Chapitre 17. L’histoire mise en vie ou l’apprentissage « par corps »
Dialogue avec Julie Deramond, le 15 juin 2022
p. 263-271
Texte intégral
1Ce dialogue nous permet de revenir sur les différentes façons d’interpréter et de vivre l’histoire au quotidien, à partir de pratiques aujourd’hui largement partagées. Le regard socio-anthropologique d’Audrey Tuaillon Demésy donne à voir une histoire incarnée par des gestes et des techniques, fortement ancrée dans le contemporain.
À partir des enquêtes que vous avez menées pendant votre thèse en sociologie1 notamment, pourriez-vous nous expliquer ce qu’est l’histoire vivante ? Comment l’histoire vivante entretient-elle un double rapport au passé d’une part et au présent d’autre part ? Pour le dire autrement, quel rapport à l’histoire permet-elle de développer pour ses pratiquants aujourd’hui ?
L’histoire vivante est principalement une activité de loisir, même si certains acteurs de cette pratique sont aussi des professionnels (artistes, artisans, formateurs…). Elle consiste à exposer des réactivations du passé dans le présent, sous l’angle d’activités corporelles. L’objectif des pratiquants est de recréer ou de mettre en vie des événements ou des manières de faire appartenant à un passé révolu.
Plus précisément, l’histoire vivante peut être divisée en trois grandes catégories :
la reconstitution historique vise à mettre en vie, notamment grâce à la fabrication et au port de costumes, des situations de la vie quotidienne du passé (artisanat, marches militaires, tentatives culinaires…) ;
les arts martiaux historiques européens (AMHE) sont l’étude et la mise en mouvement de gestes techniques martiaux. Ils mettent l’accent sur la démarche mise en œuvre pour retrouver des techniques disparues, depuis l’étude des sources primaires jusqu’à l’expérimentation corporelle ;
enfin, un ensemble d’autres activités entrent dans le cadre de l’histoire vivante, car elles ont pour but de transmettre des connaissances historiques en mobilisant les sens et diverses modalités de création : il peut s’agir de la construction de parcs archéologiques, de médiation culturelle historique (visites guidées en costumes, par exemple).
Les pratiquants de l’histoire vivante (reconstituteurs comme pratiquants des arts martiaux historiques [AMHeurs]) cherchent à transmettre l’histoire en dehors des conventions habituellement retenues. De fait, leur objectif est de montrer que d’autres manières d’apprendre l’histoire existent, au-delà des vitrines figées des musées ou des livres d’histoire. Pour cette raison, les pratiquants accordent de l’importance à la recréation des objets, à la culture matérielle ainsi qu’au « petit patrimoine » – comme l’évoque Laurent Sébastien Fournier2 – qui forment des outils à partir desquels s’exprime l’histoire vivante. Celle-ci est ainsi matérielle et, par extension, corporelle. En effet, les objets sont recréés pour être utilisés. Par exemple, les costumes des reconstituteurs sont souvent réajustés, lorsque ceux-ci viennent à se déchirer, parce qu’ils n’étaient pas adaptés à une situation de la vie quotidienne. De la même manière, c’est en se servant de leur vaisselle en céramique que les reconstituteurs expérimentent le goût d’une cuisson en oule3. Ainsi témoigne Jean, un reconstituteur, à propos des façons de manger au cours des rassemblements :
On refait des recettes comme celles du Mesnagier de Paris, par exemple, donc la composition est très différente de ce que l’on a habituellement dans l’assiette quotidienne du xxie siècle. (Jean, reconstituteur.)
Concernant les AMHE, les épées tranchantes (reproductions à l’identique d’armes médiévales) permettent la mise en œuvre de « tests de coupe », servant à valider des gestes techniques (ajustement de l’angle de taille, etc.).
D’autre part, mettre en vie l’histoire semble aussi traduire des conceptions particulières du temps que les pratiquants mobilisent symboliquement. Ainsi, reconstituer le passé, et notamment le Moyen Âge, évoque aussi le temps de l’enfance. Un lien peut être fait avec l’imaginaire médiéval : de nombreux pratiquants évoquent leur arrivée dans l’histoire vivante en écho à leurs jeux et rêves d’enfants – combattre avec une épée, devenir chevalier, s’évader au Moyen Âge, etc. Avec plusieurs collègues, nous sommes en train de travailler sur ces questions d’imaginaire du temps, grâce au programme de recherche financé par l’Agence nationale de la recherche Aiôn4, plus précisément intitulé « Socio-anthropologie de l’imaginaire du temps. Le cas des loisirs alternatifs ».
En termes de méthodologie, ma démarche est essentiellement ethnographique : observations participantes lors d’événements d’AMHE ou de reconstitutions, entretiens semi-directifs et questionnaires ethnographiques. Depuis le début de mes recherches sur ce sujet en 2009, l’histoire vivante s’est beaucoup transformée : la reconstitution historique est désormais davantage connue du grand public et les AMHE s’institutionnalisent peu à peu, grâce à des fédérations nationales5 et internationales6 notamment. De même, je me réjouis de voir que de jeunes collègues (en histoire, en archéologie, en anthropologie ou en sciences de l’information et de la communication) s’intéressent désormais à ces questions et instaurent des terrains d’étude sur ces objets7.
Comme vous l’avez spécifié, vous avez travaillé plus précisément sur les arts martiaux historiques européens. Pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit, entre pratique sportive et culturelle ? Peut-on considérer qu’une recherche documentaire est associée à ce type de pratique et comment ? Pourrait-on parler à cet égard d’un patrimoine immatériel à transmettre et donc de médiation culturelle ?
Les AMHE sont effectivement des loisirs « alternatifs », en partie, car ils se situent à mi-chemin entre une activité sportive et une pratique culturelle. Avant toute expérimentation gestuelle et corporelle, la pratique des AMHE requiert la compréhension des sources primaires, c’est-à-dire qu’une phase de la démarche consiste à connaître les sources historiques et/ou archéologiques. Il peut s’agir de traités d’escrime ancienne, de manuels de défense, à la lutte du xviie siècle, etc. Les AMHeurs utilisent souvent des traductions, les écrits en vieil allemand ou en vieil italien étant difficilement accessibles à tous.
À partir des travaux de chercheurs en histoire ou en archéologie, les pratiquants s’approprient donc la source pour tenter de la reproduire corporellement. Ainsi, la recherche documentaire est inhérente à la pratique des AMHE et les AMHeurs utilisent aussi bien les supports numériques que les publications en version papier. Les événements d’AMHE et les « ateliers » (workshops) sont aussi des moments forts d’apprentissage entre pairs. Par la suite, une fois les techniques maîtrisées, une étape de sparring, c’est-à-dire d’affrontement à vitesse réelle, est possible. La dimension sportive et compétitive des AMHE concerne essentiellement cette dernière partie de la démarche.
Si la culture matérielle est omniprésente en histoire vivante – principalement à travers les armes : épée, dussack (épée à un seul tranchant, tel un sabre), bâton, faucille, dague, etc. –, le patrimoine immatériel est également défendu par une part des AMHeurs, en tant qu’élément constitutif de la pratique. En effet, les AMHE impliquent nécessairement une rupture dans la transmission des connaissances martiales. Ainsi, pour qu’une technique entre dans le champ des AMHE, il faut que la transmission écrite ait été interrompue entre le passé et aujourd’hui. La mise en mouvement des traditions européennes martiales est alors un patrimoine immatériel à sauvegarder. Plusieurs chercheurs ont travaillé sur ces questions en histoire ou en archéologie, par exemple Daniel Jaquet8, Fabrice Cognot9, ou encore Pierre-Alexandre Chaize10.
Lors des enquêtes que vous avez menées sur la cuisine ou le port du costume dans les reconstitutions historiques, vous vous intéressez à l’appropriation du passé par le biais de l’expérimentation amateur plutôt que par le discours. La pratique d’une activité sportive ou ludique, dans le cadre des loisirs, permettrait-elle selon vous d’apprendre autrement et pourrait-elle constituer une piste intéressante pour permettre aux professionnels de renouveler les formes de valorisation et de médiation patrimoniales ?
L’histoire vivante est une pratique qui mobilise le principe du do it yourself (faire soi-même) et l’apprentissage « par corps ». Ainsi, les costumes sont les premiers éléments que les reconstituteurs fabriquent eux-mêmes. L’histoire mise en vie s’incarne dans les corps et l’expérimentation est aussi une manière de mobiliser les sens. Par exemple, l’odeur de fumée sur un campement de reconstitution est souvent évoquée par les pratiquants comme un élément caractéristique de ces week-ends et l’usage du do it yourself se retrouve aussi en dehors du cadre des événements :
J’ai la chance d’habiter un village, j’ai pas mal de terrain et, outre le potager « moderne », on s’essaie aussi aux légumes anciens, courges, panais, etc. Ma femme fait pousser ses plantes aromatiques à partir du capitulaire De Villis de Charlemagne… (Lucas, reconstituteur.)
De même, dans le cadre des AMHE, effectuer (ou subir) avec succès une clé de bras telle que présentée dans un traité de combat à la dague permet aux AMHeurs de valider la technique. Dès lors, effectivement, le passé devient physique et ressenti : il est présent, proche et « vivant ».
Pour ce qui est de la médiation culturelle, cette conception de l’histoire « vivante » peut être partagée avec le grand public. Ainsi, les animations historiques valorisent le patrimoine en le rendant accessible par les sens. En arts du spectacle, Aénor est, par exemple, un personnage fictif représentant une femme du xiie siècle joué par une guide professionnelle qui propose des « visites théâtralisées » de lieux historiques11. À travers une présentation en costume et grâce à la cuisine, aux saveurs et aux odeurs, Aénor fait découvrir l’histoire par le biais des objets et invite le public à un dépaysement historique. La mise en valeur du patrimoine par des visites insolites est aussi présente dans les parcs archéologiques (la troupe du Théâtre des 7 lieues12 à Marle, par exemple), afin de proposer une découverte accompagnée des lieux. Les prestations scéniques de reconstitution sont un autre moyen de donner à voir l’histoire en costume. La compagnie Eutrapelia13 crée des spectacles historiques (saynètes, fabliaux, contes, etc.) entièrement construits d’après les sources primaires, mais dans l’optique d’une démarche de médiation culturelle contemporaine.
Concernant les AMHE, des tournois mêlant fiction et histoire ont pu être organisés par l’association De Taille et d’Estoc14, comme le projet Arena. Le but était que chaque combattant incarne un personnage et soit doté de caractéristiques (armes, armures, etc.), à la manière d’un jeu de rôle. Le public choisissait ensuite, parmi ces personnages, lesquels il souhaitait voir s’affronter. Ici, la dimension ludique rejoint l’histoire, traduite dans les techniques martiales mobilisées dans « l’arène ». Les AMHE servent aussi parfois de support à des présentations pour les enfants : c’est le cas de celles organisées par l’association Graine de chevalier15, qui propose des ateliers de découverte des arts du combat pour les plus jeunes. De façon globale, les médiations proposées dans le cadre des AMHE visent à mieux faire connaître des systèmes de combat oubliés, comme le rappelle Mel, un pratiquant : pour lui, les AMHE mêlent sport et histoire, mais comprennent aussi « une action didactique vers le grand public permettant de faire revivre et démythifier un art oublié ».
Mais l’une des principales motivations des pratiquants d’histoire vivante est de « retrouver les copains ». Si l’intérêt pour le passé est l’une des raisons qui incitent à s’initier à la reconstitution ou aux AMHE, c’est la communauté qui fait rester dans l’histoire vivante. La transmission aux autres, qu’ils soient reconstituteurs, AMHeurs ou grand public, est fondamentale, car la découverte de l’histoire passe par les échanges. La communauté des pratiquants d’histoire vivante produit et véhicule des normes et des valeurs (nécessité de consulter des sources primaires, valorisation du patrimoine, entraide, etc.) transmises d’événement en événement. Des intérêts communs sont alors partagés, retranscrits en savoirs et savoir‑faire.
Notes de bas de page
1 A. Tuaillon Demésy, L’Histoire vivante médiévale. Approche socio-anthropologique, thèse de doctorat (dir. G. Ferréol), université de Besançon, 2011 (https://www.theses.fr/2011BESA1035, consulté le 3 novembre 2022).
2 L. S. Fournier (dir.), Le « Petit Patrimoine » des Européens : objets et valeurs du quotidien, Paris, L’Harmattan, 2008.
3 Une oule est un contenant alimentaire en céramique. Un four à oules, notamment en torchis, permet alors de cuire ces poteries au feu de bois.
4 https://aion-project.org/blog/ (consulté le 12 septembre 2022).
5 Comme la Fédération française des arts martiaux historiques européens (https://www.ffamhe.fr/, consulté le 12 septembre 2022).
6 Comme l’International Federation for Historical European Martial Arts (http://ifhema.com/, consulté le 12 septembre 2022).
7 Cf. M. Bostal, L’Histoire face à l’histoire vivante : expérimentation, médiation et représentations à travers la pratique de la reconstitution historique du Moyen Âge, thèse de doctorat (dir. L. Bourgeois), université de Caen-Normandie, 2020 (https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02930239, consulté le 12 septembre 2022).
8 D. Jaquet, Combattre au Moyen Âge, Paris, Arkhê, 2017.
9 F. Cognot, L’Armement médiéval : les armes blanches dans les collections bourguignonnes. xe-xve siècles, thèse de doctorat (dir. P. Benoît), université Paris I-Panthéon-Sorbonne, 2013 (https://theses.hal.science/tel-01001643/file/2013-03_-_COGNOT_-_Arm.pdf, consulté le 12 septembre 2022).
10 P.-A. Chaize, Les Arts martiaux de l’Occident médiéval : comment s’écrit et se transmet un savoir gestuel à la fin du Moyen-Âge, thèse de doctorat (dir. B. Laurioux), université Paris-Saclay (ComUE), 2016 (https://www.theses.fr/2016SACLV073, consulté le 12 septembre 2022).
11 Ce concept est détaillé sur le site Les Temps d’Aénor (https://aenorius.wixsite.com/aenor, consulté le 12 septembre 2022).
12 https://www.t7l.com/ (consulté le 12 septembre 2022).
13 https://www.eutrapelia.fr/ (consulté le 12 septembre 2022).
14 http://www.detailleetdestoc.com/ (consulté le 12 septembre 2022).
15 https://www.graine-de-chevalier.ch/ (consulté le 12 septembre 2022).
Auteur
Audrey Tuaillon Demésy est sociologue, maîtresse de conférences en STAPS à l’université de Franche-Comté. Elle travaille sur les loisirs alternatifs (sports subculturels, reconstitutions historiques, culture punk) et les imaginaires qui les entourent. Plus spécifiquement, ses recherches visent à comprendre comment sont élaborés et vécus des modes de résistance, pérennes ou éphémères, dans diverses situations ludiques.
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