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Une mise en contexte
p. 115-119
Texte intégral
1À Tomnatic, il y a au moins deux éléments incontournables sur ces questions.
2Il y a, tout d’abord, le cahier du maréchal-ferrant (du forgeron) Treffil (Vogel, 1999), une encyclopédie des noms et des surnoms de Tomnatic, groupés selon les numéros de maisons, avec de nombreuses références à l’histoire des familles, au métier, à des événements de la vie (naissances, mariages, départs du village, changements de propriétés, etc.) des habitants. C’est un recensement toujours en chantier et soumis à des transformations, composé des souvenirs des gens, mais aussi des propres notations du maréchal-ferrant, soigneusement reportées durant quelques décennies, dans les boîtes à souvenirs par lesquelles il représentait la maisonnée de telle ou telle famille. À partir d’elles, il a fabriqué des narrations et des descriptions mémorables liées à la vie familiale ou à la vie du village (voir le portrait de Peter Haman [p. 137 pour la version imprimée], grand-père de Dominic Haman de la branche française de la famille évoquée par Cristina Renard).
3Les significations mises en circulation peuvent être intéressantes pour la communauté elle-même, qui puise ses souvenirs à la même source, qu’il s’agisse d’un détail ethnographique, de l’histoire de la famille, du portrait d’un arrière-grand-père ou d’un grand-père dont on ne possède pas d’autre « image ». Avant de devenir un livre (ein Buch), à l’initiative d’un second administrateur de la mémoire locale – l’éditeur de Treffil, Heinz Vogel –, le cahier fut transmis de main en main sous forme de copies qui renseignaient les familles sur leurs ancêtres, sur leurs voisins, leurs proches, etc. Ce fut un stimulus pour la mémoire de chacun et un bon exemple de ce que la mémoire ne s’appuie pas uniquement sur le pouvoir des souvenirs personnels. Les sources écrites « recyclées », ou utilisées tacitement en tant que telles, sont souvent à l’origine de la mémoire personnelle et de la mémoire orale. Dans le cas présent, avant de publier, dans une édition presque luxueuse, le cahier de Treffil et d’officialiser sa notoriété locale grâce à l’impression, Vogel publia des fragments du cahier de Treffil dans le Triebswetterer Monatsblatt, un journal local qu’il édita durant quelques années après 1990 à Tomnatic. Le cahier de Treffil consigne la situation du logement, mais aussi la situation familiale des Souabes de Tomnatic de la deuxième moitié du xixe siècle (Treffil a vécu entre 1858 et 1935). L’année de sa naissance, quelques colons arrivés en 1772 étaient encore en vie, et les dates concernant les habitants de Tomnatic remontent jusqu’à la première moitié du xixe siècle, ou encore plus loin. La période pendant laquelle les habitants de Triebswetter furent répertoriés dans le cahier coïncide avec celle où Hans Damas (voir l’entretien [p. 171 pour la version imprimée]) situe la perte de l’habitude de parler français en faveur de l’allemand (dans sa famille au moins).
4L’entretien avec Cristina Renard (voir [p. 143 pour la version imprimée]) est révélateur du circuit que parcourt la mémoire de l’écrit à l’oral, mais il permet aussi de souligner la différence qui situe les personnes d’un côté ou de l’autre de la frontière ethnique. Cet aspect est souvent visible dans le cahier de Treffil, mais aussi dans les cahiers généalogiques. Bien qu’ils soient destinés à fixer la mémoire, ils révèlent les intersections possibles d’identités mouvantes. Cela est dû, comme on peut le voir aussi à partir des cahiers généalogiques, au fait que les mariages intracommunautaires (en d’autres termes, à prédominance endogame) font que des noms français et allemands (et plus tard, avec le développement des mariages exogames, également des noms roumains) coexistent dans l’espace de la même maison et d’autant plus dans celui de l’histoire personnelle. Ceci pourrait être une preuve que la distinction Allemand/Français n’était pas un critère de différenciation, l’unité catholique et, plus tard, probablement, l’unité souabe étant beaucoup plus importantes.
5Voici le deuxième élément dont on doit tenir compte : le cahier généalogique peut à la limite prouver tout aussi bien une origine allemande qu’une origine française, relativisées toutes les deux quelque part en cours de route, là où les deux branches familiales se croisent ou se confondent. Sans même parler du fait que tout peut s’écrouler comme un château de sable en un instant si on change le critère d’identification, en le coupant de la mystique des origines, des racines. Si l’individu peut opter pour l’une ou l’autre de ces affiliations ou même, leur tournant le dos, ne tenir compte que du statut de citoyen d’un État, la signification du cahier généalogique devient strictement muséale, archivistique.
6Comme on peut le voir aussi dans les entretiens publiés dans ce livre, l’activation de la mémoire produite par un tel cahier introduit, en fonction du discours par lequel on se l’approprie, une sélection qui privilégie une branche familiale ou une autre. Lorsqu’elle est en outre investie de fortes connotations affectives, liées à des valeurs comme la sécurité familiale, la prospérité et la douce vie de l’enfance chez les grands-parents (mises ensuite rudement à l’épreuve, comme cela arrive souvent, par les catastrophes amenées par l’histoire), la récupération de la mémoire est en elle-même quelque chose de bénéfique. C’est l’occasion de créer un bon rapprochement/éloignement du passé, en jouant tour à tour le rôle du « remémoreur » et celui du « raisonneur ». Comme Cristina Renard a en plus été élève à l’école française de Tomnatic, elle a pu s’identifier avec la langue de la nation française sur le plan linguistique et culturel. Sans mentionner le fait que, par le mariage, elle est devenue, de Prinz qu’elle était, une Renard.
7Les démarches d’Emil Botiș et de l’Association des descendants des anciens colons français du Banat dont a fait partie aussi (comme membre fondateur) Hans/Jean Damas, un témoin précieux (voir l’entretien [p. 171 pour la version imprimée]) et l’instigateur de ce qu’on a appelé « l’Initiative française », ne sont pas restées sans conséquences pratiques. Avec le soutien des représentants diplomatiques français, une école primaire dont la langue d’enseignement était le français fut fondée à Tomnatic en 1946. Il s’agissait d’une école confessionnelle, avec des religieuses venues de Beiuș1. Les témoins mentionnent souvent le prêtre Laurent de l’ordre de l’Assomption comme un des défenseurs de ce projet. Comme il s’agissait d’une école de type confessionnel, tenue par des religieuses, la suppression de ces formes d’enseignement par la réforme de l’enseignement de 1948 fut une bonne occasion de priver les petits Français du Banat de la possibilité d’étudier dans la langue de leur nationalité redécouverte. À partir de ce moment-là, à Tomnatic, l’allemand redevint la langue d’enseignement à l’école, avant d’être enseigné ultérieurement à côté de la langue roumaine, petite sœur de la langue française oubliée.
8À l’autre bout de l’Europe, à La Roque-sur-Pernes, durant les années 1949-1954, les Souabes viennent d’apprendre ou sont en train d’apprendre la langue française pour s’intégrer (voir l’entretien avec Philippe Willer [p. 289 pour la version imprimée]) ou pour se sentir moins rejetés. Ils l’apprennent souvent à l’aide de leurs enfants qui vont à l’école et oublient ou parlent mal, ou de moins en moins, l’allemand (souabe). Avec les Banatais hongrois, ils parlent le français alors que, à part l’allemand, la seule langue qu’ils connaissent est le serbe de l’endroit où ils sont nés et d’où ils ont pratiquement été chassés ; avec les Souabes du Banat roumain, ils parlent, quand ils se voient, le souabe ou un dialecte allemand dans lequel ils peuvent se comprendre. Leur nom se prononce selon les cas – c’est-à-dire selon ce qu’ils veulent être ou ce qu’ils veulent donner l’impression qu’ils sont, selon ce qu’ils se sont habitués ou non à être, et selon le contexte dans lequel ils se trouvent : Jean ou Hans, Pierre ou Peter, Hauquel, Auquel, Hockel, Hoquel ou Hockl, Nikolaus ou Nicolas.
Notes de bas de page
1 Voir aussi le texte d’Emil Botiș et le témoignage de sa fille Stela Simon (supra, chapitre II), ainsi que Botiș, 2006, p. 133.
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