Chapitre 19. De nouvelles formes d’écriture de l’histoire ou l’art de peindre le gris
Dialogue avec Julie Deramond, le 16 décembre 2019
p. 299-318
Texte intégral
1Nous nous demandons ici comment l’historien peut s’adapter à de nouvelles formes d’écriture de la recherche, où l’image supplée le texte.
Vous êtes actuellement professeur en histoire contemporaine, spécialiste des mines, du sport et de Jean Jaurès. Pouvez-vous définir le document ? Quels usages en faites-vous à l’occasion de vos différents projets de recherche ?
Dans l’absolu, tout, pour moi, est document, dès lors que les éléments permettent d’étayer une hypothèse historique. Cela comprend la documentation primaire, ce qui a été produit à un moment historique donné, et la documentation secondaire, c’est-à-dire ce qui a été produit sur la période historique en question. J’aurai donc une approche assez extensive de la notion de documentation, en considérant qu’elle englobe tout ce qui peut servir à étayer l’interprétation d’un moment historique. Je ne suis pas une fétichiste des archives, c’est-à-dire que ce n’est pas pour moi quelque chose qui existe en soi, mais c’est plutôt le problème qui construit la documentation. Il est très rare – ça ne m’est jamais arrivé, d’ailleurs – que ce soient les archives, prises comme un élément en lui-même, qui aient conditionné une question de recherche. Très profondément, ce qui m’intéresse, c’est la manière dont je vais répondre à la question que j’ai posée et, à partir de là, peu importe ce que j’utilise.
Dans l’ensemble, j’aime me servir de la documentation imprimée : je ne pense pas tellement à la presse, mais plutôt à la production imprimée en général émanant d’une époque donnée, parce que j’aime bien les textes, tout simplement. Même si je sais théoriquement que les ressources documentaires pour les historiens sont quasiment infinies, je reste quand même plus sensible aux productions écrites. C’est aussi une question de rapport aux archives : je ne traite pas les données de manière quantitative ou sérielle, je préfère les interpréter de manière qualitative. Lorsque je travaille, je prends des notes de manière extensive sur les documents qui m’intéressent. Je traite donc relativement peu de documents, mais j’ai l’impression d’avoir des données plus maîtrisables. À cet égard, les sources imprimées me permettent davantage de me livrer à ce traitement intensif par rapport aux archives publiques qui constituent mon autre grand massif de sources, celui des archives d’une entreprise nationalisée, les Charbonnages de France1 (les comptes rendus et les rapports des directeurs généraux d’exploitation minière, par exemple). Même avec ce type de sources, qui comportent un vrai piège, parce qu’elles sont extrêmement massives, je cherche moins à les traiter qu’à trouver des unités de sens. Je reste ainsi très littéraire dans mon approche de la documentation.
La question de la place de la documentation traverse mes recherches, comme celles de tous les historiens. J’ai, en effet, commencé par un sujet sur lequel, en apparence, il n’y avait pas de documentation. Lorsque j’ai proposé en DEA (diplôme d’études approfondies) de travailler sur le Racing Club de Lens, la première remarque que j’ai adressée à mon directeur de recherche a été : « Il n’y a pas d’archives. » Ce à quoi il a répondu : « C’est la question que vous posez qui va faire les archives, et non l’inverse. » Dans le prolongement de mon DEA, j’ai fait une thèse2 – qui porte sur les rapports entre sport, identités sociales et identités politiques dans le bassin minier de Lens – précisément en faisant feu de tout bois en matière de documentation. Les seuls documents que je n’ai pas eus à disposition – sauf des documents imprimés –, ce sont les documents en provenance du club. On peut donc dire que j’ai fait une thèse en partie sur un club de foot qui a la particularité de ne pas avoir d’archives. Il y a d’autres biais pour traiter d’un tel sujet, sinon je n’aurais pas fait de thèse. Mais la documentation principale ne m’intéressait pas : des histoires de club, des coupures de presse, et pas d’archives produites par le club permettant de retracer son évolution au fil des années. J’étais donc face à un de ces objets-limites qui m’intéressent et qui permettent d’observer la discordance entre l’omniprésence de certains objets ou sujets dans la société et leur résistance à l’interprétation, leur opacité, généralement parce que leurs acteurs n’ont pas pu ou voulu produire de documents. On ne peut évidemment pas parler de complot à ce propos : seulement, ils n’y voient pas d’intérêt sur le moment. Pour les clubs de football, c’est particulièrement symptomatique, parce qu’ils s’appuient également sur une mémoire essentiellement visuelle et relativement récente : leur mémoire remonte aux années 1970-1980, parce qu’il n’y a pas beaucoup de documentation visuelle auparavant.
J’ai ensuite fait face au même problème, mais pour la raison inverse : mon mémoire d’habilitation à diriger des recherches (soutenu en janvier 2021) portait sur la désindustrialisation minière du début des années 1950 au début des années 1990 à l’échelle nationale, à partir des archives des Charbonnages de France. L’objet était opaque parce que trop de choses s’y concentraient : trop d’acteurs, trop d’intérêts publics, et donc beaucoup trop d’informations. À mon avis, les historiens n’ont pas le même rapport aux archives en fonction des périodes qu’ils traitent. En histoire contemporaine, les archives nous noient tellement – pour ce sujet, j’ai des kilomètres d’archives – qu’être sensible à leur singularité et à leur matérialité reste compliqué. J’aime cette phrase de Charles Péguy qui dit en substance que le problème de l’histoire contemporaine, c’est le manque du manque. Et en effet, nous avons trop de documentation à disposition. C’est une question à laquelle je réfléchis beaucoup, parce que c’était l’un des obstacles principaux à l’écriture de mon manuscrit. Il y a un moment où la documentation peut avoir un effet tellement écrasant qu’il est difficile d’en sortir quelque chose.
Je me suis longtemps demandé pourquoi il n’y avait pas plus de travaux sur les houillères nationalisées après 1945, alors que les archives sont extrêmement accessibles : aucune dérogation n’est nécessaire pour y accéder et, franchement, elles sont très faciles à trouver. Si peu de chercheurs se sont intéressés à ces questions, c’est essentiellement à mon avis parce que les archives sont pléthoriques (l’inventaire compte 300 pages et n’en répertorie qu’une partie). De plus, les Charbonnages font partie de ces entreprises pour lesquelles le rapport à la transparence pendant cette période est pour le moins compliqué, parce que ce sont des entreprises d’avant l’ère de la communication et des médias. Il est alors évident qu’à leurs yeux, un certain nombre de problèmes, comme les maladies professionnelles (la silicose par exemple) ou les accidents, ne regardent que les responsables des mines et n’ont pas vocation à circuler dans l’espace public. Mais ils n’ont pas eu besoin de dissimuler d’informations sur ces sujets précisément : ils ont simplement, en quelque sorte, « noyé le poisson » sous une masse de documentation bureaucratique. S’ils avaient vraiment eu la volonté de cacher quelque chose, ils ne s’y seraient pas mieux pris qu’en faisant ce qu’ils ont fait, c’est-à-dire en déposant absolument toutes leurs archives aux Archives nationales du monde du travail3 à Roubaix, sans trier. Je pense qu’ils n’y ont pas pensé, mais ils ont ainsi mis en œuvre un véritable obstacle à l’analyse. Ainsi, l’opacité minière se nourrit de cette surabondance de documentation.
L’idée pour moi n’est donc pas de traiter de l’intégralité de la documentation disponible. Ce n’est pas en multipliant les photographies et en prenant des notes sur des kilomètres d’archives que j’avance sur un sujet. C’est rassurant, certes, de continuer à dépouiller des archives mais, à un moment, on sent qu’on subit la loi des rendements décroissants. Je n’apprends plus rien, excepté quelques détails, sur la logique des événements que je ne sache déjà. À la fin, je ne suis pas forcément plus avancée qu’au début : l’interprétation reste la même, parce que finalement, et c’est assez compréhensible, ces masses d’archives deviennent répétitives. Quand on est capable de prédire ce que contient un carton d’archives, on sait qu’on en a compris le mécanisme. Je cherche donc l’endroit où s’ouvre la possibilité de l’interprétation : la lettre, le document, qui est dans le carton et qui donne des réponses ou qui, plutôt, permet de faire surgir une autre piste et d’éclairer sur nouveaux frais l’interprétation. Lorsque je faisais ma thèse, je cherchais des éléments pour identifier les associations sportives dans le bassin minier de Lens dans les années 1930, mais je ne trouvais rien. C’est lorsque je me suis penchée, en grande partie par hasard, sur des cartons d’archives concernant la période de Vichy que les choses se sont éclairées. Les associations étaient plus contrôlées et faisaient des rapports sur les années antérieures. J’ai donc pu avoir accès à d’autres données, y compris celles des années 1930. Ce sont aussi ces moments-là qui ont du sens.
De même, quand j’ai travaillé sur la catastrophe minière de Liévin, le 27 décembre 1974 – une des dernières grandes catastrophes minières, qui a fait 42 morts –, je suis allée aux archives de Roubaix, sans avoir besoin de dérogation, ce qui est intéressant pour un phénomène relativement récent. J’ai consulté les rapports d’expertise, judiciaires, techniques, etc., jusqu’au moment où j’ai compris que je n’en saurais pas beaucoup plus en continuant. À la limite, la question conjoncturelle liée à un quelconque élément déclencheur – par exemple : est-ce qu’un mineur a fumé ? – n’était pas la plus importante. En réalité, tous ces rapports, consciemment ou inconsciemment – je pense que c’est en partie conscient, mais ça ne l’est qu’en partie –, permettaient de déguiser une trame explicative qui était en fait beaucoup plus claire et profonde : en conjuguant la permanence de la course au rendement avec des investissements décroissants pour des raisons économiques, au bout de quelques années, la sécurité des mineurs devenait de plus en plus aléatoire, à la merci du moindre incident, et c’est effectivement ce qui s’est produit à Liévin. Évidemment, cela n’est écrit nulle part dans les archives. On peut trouver un tel élément d’explication en se heurtant justement aux limites de la documentation. L’idée n’est pas d’appréhender l’intégralité des rapports d’expertise de catastrophe minière, mais de comprendre justement que cette exhaustivité technique n’est pas vraiment le problème. L’important est de savoir ce qui est derrière, en lisant « autour », en faisant des pas de côté. Lorsque je travaille, je ne suis donc que très rarement une route linéaire. Dans ce cas précis, c’est en lisant des documents liés à la CFDT de la deuxième moitié des années 1970, qui n’avaient pas trait exactement à ces questions, mais qui les pointaient, que j’ai pu interpréter correctement les choses. J’ai compris qu’il fallait que je regarde à côté du sujet pour le comprendre. C’est un aspect que j’apprécie : le moment où je trouve la clé, c’est de très loin le moment le plus excitant intellectuellement lorsque je mène des travaux de recherche.
Vous êtes l’une des historiennes spécialistes de Jean Jaurès et avez contribué en 2014 à la réalisation d’une exposition consacrée à cette figure. Comment avez-vous vécu cette expérience et quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées pour donner à suivre au public, par la conjonction de textes, d’images et d’objets, l’histoire d’un homme politique de premier plan qui a suscité bien des passions ?
J’ai été contactée en tant que spécialiste de Jean Jaurès, afin de concevoir cette exposition, Jaurès le parcours4, à finalité pédagogique et itinérante. Elle était destinée à circuler dans les établissements et à être éditée en plusieurs exemplaires. J’ai donc été confrontée à la dimension « objet » et « collection », qui suppose de partir des documents d’archives, des photos, des objets, relativement faciles à localiser dans le cas de Jaurès, pour construire l’exposition. Par rapport à d’autres formes de restitution de recherche, il s’agit de concevoir que ces objets et documents sont premiers, d’autant plus dans un contexte pédagogique.
Ce n’était pas une exposition très innovante sur le plan muséographique. Le principe de cette exposition était essentiellement de reproduire les documents d’archives, les coupures de presse et les caricatures sous forme de fac-similés sur de grands panneaux. Il n’y avait pas tellement d’objets stricto sensu à part le dernier pardessus de Jaurès et ses chaussures. Cependant, ces objets n’ont pas circulé avec l’exposition. Il n’y avait pas non plus d’enregistrements sonores, parce qu’on n’en a pas à disposition. Nous avons montré environ trente secondes d’images mobiles : ce sont à peu près les seules que l’on a concernant Jaurès. Cela pose par ailleurs une réelle question scientifique. C’est un rapport à l’activité politique qui n’est pas le même qu’aujourd’hui et qui ne donne donc pas les mêmes documents ni les mêmes sources d’archives. On a beaucoup moins d’images que ce qu’on aurait pour un homme politique contemporain. On n’a pas de sons ; en revanche, on a beaucoup de caricatures. En cela, Jean Jaurès est vraiment un homme du xixe siècle. Évidemment, cela influe sur les archives, mais aussi sur l’exposition : comment faire comprendre une figure comme celle de Jaurès, avec ce type de décalage, aux publics qui ont toujours tendance à imaginer que l’activité politique n’a pas changé depuis 110 ou 120 ans ?
L’important pour nous était donc de construire une exposition suffisamment simple et accessible pour un public adolescent, d’un niveau de fin de collège ou lycée. La rédaction des notices a été, à cet égard, particulièrement délicate : il fallait écrire des textes qui n’étouffent pas les objets et qui ne soient pas totalement indigestes. Trouver les objets et les documents n’était pas très difficile, mais composer des textes à la bonne taille, trouver le ton juste, était plus compliqué. Ce qui m’a le plus intéressée était le frottement produit par notre confrontation en tant qu’historiens avec deux catégories d’acteurs : d’un côté, avec les acteurs de l’usage mémoriel actuel de Jaurès, les hommes politiques et les journalistes notamment, de l’autre, avec les gardiens archivistiques de Jaurès, en l’occurrence les Archives nationales. Avec les archivistes, c’est souvent le cas également avec les conservateurs du patrimoine et c’est le cas pour toutes les expositions d’histoire, cela peut être compliqué parce que nous ne poursuivons pas le même objectif. Lorsqu’ils acceptent de sortir leurs archives ou leurs objets, ils recherchent la singularité. Nous, en tant qu’historiens, souhaitons la représentativité. Ils considèrent, par exemple, comme passionnant d’exposer le manuscrit de Toulouse, un des rares autographes de Jean Jaurès, parce qu’il y met en place son concept de « réformisme révolutionnaire ». Ils ont été capables de dépenser 20 000 ou 30 000 euros pour l’acheter à son propriétaire. Nous, historiens, avons le texte de Jean Jaurès et c’est principalement ça qui nous intéresse. Nous souhaitions présenter l’article ou la retranscription du congrès de Toulouse en sténographie. S’opère ici la confrontation entre deux logiques : le singulier ou le représentatif ; l’objet ou le texte.
L’exposition soulève une autre question pour l’historien : comment négocier le langage de l’écrit et de l’image ? Je l’ai encore mieux compris en réalisant un documentaire. Mais cette question se posait déjà lors de la création de cette exposition, d’autant plus qu’il s’agissait d’une période historique et d’un acteur pour lesquels le maniement du verbe est l’aspect le plus important. Jean Jaurès n’est pas un homme de l’image, ou assez peu. Il est un homme de l’écrit et de la profusion de l’écrit. C’est un moment radicalement différent d’aujourd’hui. Dans une exposition, il s’avère nécessaire d’utiliser des images ou des objets pour remplacer l’écrit. Mais comment mettre en scène l’écrit ? Est-ce que le médium, dans ces cas-là, ne pourrait pas être le son en essayant de faire reparler Jaurès ? En sachant qu’on le trahit en même temps, puisqu’on n’a pas d’enregistrement de Jaurès. Et si on se fie aux rares enregistrements de cette période, l’art oratoire de Jean Jaurès n’aurait aucune signification aujourd’hui. Ce qui m’a vraiment intéressée, c’était donc de devoir réfléchir à l’utilisation de l’image, pour faire passer l’écrit. J’ai eu, finalement, moins de difficultés avec les acteurs concernés par l’usage mémoriel et politique de Jaurès. Leurs attentes sont tellement différentes qu’il suffit de trouver le langage adéquat pour dialoguer avec eux, en tenant bien compte de l’écart existant entre la figure historique et la figure mémorielle. À partir du moment où l’on ne dit pas de mensonges et où l’on ne travestit pas la réalité, cela me convient. Je ne crois pas que les historiens soient les gardiens des usages mémoriels. Ce n’est pas leur rôle. En revanche, il faut essayer d’accorder les usages historiques et mémoriels, surtout dans le cadre d’une exposition grand public. Il faut, en d’autres termes, articuler la rigueur et le souci de l’analyse historique (ce qu’était Jaurès en son temps) et les attentes mémorielles qui sont celles du grand public (Jaurès comme incarnation de la nostalgie pour une certaine époque de la République et/ou pour une certaine période de la gauche).
Lors de cette exposition, François Hollande, alors président, a organisé un déjeuner d’historiens – auquel j’ai été conviée – sur Jaurès au printemps 2014 afin de préparer le discours qu’il devait prononcer quelques semaines plus tard à Carmaux, à l’occasion, justement, des commémorations pour le centième anniversaire de la mort de Jaurès. François Hollande s’était documenté sur la question – ou on l’avait documenté, plus probablement –, mais elle restait relativement abstraite à ses yeux, sauf lorsqu’on a commencé à aborder la question du métier politique de Jaurès. Là, on sentait que ça l’intéressait davantage : pas ce qui était dans les livres, finalement, mais ce à quoi il pouvait se raccrocher, ce qui faisait écho pour lui à une expérience concrète. Il a ainsi posé des questions concernant la gestion du temps de Jaurès, l’écriture de ses discours, ses connaissances en économie ; des questions qui résonnaient avec sa propre expérience et qui avaient du sens pour lui. C’était un espace de dialogue possible entre les usages historiques et les usages mémoriels. Néanmoins, dans le cadre d’un discours officiel, cela n’est pas possible ou beaucoup plus difficile : à Carmaux par exemple, François Hollande a fait un discours évoquant la figure de « saint Jaurès » sans jamais apporter de touche personnelle. Il n’a jamais fait de rapprochement entre ce qui lui est arrivé personnellement au cours de son mandat et ce qui est arrivé à Jaurès : le Jaurès politique, le Jaurès sans arrêt accusé de traîtrise et d’être un bourgeois… Comme cette question n’entrait pas dans les usages mémoriels canoniques, il n’a pas pu ou n’a pas su s’en servir. Les usages historiques peuvent donc résonner avec les usages mémoriels, mais cela demande beaucoup de temps.
Dans l’exposition, des aspects méconnus de Jaurès – ceux qu’a mis au jour la recherche historique – ont pu apparaître. Nous avions une vraie marge de manœuvre, et Jaurès n’est au demeurant pas un sujet pour lequel les usages historiques et mémoriels peuvent vraiment entrer en concurrence. D’autres sont bien plus brûlants à cet égard. Nous avons réussi, je pense, à aborder ce qui nous intéressait. La question qui se pose est, bien sûr, de savoir comment les visiteurs l’ont comprise. Nous voulions surtout sortir de la figure du saint laïc, consacré par sa panthéonisation en 1924, pour restituer le Jaurès haï, par exemple. S’il a été assassiné le 31 juillet 1914, ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard… Il a non seulement été haï par la droite, mais aussi par la gauche. Nous souhaitions aussi restituer le Jaurès politique : avant d’en faire un saint, il fallait quand même rappeler que c’était un très grand animal politique. Jaurès n’était pas un « gentil » – il n’aurait jamais atteint ces fonctions s’il était gentil –, c’était un très grand politique. Les gens nous écoutaient. Effectivement, on n’a jamais été pris à partie par des personnes qui nous auraient dit : « Vous détruisez la figure du saint », etc. Cela ne s’est jamais posé comme ça. Or il est quand même très probable qu’au cours de l’exposition, les gens n’aient retenu que ce qui allait avec l’image qu’ils avaient déjà en tête de Jaurès. On a peut-être fait bouger quelques lignes, par exemple, en parvenant à rappeler que Jaurès est républicain, mais qu’il est aussi socialiste et internationaliste et que, de ce fait, on ne peut pas dire que Jaurès ait partagé les options du nationalisme, comme tente de le faire régulièrement l’extrême droite. Ce n’est pas possible. Je crois qu’on a fait bouger les lignes, mais de manière infinitésimale. Je pense que c’est dû à un autre problème : le peuple de gauche, pour employer cette expression très vague, a un tel problème avec le présent que le passé, pour lui, n’a qu’une fonction de réassurance. Il ne peut pas aller dans la complexité : c’est déjà tellement compliqué actuellement.
Il est donc difficile pour les visiteurs de sortir des quelques images qu’ils ont en tête. À l’occasion d’une autre exposition, à laquelle j’ai participé de beaucoup plus loin, j’ai observé autre chose, car le sujet touchait les gens dans leur chair et ils pouvaient avoir à son propos une expérience très concrète. Il s’agissait en l’occurrence de l’exposition proposée par le Centre historique minier de Lewarde5, dans le Nord, sur la santé à la mine, depuis les formes de prévention jusqu’aux maladies professionnelles comme la silicose. Cette exposition renvoyait à des expériences immédiatement sensibles et donc à des connaissances ou à des expériences auxquelles les individus pouvaient s’adosser pour, par exemple, critiquer certaines interprétations ou la communication des mines telle qu’elle apparaissait dans les affiches présentées sur le parcours. Pour une exposition telle que celle sur Jaurès, on a affaire à une histoire beaucoup plus lointaine et qui ne repose pas, ou guère, sur des expériences ou des connaissances immédiates. Le différentiel de connaissances est tel qu’il est difficile d’aller au-delà d’un discours consensuel. Et puis, il n’y a pas de zones d’ombre : on sait qui l’a assassiné. Ce ne sont pas des sujets sur lesquels il y a polémique. Ce qui était plutôt en jeu, c’était la fonction de l’exposition « cocon, réassurance » : se retrouver dans une gauche simple et claire, telle qu’on aimerait la retrouver.
Vous avez réalisé avec Richard Berthollet un documentaire diffusé en novembre 2017 sur France 2 à partir des archives du Centre historique minier de Lewarde. Pouvez-vous rendre compte de votre expérience d’historienne au cœur d’un projet audiovisuel ? Pourquoi avez-vous utilisé le médium filmique plutôt qu’écrire un ouvrage scientifique plus classique ?
Sous l’œil des houillères6 est le résultat d’interrelations extrêmement étroites entre le réalisateur Richard Berthollet et moi-même. L’idée de réaliser ce documentaire a surgi en 2010-2011. Elle m’a été soumise par Richard Berthollet. Il fait partie de ces documentaristes qui sont devenus, en autodidactes, d’excellents découvreurs d’archives. Il avait exploré les archives du Centre historique minier de Lewarde pour un documentaire sur le Racing Club de Lens, et avait trouvé des rapports liés à une police privée qui existe depuis la fin du xixe siècle, qu’il m’avait demandé de regarder. Je connaissais ce type de documents, mais je ne pensais pas que le Centre historique minier de Lewarde les avait conservés. Nous avons déposé le synopsis en 2015, avant de réaliser le documentaire en 2017. Le processus d’écriture et de montage d’interviews a pris neuf mois pour l’essentiel. Pour moi, l’avantage, ici, c’est que le regard du documentariste sur ces archives a mis au jour une nouvelle problématique historienne. C’est tout l’intérêt du regard extérieur : l’historien qui a travaillé sur les mines du Nord a forcément croisé ces acteurs – gardes ou policiers privés – parce qu’ils ont rassemblé des documents au moment des grèves, notamment. Mais aucun chercheur n’avait travaillé dessus : avant ce documentaire, c’étaient donc des personnages à la fois extrêmement visibles et totalement invisibles dans la problématique historienne. Ainsi, le regard documentaire innove du point de vue des problématiques scientifiques.
À l’inverse du processus le plus commun (la recherche historienne, puis le film), on a d’abord réalisé le documentaire et j’ai poursuivi ensuite un certain nombre de pistes dans deux communications de colloque et dans un chapitre de mon habilitation à diriger des recherches. L’écriture de ce film a donc été le préalable à d’autres recherches historiennes. Cela pose un problème dans le classement de mes publications, puisque ce documentaire est une œuvre à part entière. Je ne le répertorie pas parmi des publications dites de valorisation et de diffusion, mais comme une production scientifique qui équivaut à un ouvrage ou à un article. Cela est dû au fait que j’ai pris une place beaucoup plus active que la plupart des historiens dans son écriture.
En général, les historiens sont sollicités comme conseillers scientifiques : ils regardent le synopsis et vérifient qu’il n’y a pas d’anachronisme flagrant dans les contenus. Ils peuvent donner des pistes et cela ne va pas plus loin. J’ai remarqué que les réalisateurs tiennent – ce qui est tout à fait compréhensible – à conserver leurs prérogatives, considérant que les historiens n’ont pas à intervenir directement dans la construction du récit. Mais ici, le processus a été tout à fait différent. À partir du moment où nous avons décidé de travailler ensemble, nous avons privilégié « naturellement » la forme du documentaire pour restituer nos travaux. J’ai été associée à toutes les étapes du processus. Nous avons exploré ensemble les archives du Centre historique minier et des archives départementales du Pas-de-Calais. Nous avons réalisé la majeure partie des interviews ensemble. Nous avons discuté du synopsis, j’ai regardé le montage et j’ai coécrit le commentaire. Je peux tout à fait dire que le documentaire est le résultat d’une coécriture : j’ai d’ailleurs le statut de coauteur, même si Richard est le réalisateur puisqu’il a tourné les images.
Ce type de coopération permet de découvrir d’autres logiques professionnelles. Nous n’avons pas le même rapport au temps ni à l’argent. Les documentaristes ne peuvent pas commencer tant qu’ils n’ont pas de plan de financement et de réseaux de diffusion. Nous, chercheurs, pouvons toujours lancer un projet avec quelques bouts de ficelle. La différence est flagrante, et j’ai vu comment Richard, en tant que producteur, s’y prenait pour rassembler les financements. C’est plus facile en Hauts-de-France, parce qu’il y a des structures d’encouragement à la production documentaire ou de séries relativement dynamiques, comme Pictanovo7. Nous avons donc obtenu des aides de la part du CNRS (Centre national de la recherche scientifique), de l’IUF (Institut universitaire de France) indirectement, du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) et de Pictanovo. Le Centre historique minier de Lewarde nous a aussi aidés en nous permettant de reprendre ses archives filmographiques et cinématographiques presque gratuitement, tout en nous offrant ses locaux pour le tournage. On perçoit bien que la logistique est beaucoup plus lourde que pour un projet scientifique « classique ». Autre élément de divergence : nous, les chercheurs, ne dépendons pas de ce type de documentaire pour vivre, alors que la question centrale pour le documentariste est de savoir s’il pourra payer ses collaborateurs et se rémunérer lui-même. Nos métiers sont moins précarisés que ceux des intermittents du spectacle, ce qui crée des différences dans le rapport à l’œuvre également.
Cela pose également la question de la place de l’historien dans ce genre de projet, et celle de la qualification des uns et des autres. Il faut donc travailler avec des réalisateurs qui acceptent de se prêter au jeu. La chance que j’ai eue, c’est que Richard Berthollet aime travailler avec les historiens, sans doute parce qu’il a une grande sensibilité à l’histoire et aux archives, ce qui est plus rare. Même s’il n’y a pas été formé, il est parfaitement capable de mener des recherches en archives sans l’intervention d’un historien. À tout moment, je savais ce qu’il y aurait dans le documentaire, parce que nos discussions en ont tissé la trame. Les seuls désaccords que nous avons eus étaient liés à des divergences d’interprétation historique ou alors à des rapports un peu différents au récit et aux archives. Pour commencer, nous n’avons pas abordé, Richard et moi, les archives de la même manière. Globalement, je m’intéresse à l’écrit. Dans les archives, je vais d’abord chercher les mots ; Richard, quant à lui, voit les images. Tout dépend de la sensibilité et du métier de chacun, mais j’analyse plus difficilement les images. En même temps, je dois dire que la place de l’image d’archives était particulièrement intéressante dans ce projet. Il y a en effet extrêmement peu d’images des gardes : les services de communication des houillères du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais sont très actifs mais, pour des raisons évidentes, leur communication n’est pas très explicite sur les aspects les moins sympathiques des mines, et les gardes en font partie. Toute une partie de la réflexion a été de trouver comment remplacer des images qui n’existent pas. D’où la nécessité de nous demander comment présenter à l’image ces rapports de gardes, par exemple, qui ressemblent à des rapports de police. Quelle mise en scène adopter pour valoriser ces productions écrites ?
Nous avons ainsi compilé différents types d’images, que nous avons agencées pour répondre à la trame du récit que nous avions conçue. L’important était de faire tenir le tout dans le temps imparti de 52 minutes, et de ne laisser aucune image s’imposer par rapport aux autres. Nous avons tourné des images de paysages miniers actuels, nous avons retrouvé quelques menues archives sur les gardes (une vingtaine de secondes) et des photos. Nous souhaitions resituer les gardes dans leur environnement politique, économique et social, et avons utilisé pour cela des archives audiovisuelles contextuelles, sur la bataille du charbon et sur Mai 68, par exemple. Nous nous sommes également servis d’éléments de mise en scène fictionnels, comme quelques images où l’on voit des gardes tapant des rapports à la machine à écrire, avec l’idée qu’il fallait que le public mesure la matérialité de ces rapports. Enfin, nous avons filmé des interviews de gardes intéressantes.
J’ai pu mieux comprendre quelles étaient les attentes des documentaristes à cet égard. On ne peut pas tout montrer en 52 minutes et les interviews s’inscrivent toujours dans le fil d’un récit. Cela explique que les documentaristes ne retiennent parfois que quelques minutes d’un long entretien, et que la forme rentre largement en compte lorsqu’il s’agit de faire le montage. En outre, les interviews de documentaires sont réalisées sur des laps de temps beaucoup plus resserrés qu’en recherche, tout simplement parce qu’il faut rétribuer l’équipe de tournage (cadreurs, preneurs de son, etc.). Grâce à cette expérience, j’ai pu observer également que l’écriture de documentaire et l’écriture scientifique ne sont pas les mêmes types d’écriture. La question de la mise en récit a joué un rôle extrêmement important, comme dans tous les documentaires. La problématique que nous avons choisie était centrée sur la présence, ou non, d’un aspect totalitaire au sein de ce système minier. Peut-on considérer que ces gardes sont l’incarnation d’un système totalitaire ou plutôt que leur présence résulte d’une forme d’institution mise en œuvre pour des raisons pragmatiques, qui font d’eux des sortes de gardes champêtres ? Richard Berthollet penchait plutôt pour l’interprétation « totalitaire », alors que ma vision était plus pragmatique.
La problématique s’est construite au fil des discussions, sans offrir de réponse tout à fait tranchée. Cela a été beaucoup plus délicat que d’écrire un article sur cette même question. Richard Berthollet avait besoin d’une interprétation claire pour construire le récit. Mais il s’est aussi rendu à l’évidence, au fur et à mesure de nos discussions, qu’il n’était pas possible de proposer une version des faits aussi radicale. Il fallait donc être assez clair pour que le fil du récit le soit, tout en restant nuancé. La question qui se pose également est celle de la médiatisation des interviews. Lorsque les personnes disent des énormités sans en avoir conscience, sur des sujets tels que le harcèlement sexuel ou le racisme, la question est de savoir si on garde les images ou non. Lorsqu’ils disent ce genre de choses dans le cadre d’entretiens pour un article scientifique, c’est un peu moins grave, parce qu’on peut par exemple les anonymiser. Quand il s’agit d’un documentaire, et qu’on voit les gens dire ce qu’ils disent, cela peut être incroyablement violent. Mais c’est une vraie question de récit. Pour la clarté ou l’intérêt du récit, on a intérêt à donner à voir ce type de propos. On a donc gardé certaines de ces images, et supprimé les déclarations les plus racistes ou atténué leur propos : par exemple, on a fait passer ce racisme par la dénonciation des souvenirs des enfants de mineurs. Les questions de harcèlement sexuel et d’anticommunisme étaient plus simples à traiter parce que les interviewés évoquaient une période antérieure à la leur et n’étaient pas directement concernés : elles ont été gardées. Quand les gardes sont venus à la première projection du documentaire, cela ne les a pas choqués. Certes, le documentaire est plus compliqué à prendre en charge qu’un article scientifique, parce que tout le monde peut le voir et que la violence est beaucoup plus directe à l’écran. Pour autant, ce que j’ai pu constater, pour ce cas comme pour d’autres, c’est que les gens sont tellement heureux de se voir à l’image qu’ils retiennent d’abord cet aspect et ne s’attardent pas trop sur ce qu’ils ont effectivement dit.
À l’issue des projections, l’un des plus beaux compliments qui nous aient été faits reste, selon moi, la difficulté observée à prendre position et à décider si les gardes étaient des « salauds » ou des policiers de proximité. Mais, évidemment, tout dépendait du public récepteur. Le public parisien a estimé qu’il fallait davantage insister sur la dénonciation de ce système totalitaire. À Arras, à l’inverse, les gardes, qui pour certains sont encore vivants et sont venus voir le documentaire, ont trouvé qu’on mettait trop l’accent sur cette dimension, alors qu’ils ne faisaient que leur travail. Ces différents questionnements révélaient que l’on était parvenu à montrer que la réalité n’était pas forcément en noir et blanc. L’essentiel était de parvenir à peindre le gris.
Notes de bas de page
1 https://fr.wikipedia.org/wiki/Charbonnages_de_France (consulté le 31 mai 2022).
2 M. Fontaine, Les « Gueules Noires » et leur club : sport, sociabilités et politique à « Lens les Mines » (1934-1956), thèse de doctorat (dir. C. Prochasson), EHESS, 2006 (http://www.theses.fr/2006EHES0145, consulté le 31 mai 2022). Cette thèse fut en partie publiée dans l’ouvrage de M. Fontaine, Le Racing Club de Lens et les « Gueules noires » : essai d’histoire sociale, Paris, Les Indes savantes, 2010.
3 https://archives-nationales-travail.culture.gouv.fr/ (consulté le 31 mai 2022).
4 http://www.jaures2014.org/comment-expo.php (consulté le 31 mai 2022).
5 https://www.chm-lewarde.com/fr/ (consulté le 31 mai 2022).
6 https://lafabriquedesecritures.fr/catalogue/houillieres/ (consulté le 31 mai 2022).
7 https://www.pictanovo.com/ (consulté le 31 mai 2022).
Auteur
Marion Fontaine est professeure d’histoire sociale et politique contemporaine au Centre d’histoire de Sciences Po (Paris). Elle est spécialisée dans l’histoire des mondes et mouvements ouvriers européens au xxe siècle. Ses recherches les plus récentes portent sur l’histoire des mondes miniers et l’histoire de la crise des sociétés industrielles. En plus d’avoir publié ouvrages et articles scientifiques, elle a été commissaire d’exposition et coauteure d’un documentaire audiovisuel.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Carmes
Théâtre et patrimoine à Avignon
Antonia Amo Sánchez, Sophie Gaillard, Marie Galéra et al. (dir.)
2019
Des mémoires et des vies
Le périple identitaire des Français du Banat
Smaranda Vultur Iona Vultur (trad.)
2021
Vivre le patrimoine mondial au quotidien
Dynamiques et discours des habitants
Isabelle Brianso et Dominique Cassaz (dir.)
2022
Dialogues autour du patrimoine
L’histoire, un enjeu de communication ?
Jessica de Bideran, Julie Deramond et Patrick Fraysse (dir.)
2023