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Le cahier généalogique, le nom, le récit fondateur
p. 109-114
Texte intégral
1Le cahier ou extrait généalogique est l’une des pratiques mémorielles ayant un lien direct avec l’histoire familiale, vue sous le même prisme que celui de la reconstitution de l’histoire de la colonisation, c’est-à-dire en relation avec une origine qui s’avère déterminante pour l’identification comme Français ou comme Allemand. Dans sa forme la plus complète, il s’agit d’un Ahnenpass, tel que le possédait Ana Cocron, délivré comme tant d’autres certificats du même genre par le prêtre Adam Willkomm (331 I-J-K-L in Treffil, 1999, p. 164) en 1945 (voir l’entretien avec Cristina Renard p. 143). Dans Germanii în Banat (Les Allemands au Banat) (Vultur, 2000 ; 2018), j’ai publié intégralement ce document délivré spécialement pour accréditer l’idée que celui qui était en sa possession était d’origine française (voir la reproduction de la couverture de ce cahier [Fig. no 15, p. 194 pour la version imprimée]).
Fig. no 15 : Couverture du cahier généalogique (Ahnenpass) d’Ana Cocron

2Que sont ces cahiers généalogiques, simples extraits ou certificats que les habitants ont sollicités, notamment du prêtre de Tomnatic, peu de temps avant que les archives paroissiales ne soient déplacées et deviennent la propriété de l’État roumain ? Après 1990, j’ai eu l’occasion de constater que, dans beaucoup d’endroits, des copies de ces archives enregistrant avec exactitude les dates de baptême, de mariage religieux et de décès des Souabes installés dans les villages en question avaient été conservées ou récupérées par les paroisses catholiques, surtout dans les centres épiscopaux. Sur leur base, une personne peut affirmer ou revendiquer, comme cela s’est passé en 1945, une affiliation à un groupe familial, à une origine, à une communauté, voire à une nation.
3Le livre de 1946 de Botiș se fonde essentiellement sur de telles listes de noms, avec leurs variantes de circulation et leur origine, pour les utiliser comme argument en faveur des révisions identitaires. Par exemple, le no 809 (Botiș, 1946, p. 98) nous présente la microhistoire du nom « Marchal », nom que nous retrouvons dans le cahier généalogique de Mme Ecaterina Bocquel de Tomnatic. À son tour, le nom de Boquel, avec ses variantes Beauquel, Bokel, Bocquel apparaît dans Botiș (1946, p. 72‑73) au no 61 et dans le certificat de Nicolas Bockel de Tomnatic. De telles corroborations croisées entre les extraits généalogiques et la liste de Botiș sont faciles à établir pour plusieurs noms. Pour dresser ces listes, Botiș a consulté diverses sources, parmi lesquelles une série de monographies des villages dans lesquelles figuraient des colons d’origine lorraine. Il identifie dans ces documents les noms des premiers arrivants au Banat. Dans le cas de Tomnatic, il utilise dans le même but une étude manuscrite, Triebswetter Historia Domus (Botiș, 1946, p. 67) du prêtre Adam Wilkomm.
4Le cahier généalogique est en premier lieu un document personnel dont le rôle est de fonder une histoire familiale qui remonte dans le temps jusqu’au premier colon arrivé au Banat. Comme on peut le voir dans certains documents de ce type reproduits ici, le lieu d’où venait celui-ci est aussi souvent indiqué. Les usages potentiels des certificats généalogiques sont cependant multiples, et à travers eux on peut suivre le jeu des stratégies identitaires, des pratiques usuelles mais aussi politiques, des contextes variables dans lesquelles le nom peut affirmer ou cacher, imposer ou retirer la possibilité d’une identification par un statut civil, social, ethnique, religieux. Ce n’est qu’en prenant en compte tous ces enjeux qu’on peut évaluer la force de l’argument mémoriel dans la construction ou la reconstruction d’une identité.
5Le lieu d’origine de l’exode vers le Banat au xviiie siècle peut être l’indice de l’origine lorraine/française d’une famille, mais, comme nous avons déjà pu l’observer, le nom des ascendants orthographié et prononcé à l’arrivée au Banat « comme en français », avant d’être transformé d’une génération à l’autre, est un indice tout aussi important. Les cimetières sont eux aussi d’excellentes sources pour comparer et analyser la manière dont les changements de l’orthographe ou de prononciation d’un nom reflètent ceux de l’époque. À mesure que la langue française cesse d’être la langue de culte, ou encore lorsqu’on ne l’apprend plus à l’école, qu’elle est oubliée dans le cadre familial, et qu’elle est officiellement remplacée par la langue allemande, la prononciation française devient inintelligible pour un natif allemand. Il la transcrit alors par une nouvelle orthographe du nom, qui le « germanise » automatiquement. C’est le cas du patronyme Duron (no 353, Botiș, 1946, p. 82), inscrit sur un monument funéraire comme Düron conformément à la prononciation initiale, quand il ne devient pas simplement Doron ; ou Amand (Aman, mais aussi L’Amant, no 14, Botiș, 1946, p. 71), devenu Haman voire même Hamann ; Colin(g) (no 227, Botiș 1946, p. 78) ou Poling devenus Kolen ou Polen ; Aubertin (no 26, Botiș, 1946, p. 71) devenu Obertin (no 894, Botiș, 1946, p. 101), Oberten ou Oberteng ; Viller devenu Willer ; Vityer devenu Witje ; ou encore Frecault devenu Frecott, etc. Ces oscillations orthographiques des noms, comme Toute-Nuit/Touttenui ou Auquel/Hauquel/Hockel/Hockl ou Boquel/Bockel/Bockl (voir Tănase, 1990, p. 73) sont révélatrices de ce processus d’assimilation.
6Le nom, forme d’identification la plus sûre, devient ainsi lieu de négociation d’une identité, du fait des options dont dispose un individu, influencées bien évidemment par l’éducation, les langues parlées, la culture familiale, mais aussi par le regard extérieur. La personne en cause devient l’objet de revendications concurrentes de plusieurs instances qui lui confèrent, lui imposent ou lui retirent une identité ou un statut. C’est un fascinant sujet d’histoire sociale, politique ou culturelle.
7À La Roque, le processus est repris en sens inverse pour réaffirmer l’origine française perdue, oubliée ou (re)découverte (les entretiens de La Roque-sur-Pernes montrent clairement la variété des situations et des rapports de ce type) à l’aide des innombrables centres généalogiques ou personnes1 qui s’occupent de ce genre de recherches en France ou en Allemagne. Concrètement, il n’existe aucune analyse ou histoire des colonisations banataises sans référence à un processus d’identification par le nom (Rosambert2, 1962, p. 7 ; Lotz, 1977, p. 40 ; Boulanger, 1991, p. 7, qui indique que le nom de Mouschong est une déformation du nom lorrain Mougeon ; Gonzalvez, 2003, p. 59‑62, p. 73), les exemples se référant aux différentes localités du Banat historique, comme Mercydorf (Carani), Gottlob, Seultour, Saint-Hubert, Charleville, Molidorf, etc., ayant à l’origine une majorité ethnique française. Par ailleurs, Boulanger estime que sur les 240 villages créés par les colons (qu’il identifie comme des « immigrés » au Banat), 170 seraient intégralement d’origine lorraine et alsacienne. Son argument ? Des toponymes comme « Saint-Michel (Sânmihai)3, Saint-André (Sânandrei), Saint-Nicolas (Sânnicolau), Franzfeld (le champ de François/Franz), Lovrin (Lorrain), auxquels il faudrait ajouter des villages fondés par les Lorrains qui parlaient le francique de Thionville, Sarreguemines ou Bouzonville : Hatzfeld (Jimbolia), Triebswetter (Tomnatic), Ostern (Comloșul Mic), Heufeld » (Boulanger, 1991, p. 7).
8Pour la présente étude, cependant, je me suis limitée aux localités ayant une valeur de test : Tomnatic ou/et La Roque-sur-Pernes. Elles peuvent nous introduire au sujet, grâce aux multiples sources mémorielles mobilisées, lorsqu’il s’agira d’aborder cette passionnante aventure : partir sur les traces d’un indice mémoriel, le nom, généralement considéré comme un repère sûr et pouvant surtout, au besoin, être prouvé avec des documents ayant une valeur juridique.
9On peut évoquer le nom qui sauve ou celui qui désigne quelqu’un comme possible victime, on peut mentionner les oublis stratégiques, manipulations ou révélations tardives d’une origine, se mouvoir sur le terrain plus sûr du juridique ou encore investir le nom des valeurs que la société lui confère de façon conjoncturelle ou à plus long terme. Dans tous les cas, le nom est un véhicule mémoriel ayant une grande capacité à générer des récits, des histoires, des interprétations. Pour le dire autrement, le nom est – selon les besoins – une arme ou un simple instrument, mais aussi une source de récit, une ouverture vers l’imaginaire collectif dont se nourrit son histoire. Motivations rétrospectives, investissements affectifs, projections et représentations sociales font partie des configurations de sens auxquelles participe le nom, et bien évidemment le nom de baptême. Il génère des histoires fondatrices, des récits et des légendes, mais il peut aussi être un connecteur mémoriel et social de la plus haute importance.
Notes de bas de page
1 Plusieurs personnes m’ont parlé par exemple en 1999 d’Alfred Louis, du Cercle généalogique du pays de la Nied, mais comme il ressort également de l’essai de Renée Renard, il y a aujourd’hui des bases de données internet spécialisées dans ces questions et nombreux sont ceux qui y ont recours.
2 André Rosambert, professeur à Nancy, né à Reșița, où son père avait travaillé comme ingénieur, a fait une visite en 1933 dans les communes lorraines de Yougoslavie et à Mercydorf dans les années 1930, qu’il a évoquée dans son article (cité dans la bibliographie de Botiș, ch. 2. et dans la mienne).
3 Transcription roumaine ajoutée par mes soins.
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