentait avec l’élégance qui était la sienne, Tous contre trois. Le téléspectateur pouvait apprendre en regardant ce programme. Mais dans la grande majorité des cas, je crois qu’il ne faut pas considérer les émissions sur le patrimoine comme des canaux de connaissance. En résumé, à la télévision, il y a une médiatisation des sites et des artéfacts patrimoniaux, mais une médiation du savoir très limitée.
En ce qui concerne mon propre travail, j’ai envisagé la Patrimathèque comme un outil pour découvrir la notion de patrimoine et son histoire. C’était donc une entreprise de vulgarisation du savoir scientifique. Je m’appuyais pour cela sur une bibliographie très riche, et beaucoup d’analyses du site ont été reprises de ma thèse de doctorat. Cependant, compte tenu du public très large, j’ai parfois renoncé à des analyses trop longues ou à des concepts trop complexes. J’ai fait le pari que les extraits d’archives télévisuelles pourraient me permettre d’attirer le public et de faciliter mon entreprise de vulgarisation. Mais même si les vidéos constituaient l’originalité de ce site, le texte était fondamental. Les extraits me servaient à expliquer, mais ils ne se suffisaient pas à eux-mêmes : on en revenait toujours au texte. J’ai, en plus, réalisé des cartes, des graphiques et des schémas pour varier les formats. On m’avait suggéré également de produire mes propres vidéos à ajouter à celles de l’INA, mais cela aurait représenté trop de travail pour moi, qui étais seul sur le projet. Peut-être ces vidéos verront-elles le jour plus tard ? Car c’est un médium que j’aimerais vraiment explorer pour faire de la vulgarisation.
Mon intention n’a, en tout cas, jamais été de proposer une sélection de vidéos et de laisser le visiteur se débrouiller. D’autant plus que ces vidéos étaient anciennes pour la plupart et devaient être considérées comme des documents historiques. Il était inconcevable de ne pas les mettre en perspective. Je devais les recontextualiser, les critiquer, mettre de la distance et, en même temps, les expliciter pour le public contemporain. C’était donc aussi un important travail de valorisation des documents audiovisuels. Mon travail a ainsi, et d’abord, consisté à sélectionner les archives les plus pertinentes, pour mettre en lumière les sujets que je voulais traiter. Je proposais une sélection limitée à cent vidéos pour éviter la dispersion. Ensuite, mon travail de valorisation passait par la mise en perspective et l’explication, chaque vidéo étant commentée dans une notice dédiée.
La télévision, médium principal à travers lequel le patrimoine est envisagé ici, est avant tout un outil de communication traditionnel qui propose un discours unidirectionnel et descendant, bien loin des pratiques de médiation patrimoniales où l’échange et la discussion sont censés permettre une véritable appropriation. Quels rapprochements, ou au contraire, quelle différence feriez-vous entre les récits développés dans ces émissions de télévision et ceux que l’on retrouve par exemple dans ces pratiques de médiation in situ ?
On touche ici à une limite du médium : la télévision reste exclusivement verticale, du haut vers le bas. Dans ces conditions, tout ce que l’on peut espérer, c’est que les producteurs en aient conscience et renforcent leurs efforts pour anticiper les interrogations du public. Une émission bien problématisée peut résoudre cette question : en restreignant la perspective autour d’une interrogation stimulante, il est tout à fait possible de guider le public le long d’un cheminement déterminé sans qu’il n’éprouve le sentiment d’être passé à côté d’une partie du sujet. Le foisonnement peut, à l’inverse, être contre‑productif.
Il est aussi possible de travailler la forme. J’avais obtenu que l’INA mette en ligne deux extraits inédits d’un magazine de vulgarisation oublié aujourd’hui, La Science au secours des vitraux et La Science au secours des statues. J’aime beaucoup ces séquences, car la technique audiovisuelle y était mise au service de l’explication : gros plans, agrandissements au microscope, démonstrations, vocabulaire adapté dans des séquences très courtes et très visuelles, et le tout en direct. Vingt ans auparavant, la télévision était loin d’être aussi claire dans ce genre de séquences. Les professionnels ont donc appris à faire de la médiation, ce qui est le signe d’une réflexion sur la question.
Les programmes, dans leur immense majorité, semblent tout de même manquer d’ambition. Diffuser le savoir scientifique – surtout le plus récent – n’est pas un de leurs objectifs. Dans leur ton et dans leur forme, ils sont semblables à des guides touristiques d’antan, dressant des collections de lieux remarquables, et saupoudrant leurs parcours de références scolaires vieillies. De même, ils alignent des prises de vue qui, au pire, sont pauvrement composées, au mieux ressemblent à des cartes postales. En somme, il y a beaucoup de facilité et d’opportunisme, et peu d’initiatives véritables de médiation autour du patrimoine. Preuve que cela n’est pas facile, et que filmer un monument avec un drone tout en lisant le résumé d’une notice encyclopédique ne suffit pas. Il faut garder à l’esprit que la télévision est le média de l’émotion par excellence. Ces programmes visent toujours à susciter une réaction émotionnelle, parce que c’est la sympathie et l’empathie du téléspectateur qui sont recherchées. Les objectifs éducatifs ne sont pas prioritaires. Les professionnels de télévision développent donc des stratégies pour toucher le téléspectateur par l’émotion, plutôt que de l’atteindre par la réflexion. Rien à voir donc avec la médiation in situ, même si on trouve parfois là aussi un goût pour l’anecdote, le sang, la chair. La trivialité n’est, bien sûr, pas réservée à la télévision.
Malgré tout cela, travaillant depuis plusieurs années sur les archives de la télévision, je connaissais leur potentiel. Elles sont une fenêtre fabuleuse sur l’histoire de la notion de patrimoine dès lors qu’on en connaît le contexte. Je souhaitais ainsi opérer : rendre intelligibles ces archives parfois obscures, mais souvent très riches, pour retracer un historique de la monstration du patrimoine dans les médias. En outre, même si je suis assez critique envers les programmes sur le patrimoine qui passent à la télévision, je reste persuadé que ce média est un formidable outil de vulgarisation.
Notes de bas de page
1 La plateforme n’existe plus mais il est possible d’en savoir plus ici : https://numeriques.ac-normandie.fr/?Patrimatheque-l-histoire-du-patrimoine-en-videos (consulté le 8 novembre 2022).
2 T. Le Hégarat, Télévision et patrimoine, des origines à la fin des années 1990, thèse de doctorat (dir. C. Delporte), université Paris Saclay, 2015 (https://www.theses.fr/2015SACLV018, consulté le 12 septembre 2022).
3 http://www.sciences-patrimoine.org/ (consulté le 12 septembre 2022).
4 Voir la présentation déjà citée de la Patrimathèque sur le site de l’académie de Normandie.
5 Pour en savoir plus, se référer au carnet de recherche de Thibault Le Hégarat, Patrimoine et Télévision, et plus précisément à la page « Comment présenter un document audiovisuel sous forme de notice ? » (https://tvpatri.hypotheses.org/931#more-931, consulté le 8 novembre 2022).
6 À ce propos, il est possible de consulter, dans le carnet Com’en Histoire, le témoignage de Julie Deramond, qui avait participé en 2015 au tournage d’un numéro de la célèbre émission de Stéphane Bern, Secrets d’Histoire, sur Jeanne d’Arc : J. Deramond, « Jeanne d’Arc à l’heure médiatique », Com’en Histoire, 16 février 2015 (https://cehistoire.hypotheses.org/379, consulté le 8 novembre 2022).
Auteur
Thibault Le Hégarat est docteur en histoire contemporaine et auteur d’une thèse de doctorat au croisement de l’histoire culturelle et de l’histoire des médias sur les représentations télévisuelles du patrimoine culturel. Cette recherche a été publiée aux éditions de l’INA (Institut national de l’audiovisuel). Chercheur associé au CHCSC (Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines) de l’université Paris-Saclay, il poursuit ses recherches sur les médiations du passé et il est actuellement enseignant en histoire-géographie.
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