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Entretien : Hans Damas (“Batisslé”)
p. 171-188
Note de l’auteur
Fragments de l’interview réalisée par Smaranda Vultur à Timișoara, en mai 1998. La fille de M. Damas, Liselotte Roth (L. R.), a également assisté à l’entretien.
Texte intégral
« À l’époque, c’est moi qui les ai sauvés pour leur éviter d’être obligés d’aller en Russie »
Hans Damas : Vous savez, moi j’ai été leur moteur il y a 50 ans. Je ne sais pas si vous êtes au courant. C’est moi qui les ai sauvés pour leur éviter de devoir aller en Russie à l’époque (en 1945 – N. d. A.). Vous avez entendu, n’est-ce pas ? Et notre chance a été que, vers 1927, il y a eu un recensement et nous avions un notaire célibataire, un homme très… et c’était un grand francophile et l’origine comptait beaucoup pour lui. Et à ce recensement, on n’a pas tenu compte de qui était français ou pas. D’après le nom, vous savez ? Et ainsi, environ la moitié des gens ont été enregistrés comme étant d’origine ethnique française. Et ceci a été conservé ainsi dans les archives. Et en 1945, quand il y a eu la déportation, cela a été notre chance. Quand la commission soviétique est arrivée pour la déportation des Allemands, ceux qui avaient un nom français ont été rayés de la liste de déportation. Parce qu’aujourd’hui, leur origine peut plus être prouvée à partir du cimetière, je ne sais pas si vous y êtes allée. Alors, vous avez vu les inscriptions : Marton, Étienne, Dumas, Richard, Wiewe (Vive). Beaucoup, beaucoup, beaucoup. Parce que, quand on a installé des colons à Tomnatic, il y avait, selon les archives, 200 familles. Et sur ces 200 familles, toutes ces maisons, il y en avait 192 françaises et 8 allemandes, c’est ainsi que c’est écrit, le savez-vous ? Mais avec le temps, l’allemand est devenu la langue parlée par tout le monde. Ainsi, au milieu du siècle dernier, on ne parlait plus du tout le français. Mon grand-père vivait encore, il est mort dans les années 1930, il avait 92 ans, vous savez ? Faites le calcul. Il ne pouvait pas parler avec sa grand-mère. La vieille ne parlait pas allemand et lui ne parlait pas français.
Smaranda Vultur : Comment est-ce qu’ils parlaient ?
h. d. : Ils ne parlaient pas du tout. C’était comme ça, vous savez ! Les anciens ne savaient pas encore l’allemand. Les jeunes ne savaient plus le français.
s. v. : Comment s’appelait votre grand-père ?
h. d. : Boisseau. Il est mort en 1930, il avait 92 ans. Moi aussi j’ai eu 92 ans il y a deux semaines, le 9 mai. Il n’y a plus rien à attendre. Qu’est-ce qu’on peut y faire ?
s. v. : Et les enfants apprenaient le français après 1945, ici à Tomnatic ? J’ai compris qu’il y avait une école…
h. d. : Ce n’était pas une école. Seulement une école maternelle. Malheureusement, je vous dis de quoi il s’agissait. Nous travaillions avec des bonnes sœurs et le père était dans l’ordre de l’Assomption, c’était un père appelé Laurent. L’ordre de l’Assomption de Paris nous a envoyé quelques bonnes sœurs de Beiuș, vous savez. Et avec les communistes, c’était très compliqué à l’époque. Elles sont venues en 1946 et elles sont restées deux ans. Ensuite, elles ont été liquidées par le système. Et elles ont été jetées dehors (écartées – N. d. A.).
s. v. : Et vous avez encore parlé le français à la maison ?
h. d. : Seulement ce que j’avais appris à l’école. Ma fille a été à Notre-Dame-de-Sion. Elle a été à Bucarest. Vous savez où était Notre-Dame-de-Sion ? Boulevard Pache [Paké], à Bucarest. Elle est restée deux ans là-bas à l’internat, chez les sœurs, en 1946, 1947 et 1948. Moi j’ai été 23 fois à Bucarest à ce moment-là. En 1945, 1946 et 1947, à la Légation française, pour intervenir auprès de différents ministères. Au ministère des Nationalités chez Vlădescu Răcoasa ; chez Groza… Nous avons été reçus partout, sauf au Comité central. Nous sommes intervenus à l’époque pour arriver chez les Français, non pas pour des raisons politiques, nous ne faisions pas de politique. Seulement par intérêt personnel, pour échapper, la première fois à la déportation et ensuite à l’expropriation. L’avantage, vous savez.
s. v. : Et vous les avez sauvés de l’expropriation ?
h. d. : Pendant trois ans. Après ce fut aussi notre tour. Jusqu’en 1951. Moi j’ai été déporté six ans et demi. […]
s. v. : Allez, racontez-moi votre vie ! Vous êtes né à Tomnatic ?
h. d. : À Tomnatic, le 9 mai 1906. Après avoir fini les cinq premières classes là-bas, j’ai été en Hongrie, à Szegedin, au lycée. Ceci pendant la Première Guerre mondiale. Ensuite sont venues les années 1918-1919, je me suis retrouvé pendant une année chez les Serbes, sous les Yougoslaves. Tout a changé, la monnaie et tout le reste. En 1919, après le traité de Trianon, nous nous sommes retrouvés sous les Roumains, et de nouveau tout a changé, nous avons encore tout perdu. Vous savez comment c’était, le changement de monnaie et tout le reste. Et à l’époque, je faisais mes études ici à Timișoara, au lycée des Piaristes.
s. v. : Et qu’est-ce qu’on apprenait au lycée des Piaristes ?
h. d. : Au lycée des Piaristes ? Il y avait encore le système hongrois et j’apprenais en hongrois. Le lycée des Piaristes était une très bonne école. Nous apprenions six langues : le hongrois, le roumain, le français, l’anglais, le latin et le grec. Mais le latin, que vous dire ! Nous parlions latin aux murs. Nous avions seulement huit heures de latin par semaine. Six fois une heure et une fois deux heures. Et l’histoire. Plusieurs langues. Il y avait deux heures de religion par semaine, comme partout. Jusqu’au baccalauréat. Alors, en 1925, j’ai passé le baccalauréat et je suis allé à la faculté à Bucarest. C’est là que j’ai appris le roumain. Je ne savais pas trop. Moi j’ai appris le hongrois pendant la guerre, l’allemand je ne l’ai pas appris du tout. Seulement comme ça, dans la famille, ma langue maternelle, le souabe. Cela a été difficile à Szegedin, il y avait la guerre en 1916-1917, il y avait de la misère, il n’y avait rien à manger. Je ne parlais pas le hongrois quand j’y suis allé, c’était difficile.
Je parle allemand, hongrois, roumain, et aussi le français, plus comme ça, comme je l’ai appris. À Bucarest, l’habitude était alors de parler français, surtout en 1925‑1926.
s. v. : Où habitiez-vous à Bucarest ?
h. d. : Au numéro 12 de la rue Lutérienne.
s. v. : Vous êtes catholique ?
h. d. : À Tomnatic, nous étions catholiques.
s. v. : L’éducation religieuse était importante ?
h. d. : Pas de façon exagérée. Rien n’était exagéré en ce qui concerne la religion.
s. v. : Il y avait des Tsiganes à Tomnatic ?
h. d. : Il y avait au moins 100 âmes. Et il y en a encore aujourd’hui. Ils avaient beaucoup d’enfants, mais certains étaient très bien. Ils ne travaillaient pas trop, ils se débrouillaient avec des magouilles, avec le marché noir… Beaucoup, au moins 90 %, se sont enrichis et ont acheté des maisons dans la commune. Ils sont devenus catholiques. Ils sont ce qu’est la majorité.
En 1925, je suis allé à Bucarest, je me suis inscrit à la faculté de droit et j’ai suivi pendant deux ans le droit là-bas et la deuxième année je me suis inscrit aussi en études de commerce. Je vous le dis maintenant très sincèrement. À Tomnatic, j’ai fait la cour à ma future femme, et mon futur beau-père était un peu maladif et il ne voulait pas entendre que je fasse du droit (il avait un moulin et une fabrique de tuiles, vous savez).
s. v. : Comment s’appelait votre beau-père ?
h. d. : Schleich. Et c’est ainsi que j’ai abandonné le droit et c’est allé comme ça jusqu’à la guerre. Pendant la guerre, vous savez comment c’était, la guerre perdue, la déportation, l’expropriation, le Bărăgan et après cela, tout le monde s’en est allé. Ainsi il ne restait plus beaucoup de monde. À Tomnatic, il y a probablement encore environ 200 natifs […]. En fait, ce ne sont pas des Français, mais seulement des Souabes.
s. v. : Le nom de « Souabe » était utilisé aussi bien pour les Allemands que pour les Français ?
h. d. : Eh bien, il y avait peu de Français. Comme je vous ai dit, il y avait 4 communes au Banat. Et encore trois communes qui ont été rattachées à la Yougoslavie : Seultour, Charleville, Saint-Hubert. Celles-ci sont en Yougoslavie. Mais elles n’existent plus. Elles ont été anéanties. Après la guerre. Et Tomnatic, qui s’appelait Triebswetter. Celle-ci était d’origine française. Elle a été complètement germanisée. Plus de Français. Je vous ai dit que mon grand-père ne pouvait pas parler avec sa grand-mère. Ils ne se comprenaient pas.
s. v. : Est-ce qu’ils se mariaient généralement dans le village ?
h. d. : Dans les communes environnantes, il y avait plus d’Allemands. Et les Allemands avaient encore plus d’enfants. Et en plus, la germanisation était soutenue par l’État, sous Marie-Thérèse. Cela est allé vite. L’allemand était la langue officielle, à l’école et ainsi de suite. Pendant les dix premières années, il y avait un prêtre français. Vous avez un livre, ou quelque chose ? Oui, Wolf et Petri, je l’ai aussi. 600 pages. J’ai été il y a deux ans à Tomnatic à la Kirchweih1. Ils l’ont justement organisée chez moi, dans la cour. C’était beau aussi, à ce moment-là, comme avant d’ailleurs. (Voyant la caméra vidéo) Ne dépensez pas autant d’argent pour moi. Cela ne vaut pas la peine.
s. v. : Et combien ont été déportés de Tomnatic en Russie ?
h. d. : Nous y avons échappé, il y avait environ 300 personnes, à l’époque, qui n’y sont pas allées. Nous y avons échappé en raison de notre origine ethnique française. Et ceux qui ne se sont pas cachés. Parce qu’il y avait déjà l’ordre que les personnes d’origine française ne pouvaient pas être déportées. Mais vous savez comment ça s’est passé, ceux qui sont partis en premier, ils sont bien partis. Mais ceux qui sont restés cachés ont été exemptés. Notre chance a tout simplement été le recensement, car le maire y est allé et il leur a montré : « Regardez, en 1927, ils étaient français ! »
s. v. : Comment s’appelait celui qui a fait le recensement en 1927 ?
h. d. : Popovici. Il était roumain. Francophile à 100 %. Et il y avait un grand libéral à ce moment-là. Et notre chance a été, je vous le dis sincèrement, que pendant dix ans il y a eu un préfet libéral, un homme qui s’appelait Nistor. Sa deuxième femme était originaire de Tomnatic. Et lui, en tant que grand libéral, il savait et était convaincu, car après il a été sous-secrétaire d’État aussi sous Groza, je veux dire avant Groza. Et aussi de Rădescu. Il a été sous-secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur et Teohari Georgescu a été deuxième secrétaire. Lui, il s’occupait de l’administration et Teohari Georgescu de la politique. Et il nous a beaucoup aidés. Il était convaincu et il savait que nous étions d’origine française. Et sa femme était de Tomnatic.
s. v. : Comment elle s’appelait ?
h. d. : Maure Strubert, Strubère, en français.
s. v. : Est-il vrai que quelqu’un de l’ambassade est venu dans le village ?
h. d. : Eh bien, c’est chez moi qu’il a dormi. Jean Paul-Boncourt, l’ambassadeur de France. Avant c’était Roger Sarret, c’est lui qui était à la Légation française, un homme très cultivé et il nous a beaucoup aidés, quand nous sommes allés pour la première fois chez lui en audience… Parce que nous n’avions pas le courage de nous exprimer. On avait peur aussi des Allemands, parce que nous étions considérés comme des Allemands. Et nous sommes allés alors voir l’ancien dirigeant, Dr Kaspar Muth2, qui était le dirigeant des Souabes à cette époque et nous lui avons demandé quoi faire. « Messieurs, faites ce qui est possible pour sauver les hommes de la déportation. » Et c’est ainsi que nous avons eu le courage de nous exprimer. Cela s’est passé avant la déportation. Car nous avions entendu dire que des trains étaient déjà partis de Yougoslavie. Nous avons été informés de Bucarest : « Prouvez votre origine, car vous êtes en danger ! » Et notre ancien notaire, celui qui était francophile, a insisté nuit et jour : « Agissez, agissez, agissez ! » Celui-là n’était plus notaire, il était à la retraite, mais il a travaillé… Il a déclaré Tomnatic français, comme ça, de lui-même. Moi, je n’étais même pas à la maison, j’étais étudiant à ce moment-là. Quand je suis arrivé chez moi, j’ai appris que j’avais été enregistré comme Français. D’après le nom. Plus de la moitié des gens ont été enregistrés comme Français et ça a été notre chance. La commission alliée est venue et a constaté.
s. v. : Et la commission est venue quand ?
h. d. : En 1945, quand il y a eu les déportations. La commission a été à Comloș, chez les sœurs, à Notre-Dame, là-bas. De là aussi, ils ont été déportés. Là aussi, ils ont été répartis.
Liselotte Roth : Raconte comment est venu le premier « Doron ». Et ceux-là ils ont dit : « Mais c’est quoi comme nom ? »
h. d. : Oui, ils ont fait des commentaires. Mais notre chance à part ça, c’est que tous les documents se trouvaient dans notre paroisse. Vous savez d’où ? Les originaux, les documents concernant l’arrivée des anciens, les premiers, d’où… Quand ils étaient nés, combien d’enfants ils avaient, quand ils s’étaient mariés et de quelle commune ils étaient.
s. v. : C’est le prêtre qui s’en est occupé, n’est-ce pas ?
h. d. : Le prêtre qui est venu alors. Et le prêtre a fait une attestation pour chacun d’entre nous.
s. v. : Et comment s’appelait-il ?
h. d. : Adam Willkomm.
l. r. : Cela s’est passé plus tard. Parmi ceux qui sont venus, il y avait trois frères. Trois Français sont venus avec lui. Eh bien, par exemple, l’un est devenu évêque, Alexandru Bonatz. Dix ans plus tard, il est devenu évêque à Timișoara. Il a été prêtre à Tomnatic entre 1848 et 1858.
h. d. : Il figure aussi ici, dans le livre. Le prêtre a célébré l’office en français. Mais seulement deux-trois ans. Après, ça a changé.
s. v. : Quand vous étiez enfant, l’office était célébré en allemand ?
h. d. : 100 %. Ils ne savaient pas un mot de français.
s. v. : Et racontez-moi comment ça s’est passé avec cette commission. Ils sont venus de l’ambassade ?
h. d. : Non. En premier lieu, on est intervenu à Timișoara auprès du consulat. Il y avait un certain Jean Paul-Boncourt, je ne sais pas si vous en avez entendu parler. Le consulat se trouvait rue Eugène de Savoie, mais naturellement, pendant la guerre, il était antihitlérien et donc n’était pas toléré. Seulement après. Par son intermédiaire, j’ai pris contact avec la Légation française de la rue Amzei à Bucarest, où il y avait alors comme délégué Roger Sarret, un homme très bien. La première fois, j’y suis allé avec Nistor. Il parlait parfaitement français. Il a été notre intermédiaire et est intervenu. Et la commune de Tomnatic était déjà marquée, entourée de rouge, car ils étaient intéressés. Il est intervenu aussi par l’intermédiaire d’Ana Pauker, qui était Premier ministre à cette époque, auprès des Français, de manière officielle, vous savez. Mais uniquement sur le plan culturel, vous savez. Et eux, ils sont intervenus seulement pour fonder l’école française. Mais cela a eu lieu après les déportations de 1945 en URSS. Lors des déportations, nous nous sommes débrouillés seuls, par le recensement qui a été approuvé par les Russes et par la commission alliée. Ensuite, cette origine a commencé à nous servir pour obtenir certains droits et avantages. Et nous avons réussi pendant deux, trois ans, jusqu’à ce qu’arrive la déportation au Bărăgan3 et ensuite nous avons été complètement détruits, vous savez. Plus rien n’a compté alors.
s. v. : Alors vous êtes tous partis ?
h. d. : Environ la moitié. Moi j’ai été mis en domicile obligatoire à Lugoj pendant six ans et demi. Je n’ai pas eu le droit de retourner chez moi après cinq ans parce que, à ce moment-là, j’étais considéré comme ancien propriétaire terrien et vous savez comment c’est, parce que chez moi, dans ma maison, il y avait le siège de la Coopérative agricole d’État. Avec le bureau et la brigade. Et ceux-là ne voulaient pas trop la quitter. Et alors ils sont venus avec toutes sortes de raisons pour lesquelles je ne pouvais pas retourner chez moi. J’y suis resté pendant six ans et demi. Je suis parti en 1951 et le premier novembre 1957, je suis rentré chez moi. un an et demi plus tard que les autres4.
s. v. : Dites-moi quelques mots sur votre famille.
h. d. : Je vivais avec ma femme à Lugoj, avec le travail, et ma fille était mariée ; cinq ans à Buziaș, dans des fermes agricoles d’État, cinq ans à Deta, Sculea, Gătaia. En 1970, je suis arrivé ici à Timișoara.
s. v. : Et vos parents ont été déportés au Bărăgan ?
h. d. : Ma mère vivait encore et elle est restée seule chez elle avec ma belle-mère et ma grand-mère, tous les anciens. Ils ont été mis à la porte, emmenés dans une petite maison, dans la misère. Nous et mon beau-frère, on a été déportés. Ma mère n’habitait pas avec nous. Ma mère habitait seule, en face. Elle avait déjà 70 ans. C’était ça notre sort. Ma fille était déjà mariée et n’était pas à la ferme. Elle s’est mariée en 1951, en avril, et nous avons été déportés en juin 1951. Et ses beaux-parents (il montre sa fille, L. R., présente à l’entretien) ont été déportés aussi de Tomnatic. Son mari s’appelait Roth Otto. Son nom de jeune fille était Damas, avant de prendre celui de son mari, Roth. Il est mort en 1990. Mes parents s’appelaient Damas, du nom de mon père. Ma mère était une Schreiber.
l. r. : Et ma mère était aussi allemande. Schleich. Mon mari était allemand, Roth, mais sa mère, Strubert/Strubère. Voilà comment ils se sont mélangés et comment les Allemands ont gagné.
h. d. : Par exemple, mes beaux-parents étaient des Schleich du côté du père et côté maternel, des Wolf. Tous les deux Allemands, vous savez. Et ma mère était une Schreiber, mais sa mère, Boisseau.
s. v. : Êtes-vous apparenté à M. Cocron ?
h. d. : Nous sommes tous apparentés.
s. v. : Revenons à 1945. Combien à peu près sont partis alors ?
h. d. : Environ 200 personnes, dont un quart sont mortes. Vous trouvez toutes les listes ici, dans ce livre. Qui est mort, qui a été déporté.
s. v. : Quand ils sont venus de la Légation française, ici, dans le village, personne n’est parti d’ici en France ?
h. d. : Non. Je vous le dis très sincèrement. Ceux-là ne voulaient pas nous emmener. Ils voulaient ouvrir un centre culturel ici, mais ils n’ont pas réussi avec les communistes. Il y avait un prêtre qui s’en est beaucoup occupé : Pater Laurent de l’ordre de l’Assomption de Paris. Premier, Charleroi, au numéro 1, c’est là que se trouvait leur siège. Et lui, il a fait venir des bonnes sœurs de Beiuș, des gréco-catholiques. C’était du poison aux yeux des communistes. En deux ans, ils nous ont liquidés. Quand ils ont liquidé Notre-Dame-de-Sion, vers 1947-1948, alors ils nous ont liquidés nous aussi. Moi, j’ai pris ma fille et je l’ai emmenée chez les sœurs à Bucarest quand la déportation a eu lieu, en 1945. Elle avait seulement 14 ans, elle n’était pas sur la liste. Ils ont déporté uniquement les femmes entre 18 et 30 ans. Les filles et les femmes étaient plus nombreuses, les hommes étaient morts au front.
s. v. : Comment c’était à Tomnatic, autrefois ?
h. d. : Que dire… ? Vous ne pouvez pas imaginer comment c’était. Le village a eu son heure de gloire. Je ne parle pas seulement du point de vue culturel, mais aussi du point de vue de la maisonnée. Comment était le Banat ? C’était quelque chose de merveilleux. C’était une merveille ! Qu’est-ce que je peux vous dire ? Peut-être que vous n’allez pas me croire, mais il n’y avait pas de gens pauvres. Les gens travaillaient, mais chacun avait sa maison, sacrifiait son cochon, avait son pain. Trois ou quatre enfants et tu pouvais tous les élever. Mon père était revenu invalide de la guerre d’Italie. Il lui manquait une jambe, ça a été dur pour chacun.
s. v. : Vous aviez beaucoup de terre ?
h. d. : Avec ma femme, on avait 60 ha. Maintenant, nous espérons récupérer quelque chose. Nous en avons reçu seulement 10.
s. v. : Et est-ce qu’il y avait encore des vignes à Tomnatic… ?
h. d. : Il y avait de tout. Il y avait plus de 1 000 ha de vigne, il y avait un moulin, il y avait une fabrique de tuiles, il y avait des cochons, il y avait de tout5.
s. v. : Et quel a été, selon vous, le plus grand coup pour la communauté allemande de là‑bas ?
h. d. : Je ne parle pas des Allemands comme ça, en général. Les Allemands sont partis en Allemagne et vivent bien de nouveau. Mais en général tout a été détruit, c’était ça le plus grand préjudice. Et non seulement pour la commune, mais aussi pour le pays. Car cette destruction par les collectifs (CAP - Coopératives agricoles de production) a été faite de manière irréfléchie, vous savez. Rien n’est resté, ni pour la population ni pour l’État. Que sont-ils devenus ? Maintenant, ils sont tous détruits. Je ne sais pas ce qui va se passer.
s. v. : Est-ce que vous, vous êtes resté tout le temps à Tomnatic ?
h. d. : Oui, à Tomnatic. Je faisais du jardinage. Je suis venu ici au marché de Timișoara pendant 20 ans. J’ai arrosé jour et nuit dans le jardin. Des légumes, des poivrons doux, des poivrons verts, des poivrons rouges, des tomates, plusieurs poivrons à paprika. Et je restais ici au marché de Timișoara, du lundi au samedi. Pendant tout l’automne. Ma femme cultivait chez nous, elle envoyait ici et moi je vendais. Et c’est ça que j’ai fait à mon retour.
s. v. : Est-ce qu’il y avait une tradition de culture du paprika à Tomnatic ?
h. d. : Oui, il y avait une tradition. Les gens qui avaient moins de terre. Chacun mettait du paprika dans son jardin. Car notre chance a été que la surface constructible était assez grande. Et cette surface constructible n’a pas été expropriée sous les communistes. Moi par exemple j’avais un terrain de 1 ha. Et d’autres avaient la moitié de 1 ha. Et ils y ont cultivé des légumes et des plantes potagères. C’est de cela qu’ils s’occupaient. Il y a eu aussi un CLF chez nous (CLF = Centre de récolte de fruits et de légumes – N. d. A.). 90 % allaient au marché. Moi, j’ai été au marché de Iosefin. J’avais la serre. Il y avait beaucoup de travail, beaucoup de travail.
s. v. : Et vous pensez qu’on peut encore faire revivre la commune de Tomnatic ?
h. d. : Qui ? Qui ? Car la jeunesse n’est plus intéressée par rien et ils ne sont pas assez éduqués, vous savez. Parce que notre génération, qui s’occupait d’agriculture, se levait le matin à trois heures et se couchait le soir vers dix heures. Par exemple, nos anciens louaient des terrains à 10 km de Tomnatic, et jusqu’au Mureș. Et ils partaient de Tomnatic avec le chaudron. Ils prenaient un peu de viande, des oignons, des pommes de terre et ils se rendaient trois ou quatre jours (près de la rivière) Mureș et, là-bas, ils préparaient à manger pour les travailleurs. Ils travaillaient jour et nuit.
s. v. : Vous, vous êtes allé à l’école. C’était une chose habituelle à Tomnatic ?
h. d. : Ceux qui étaient plus aisés et plus intelligents y étaient envoyés à la fois par le prêtre et par le notaire. L’un faisait du droit, l’autre allait à la faculté de médecine, un autre devenait instituteur, un autre prêtre. À mon époque, madame, la commune avait 4 000 habitants. Nous étions 50 étudiants, 50 ! Et cela entre 1920 et 1940.
s. v. : Les filles allaient au lycée ?
h. d. : Au lycée, oui.
l. r. : Vous savez, ma génération a commencé avec le lycée complet. D’habitude, on faisait quatre classes et après encore une école de… Vorbildung, on disait, du ménage ou de la culture générale !
h. d. : Par exemple, chez nous à Tomnatic nous avions environ cinq, six officiers de carrière, qui sont restés à l’étranger. Nous avions des médecins, qui ne sont plus revenus, ils sont allés en Autriche, en Allemagne. Et des professeurs.
s. v. : Et vous, pourquoi vous êtes rentré ?
h. d. : Pour me marier. En 1928. Et ma femme avait un moulin à Tomnatic et je me suis occupé du moulin. Si vous passez par Tomnatic, en face du moulin, il y a nos maisons. Et le moulin nous appartenait aussi. Et le mobilier est ancien, il date d’il y a 100 ans. Des meubles de chez Lengel, d’Arad, quelque chose de spécial. Vous pouvez faire des photos là‑bas (il rit).
l. r. : À 86 ans, papa est venu avec maman à Timișoara, car ce n’était plus possible, ils étaient terrorisés, ils étaient…
s. v. : Quand est-ce qu’il a commencé à y avoir moins de gens à Tomnatic ?
h. d. : C’est après la révolution de 1989 qu’ils sont partis. Car avant c’était plus compliqué, avec de l’argent, et vous savez comment ça se passait. Mais après la révolution, ils sont partis. Tomnatic s’est vidé seulement après la révolution, avant il y avait encore 80 % de la population indigène. Il y en a qui ont la double citoyenneté, mais ils ne sont pas rentrés. Parce que plusieurs seniors ont des retraites là-bas et ce n’est pas comparable avec la situation d’ici. Et ils ont d’autres avantages dehors.
s. v. : Et vous, comment ça s’explique que vous n’ayez pas quitté la Roumanie ?
h. d. : Moi ? Celui qui a écrit la monographie (sur Tomnatic), il a tellement insisté ! Sors de là, voici ta récompense, tu dois seulement compter l’argent ! Non ! Moi je voulais rester ici, c’est comme ça que j’étais habitué. Nos ancêtres sont enterrés au cimetière, on m’y mettra moi aussi. Alors, chacun peut faire ce qu’il veut, mais moi je voulais rester ici.
s. v. : Et quelles fêtes y avait-il lorsque vous étiez jeune ?
h. d. : Il y avait assez de divertissements. Vous vous rendez compte, s’il y avait 50 étudiants. Il y avait du divertissement toutes les semaines. Il y avait le stade, le football. J’avais 33 ans et je jouais encore dans l’équipe « Football Tomnatic ». C’est écrit dans le livre6, si vous lisez, et moi j’y suis inscrit.
s. v. : Il y avait des bals ?
h. d. : Chaque semaine. Et il y en avait aussi dans les communes voisines : aujourd’hui à Tomnatic, demain à Teremia Mare, samedi à Lovrin, le samedi suivant à Grabaț.
s. v. : Où est-ce qu’il y avait le bal à Tomnatic ?
h. d. : Chez Cocron, chez Aaron, là où il y a maintenant le cinéma et à la petite taverne. Maintenant, il y a encore une taverne là-bas, au coin de la rue avant l’église. On avait quatre, cinq groupes qui jouaient. Le violon, le saxophone. Ils jouaient des valses, des tangos, de tout.
s. v. : Quand est-ce qu’il y avait la Kirchweih ?
h. d. : La deuxième semaine de novembre. Après le 1er novembre, le premier dimanche. Les anciens disaient « après les travaux », une fois que les travaux étaient finis. La fête religieuse. Des danses. Et l’église le dimanche. Allez une fois à la fête de l’église ! Fête religieuse mais aussi fête tout court.
s. v. : Avez-vous encore des documents liés à l’origine française ?
h. d. : Non, seulement des Ahnenpässe (certificats généalogiques), comme Ana Cocron. Tout le monde en a de la paroisse. C’est sur cette base qu’ils se sont légitimés alors, à la commission française. De là il ressort que tu es originaire de là-bas, de là ressort aussi l’origine française. C’est le prêtre Adam Willkomm qui les a faits. Le prêtre les a faits au moment où la commission est venue. Il a travaillé jour et nuit. Chapeau bas ! Et cela est devenu une pièce d’identité. Je ne sais pas où sont passées les archives. Car la paroisse a déménagé à Sânnicolau ou à Lovrin […].
s. v. : Et le livre de Trefill ?
h. d. : Trefill était maréchal-ferrant. Il est mort il y a 50 ans. M. Vogel l’édite. Il écrivait de façon calligraphique, une sorte de chronique, je l’ai lue. Très intéressant. Chaque famille, numéro de maison, qui a été pater familias, comme on dit, les enfants, le surnom. C’était un homme simple, et pourtant, si… Il écrit de tout, quand il y a eu le choléra et quand il y a eu des tremblements de terre, qui est mort. Il écrit des choses comme ça. Il commence en 1772. Les 200 maisons des colons. Par exemple, mes aïeux habitaient au numéro 193. Et alors c’est écrit : Stefan Damas, venu de Haracourt avec sa femme, Maria Tonnelier-Binder, en allemand. Donc vous pouvez vous imaginer. Tu es quoi ? Français ? Allemand ? Les prêtres ont traduit.
s. v. : Parmi les plats, est-ce qu’il y a des traditions françaises ?
h. d. : Des calettes (galettes), et des holip (roulés à la crème chantilly), préparées comme les calettes dans l’huile, mais roulés et vides à l’intérieur. Et alors nous mangions aussi des grenouilles. C’est aussi une spécialité française. Les voisins de Lovrin n’en mangeaient pas. Seulement les Français. On pouvait les manger pendant les mois dont le nom comprend un « r », pas les autres.
s. v. : Quand ont commencé à arriver les Bessarabiens, les Bucoviniens et les Macédoniens ?
h. d. : Ils sont arrivés après la guerre. Chez nous sont venus aussi des Bulgares de Beșenova Veche, des Slovaques de Pecica et des Bessarabiens. Ceux-là sont arrivés, mais ils ont été emmenés au Bărăgan et ils ne sont plus rentrés.
s. v. : Qu’a signifié pour le Banat la présence des Souabes, d’après vous ? Beaucoup considèrent que les Souabes sont une sorte de modèle.
h. d. : Ce n’étaient pas les Souabes qui étaient le modèle, le système était le modèle. Le travail. De trois heures du matin jusqu’à dix heures du soir. Et cela, plus personne ne le fait. Il y a ces familles nouvellement arrivées, certaines très travailleuses. Mais il y en a aussi qui détruisent et qui déménagent ensuite. Cela dépend des gens.
Notes de bas de page
1 Fête du saint patron de l’église.
2 Voir l’annexe III du texte de Botiș, chapitre II.
3 (Une fois que les Français sont partis, avez-vous conservé des liens avec eux ?) Non, parce que nous avions peur. Ils avaient été déclarés persona non grata par les communistes. Tous, y compris le consul et l’ambassadeur. Et ce prêtre qui a fait venir les bonnes sœurs, il a lui aussi été expulsé. Nous avions un seul cousin, Cherier, qui est médecin à Strasbourg et sa femme professeure. Il y avait été étudiant et il y est resté pendant la guerre.
4 En complément de l’entretien, Hans Damas nous a précisé : « À Lugoj, j’ai été affecté aux plantes médicinales (Plafar) ; la première fois, j’ai été à l’entreprise La Récolte. Nous acquérions le foin pour toute la région. Timișoara était une région et Arad y est entrée aussi. Nous avions des centres de collecte, de bottelage et toutes les entreprises, les fermes agricoles d’État, les Coopératives agricoles de production (CAP), les entreprises forestières (IFET) recevaient le foin grâce à nous. J’avais 93 employés. J’avais été « exploiteur », « propriétaire terrien » et j’étais pourtant bon à tout faire. Ils ne m’ont pas laissé rentrer chez moi, à la fin. Non ! Non ! Non ! »
5 À la fin de l’entretien, M. Damas complète : « Qu’est-ce que je peux vous dire, avec les beaux-parents j’avais 20 arpents de vigne, de vigne greffée. Le beau-père avait un moulin, il avait une fabrique de tuiles, nous avions 120 arpents de terrain, de tout… Assez de travail. (On venait aussi travailler d’autres endroits ?) Oui, à la vigne. De Brad et de Șiria de là-bas. Et le printemps est arrivé. (Et vous vendiez le vin, qu’est-ce que vous en faisiez ?) Exportation. (Et qui s’occupait du vin ?) Écoutez, ce sont des Juifs qui s’en occupaient, qui l’achetaient. Il y en avait un qui s’appelait Klaber, de Teremia Mare. Ils faisaient du commerce en gros. Ils l’achetaient. Le vin de moindre qualité était envoyé à Marginea, pour faire du vinaigre. Et le reste allait à la consommation et à l’exportation. Il y avait un nommé Vitye qui s’occupait du commerce, il est mort il y a quelques années et sa femme, Katarina Vitye, est allée en Allemagne. Il était commerçant. Il avait une entreprise, intermédiaire.
6 A. P. Petri, J. Wolf, 1983.
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