Introduction – Partie I
p. 37-40
Texte intégral
1Dans une récente et brève publication, Patrick Boucheron dialogue avec François Hartog, tous deux s’interrogeant sur les liens qui unissent, dans nos sociétés globalisées et numérisées, passé, présent et futur. Cette discussion est éclairante pour relire les échanges réunis dans cette partie dédiée aux patrimoines et aux ensembles documentaires. L’archive, la source, la trace, autrement dit le document, constituent en effet le cœur même du travail des scientifiques qui cherchent à reconstruire le passé, mais aussi des chercheurs en sciences de l’information et de la communication qui décortiquent la façon dont nos sociétés exploitent et font circuler ces documents1. Patrick Boucheron souligne ainsi combien l’écriture de l’histoire s’apparente à un rappel du passé « non pour le réciter, ni pour s’adonner sagement à son devoir de mémoire, mais bien pour le ressaisir, et y réactiver une puissance de convocation qui fait venir le passé dans le présent2 ». Cette convocation du passé dans le présent passe tout aussi bien par la collection, qui classe et ordonne des éléments du passé dans un souci de rétablissement d’une transmission inévitablement brisée, que par une activité plus « poétique » qui permet au lecteur d’expérimenter d’autres vies que la sienne, reconstituées à partir de ces mêmes traces, archives ou vestiges. Au-delà des seuls documents, c’est donc bien la mise en récit que cette partie interroge. Quel est le type de narration choisi par l’historien pour rendre compte de sa démarche et de sa méthodologie de travail ? À l’inverse, comment un romancier peut-il tirer parti de la fiction pour faire sentir et ressentir le passé tout en s’appuyant sur les ressources historiques disponibles ? Enfin, quels peuvent être les lieux et les formes de narration choisis pour faire la médiation du patrimoine littéraire, entre texte, objet et parcours muséal ?
On retrouve au sein des cinq dialogues associés ici cette palette de pratiques et d’usages qui s’entremêlent autour de ce que les sciences humaines et sociales nomment archives, sources, traces textuelles, éditions littéraires ou, plus largement, pour reprendre l’expression utilisée par Gérard Régimbeau dans le dialogue de 2014, « document[s]-objet[s] ». La mise en ligne de ce premier dialogue est le résultat d’un échange intellectuel nourri entre le chercheur et notre équipe. S’intéressant dans ses recherches au long cours aux usages de la documentation dans la production des connaissances en histoire de l’art, Gérard Régimbeau décortique plus précisément les pratiques documentaires au musée et souligne notamment combien l’efficacité de cette réception repose sur la place ménagée à l’usager dans cette mise à disposition.
2Cette observation, qui est intimement liée à l’émergence des outils numériques dans la mise en partage documentaire, se retrouve au sein du second texte. La discussion réalisée en 2014 avec Jean‑François Sibers, alors chef du service des collections, de l’information et de la communication de la direction régionale des affaires culturelles d’Aquitaine, tente de préciser ce qu’un professionnel du patrimoine entend par « médiation numérique ». Si les sources mises en ligne sont transformées en ressources ouvertes à une multiplicité d’explorations qui ont progressivement vu le jour3, Jean-François Sibers rappelle que le « tout public » est difficile à saisir en ligne et que seules des activités de médiation proposées par des professionnels qualifiés (enseignants, animateurs du patrimoine, bibliothécaires, etc.) sont à l’origine de véritables appropriations.
Le numérique ayant bouleversé les possibilités de mise à disposition et de circulation des documents, il a parallèlement modifié les politiques de reconnaissance du patrimoine écrit en lui conférant une nouvelle valeur. C’est en tout cas ce que permet d’avancer la lecture de la conversation menée avec Fabienne Henryot en 2021. Enseignante-chercheuse à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, celle-ci revient sur la difficile mise en médiation du patrimoine écrit conservé par les bibliothèques et les archives et insiste sur un des enjeux politiques qui accompagnent la valorisation de ces objets textuels. Mettre en récit les collections bibliographiques, c’est aussi insérer les établissements qui en sont aujourd’hui les gardiens dans le récit collectif (et souvent national) des idées et de la conscience intellectuelle en servant une cause et une identité territoriale.
Ce point apparaît clairement au sein du quatrième dialogue daté de 2022 et réalisé avec Marie-Clémence Régnier. Celle-ci suit les logiques médiatiques qui accompagnent la patrimonialisation de la littérature et dévoile les deux faces de ce mouvement : la conservation et le traitement d’archives d’une part, et, d’autre part, sa concrétisation physique dans un espace précis, le plus souvent une « maison-musée », qui devient dès lors le support d’un récit. Mais Marie‑Clémence Régnier souligne aussi l’absence de politique nationale dans ce domaine, ces propositions étant portées le plus souvent par des territoires, petites municipalités ou associations locales, maintenant de nombreuses maisons-musées dans une fragilité, pour ne pas dire précarité, qui doit nous interroger.
Enfin, l’ultime dialogue de ce regroupement explore le dernier maillon de cette chaîne de réécriture du passé en s’intéressant plus spécifiquement à la littérature. Elsa Cavalié étudie en effet l’écriture de l’histoire dans le roman contemporain en décortiquant l’héritage et la résurgence de la Grande Guerre dans la littérature britannique. Cette discussion réalisée en 2021 se place également sous la houlette des régimes d’historicité de François Hartog, en relevant combien l’empathie et l’individuation du récit sont au cœur de ces écrits récents sur le passé, bien loin des principes moraux du début du xxe siècle où primait le sacrifice collectif d’une nation. Concluons donc ces observations sur la vigilance que nous devons développer en tant que chercheurs et chercheuses pour débusquer les mythes nationaux ou territoriaux qui construisent ces diverses façons de faire rejaillir le passé !
Notes de bas de page
1 Renvoyons tant aux travaux d’Yves Jeanneret, de Viviane Couzinet qu’à notre premier ouvrage paru en 2017 chez Cépaduès.
2 P. Boucheron, F. Hartog, L’Histoire à venir, Toulouse, Anacharsis, 2018, p. 22. L’historien reprenant ici à son compte la réflexion de Bruno Latour développée dans « Le rappel de la modernité » : B. Latour, « Le rappel de la modernité - approches anthropologiques », Ethnographiques.org, 6, 2004 (https://www.ethnographiques.org/2004/Latour, consulté le 21 novembre 2022).
3 Nous renvoyons ici par exemple aux réalisations des « Gallicanautes », c’est-à-dire les internautes qui exploitent les millions de documents accessibles depuis Gallica. Pour suivre l’actualité de la recherche à la BnF et donc également autour de Gallica, nous renvoyons au carnet de recherche de cette structure (https://bnf.hypotheses.org/, consulté le 21 novembre 2022).
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