Chapitre 1. La documentation au musée, des documents partagés
Dialogue avec Patrick Fraysse, le 3 novembre 2014
p. 41-47
Texte intégral
1Gérard Régimbeau nous rappelle dans ce texte l’importance du lien entre support et contenu, entre techniques documentaires et dimension sociale des dispositifs de communication.
Vous êtes professeur en sciences de l’information et de la communication. En interrogeant plus particulièrement la documentation des connaissances produites par l’histoire de l’art, quel(s) usage(s) documentaires vous semble(nt) caractéristique(s) du musée ? Comment définiriez-vous la notion de document et ses dérivés (donnée, archive, source, matériau de travail…) ?
Comme j’ai eu l’occasion de le préciser dans une introduction à des articles sur la thématique « Document et musée : du discours sur l’œuvre à la médiation culturelle1 », nous avons maintenant affaire à des documents partagés : aussi bien dans les fonctions d’inventaire et de gestion des collections que dans celles d’accueil ou d’exposition, l’information et ses supports multiples intéressent une connaissance contextualisée des pièces muséales. Du point de vue des auteurs de ces documents, on peut aussi employer à leur propos la notion de document partagé car conservateurs, commissaires, régisseurs, chercheurs, médiateurs et usagers participent à une construction documentaire commune. Un usage de plus en plus étendu de la documentation muséale pour la recherche, la visite, l’édition ou la médiation culturelle incite plus que jamais à concevoir une documentation dans une perspective communicationnelle. La mise en ligne des informations d’inventaire, de description, de commentaire, d’étude peut faire partie intégrante de la communication globale d’un établissement ou d’un service, ou tout au moins en constituer une partie sensible à penser et à formaliser dans un cadre communicationnel. La notion de document intéresse ainsi à la fois des niveaux de généralités et de spécificités se déployant dans de multiples directions techniques et conceptuelles. Dès lors, une pièce muséale originale peut représenter un document historique pour un historien (les historiens parlent de périodes ou de faits documentés), et peut demeurer une œuvre d’art irréductible à toute dimension documentaire pour un esthéticien. Une différenciation des statuts documentaires est également source d’ambiguïtés entre, d’une part, les pièces considérées comme des documents primaires et, d’autre part, les documents secondaires issus du traitement documentaire (cartel, fiche, notice, dossier, etc.) de ces pièces muséales. Quand on sait, par ailleurs, que la terminologie documentaire distingue documents primaires et secondaires en classant dans la première catégorie ceux d’une source première, et dans la seconde les notices et informations à propos de l’information primaire, on perçoit les chassés-croisés de niveaux entre le document-objet et le traitement documentaire. De ce fait, un article de revue est un document primaire, tandis que la notice qui en est faite est un document secondaire.
En tout état de cause, le travail typologique, y compris intranumérique, est indispensable pour distinguer et identifier les sources informationnelles stockées ou diffusées avec des formats, des supports, des fonctions et des statuts en renouvellement constant. Les pratiques documentaires au musée sont une des modalités des pratiques informationnelles. Il est significatif d’avoir assisté petit à petit, en art contemporain, à l’intégration de l’espace de lecture (des revues, des livres, des catalogues d’exposition) dans des installations, comme pour signifier, vis-à-vis du lieu et de ses fonctions, de l’artiste et de son rôle, les dimensions d’information de l’exposition en dispositif réflexif d’une organisation des savoirs. Le souhait d’informer le public des pratiques muséales va dans le sens d’une certaine clarification des procédures méthodologiques : cela permet de rendre le visiteur plus « averti », pour reprendre une vieille expression.
On utilise beaucoup aujourd’hui la notion de « médiation numérique ». Quelle définition en donneriez‑vous ?
Si l’on prend le terme « médiation » dans son acception communicationnelle, à savoir un ensemble de dispositifs cognitifs et techniques observables dans le passage d’une étape à une autre, d’un point à un autre, d’un état à un autre, sans donner à ce phénomène une fonction méliorative, mais en constatant que tout acte humain de communication engage une ou des formes de médiation, la médiation numérique peut être définie a minima comme un des dispositifs sociotechniques permettant de communiquer, comme on pourrait identifier une médiation téléphonique, radiophonique, ou télévisuelle. Cependant, ce dispositif a pour particularité de permettre la construction d’espaces de diffusion, d’interaction et d’échange d’informations à très grande distance par écrans et terminaux interposés. Il inscrit donc la médiation dans une autre acception, qui est celle de la réalisation de techniques intermédiaires ayant pour fonction de favoriser la mise en œuvre et la mise à disposition d’informations. Des archives ou des documents muséographiques secondaires (issus eux-mêmes de documents primaires) pourront ainsi faire l’objet d’une médiation numérique, en supposant au préalable un plan d’action avec une chaîne de procédures nécessaires à la numérisation de documents, à leur transfert sur des supports adaptables et pérennes, à leur stockage et à leur mise en ligne, tout en étudiant parallèlement les coûts, les droits, l’ergonomie et le graphisme des sites qui les présenteront. La prise en compte du potentiel des reproductions, des images 3D, des animations, des reconstitutions, de la restitution comme de la « fictionnalisation » vulgarisatrice a apporté également des compléments de sens à la notion de médiation numérique. Enfin, les possibilités du Web 2.0 mettant en lien services ou institutions et usagers supposent que tout plan de médiation numérique accorde un espace d’interaction sous une forme ou une autre.
Vous travaillez aussi sur les usages de ces ressources patrimoniales numériques. Quelle définition de la notion de réception donneriez-vous ? Quelle place selon vous peut être accordée au public ?
La notion de réception est, pour moi, indissociable du « quant-à-soi » relevé dans l’étude pionnière de Richard Hoggart2 qui portait sur la culture du pauvre. Relevé, commenté et, il faut ajouter, éprouvé par le sociologue, lui-même d’origine populaire. On pourra enrichir la notion par celle de braconnage, forgée par Michel de Certeau3, à propos de la lecture, et par celle d’horizon de réception développée par Hans Robert Jauss4. Il n’en demeure pas moins que cette forte critique de l’attitude réceptrice décrite par Hoggart nous invite à percevoir autrement le rapport entre ressources et public, y compris pour le numérique. Elle invite à considérer les phénomènes d’information événementielle, d’enseignement, de persuasion ou de propagande dans une latitude, une zone d’approximation qui tient le chercheur en éveil. Non sans inquiétudes ni sans surprises, car ce « quant-à-soi » peut se révéler salutaire ou bien parfois susciter des blocages. La question des usages est peut-être la plus épineuse à analyser. Certains théoriciens, comme le psychanalyste Serge Tisseron5, rejettent la sémiotique visuelle au motif qu’elle oublie les usages, les effets vécus par le corps. Même si son refus vise, selon moi, un état dépassé de la sémiotique et qu’il prend au pied de la lettre la notion de « texte » – une notion qui ne rendrait pas compte de tous les « stimuli » émanant d’un signe –, il nous rappelle que nous ne pouvons réaliser l’approche des faits de communication sans nous préoccuper des conditions pragmatiques de leur présence et de leur « effectuation » : elles méritent autant d’intérêt que leurs intentions et leurs contenus. La dimension anthropologique qui tente d’en donner les variations diachroniques est aussi précieuse : elle ajoute des compléments, des substrats, des ressorts à ce dépliement des enjeux. La place du public est abordée dès le départ dans une perspective patrimoniale, puisqu’elle invoque un héritage, un bien commun. Mais après ce constat, toutes les questions restent posées : celles de ses rôles dans l’approbation du legs, dans le traitement (la maintenance, la restauration, l’inscription, etc.), dans la transmission. Il faut alors procéder à une différenciation des fonctions et des catégories de publics.
On peut cerner maintenant les pratiques et les évolutions des publics au travers des enquêtes de plus en plus fines qui sont effectuées pour la culture par le département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture6. Toute une partie des recherches en systèmes d’information et de communication permet aussi de prendre la mesure des figures de la médiation, pour reprendre les termes de Josiane Jouët7. Ces réalités des usages et des pratiques, avant de les étudier « en laboratoire », nous sommes quelques-uns à les avoir connues en tant que professionnels, en prise directe avec les effets, les obstacles et les bénéfices des recherches d’information, des médiations culturelles, de la vulgarisation ou de la communication publique. Pour une part, les recherches menées en thèse sont le fruit d’observations participantes ouvertes aux problématiques des publics. Il est à noter, par ailleurs, que le terme de « public » interroge aussi bien la nature des personnes concernées, l’intention, mais aussi le cadre politico-juridique (si l’on songe, entre autres, aux établissements dits « publics », à la fonction dite « publique », répondant aux besoins d’une res publica).
Tenter une définition de la réception ne pourrait se faire qu’en tenant compte, dans ce contexte, des facteurs intervenant dans ces modalités. Une période de la recherche a été « réceptive » à cette notion, quand il s’agissait de déplacer les études qui portaient auparavant sur des textes vers les traces de leurs publications, de leurs ventes, de leurs lectures et de leurs transmissions, retrouvant au passage le rôle important des réseaux, des éditeurs, des libraires, des typographes, des pédagogues, etc. Pour le patrimoine, ce seraient des acteurs correspondants (agences pour l’architecture et le design, commanditaires et galeries pour les artistes, critiques d’art, éditeurs et diffuseurs pour les images, etc.). On a élargi une forme de bibliographie-bibliologie à une composante de l’anthropologie des savoirs, analysant les vecteurs, les médias, les médiums, les personnes, les lieux et les conditions de mise à disposition. Le numérique, qui médiatise de nombreux contenus patrimoniaux par des sites, des banques ou des blogs, nous impose de comprendre ces évolutions, et pourquoi pas de les précéder par une recherche spéculative bien comprise. Dans une célèbre et superbe étude sociologique, Jean‑Claude Passeron et Emmanuel Pedler8 ont étudié le temps donné aux tableaux par les visiteurs du musée Granet à Aix-en-Provence. Quel est le temps nécessaire à la familiarisation, à la compréhension, à l’appropriation d’un signe artistique dans la réception ? C’est ce type de question qui peut nous aider à mieux comprendre la réception des ressources numériques sur le patrimoine à côté des travaux sur l’offre et les dispositifs.
Notes de bas de page
1 Documentaliste-Sciences de l’information, 2, 2014 (https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-documentaliste-sciences-de-l-information-2014-2.htm, consulté le 8 novembre 2022).
2 R. Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Éditions de Minuit, 1970.
3 M. de Certeau, L’Invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990.
4 H.R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1990.
5 https://sergetisseron.com/ (consulté le 5 juillet 2022).
6 https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Etudes-et-statistiques (consulté le 5 juillet 2022).
7 J. Jouët, « Pratiques de communication et figures de la médiation », Réseaux, 60, 1993, p. 99-120 (https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1993_num_11_60_2369, consulté le 7 novembre 2022).
8 J.-C. Passeron, E. Pedler, Le Temps donné aux tableaux, Lyon, ENS Éditions, 2019 (http://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/enseditions/16682, consulté le 5 juillet 2022). Voir également J. Davallon, « La sociologie de la réception au musée. Jean-Claude Passeron, Emmanuel Pedler : Le Temps donné aux tableaux », Culture & Musées, 3, 1993, p. 159-161 (https://www.persee.fr/doc/pumus_1164-5385_1993_num_3_1_1249_t1_0159_0000_1, consulté le 5 juillet 2022).
Auteur
Gérard Régimbeau est professeur émérite en sciences de l’information et de la communication. Sa carrière universitaire s’est déroulée à l’université Toulouse III-Paul-Sabatier, à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib), puis à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Tout au long de son cheminement scientifique, il a développé une riche réflexion sur les médiations informationnelles (documentaires, muséales, éditoriales), iconographiques et artistiques (de l’art contemporain en particulier) et, plus largement, culturelles.
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