4. Les risques liés à l’eau
p. 75-90
Note de l’auteur
Les mots en gras italique suivis d’un astérisque sont expliqués dans le lexique de fin de volume, pages 95-97 ou https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/eua/6582.
Texte intégral
Limitation de la ressource ?
1Dans un contexte de changement global, il est nécessaire de prendre en compte non seulement la disponibilité de la ressource mais aussi son évolution à plus ou moins long terme. Cette problématique doit être posée à l’échelle de chaque bassin-versant pour y apporter une réponse au plus près des usages régionaux. Cependant, la mondialisation de l’eau oblige également à penser la question au niveau international, afin d’assurer une répartition équitable de la ressource. Car selon les estimations de la FAO, « la demande mondiale en eau devrait continuer d’augmenter jusqu’en 2050, soit 20 % à 30 % de plus que le niveau actuel » : une grande partie de cette croissance sera le fait des ménages et surtout de l’industrie, même si l’agriculture restera le secteur majoritaire de prélèvement de l’eau (ONU, 2019, p. 14). Dans les décennies à venir, la ressource sera-t-elle suffisante pour compenser l’augmentation des besoins, malgré l’accroissement de la population et le développement du capitalisme économique d’un côté, et le réchauffement climatique de l’autre ? Selon certaines études, le niveau de stress hydrique* dépasse actuellement 70 % dans 22 pays, situés principalement au Maghreb et au Proche-Orient ; 31 pays sont confrontés à un stress hydrique compris entre 25 % et 70 % (ONU, 2019, p. 16). D’autres études, menées sur des bassins hydrographiques, alertent sur des niveaux sévères de stress hydrique dans tout le Proche-Orient, mais aussi dans le bassin méditerranéen, en Asie centrale, dans le sud des États-Unis et au Mexique, en Afrique du Sud et même dans une partie de l’Europe centrale (OCDE, 2012). Dans les années 1950, aucun pays dans le monde ne connaissait de stress hydrique (voir carte 2). Et les prévisions pour les années à venir ne sont pas optimistes : selon une étude du World Ressources Institute, à l’horizon 2040, si rien ne change, 59 pays sur les 161 étudiés connaîtront un stress hydrique élevé, voire extrêmement élevé (supérieur à 40 % ; World Ressources Institute, 2015). Par ailleurs, il faut souligner que, généralement, ces chiffres ne tiennent compte ni des pénuries économiques qui empêchent certaines populations d’avoir un accès à l’eau, ni des pénuries ponctuelles (quelques mois par an).
Carte 2 : Le monde de la soif : évolution de la disponibilité en eau (en milliers de m3 par personne et par an)

Source : FAO/AQUASTAT
CC BY-SA OurWorldInData.org/water-access-ressources-sanitation
2La France n’est pas épargnée par ce problème. Malgré les quantités importantes d’eau disponibles sur le territoire, la ressource est mal répartie et varie selon les saisons. Plus important encore, elle n’est pas forcément disponible là où nous en avons besoin. En fonction des régions, le niveau et la régularité de la pluviométrie, la présence ou non d’aquifères souterrains, les niveaux d’écoulement varient. En Bretagne par exemple, le sol granitique a limité la formation de ressources souterraines, obligeant les populations à recourir aux eaux de surfaces (Centre d’information sur l’eau, « En France, quelles sont les ressources en eau ? »). De même, la pluviométrie sera très différente entre la Vendée (10,78 km3/an) et les Bouches-du-Rhône (2,56 km3/an), où les étés longs et secs mettent à mal les ressources et les réserves. Or, c’est justement au cœur de l’été que les touristes affluent, multipliant la population résidente par quatre (OFB, 2016 ; Département Bouches-du-Rhône, « Le tourisme en chiffres ») avec une répercussion évidente sur les besoins en eau. La carte du nombre, par commune, d’arrêtés de catastrophes naturelles pour cause de sécheresse entre 1988 et 2018 montre d’ailleurs que ce phénomène touche particulièrement les communes de la Côte d’Azur, tout comme celles du bassin toulousain ou de la région Centre, tandis que très peu de communes bretonnes ont déploré ce genre de catastrophe (OFB, 2018). En 2012, année particulièrement sèche, environ 30 % du territoire métropolitain connaissait des mesures de restrictions d’eau (déclenchées par les préfectures en période de sécheresse) ; en 2019, c’est plus de 67 % du territoire qui est concerné. Plus grave, le « niveau de crise » était déclenché sur 28 % du territoire en 2019. Enfin, entre 2010 et 2019, le nombre de sécheresses annuelles des nappes anormalement longues a été multiplié par deux par rapport à la décennie précédente (SDES-OFB, 2020, p. 18-21). Ce tableau est évidemment inquiétant pour les années à venir. Pourtant, il est essentiel de comprendre que lorsque nous disons que l’eau risque de manquer en France, il ne s’agit généralement pas d’un problème de ressource : considérant le bilan excédentaire de l’eau bleue, une réponse technique existe si aucune solution locale ne peut être trouvée. Mais la réalisation d’ouvrages hydrauliques a un coût et doit être anticipée par la mise en place d’une stratégie nationale. Même si des actions collectives ou individuelles ont déjà vu le jour en France et dans le reste du monde (systèmes d’irrigation plus économes comme le goutte-à-goutte, rationalisation de l’utilisation industrielle de l’eau, économies d’eau à l’échelle domestique…), les États devront, rapidement, se saisir de cette problématique pour protéger la ressource disponible et rationaliser son utilisation.
3Voilà pourquoi le facteur humain ne doit pas être oublié. L’impact des changements climatiques sur la ressource en eau n’est en effet plus à démontrer. Au-delà des pénuries dues aux sécheresses, on observe dans le monde de nombreuses catastrophes : augmentation du niveau de la mer, inondations, accélération de la fréquence des tempêtes… Cependant, dans le même temps, la demande est de plus en plus importante pour l’énergie, l’industrie, l’agriculture et la consommation. L’exemple de la production cotonnière en Ouzbékistan est particulièrement frappant. Les champs de coton y sont irrigués grâce à l’eau des deux fleuves qui alimentaient la mer d’Aral. Leurs cours ont été détournés à partir des années 1960, faisant mécaniquement diminuer la surface de ce gigantesque lac salé. « En 1970, la mer d’Aral avait déjà perdu neuf dixièmes de sa surface. Résultat : son taux de salinité a grimpé et des millions de poissons sont morts. » En 2014, toute une partie du bassin, côté ouzbek, était à sec, entièrement drainée pour l’irrigation des cultures de coton, et son lit desséché était tapissé de pesticides (Dias-Alves, 2017). Ainsi polluée, l’eau de la mer d’Aral contamine les populations alentour, provoquant des cancers et une mortalité infantile anormalement élevée.
La pollution de l’eau
Les facteurs de pollution
4En réalité, toute utilisation de l’eau est une pollution. Il faut ici comprendre cette notion dans un sens large : elle correspond à un changement des caractéristiques microbiennes, chimiques ou physiques de l’eau entre sa captation et la fin de son utilisation. Or toute l’eau utilisée à un instant t sera réintroduite dans le cycle à un moment ou à un autre. Il est donc primordial de veiller à la qualité des eaux rejetées, qui seront aussi les eaux que nous utiliserons dans le futur.
5Dans un phénomène de pollution, qu’il soit d’origine naturelle, industrielle, ou lié à nos activités anthropiques, on observe généralement un enchaînement d’éléments qui, conjugués, transforment un accident en catastrophe. Dans le cas du cycle de l’eau, chaque point de pollution, pris individuellement, n’est pas forcément catastrophique, même si toute pollution en soi est un problème. Par exemple, l’augmentation de la température de l’eau à proximité des centrales nucléaires pourra avoir un impact sur la biodiversité, mais ne provoquera pas de phénomène épidémique majeur. Le plus souvent, c’est l’accumulation de petites pollutions qui entraîne des pollutions de grande ampleur. Ainsi, dans le nord de l’Inde, les habitants de la région des Sunderbans ont été intoxiqués à l’arsenic par la consommation d’eaux souterraines issues de forages profonds, creusés à partir des années 1970. Les scientifiques ont aujourd’hui déterminé que la présence de l’arsenic dans ces eaux était d’origine naturelle. Certaines études montrent cependant que le passage de l’arsenic dans l’eau aurait été facilité par les activités humaines, notamment par la création de bassins artificiels lors de la construction des habitations (Goujon, Prié, 2010, p. 36-37).
6Au niveau international, la principale source de pollution de l’eau est l’agriculture, et notamment le nitrate qu’elle produit et qui s’infiltre dans les aquifères souterrains. D’autres agents chimiques provenant de l’agriculture (dont des pesticides théoriquement interdits), des mines et de l’industrie se retrouvent très souvent dans l’eau des rivières et des fleuves. Ces derniers charrient chaque année entre 410 000 et 4 millions de tonnes de plastique qui finissent dans les océans (Schmidt, Krauth, Wagner, 2017). L’absence de traitement ou le traitement insuffisant des eaux usées constituent également un facteur de pollution important de l’eau. Cette notion est assez récente. En France, la question de l’assainissement des eaux usées n’est réellement posée que depuis la deuxième moitié du xxe siècle. Certaines grandes villes se sont dotées d’un système d’épuration très tardivement – comme Marseille, qui ne l’a adopté qu’en 1987. Ailleurs dans le monde, on estime encore aujourd’hui que « 2,1 milliards de personnes n’ont pas d’eau potable à domicile et plus du double ne disposent pas d’assainissement sûr » (voir carte 3 ; OMS, 2017). Or ces eaux usées véhiculent notamment des contaminants bactériens ou microbiens. Même lorsqu’elles sont utilisées seulement pour laver les vêtements, elles sont à l’origine de maladies graves comme la typhoïde, le choléra, la dysenterie et la diarrhée.
Carte 3 : Nombre de personnes sans accès à des services sanitaires sécurisés dans le monde

Source : OUR WORLD IN DATA
CC BY-SA OurWorldInData.org/water-access
Un exemple de pollution majeure : le fleuve Citarum
7À l’ouest de l’île de Java, en Indonésie, le Citarum s’étire sur plus de 300 km, dans un bassin de 13 000 km2. Environ 15 millions de personnes vivent sur ses rives. Ses eaux alimentent 80 % des prélèvements des services de la ville de Jakarta et près de 2 000 usines, et irriguent 5 % des fermes de riz indonésiennes. Pour le pays, le cours d’eau est un atout majeur du développement économique et social. Le Citarum est pourtant « le fleuve le plus pollué du monde », si l’on en croit la Banque mondiale. La pollution est telle qu’elle est visible à l’œil nu : les eaux charrient toute l’année des tonnes d’ordures et de déchets plastiques qui s’amoncellent sur les rives ; surtout, elles changent de couleur au fil du courant, passant du bleu au rouge en fonction des concentrations en métaux lourds. Des analyses menées par l’ONG Blacksmith Institute en 2013 ont montré des niveaux de plombs 1 000 fois supérieurs aux normes d’eau potable (voir chapitre 2), et des concentrations bien trop élevées d’aluminium, de manganèse et de fer.
8Ces contaminants seraient à la fois d’origine domestique, agricole et industrielle. Le manque d’installations sanitaires dans la région induirait un mauvais traitement des eaux usées domestiques. En l’absence de gestion adéquate de collecte des déchets, ces derniers sont jetés directement sur les berges. Un rapport de 2007 de la Banque asiatique de développement évoque aussi le ruissellement de l’eau depuis les collines cultivées, qui entraînerait vers le fleuve des résidus d’azote et de phosphore. La prolifération incontrôlée de cages flottantes pour la pisciculture aurait également pour conséquence une accumulation de déchets organiques dans le lit du réservoir (ADB, 2007, p. 22). Cependant, les différentes études pointent du doigt un responsable principal : l’industrie textile, installée dans la région de Bandung, dans la partie supérieure du bassin. Près de 500 usines textiles, qui fournissent les grandes marques de la fast fashion, sont en effet disséminées sur les rives du Citarum. Elles sont accusées depuis des années par les populations locales et par des chercheurs de rejeter directement dans le fleuve leurs eaux de production, sans traitement préalable (Fulazzaky, 2010). Selon la Banque asiatique de développement, les puits domestiques auraient également été contaminés par les infiltrations d’eau polluée : en 2007, l’eau était devenue noire et jaunâtre (ADB, 2007, p 18).
9Les conséquences de cette pollution sont dramatiques. En 2017, les journalistes de la série documentaire « Vert de rage » ont demandé au chercheur luxembourgeois Brice Appenzeller d’analyser des échantillons de cheveux d’enfants prélevés sur place. Il y a retrouvé plus de 54 polluants (Boudot, 2018). Exposée à la pollution lors des travaux aux champs et dans leurs activités quotidiennes (lessive, cuisine, pêche, baignade), la population des rives du Citarum développe des maladies de peau – éruptions cutanées, irritations, chute de cheveux… Les journalistes dénoncent également une catastrophe écologique : « Un toxicologue m’a dit qu’il s’agissait d’une “eau morte”. (…) Ça a signé la fin des amphibiens et des batraciens. On peut, littéralement, parler d’une extinction » (Boudot, cité par Vallée, 2019). La Banque asiatique d’investissement pointait des problèmes similaires en 2007 : le déséquilibre écologique causé par les différentes pollutions aurait créé dans le bassin la prolifération et la décomposition d’algues accusées d’être à l’origine de la mort de nombreux poissons (ADB, 2007, p. 22). Et cette pollution-là n’échappe pas non plus à la mondialisation. Une récente étude de la Chambre des représentants des États-Unis sur l’alimentation pour bébé a permis de détecter des quantités anormalement élevées d’arsenic dans les préparations à base de riz (U.S. House of Representatives, 2021). Pour l’ONG Pure Earth (ex-Blacksmith Institute), la cause est toute trouvée : c’est (entre autres) l’irrigation des rizières avec l’eau du fleuve Citarum qui contamine la production, qui est ensuite exportée dans le monde (Pure Earth, 2021).
10Depuis 2018, le gouvernement indonésien a décidé de prendre en main le nettoyage et la décontamination du fleuve avec un objectif : rendre l’eau du Citarum potable d’ici 2025. La tâche est colossale, mais les autorités semblent déterminées : « Le gouvernement indonésien a chargé la police, l’armée et la justice de réprimer les entreprises qui ne respectent pas la loi. Désormais, les usines qui y déversent leurs déchets risquent de se voir retirer leur licence d’exploitation. » Des investissements en caméras de surveillance et en matériel de dragage étaient également prévus (Sciences et Avenir, 2018).
11La pollution des fleuves est un enjeu de taille partout dans le monde. Ils sont au cœur de la vie de nombreuses sociétés, servant tour à tour aux rites sacrés et aux activités économiques et quotidiennes. Pourtant, ils sont bien souvent contaminés par des pollutions aux sources variées, qui ont un impact sur la santé des populations ainsi que sur la biodiversité. La dégradation des bassins (l’érosion des berges, par exemple) peut également provoquer des inondations catastrophiques ou des infiltrations d’eau contaminée dans les nappes souterraines. Dans un contexte de mondialisation, la prévention de la pollution tout comme la décontamination doivent être prises en compte au niveau international. Les gouvernements de chaque pays ne peuvent plus laisser les autorités locales seules face à la gestion de ces crises. Car les fleuves s’inscrivent eux aussi dans le cycle de l’eau : les conséquences de leurs pollutions finissent toujours, à un moment ou à un autre, par nous parvenir.
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