Introduction – Partie III
p. 205-209
Texte intégral
1Le « tournant gestionnaire » des institutions culturelles, mis en avant dès 1992 par Jean Davallon1, s’accompagne d’une révolution copernicienne au sein des structures muséales et patrimoniales. Ce ne sont désormais plus la collection et la conservation qui sont au centre de l’attention, mais bien les publics, à qui il convient de s’adresser pour mieux les capter. Parmi les nombreuses propositions médiatiques qui se développent, la reconstitution historique tient une place à part, comme en attestent les cinq textes réunis au sein de cette partie. Bien qu’ils évoquent des expériences assez différentes, ces dernières visent toutes le même objectif : donner à voir et à ressentir un passé méconnu, oublié, perdu, détruit. Chercheurs et professionnels évoquent ainsi la reconstitution de sites et monuments patrimoniaux à l’aide d’images de synthèse, ainsi que de pratiques et de traditions passées (batailles et art de la guerre, savoir-faire et techniques traditionnels).
2Il y a deux raisons à cette injonction à la reconstitution. D’une part, on observe la démocratisation des outils de numérisation et de modélisation 3D qui a entraîné la diffusion et le partage d’une véritable mythologie : la capacité des sciences historiques contemporaines à remonter le temps, en reconstituant le passé grâce à un outillage informatique complexe. D’autre part germe une envie d’images chez les publics, qui ne s’exprime pas qu’à travers les écrans, mais se déploie aussi via l’expérimentation du passé, partagée par des communautés de pratique2. Les acteurs de terrain, pourtant lucides devant ces injonctions, s’y soumettent. Ils ont désormais conscience que les émotions et l’expérience individuelle font partie de l’appropriation des objets patrimoniaux et des discours qui les accompagnent, et acceptent, voire assument, d’avoir recours à des évocations vraisemblables plutôt que véridiques. Diffusées à grand renfort d’images de synthèse ou portées par des médiateurs en chair et en os, ces propositions viennent combler les vides de l’histoire et font autorité par un « effet d’authenticité » dont le ressort est la confiance qu’accordent les publics aux institutions culturelles3. De fait, les textes réunis ici donnent à voir la diversité de ces pratiques tout en permettant de saisir les enjeux scientifiques, médiatiques, politiques ou encore économiques qui se font jour.
3Interrogée en 2015, Sophie Madeleine, chercheuse au CIREVE (Centre interdisciplinaire de réalité virtuelle) de l’université de Caen-Normandie, est engagée depuis plusieurs années dans la reconstitution en images de synthèse de la ville de Rome au ive siècle. Si la chercheuse insiste sur la dimension heuristique de ces reconstitutions autour desquelles travaillent ensemble les scientifiques et les infographistes, force est de constater que la fascination qu’exercent ces images fait écran aux logiques communicationnelles traditionnelles dans le monde académique. Elles favorisent en effet une diffusion événementielle, qui ne se plie pas toujours à la nécessaire transparence sur les sources et les méthodologies utilisées, ainsi qu’au jeu tacite de reconnaissance des savoirs au sein du monde de la recherche.
4Le deuxième dialogue sélectionné s’intéresse également aux images de synthèse, mais du côté, cette fois, des politiques culturelles et patrimoniales. Interrogé en 2016, Xavier Villebrun décrit son parcours en tant qu’animateur puis directeur du patrimoine de la ville de Laval, cité qui accueille depuis 1999 le salon Laval Virtual, événement centré sur l’innovation technologique ainsi que les réalités virtuelles et augmentées. Les notions d’expérience et de mémoire partagées sont développées par Xavier Villebrun à travers l’exposé des nombreux dispositifs en image de synthèse proposés à Laval : les usages collectifs semblent ainsi transformer le processus de transmission de la seule description monumentale à l’interprétation collective d’une construction selon des questions qui, sans cesse, se renouvellent.
5La réflexion de Rémy Cazals, éditée en 2020 à la suite d’une conversation avec Janaïne Golonka4, fait écho à ces derniers propos. Si l’historien, spécialiste de la Première Guerre mondiale, revendique le respect des sources et une méthodologie éprouvée pour qui fait de l’histoire une science, il souligne également l’importance de la prise en compte du vécu des personnes ayant traversé et subi dans leurs corps cet épisode tragique. C’est notamment le recours aux témoignages de Poilus qui peut pallier la limite que le chercheur voit dans les reconstitutions immersives et audiovisuelles contemporaines. Concluant son raisonnement, l’historien évoque les recherches récentes sur les ressentis des hommes du front, mais aussi des femmes de l’arrière, ces gens ordinaires qui nous ont laissé des traces et des objets divers que la grande collecte mise en place dans le cadre de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale5 a permis de révéler… Et c’est également en allant à la rencontre des publics que l’historien peut apprendre des pratiques quotidiennes et contemporaines de gens ordinaires, qui lui permettent d’affiner son approche des façons de faire, dans le passé.
6Médiation expérientielle et médiation technologique : deux types de mise en relation avec le passé qui peuvent être pensées de concert, ainsi que le révèle l’entretien mené avec Aurélien Vigouroux en 2015. Gérant d’une société d’ingénierie culturelle, celui-ci est également membre d’une association de reconstitution historique. Cette double casquette permet au professionnel de terrain de regarder avec distance les représentations, souvent stéréotypées, qui accompagnent tant la transmission de l’histoire que, depuis plus de vingt ans, le déploiement du numérique au musée. Il s’attache ainsi à repenser les relations avec les publics permises par ces différentes formes de médiation, en insistant notamment sur les notions d’empathie et de confiance qu’il éprouve lorsqu’il se confronte directement aux publics lors d’animations in situ. En développant un propos qui décortique les traces matérielles du passé en regard de notre quotidien contemporain, il s’agit en définitive de réduire le « choc des représentations ».
7Le dernier dialogue de ce chapitre conclut ces réflexions sur la reconstitution, mise en œuvre par les praticiens de l’« histoire vivante ». En anthropologue, Audrey Tuaillon Demésy détaille la dimension matérielle et physique de ces reconstitutions qui permettent d’expérimenter en vrai des techniques, des costumes, des savoir-faire ou des pratiques anciennes selon des logiques scientifiques et médiatiques qui s’entremêlent et qui sont aussi de plus en plus solides et reconnues. Elle insiste par ailleurs sur la place du corps des participants dans ces activités, leur plaisir partagé relevant d’un loisir amateur « entre copains ». Faire appel aux émotions et aux sensations des publics lors de visites costumées et théâtralisées contribue sans aucun doute à un meilleur partage d’images et de pratiques à jamais disparues…
Notes de bas de page
1 J. Davallon, « Introduction. Le public au centre de l’évolution du musée », Publics & Musées, 2, 1992, p. 10-18. (www.persee.fr/doc/pumus_1164-5385_1992_num_2_1_1013, consulté le 21 novembre 2022).
2 Sur ces questions, nous renvoyons notamment à notre troisième aventure éditoriale commune : J. Deramond, J. de Bideran, P. Fraysse (dir.), Scénographies numériques du patrimoine. Expérimentations, recherches et médiations, Avignon, Éditions universitaires d’Avignon (https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.eua.4450).
3 J. Le Marec, Publics et musées. La confiance éprouvée, Paris, L’Harmattan, 2007.
4 Cette conversation a eu lieu dans le cadre de la recherche doctorale menée par Janaïne Golonka sous la direction de Patrick Fraysse depuis 2019 sous le titre, pour l’instant provisoire, suivant : L’Expérience de la mémoire : une approche info-communicationnelle des médiations immersives des mémoires sensibles de l’Histoire. Le cas des dispositifs immersifs de reconstitution des tranchées de la Première Guerre mondiale.
5 Voir par exemple la description de cette mission sur le site du ministère de la Culture (https://www.culture.gouv.fr/Actualites/La-grande-collecte-de-la-Grande-Guerre, consulté le 21 novembre 2022).
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