Qu’est-ce qu’une approche info‑communicationnelle du patrimoine ?
Introduction
p. 5-22
Texte intégral
1Nous avons choisi de rassembler les textes publiés initialement sur notre carnet de recherche dans cette belle collection « Passion du patrimoine » pour donner cohérence et visibilité à ces publications qui se sont échelonnées pendant dix ans et qui permettent de retracer l’aventure de Com’en Histoire. En effet, nous avons fondé ce réseau de chercheurs et de professionnels passionnés par l’histoire et le patrimoine, inaugurant une discussion fructueuse sur le temps long. Elle montre à quel point le dialogue interdisciplinaire est possible et peut être riche, malgré les difficultés rencontrées et les incompréhensions éventuelles. Au-delà des disciplines universitaires et des différentes pratiques professionnelles, c’est bien la quête de sens qui nous rapproche et permet de nourrir et de réunir nos multiples approches du patrimoine.
L’aventure de Com’en Histoire
2Commençons par rappeler quelques faits : Com’en Histoire1 est d’abord l’histoire d’une collaboration (et d’une amitié) entre trois chercheurs en sciences de l’information et de la communication (SIC) formés à l’histoire ou à l’histoire de l’art et travaillant sur « l’objet patrimonial ». Constatant de nombreux points communs dans nos premières recherches sur la réception de l’histoire au xixe siècle par le biais de médiations théâtrales et musicales (autour de la vie de Jeanne d’Arc), de médiations documentaires et monumentaires (des monuments reconstitués) ou, plus récemment, de médiations numériques (immersion dans des images 3D), nous avons choisi d’élargir notre trio. Nous avons ainsi ouvert nos réflexions à un groupe plus important de professionnels et de chercheurs intéressés par la notion de patrimoine, en cherchant à l’appréhender de manière interdisciplinaire. Nous avons souhaité renouveler les questionnements scientifiques et partager les points de vue théoriques et méthodologiques avec distance.
3Le réseau s’est donc constitué en 2013, avec un premier rassemblement à l’occasion d’une journée d’étude consacrée à une préoccupation commune, partagée par les sciences historiques et les sciences de l’information et de la communication : l’intérêt pour le document. « Il ne s’agit pas de faire l’histoire des SIC, mais bien plutôt d’envisager les points communs, les terrains partagés des SIC et de l’histoire, notamment, autour de la période du Moyen Âge et de la question du document. » C’est en ces termes que nous avions justifié notre initiative et convaincu six autres chercheurs (trois historiens et historiens de l’art et trois chercheurs en SIC) de venir débattre ensemble des multiples façons de considérer le document. Nous nous sommes ainsi intéressés tant à l’apport documentaire, pour l’analyse historique, qu’à la construction de concepts et notions « documentologiques » en SIC (le concept de document en premier lieu, mais aussi ceux de médiation, de réception, d’interprétation, d’usages…). L’intérêt était donc de voir comment ces deux disciplines, au sens large du terme dans les deux cas, pouvaient apprendre l’une de l’autre. Une entrée dans le dialogue stimulante, pour réinterroger le « bel aujourd’hui des siècles passés », pour paraphraser un ouvrage de Claude-Gilbert Dubois2 : regarder avec distance la façon dont on produit, construit l’histoire tout autant que saisir les multiples façons de comprendre, regarder, (re)vivre le passé. Le patrimoine, le document, les nombreuses manières d’écrire et de diffuser la recherche, la médiation et la vulgarisation sont de fait à la croisée des chemins.
4L’objectif affiché de cette première journée d’étude de 2013 était donc de partager des questionnements communs sur ces notions de document, de média, de patrimoine, de médiation ou de vulgarisation, sans perdre de vue les problématiques qui leur sont directement liées, comme la réception, la patrimonialisation des artéfacts historiques ou les usages publics de l’histoire. Ce programme de recherche ambitieux s’est poursuivi avec deux autres journées d’étude en 2016 et 2017, sans compter la dernière prévue puis annulée en 2020, suivies de quatre publications imprimées. Tout au long de ces années, surtout, nous avons nourri un carnet de recherche en ligne, Com’en Histoire, qui a vu le jour dès 2013, parallèlement à nos premières réflexions.
5Le réseau s’est donc constitué petit à petit, au gré des opportunités de financement des journées d’étude et de leurs publications par nos laboratoires respectifs3. L’ensemble des contributions et les perspectives multiples sur le patrimoine matériel et immatériel, sur les notions de document et ses déclinaisons (données, sources, archives, informations…), de médiation (culturelle, documentaire, ludique, sensorielle…), le numérique (immersion, participation…) ont formé un regard original et partagé, pluridisciplinaire, voire parfois interdisciplinaire.
6Sur le document4. La dimension info-communicationnelle de l’histoire et du patrimoine est soulignée par les dispositifs d’organisation des connaissances (listes, nomenclatures, classifications, thésaurus…) ou par les pratiques de médiation, qu’elles soient documentaires, culturelles ou scientifiques. Dans ce contexte, l’intérêt de définir la notion de document est de pouvoir dialoguer avec l’histoire, qui utilise le document comme pilier de sa méthodologie. La critique interne et externe des historiens peut être confrontée à la grille d’analyse documentologique des objets, telle qu’élaborée par des chercheurs en SIC (Jean Meyriat5, Viviane Couzinet6, pour ne citer que quelques noms), qui propose une approche technique (document primaire, secondaire…), mais également sociale (document par intention ou par attribution). Cette perspective diachronique de la notion de document proposée par les SIC permet notamment de démythifier les démarches et questionnements technonumériques actuels.
7Sur les médiations7. Au-delà de la communication et des usages politiques, commerciaux ou idéologiques de l’histoire dans les médias, on constate également que de nouveaux lieux et de nouvelles pratiques de partage de l’histoire et de la mémoire se développent sur de nombreux territoires. Les professionnels engagés dans ces actions utilisent la notion de médiation pour nommer toutes ces pratiques de diffusion, d’explication, de vulgarisation ou d’interprétation. Mais la notion de médiation n’est pas revendiquée par les chercheurs en histoire ni par certains professionnels du patrimoine qui nomment autrement ces modalités de diffusion et de médiatisation. Pourtant, il s’agit bien souvent des mêmes pratiques, qui se renouvellent dans des lieux qu’on ne nomme plus seulement musées, mais aussi centres d’interprétation, mémoriaux ou historiaux.
8Sur le numérique8. De plus en plus d’institutions culturelles renouvellent leurs dispositifs d’aide à la visite, en intégrant les technologies les plus récentes, ou développent de nouvelles formes d’adresse aux publics sur les réseaux numériques. Les injonctions qui traversent les établissements culturels sont de plus en plus nombreuses et nous avons interrogé les récits et les images qui se déploient sur diverses plateformes numériques et sont véhiculés par des professionnels comme par des amateurs. L’ouvrage interdisciplinaire que nous avons dirigé nous a donc permis de mettre en exergue les enjeux muséographiques, politiques et économiques de ces mises en scène patrimoniales, à partir d’études de cas (à Avignon, Toulouse ou Lyon, par exemple). Dans une perspective proche de celle des cultural studies, les textes relient les questions épistémologiques de chercheurs en sciences humaines et sociales aux pratiques médiatiques des professionnels et publics du patrimoine.
9Sur le patrimoine culturel immatériel (PCI)9. Le domaine patrimonial s’est, depuis plusieurs années, clairement élargi et s’ouvre désormais aux savoir-faire, rituels ou traditions. Nous avons ici souhaité faire le point sur l’apport des sciences de l’information et de la communication sur les formes de médiatisation et de médiation du PCI. En effet, les chercheurs en SIC étudient de longue date le processus social par lequel des objets changent de statut pour acquérir celui de patrimoine. Là encore, plusieurs chercheurs, à commencer par Jean Davallon10, ont montré que cette patrimonialisation devait être envisagée depuis le présent, nous renseignant autant sur le passé que sur les rapports que nous entretenons aujourd’hui avec lui. Or l’inclusion de l’immatériel dans le domaine patrimonial impose un bouleversement de ce modèle type : la transmission de ces savoir-faire, de ces rituels ou de ces coutumes implique en effet une continuité intergénérationnelle, qui précède la production de savoirs institutionnalisés, imposant de fait aux chercheurs, quelle que soit leur discipline d’origine (anthropologie, histoire, SIC, etc.), une relecture de ce concept de patrimoine.
10Au cours des années, c’est notre carnet de recherche sur la plateforme Hypotheses.org, Com’en Histoire, qui est devenu le fil rouge de nos échanges et de nos réflexions, matérialisant sur le Web notre réseau éloigné sur le plan géographique, mais aussi compilant peu à peu les textes produits et publiés essentiellement au sein des rubriques « Dialogues11 » et « Atelier des médiations12 ». Nous y avons suivi et interrogé au gré de nos rencontres et échanges des acteurs de terrain et des chercheurs qui participent ou réfléchissent à cette transformation des objets et/ou des idées en patrimoine, par le biais d’écritures médiatiques des plus diverses (de l’exposition à la maquette, en passant par le documentaire ou les outils numériques). Ces réflexions foisonnantes, recueillies sur une dizaine d’années, soulignent toutes à quel point les pratiques info-communicationnelles sont au cœur de la reconnaissance patrimoniale. Cependant, nous devons préciser que le dialogue interdisciplinaire que nous appelons de nos vœux depuis le début de notre aventure n’est pas toujours au rendez-vous ni évident. Les succès des articles et des chapitres publiés dans les ouvrages, les revues ou la visibilité de notre carnet au sein de la sphère professionnelle ne doivent pas occulter toutes les difficultés de notre entreprise et, parfois, il faut bien le dire, les incompréhensions ou les échecs.
Le dialogue SIC, histoire et musées
11Si les chercheurs et chercheuses en sciences historiques et en sciences de l’information et de la communication recourent à des concepts communs, à commencer par celui, central, de document, il est indéniable que nos approches sont bien différentes, la recherche en histoire se caractérisant par une méthode (la collecte et l’analyse des sources et des traces) quand nos travaux se définissent par nos objets d’étude (les musées ou le patrimoine donc, mais aussi, pour en citer d’autres, la presse, les réseaux sociaux numériques, les publics, etc.) et la manière dont les SIC les problématisent. Sont-ce ces différences qui génèrent les incompréhensions que nous avons pu parfois vivre lorsque nous évoquions nos travaux sur le patrimoine dans des cénacles d’historiens ? Finalement, qu’ont à dire les SIC sur les représentations du passé qui circulent au sein de ces différents espaces publics ?
Les liens entre histoire et SIC, ou la difficile reconnaissance
12L’ensemble des travaux que nous avons menés depuis dix ans, que ce soit ensemble ou à travers d’autres projets scientifiques, ne cesse de montrer à quel point le dialogue entre les laboratoires, entre les disciplines, entre chercheurs et professionnels est fructueux pour déconstruire les mythes qui s’élaborent autour du passé et des patrimoines. Pourtant, force est de constater qu’il existe encore aujourd’hui une forme de distance, si ce n’est de scission, entre les travaux des chercheurs en histoire au sens large du terme et des chercheurs en sciences de l’information et de la communication. Les travaux des SIC sur le patrimoine se sont toutefois multipliés depuis le début des années 1990. Les trente dernières années ont ainsi vu une production scientifique importante, menée notamment par les chercheurs de l’université d’Avignon, à tel point qu’on a pu parler d’« école » (citons parmi ces chercheurs Jean Davallon, Daniel Jacobi, Yves Jeanneret, puis Marie-Sylvie Poli, Cécile Tardy, Émilie Flon, Éric Triquet…). La revue Publics & Musées, devenue en 2013 Culture & Musées, a mis l’accent sur la nouvelle muséologie, l’intérêt grandissant des institutions culturelles pour les publics et le tournant communicationnel dans de nombreux établissements, musées et monuments en tête.
13Pourtant, nombreuses sont les synthèses historiennes qui ignorent ces recherches. Si elles sondent les origines du concept de patrimoine dans les trésors des églises, les collections royales ou les monuments historiques, le récent dossier de la revue d’histoire Vingtième Siècle intitulé « Patrimoine, une histoire politique13 » montre à quel point ces travaux info-communicationnels paraissent ignorés par la sphère des historiens du patrimoine. En 2020, la somme de Krzysztof Pomian, Le Musée, une histoire mondiale, passe entièrement sous silence l’apport des chercheurs en SIC à la muséologie et à la nouvelle muséologie. Même François Hartog, le spécialiste des régimes d’historicité et du présentisme, ne prend pas en compte les travaux de Jean Davallon sur le processus de patrimonialisation du patrimoine matériel (rupture mémorielle et filiation inversée), malgré la production scientifique plus que fournie de ce dernier (à commencer par Le Don du patrimoine14).
14Mais pourquoi en sommes-nous là, alors que les instances de la recherche universitaire ne cessent d’insister sur l’interdisciplinarité ? Il existe bel et bien des divisions entre les disciplines, une répartition des objets et des méthodes qui se matérialise dans nos fonctionnements universitaires, que ce soit en termes de formations ou de publications. L’interdisciplinarité est ainsi souvent entendue comme une répartition interne au sein même des sciences historiques, la concurrence jouant déjà entre histoire, histoire de l’art et archéologie, quand ce n’est pas aussi entre les périodes (un antiquisant, un médiéviste, un moderniste ou un contemporanéiste ne pratiquant pas la même histoire tant les documents à critiquer et à analyser sont différents). Que dire d’autres disciplines issues des humanités qui intègrent également des approches historiques, à l’image de la littérature ou de la musicologie, par exemple, et dont certains dialogues publiés dans cet ouvrage témoignent ? Peut-on dès lors concilier approche de corpus et approche de terrain ? Nous en sommes, pour notre part, convaincus, car interroger les formes contemporaines de circulation et de transmission du passé et des objets patrimoniaux impose des méthodologies diverses, qui sortent le chercheur de l’analyse des documents pour aller à la rencontre des acteurs, sur le terrain. Il s’agit, de fait, de réfléchir ensemble aux moyens de dépasser ces obstacles pour développer un champ de recherche commun, car nous pouvons tous bénéficier d’apports scientifiques les plus divers. On pourra également souligner que les injonctions à l’interdisciplinarité facilitent progressivement la mise en place de liens avec une nouvelle génération de chercheurs en histoire, histoire de l’art et archéologie ou histoire littéraire, à l’image des nombreux collègues universitaires qui ont accepté de dialoguer avec nous.
15Pour conclure sur ces discussions disciplinaires, signalons que le dialogue inédit avec Jean Davallon que nous publions dans cet ouvrage revient justement sur ces difficiles questions d’interdisciplinarité, tout en permettant de se projeter vers un avenir plus serein, à base de recherches constructives et de débats scientifiques sur le patrimoine, les expositions et les musées.
Une conversation à distance et sur le long terme sur les objets patrimoniaux
16Si nous avons jusque-là plutôt évoqué les disciplines scientifiques, il est essentiel de rappeler que nous avons également et largement tissé le dialogue avec le monde professionnel, en interrogeant sur le temps long des spécialistes des patrimoines et des structures institutionnelles et culturelles. Tout au long de ce projet collectif, nous avons ainsi conversé avec des conservateurs, des responsables de services des publics ou encore des chargés de productions numériques, toutes et tous apportant, en fonction de leur formation et de leur carrière personnelle, leur regard sur la médiation culturelle, l’histoire ou le patrimoine. Nous constatons les multiples perspectives qu’offrent de tels dialogues en termes de réflexions conjointes, emprunts théoriques pour les uns et apports méthodologiques et empiriques pour les autres. De fait, sur les vingt-deux dialogues publiés dans cet ouvrage, neuf résultent de discussions menées avec ces acteurs et actrices de terrain, qui nourrissent nos propres travaux en les confrontant aux évolutions contemporaines des formes de médiation et médiatisation des patrimoines que nous n’avons de cesse de questionner. Évolution des termes employés sur le terrain pour nommer des pratiques relativement proches (« médiation », « vulgarisation », « valorisation », etc.), injonctions aux nouvelles formes d’adresse aux publics (recours au récit, utilisation des outils numériques, usages des reconstitutions, etc.) : ces réalités professionnelles sont interrogées, discutées et, finalement, mises à distance par cette écriture collective et partagée qui relève, pour ces acteurs, d’un temps suspendu par rapport à leurs pratiques quotidiennes.
17Écriture en mouvement, le carnet de recherche facilite en effet la diffusion ouverte et publique de discussions et d’échanges et, ce faisant, favorise une reconnaissance identitaire entre communautés de professionnels fonctionnant en réseau. Malgré leur brièveté, chacune de ces discussions est l’occasion de revenir sur la notion de médiation, en recueillant la définition donnée à ce terme par chaque acteur de terrain. Les propositions étant liées aux activités de chacun, l’ensemble des données recueillies permet d’appréhender peu à peu la complexité de ce concept que les chercheurs en SIC avaient déjà révélée, mais qui se trouve ici partagée avec la sphère des experts et professionnels du patrimoine. Derrière une apparente banalité, et grâce à cette discussion sur le long terme, les grandes orientations contemporaines des pratiques de valorisation et de médiation patrimoniales se dessinent : la part de plus en plus importante des publics dans la conception des dispositifs et outils, le poids de la culture numérique dans la diffusion des savoirs, la convergence culturelle et technique des contenus, le rôle des médiateurs dans ces transformations, etc. En se concentrant enfin sur l’observation d’une pratique propre à l’espace public, les formes de médiation des patrimoines, les dialogues révèlent en creux la mise en tension de ces savoirs et objets historiques dans ces pratiques qui supposent des savoir-faire tant informationnels que communicationnels.
Une approche info‑communicationnelle de l’histoire
18À l’image des historiens qui ont su évoluer dans l’étude du passé en dépassant l’approche classique propre à la biographie ou à l’histoire-bataille pour jeter un regard neuf sur les représentations et l’évolution des sociétés dans le temps, les chercheurs en SIC ont également rapidement abandonné les premières théorisations mécanistes et techniciennes de la communication (centrées sur un schéma binaire émetteur-récepteur) pour s’intéresser à la « circulation techno-sémiotiquement appareillée des idées15 » selon « une conception forte de l’info-communication », insistant sur la dimension symbolique. Forts de leur interdisciplinarité, avouée et recherchée dès les origines de la discipline dans les années 1960, les chercheurs en SIC ont multiplié les méthodologies (empruntées à l’histoire, la sociologie, la sémiotique, la linguistique, l’anthropologie) pour aborder leurs multiples objets, des médias aux bibliothèques, en passant par la communication politique, le design ou les dispositifs numériques.
19En ce qui concerne les recherches en muséologie, domaine qui nous intéresse plus particulièrement ici, celles-ci se consacrent à l’observation des monuments, sites patrimoniaux, musées et expositions diverses et variées, les chercheurs en SIC s’appuyant sur cette approche « multidimensionnelle16 » propre à la discipline pour étudier aussi bien les objets et leurs origines, le design expographique, les dispositifs de médiation (textes, images, audiovisuels, outils interactifs, etc.) que les pratiques de visites. Quant aux méthodologies d’enquête choisies, elles sont aussi variées que créatives, mêlant les pratiques expérimentales, l’observation sur le terrain, l’entretien compréhensif ou l’étude de corpus de documents de communication et de médiation pour embrasser des musées et des sites qui s’inscrivent dans des champs aussi variés que les beaux-arts, les sciences naturelles, les questions de société (ethnographiques et historiques, principalement), voire, plus récemment, d’entreprises. On comprend dès lors la plus grande familiarité que peuvent entretenir des chercheurs en SIC et des chercheurs en anthropologie, notamment17 ; quand les SIC abordent le patrimoine comme un « être communicationnel » ou un « être culturel », l’ethnologie et l’anthropologie l’envisagent pour leur part comme un être social, approches in fine tout à fait complémentaires.
20On retiendra que l’approche communicationnelle passe par un intérêt certain pour les acteurs et les situations de communication (des producteurs de contenu et professionnels aux récepteurs et multiples publics), les techniques et les dispositifs qui rendent possible la circulation des informations et des idées, et les enjeux symboliques qui lui sont liés18. Enfin, on n’oubliera pas que les chercheurs en SIC regardent avec attention tout ce qui concerne les processus : la fabrique des idées, les formes de circulation et de transformation des objets et des savoirs et, en ce qui nous concerne, les actions observables dans l’espace public de patrimonialisation – documentarisation, muséification ou mise en exposition… On peut donc considérer qu’une approche info-communicationnelle de l’histoire et du patrimoine est propre à prendre en compte la production textuelle, documentaire et médiatique sur les sujets et objets d’histoire et de patrimoine. Comment est-ce que l’histoire prend forme et s’écrit ? Comment le passé s’incarne-t-il et se met-il en scène à travers les objets et sites patrimoniaux ? Comment de multiples médiations mettent-elles en récit ces objets pour les rendre plus vivants aux yeux des visiteurs ? Et enfin, comment est-ce que les stéréotypes et les idées reçues circulent et mettent en œuvre des récits concurrents à ceux des historiens ?
21Au sein de Com’en Histoire, nous essayons d’appréhender et de mieux comprendre ces multiples écritures et réécritures de l’histoire et des patrimoines au travers des médias, documents, dispositifs et discours qui les donnent à voir et à percevoir, suivant les propositions les plus scientifiques comme les plus « mythologiques ». C’est bien l’ensemble de l’espace public qui nous intéresse ici, et nous n’écartons pas les relectures de l’histoire les plus controversées, qui vont jusqu’à réinventer des objets, tel l’anneau de Jeanne d’Arc exposé au Puy du Fou, les prises de position marquées, telles ces biographies passionnées, estampillées du sceau de la royauté chez Stéphane Bern, ou encore les reconstitutions de monuments les plus farfelues qui côtoient, au grand désarroi des spécialistes, les productions les plus rigoureuses.
22Le dialogue interdisciplinaire et intersectoriel engagé depuis une dizaine d’années donne à voir cette richesse et cette diversité : à partir de leur pratique professionnelle de chercheurs ou de praticiens du patrimoine, mais aussi comme citoyens engagés dans le débat public, nos interlocuteurs ont souhaité rappeler que faire de l’histoire et transmettre le patrimoine, c’est travailler le passé selon une méthode critique qui consiste avant tout à prendre de la distance, afin d’éviter de n’utiliser l’histoire que pour expliquer le présent. Ce faisant, on oublie trop rapidement qu’elle est vivante et que notre rapport au passé évolue, lui aussi… Cette question des usages – et parfois des mésusages – communicationnels du passé semble caractéristique de cette passion française pour l’histoire. Se pose aussi la question des réappropriations médiatiques, pour ne pas dire mercantiles, de l’histoire, qui peuvent être encouragées par ce nouvel espace public qu’est le Web, puisque tout le monde peut désormais prendre la parole sur tous les sujets… Aussi, nous remercions chaleureusement les vingt-deux chercheurs et professionnels qui se sont prêtés au jeu et à la question, acceptant de décortiquer avec distance leurs propres façons de dire et de faire. Ils ont accepté de republier leur « dialogue » au sein de cet ouvrage collectif qui s’apparente dès lors à un recueil de textes portant haut, sous des termes que nous espérons simples, la question de la patrimonialisation. Ce temps long nous autorise à porter un regard rétrospectif sur cette riche production que nous avons choisi de réunir et de structurer en quatre grandes thématiques, présentées au cours d’introductions liminaires. Sont ainsi abordés par des scientifiques comme par des professionnels de terrain les liens unissant les objets patrimoniaux et les documents, la multiplication des propositions de médiation muséale, la diversité des formes de reconstitutions historiques et autres expériences du passé, et, enfin, la place de l’histoire – et des historiens – au sein de l’espace public.
23Chaque dialogue est rédigé en suivant le même format, trois questions guidant la réflexion du chercheur ou du professionnel interrogé. Les questionnements sont transversaux et il n’est pas rare de voir certains des textes aborder deux, voire trois de ces thématiques. Ces textes sont volontairement « oralisants », sortant du cadre de l’article scientifique, pour adopter un mode conversationnel plus adapté à un large public et à la publication originelle au format numérique. Ils peuvent être lus dans le désordre comme au fil de l’eau, séparément ou selon leur rubrique. Enfin, on notera parfois un léger décalage avec les textes publiés sur notre carnet de recherche. Les années ayant passé, les auteurs ont parfois pris de nouvelles fonctions et les projets pensés au futur sont devenus objets du passé. Nous avons donc réédité ces textes pour les actualiser, tout en gardant leur substantifique moelle : les projets et les dispositifs ont été revus à l’aune du temps présent pour faciliter la lecture. Vous découvrirez ainsi des textes qui semblent avoir été écrits hier, quand ils datent, déjà, d’une dizaine d’années. Enfin, chaque partie est enrichie d’un cahier iconographique qui ne reprend pas nécessairement les illustrations exploitées dans le cadre de la première publication : les images retenues dans cet ouvrage ont pour but de matérialiser la diversité des actions, propositions et situations de médiation patrimoniale que nous avons tenté de « capter » pendant cette décennie…
24Nous espérons que vous prendrez autant de plaisir à nous lire que nous en avons eu à travailler collectivement sur ce projet !
Notes de bas de page
1 https://cehistoire.hypotheses.org/ (consulté le 25 novembre 2022).
2 C.-G. Dubois, Le Bel Aujourd’hui de la Renaissance. Que reste-t-il du xvie siècle ?, Paris, Seuil, 2001.
3 Qu’il nous soit ici permis de remercier ces laboratoires, le LERASS, le Centre Norbert Elias et le MICA, la fédération de recherche interdisciplinaire Agorantic, et nos trois universités de rattachement, l’université Toulouse III-IUT Paul-Sabatier, Avignon Université et l’université Bordeaux-Montaigne.
4 P. Fraysse, J. de Bideran, J. Deramond (dir.), Le Document : dialogue entre Sciences de l’information et de la communication et Histoire, Toulouse, Cépaduès, 2017 (https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02470107, consulté le 25 novembre 2022).
5 Notamment J. Meyriat, « Pour une compréhension plurisystématique du document (par intention) », Sciences de la société, 68, 2006, p. 11-28.
6 Notamment V. Couzinet, « Métamorphoses du document : enjeux d’un objet médiateur fondamental », Études de communication. Langages, information, médiations, 50, 2018, p. 75-90. Sur ces questions, voir également C. Gardiès (dir.), Approche de l’information-documentation. Concepts fondateurs, Toulouse, Cépaduès, 2011.
7 P. Fraysse, J. Deramond, J. de Bideran (dir.), « Mémoire, Histoire et médiations : approches croisées », Sciences de la société, 99, 2016 (https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/5199, consulté le 25 novembre 2022).
8 J. Deramond, J. de Bideran, P. Fraysse (dir.), Scénographies numériques du patrimoine. Expérimentations, recherches et médiations, Avignon, Éditions universitaires d’Avignon, 2020 (https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.eua.4450, consulté le 25 novembre 2022).
9 J. de Bideran, J. Deramond, P. Fraysse (dir.), « Le patrimoine culturel immatériel en pratiques. Écritures, médiations et appropriations », Communication & Langages, 211, 2022 (https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-communication-et-langages-2022-1.htm, consulté le 25 novembre 2022).
10 J. Davallon, Le Don du patrimoine. Une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris, Hermès Science-Lavoisier, 2006.
11 L’objectif de la rubrique « Dialogues » est de publier de courts entretiens menés avec des chercheurs, des acteurs et des praticiens des patrimoines et de ses médiations (https://cehistoire.hypotheses.org/les-dialogues, consulté le 25 novembre 2022).
12 La rubrique « Atelier des médiations » a pour objectif de présenter la recherche en train de se faire, qu’elle soit portée par des chercheurs confirmés dans le cadre de programmes scientifiques en cours de réalisation ou par des doctorants et jeunes docteurs ou étudiants de master (https://cehistoire.hypotheses.org/latelier-des-mediations, consulté le 25 novembre 2022).
13 P. Goetschel, V. Lemire, Y. Potin (dir.), « Patrimoine, une histoire politique », Vingtième Siècle, 137, janvier-mars 2018.
14 Davallon, Le Don du patrimoine…, op. cit.
15 J. Davallon, « Une conception forte de l’info-communication », dans Y. Jeanneret, Trivialidade e mediações da cultura. Actes Ve Jornada Científica Internacional da Rede Mussi, Rio de Janeiro, Instituto Brasileiro de Informação em Ciência e Tecnologia (IBICT), 2022, p. 117-134.
16 J.-B. Perret, « Les SIC : essai de définition », Les Sciences de l’information et de la communication, Paris, CNRS, 2009 (http://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/editionscnrs/14235, consulté le 20 novembre 2022).
17 On insistera sur les partenariats fructueux qui s’établissent depuis peu entre les anthropologues et les chercheurs en SIC, notamment au sein du GIS Patrimoines en partage, sous la direction de Sylvie Sagnes.
18 Sur ces questions, voir Perret, « Les SIC… », op. cit.
Auteurs
Patrick Fraysse est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Toulouse III-Paul-Sabatier et chercheur au Laboratoire d’Études et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales (LERASS) où il co-anime l’axe « Patrimoines et médiation ». L’observation et l’analyse de dispositifs de médiation dans les musées et autres lieux de culture et leurs usages par les publics sont au cœur de ses recherches.
Après une formation en histoire de l’art, Jessica de Bideran est aujourd’hui maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Bordeaux-Montaigne et chercheuse au MICA (Médiations, Informations, Communications, Arts). Ses derniers travaux se concentrent sur l’étude du processus de patrimonialisation du patrimoine écrit et documentaire, et l’impact du numérique sur la médiation et la médiatisation de ces ressources.
Docteure en histoire contemporaine, Julie Deramond est maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à Avignon Université et membre du Centre Norbert Elias. Ses recherches portent sur les liens entre patrimoine et alimentation, les formes de communication et de médiation de l’histoire et les médiations sensorielles et artistiques. Depuis janvier 2022, elle est également directrice adjointe des Éditions universitaires d’Avignon.
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Les Carmes
Théâtre et patrimoine à Avignon
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2019
Des mémoires et des vies
Le périple identitaire des Français du Banat
Smaranda Vultur Iona Vultur (trad.)
2021
Vivre le patrimoine mondial au quotidien
Dynamiques et discours des habitants
Isabelle Brianso et Dominique Cassaz (dir.)
2022
Dialogues autour du patrimoine
L’histoire, un enjeu de communication ?
Jessica de Bideran, Julie Deramond et Patrick Fraysse (dir.)
2023