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Du document au témoignage et vice versa
p. 105-108
Texte intégral
1À partir d’ici, je m’éloigne un peu des sources écrites mentionnées jusqu’à présent, qui représentent, sans aucun doute, le point de vue d’une élite. J’essaierai de les corroborer avec d’autres types de discours mémoriels, surtout des témoignages et des images, qui nous donnent accès aux protagonistes individuels du recouvrement de la mémoire. Les modèles offerts par les sources historiques ou juridiques permettent souvent de trouver les formulations discursives les plus appropriées pour reprendre, à l’échelle de l’individu ou du groupe, les arguments utilisés pour affirmer une identité liée aux origines, à la continuité, à la durée.
2La perspective officielle n’est bien évidemment pas suivie de manière systématique par les personnes impliquées dans une histoire commune, à laquelle elles se réfèrent ou non pour se définir. C’est le cas surtout lorsque l’expérience est passée au filtre de la mémoire. De plus, tandis que la lettre du texte écrit reste inchangée (même s’il est transformé par l’utilisation du chercheur) la mémoire, vue comme un travail discursif, est quant à elle tributaire de réécritures permanentes, liées le plus souvent aux enjeux du présent.
3Afin d’étudier le chemin entre document et mémoire, il peut être utile de partir des critères qu’ont dû remplir ceux qui aspiraient à être reconnus comme Français, dans le cadre du processus de révision de leur nationalité initié en Roumanie dès février 1945. Déjà exposés au chapitre précédent, ces critères ressortent des démarches juridiques et de leur documentation, proposée par Botiș (1946 ; 1947). Nous pourrons ainsi évaluer les rapports qui s’instaurent au fil du temps entre document et mémoire. Cela me permettra aussi de mettre en valeur un travail de terrain mené en plusieurs étapes à Tomnatic, que je présenterai de façon synthétique dans la documentation de ce chapitre.
4Tomnatic/Triebswetter (en allemand) est souvent évoqué dès qu’il est question des villages « français » du Banat (Vultur, 2000, p. 247-252). La mémoire de cette identité a en effet été visible et lisible à différentes époques, même concurrencée (a fortiori aujourd’hui) par l’identité allemande dominante qui s’est consolidée durant les dernières décennies, notamment grâce à des relations spéciales entretenues avec l’Allemagne.
5En effet, une fois passée la période des répressions (expropriations, déportations, collectivisation – voir les témoignages Vultur, 1997, p. 257-268 ; Vultur, 2000, p. 247-288), les Souabes restés en Roumanie, quelle que fût leur origine, ont été poussés à prendre le chemin de l’exil, que ce soit par des pressions politiques de toutes sortes ou mus simplement par le désir de vivre libres, de vivre mieux ou de tenter leur chance ailleurs. Ceux qui étaient déjà partis ont naturellement entraîné à leur suite ceux qui étaient restés, surtout les personnes âgées, les parents, les amis. C’est la RFA qui a été, principalement après la signature d’un accord avec le gouvernement roumain (à l’époque de Ceaușescu), la destination de cet exil. Ceci confortait l’idée que les « Allemands » du Banat avaient « toujours » été des Allemands et l’étaient restés, selon la même logique ethnonationale que j’ai déjà analysée chez les partisans de l’identité lorraine ou française. De là une concurrence des mémoires, au service ou au détriment de l’affirmation d’une identité ou de l’autre. Les habitants de Tomnatic sont-ils des Souabes allemands ou des Français ?
6La réaction d’Ana Cocron de Tomnatic, une des interlocutrices que j’ai rencontrées à plusieurs reprises et qui m’a mise en relation avec les autres Souabes d’ascendance française du village (Vultur, 2000, p. 264-270) m’a paru édifiante1. À la fin du film Tomnatic, une identité problématique2, réalisé en 1998, Ana Cocron apparaît à l’image, préparant, à notre suggestion, des cuisses de grenouille, une spécialité « française » de Tomnatic. Dans le film, on avait présenté tous les arguments des traces mémorielles renvoyant à une identité française : les noms sur les croix des cimetières, ceux des grands-parents et des arrière-grands-parents sur les cahiers généalogiques, ceux d’autres personnes originaires du même village, alors en vie (Parison, Griffaton, Vitye, Wiewe, etc.) et que j’ai interviewées pour la plupart à différentes occasions (Vultur, 2000, p. 247-288). Après avoir rappelé les mots du parler local, ainsi que le répertoire culinaire appuyant la revendication d’une appartenance française, lorsque la journaliste lui demande ce qu’elle et les habitants de Tomnatic pensent être, elle répond par une question rhétorique : « Eh ben, des Allemands, pas vrai ? »
7Une grande partie des dilemmes identitaires des « Tomnaticiens », comme certains d’entre eux aiment s’appeler, trouvent leur origine dans la mémoire mais aussi dans les démarches officielles par lesquelles ils sont reconnus et identifiés comme Français ou Allemands, selon les cas. Je pense ici aux associations et aux organisations civiques, mais aussi à la position des ambassades, des consulats d’Allemagne et de France au fil du temps. Les journalistes, visiteurs occasionnels ou chercheurs de terrain dans le village redécouvrent ou induisent eux-mêmes, en fonction de leurs projets et intérêts personnels, des thématiques qui sont reprises, à leur propre initiative, par les habitants ensuite interviewés ou amenés à participer à de petits bilans mémoriels initiés par les différents administrateurs de la mémoire locale. C’est un phénomène que j’ai souvent observé sur le terrain, y compris à Tomnatic et dont le chercheur doit être conscient lorsqu’il initie une recherche (Vultur, 1997a).
Notes de bas de page
1 Après avoir fait sa connaissance, en 1992, par l’intermédiaire de Marcela Păcurariu (alors rédactrice à Radio Timișoara et mon initiatrice dans le monde des Souabes de Tomnatic). Marcela est apparentée à « Brița Peter », c’est-à-dire Peter Cocron, le mari d’Ana Cocron, décédé aujourd’hui (voir intra interview Vultur 2000, p. 271-280).
2 Réalisé en 1998 avec Diana Andone, avec l’aide du groupe d’Anthropologie culturelle de la fondation « La Troisième Europe » à la suite de mes documentations de terrain dans le village et des tournages réalisés par Lucian Ionică (1992) et Marius Condrea (montage Diana Andone, consultante scientifique Smaranda Vultur).
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