Chapitre 9
Vivre avec le patrimoine historique
Entretien avec Jean-François Lagneau
p. 229-234
Note de l’auteur
Réalisation : Isabelle Brianso
Retranscription : Daphné Bonnefoi
Texte intégral
— Pourriez-vous vous présenter brièvement, en évoquant notamment votre travail au sein de votre institution, en tant qu’architecte en lien avec le patrimoine mondial ?
— Je suis architecte en chef du service des monuments historiques à Paris. En 2014, j’ai fondé l’agence Lagneau Architectes avec Xavier Lagneau et Patrice Girard. Elle s’inscrit dans la continuité de plusieurs cabinets d’architectes et regroupe une équipe composée d’architectes, d’architectes du patrimoine, d’une documentaliste et d’une assistante de direction. Je suis à présent à la retraite et président de l’Icomos France depuis 2015. Je continue donc de travailler dans le domaine du patrimoine, en participant à la conservation et à la protection des monuments.
— Selon vous, comment la valeur universelle exceptionnelle se traduit-elle dans le quotidien des habitants qui vivent dans les centres historiques inscrits par l’Unesco ?
— Les biens inscrits sur la liste du patrimoine mondial, aussi variés soient-ils, ont ceci en commun, précisément : une valeur universelle exceptionnelle. C’est un concept essentiel selon la Convention du patrimoine mondial, car il concerne l’ensemble du processus de conservation. La valeur universelle exceptionnelle est synonyme de l’importance culturelle et naturelle d’un patrimoine pour les peuples du monde entier, à la fois pour les générations passées, présentes et futures.
Lorsqu’un monument ou un site est inscrit sur la liste du patrimoine mondial, on observe une certaine fierté partagée localement, qui se traduit – surtout depuis l’an 2000 – par des panneaux à l’entrée des sites. C’est quelque chose qui n’existait pas auparavant. Effectivement, on comptait un certain nombre de sites inscrits sur la liste, mais personne n’en était informé. Un bon exemple est celui de la Ville de Paris qui ne soupçonnait pas que les berges de la Seine faisaient partie du patrimoine mondial, et c’est l’histoire des voies sur berge qui l’a révélé aux élus. Mais cette fierté est également accompagnée d’inconvénients, et c’est cela qui peut constituer un problème : cette inscription sur la liste entraîne certaines contraintes qui sont propres à tous les monuments historiques français. On ne peut pas dire qu’il y ait des difficultés particulières liées au patrimoine mondial, car chaque bien s’inscrit dans le cadre de la législation des monuments historiques. Pour moi, le patrimoine mondial n’apporte pas de contraintes supplémentaires à celles qui existent déjà.
Avec l’Icomos, nous animons plusieurs ateliers qui ne sont pas forcément spécifiques au patrimoine mondial. L’objectif est d’essayer de nous adresser aux élus, qui sont en charge de faire passer le message aux acteurs du territoire. L’Icomos ne peut pas se permettre d’avoir plus de trois ou quatre réunions par an en raison de problèmes matériels liés à l’organisation, mais j’ai également des contacts avec eux en tant qu’expert. Je fais partie du Comité national des biens français du patrimoine mondial, qui est une instance administrative qui regroupe toutes les demandes d’inscription au patrimoine mondial, avant de les faire remonter, ou non, à l’Unesco. À ce titre-là, je me rends sur le terrain, je suis rapporteur de tel ou tel dossier et je suis en contact avec les élus. Ce sont eux qui essayent de convaincre les habitants. Je n’ai moi-même pas de contact direct avec les habitants et ce n’est pas mon rôle.
— En tant que professionnel du patrimoine, que signifie selon vous « vivre avec le patrimoine mondial au quotidien » ?
— Je ne fais pas de différence entre vivre à proximité d’un monument historique ou vivre dans un site classé historique. Ces situations rejoignent toutes deux le concept de patrimoine mondial. La seule différence qu’il pourrait y avoir, mais qui ne se traduit pas toujours par des faits, est que le patrimoine mondial est un des moyens pour l’Unesco de favoriser le bonheur des populations. L’Unesco prend en compte la qualité de vie des habitants, alors que la protection des monuments historiques en France est strictement orientée vers le monument, en oubliant quelques fois qu’il y a des populations qui l’habitent ou qui gravitent autour.
— De votre point de vue, qu’est-ce qu’un habitant ?
— Je suis architecte, je suis donc responsable d’une restauration monumentale. Pour cela, j’applique des normes qui ont été créées pour le bien des habitants. Mon rôle est de faire comprendre à l’administration des monuments historiques qu’il y a un habitant. Je défends l’habitant en essayant d’ouvrir les yeux des administrations sur les problèmes d’économie d’énergie, entre autres, dans les monuments historiques. Je pars du principe que, si un monument historique ne peut pas être utilisé, c’est sa mort à court terme. Mon intérêt est de faire en sorte que les gens s’y sentent bien. Si tel est le cas, ils vont entretenir le bâtiment, et cela sera transmis aux générations suivantes. Mon objectif, en entreprenant ces démarches, est de permettre à mes arrière-petits-enfants d’utiliser et de voir tel ou tel monument.
— Quels sont les enjeux du développement durable pour les centres historiques inscrits sur la liste du patrimoine mondial ? Et pour leurs habitants ?
— Ce qu’il est, à mon avis, possible de mettre en œuvre sur les chantiers, c’est le traitement des déchets et l’utilisation de matériaux durables. Dans les monuments historiques, on utilise des matériaux naturels et, plus rarement, des matériaux manufacturés. Le problème des monuments historiques se situe plutôt au niveau de l’économie d’énergie. Le mode de chauffage – qui est propre à chaque construction, qu’elle soit historique ou non – doit lutter contre les déperditions d’énergie. Actuellement, on assiste à des cas caricaturaux avec des personnes qui considèrent comme scandaleux ce qu’on impose sur l’isolation des bâtiments et les économies d’énergie à réaliser. Or il n’y a pas beaucoup de solutions pour essayer d’améliorer l’isolation d’un bâtiment : il existe l’isolation par l’extérieur ou par l’intérieur. Chaque cas est particulier, ce qui entraîne une réflexion globale et la prise en compte de la nature des matériaux. Malheureusement, les normes actuelles ne considèrent pas toujours la qualité des matériaux. On souhaite simplement que les études concernant les monuments historiques soient réalisées par des personnes compétentes. Au sein de l’Icomos, nous avons conscience de la nécessité de l’isolation et de la suppression des gaz à effet de serre. Cependant, les études doivent être conduites par des gens ayant des compétences propres aux constructions anciennes.
Mais on se rend compte qu’il y a parfois une tendance à oublier les habitants présents sur les sites du patrimoine mondial. Pour l’Unesco, favoriser la culture doit se faire pour le bien-être des populations, sans que les habitants soient laissés pour compte. Les scientifiques – dont je fais partie – qui aident l’Unesco à protéger un bien ont parfois tendance à l’oublier. On entend alors ce discours : « Les populations doivent s’adapter au monument, ce n’est pas au monument de s’adapter à la population. » Cela transparaît particulièrement en ce moment avec les problèmes de développement durable et d’énergie : on parle d’exception culturelle française devant s’accorder aux autres, mais en aucun cas aux monuments historiques. Au contraire, les monuments historiques fournissent, par définition, un exemple de développement durable. Ils devraient servir de modèles et avoir un effet d’entraînement, pour nous aider à nous engager dans une autre ère d’économie d’énergie. C’est assez paradoxal, lorsqu’on oublie parfois que des personnes habitent ces monuments.
Un autre problème surgit, celui des monuments historiques qui sont des passoires thermiques, en particulier ceux construits dans la deuxième moitié du xxe siècle. Or si l’on souhaite que ces monuments historiques continuent d’être utilisés, il faut que des occupants puissent vivre dedans et, pour cela, il faut qu’ils aient des conditions de vie correctes. Si on ne trouve personne pour occuper ce genre de bâtiments, ils seront abandonnés.
Un monument historique n’est pas un objet d’art qu’on place dans une vitrine : c’est un élément d’architecture qui sert aux habitants et aux populations. Il faut donc qu’ils puissent y trouver leur bonheur, sachant qu’il n’est pas question de les faire habiter derrière une façade en mur-rideau, qui laisse passer la chaleur en été et le froid en hiver. C’est pour cela que, dans certains cas, il est important que les monuments puissent s’adapter aux nouvelles contraintes d’économie d’énergie. De plus, il est nécessaire que les propriétaires entretiennent leur bien : les normes actuelles les y obligent ou vont les y obliger progressivement. C’est aux gestionnaires des immeubles de bureaux de faire ce travail et de faire passer le message aux résidents, en rappelant que, par des gestes simples, on peut résoudre certains problèmes d’économie d’énergie.
Auteur
Isabelle Brianso est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à Avignon Université. Rattachée au Centre Norbert Elias (UMR 8562), ses travaux de recherche portent sur les processus de patrimonialisation en contexte international (Unesco, Conseil de l’Europe). Ancienne boursière Marie Curie (FP7) à l’université autonome de Barcelone (Espagne), elle travaille sur les dynamiques locales du patrimoine mondial à Angkor (Cambodge), à Marrakech (Maroc) et en Europe (Itinéraires culturels).
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