4
Témoignage : Maître Ștefan Frecôt, un militant « souabe » de l’Union du Banat avec la Roumanie
p. 75-94
Texte intégral
I.
1Parmi les personnalités ayant joué un rôle remarquable dans les événements historiques qui ont suivi la désintégration de la monarchie austro-hongroise – dont l’effondrement à la suite de la révolution de 1918 a permis la libération nationale des peuples de son territoire – figure aussi l’avocat de Timișoara Ștefan Frecôt1.
2Ștefan Frecôt est d’origine française et fait partie de ce groupe ethnique de nos compatriotes qu’on regroupe sous le terme générique de « Souabes », bien que seule une petite partie d’entre eux soit d’origine allemande2. La plupart sont les descendants d’ancêtres installés comme colons au Banat au xviiie siècle, déplacés d’Alsace et de Lorraine et d’autres provinces françaises annexées par l’impérialisme autrichien3.
3La famille Frecôt est française non seulement par son nom – avec l’accent circonflexe conservé soigneusement en dépit de toutes les pressions de germanisation et de magyarisation – mais aussi par sa conduite. À la différence de la majorité des descendants des anciens colons français, aujourd’hui complètement « souabisés », les membres de cette famille parlaient la langue de leurs ancêtres et ont toujours exprimé leur conscience nationale.
4D’autre part, vivant parmi les Roumains, comme eux d’origine latine, la famille Frecôt a toujours eu des sentiments d’affection vis-à-vis de ce peuple, et a manifesté, après l’Union, une attitude de coopération dans la Grande Roumanie.
5Ștefan Frecôt était donc la personne la plus indiquée pour se rendre en 1919 à la Conférence de paix de Paris aux côtés de la délégation roumaine. Cette dernière lutta, dans cet aréopage mondial qui devait décider du destin des peuples libérés de l’oppression austro-hongroise, pour l’union des Roumains de Transylvanie et du Banat avec leurs frères d’au-delà des Carpates dans le cadre de la Grande Roumanie. La délégation roumaine, à laquelle s’était jointe la délégation des « Souabes » du Banat conduite par Ștefan Frecôt, demanda au nom de la majorité de la population l’attribution du Banat tout entier à la Roumanie4.
6Mais Ștefan Frecôt est aussi un combattant actif de la cause du réveil national de la population d’origine française du Banat ; population qui, au cours des deux siècles écoulés depuis son installation comme colons au Banat, a souffert de la plus terrible dénationalisation opérée par l’Autriche-Hongrie, qu’on a appelée avec raison le « cimetière des nationalités ».
7C’est contre l’oppression nationale qui s’est traduite par la germanisation et ensuite, la magyarisation des « Souabes » que se sont élevées les protestations des descendants des anciens colons français du Banat. Leurs voix se sont manifestées de façon catégorique et conséquente, au cours de la lente agonie de cette population d’origine française, englobée aujourd’hui dans le peuple souabe, et ayant perdu sa langue, mais non pas sa conscience nationale5.
8Le soubresaut de cette conscience nationale s’est manifesté aussi dans le passé récent, quand les Souabes d’origine française se sont détachés du Groupe ethnique allemand et se sont déclarés, comme toujours, Français.
II.
9Ștefan Frecôt naquit à Timișoara le 20 août 1887. Il est le fils de Melchior Frecôt, avocat, et Maria Küttel, fille d’un ancien maire de la municipalité de Timișoara qui donna un temps son nom à la place aujourd’hui nommée Asănești (aujourd’hui Alexandru Mocioni – N. d. A.).
10L’enfance de Ștefan Frecôt et de ses frères et sœurs se déroula dans une ambiance française. Leur gouvernante, Eugénie Saillant, venait de Paris6.
11Ștefan Frecôt suivit des études élémentaires et moyennes à Timișoara, obtint le diplôme du baccalauréat au lycée des Piaristes avec la mention « prematurus », à la première place de la promotion 1904.
12Il commença et finit ses études universitaires à Budapest, où il obtint le diplôme de docteur en droit en 1909.
13Pendant ses études universitaires, il participa aux actions socioculturelles des étudiants de Budapest, et fut notamment élu président de la « Cantine académique »7, une sorte de cantine des étudiants. En cette qualité, il aida beaucoup d’étudiants pauvres, qui appartenaient, pour la plupart, aux minorités nationales. À cette occasion, il se lia d’amitié avec de jeunes Roumains, Slovaques et Serbes. C’est à cette époque que naquit sa durable amitié avec l’étudiant roumain Petru Groza. Elle perdura pendant toute la vie du grand homme d’État roumain8.
14Les événements qui suivirent la décomposition et la chute de l’Empire austro-hongrois trouvèrent Ștefan Frecôt mentalement prêt à affronter les événements qui suivirent. À ce grand tournant de l’histoire, il vit clairement la voie qu’il devait suivre.
15Prenant contact avec l’élite des Roumains banatais de la génération de l’Union, Aurel Cosma, Caius Brediceanu, Ionel Mocsonyi, Avram Imbroane, Pompil Ciobanu, Victor Mercea et d’autres, il dirigea ses pensées et ses actions vers le noble objectif de l’Union du Banat avec la Roumanie.
16Dans ce but, avec ses amis Rausch, Noll, Philippe, Victor Orendi-Homenau et d’autres, il convoqua « la Grande Assemblée des Souabes du Banat » qui décida l’Union du Banat avec la Roumanie9.
17Seule une minorité de Souabes ne prirent pas part à cette action : les soi-disant « maghiarones » ou « autonomistes », qui pensaient que Frecôt était un « traître » ou qu’il était « vendu aux Roumains »10.
18Afin de donner de l’écho à la décision de cette assemblée, il partit pour Paris à la tête d’une délégation des Souabes du Banat et, à la Conférence de paix, soutint avec force les droits de la Roumanie sur la totalité du Banat11.
19Collaborant avec les délégués de la Roumanie et des représentants de la Transylvanie et du Banat comme Vasile Lucaci, Octavian Goga, Nicolae Comșa, Victor Braniște, Traian Vuia, Traian Lalescu et d’autres, la délégation des Souabes déploya, par voie de presse et dans des mémoires, une grande activité, remarquée d’ailleurs par la presse parisienne12. Elle entendait faire connaître à la Conférence de paix la volonté du peuple souabe, exprimée dans le mémoire adressé à Georges Clemenceau, président de la Conférence13, dans lequel on peut lire entre autres les choses suivantes :
« Votant cette résolution d’Union avec la Roumanie, l’Assemblée nationale du peuple souabe a tenu à mettre l’accent sur deux faits que nous nous permettons, Monsieur le Président, de soumettre particulièrement à votre attention :
Il s’agit tout d’abord du désir, exprimé avec force et à l’unanimité par l’Assemblée, que tout le peuple souabe soit réuni avec le peuple roumain, de civilisation supérieure, qu’il aime et qu’il respecte et avec qui il se sent lié du fait de l’origine commune, de la race latine, de beaucoup de ses fils.
Des siècles de vie commune nous ont appris à apprécier nos voisins et concitoyens à leur juste valeur et l’expérience des derniers temps n’a fait que renforcer notre conviction que seule l’Union avec la Roumanie pourrait offrir les garanties suffisantes à notre existence et à notre progrès14. »
20Le mémoire cité constitue aussi un document important dans la mesure où il précise que les « Souabes » du Banat sont, pour la plupart d’entre eux, des descendants des colons français :
« Ces colons – précise le mémoire de la délégation des Souabes – ont été amenés pour la plupart d’entre eux d’Alsace, du Luxembourg et de Lorraine.
En grande partie d’origine française, mais connaissant, en tant que frontaliers, l’allemand et le français, ils ont été soumis à un régime de magyarisation forcée par l’administration austro-hongroise, dans les écoles, par l’interdiction de la langue et des livres, et via l’influence des prêtres nommés uniquement avec le consentement de Vienne et de Budapest15. »
III.
21La délégation des Souabes du Banat fut reçue en audience par Georges Clemenceau. Ștefan Frecôt nous raconta ainsi son entrevue avec le grand homme d’État français : « Georges Clemenceau nous reçut avec une attention bienveillante et m’interrogea d’emblée : “Vous avez un nom français ; est-ce que d’autres Souabes au Banat portent de tels noms, qui rappellent leur origine ?” Après ma réponse affirmative, le président me posa encore une série de questions : “Est-ce que ces Souabes d’Alsace-Lorraine ont gardé la conscience de leur origine française ? Pourrait-on fonder des écoles françaises pour leurs enfants ? Quelle est l’attitude des intellectuels souabes vis-à-vis de leur patrie d’origine ?”
22Je lui donnai les renseignements nécessaires et lui présentai ensuite notre mémoire, dont j’exposai brièvement l’objet. Entendant les paroles que j’avais prononcées et qui exprimaient notre ferme désir d’unification avec la Roumanie, Georges Clemenceau promit tout son soutien à la cause des Souabes du Banat, bien que la propagande hostile des cercles impériaux serbes – qui prétendaient avoir des droits sur le Banat tout entier, y compris sur la ville de Timișoara – ait été très forte. »
23Rentré à Timișoara, Ștefan Frecôt devint la cible d’attaques farouches de la part des Souabes magyarisés, dirigés par le prêtre Blașcovici et Gaspar Muth.
24Muth et ses adeptes fondèrent le parti « autonomiste » (« Autonomie Partei »), renommé plus tard « Volksgemeinschaft », qui polarisa les actions séparatistes dirigées contre la Grande Roumanie. Ayant pris contact avec certains cercles des Saxons de Transylvanie, ils parlèrent au nom de tout le « peuple allemand », formant cette couche sur laquelle s’appuyèrent plus tard les tendances impérialistes et revanchardes de l’Allemagne nazie16.
25Il était en effet étrange de voir Blașcovici et Muth, que Victor Braniște appelle « magyarons » et qui, pendant la domination dualiste, « n’avaient réclamé pas même les droits les plus élémentaires pour les Souabes17 », se proclamer tout d’un coup les champions des revendications nationales des Souabes du Banat. Il est connu que sous la domination du dualisme austro-hongrois (1867-1918), les Souabes n’avaient aucun collège allemand dans le Banat18.
26C’est contre ces tendances séparatistes panallemandes que s’éleva Ștefan Frecôt, en contribuant à la fondation du Parti du peuple souabe, le « Volkspartei ». À l’attitude négative et centrifuge des « magyarons » et des « autonomistes », il opposa un programme de collaboration avec les « partis roumains »19.
27Depuis le début, ce groupement politique des Souabes du Banat collabora avec le parti social-démocrate de Roumanie, dont le représentant, Francisc Tiron – lui aussi d’origine française – avait fait partie de la délégation des Souabes du Banat à la Conférence de paix de Paris. En 1919, Ștefan Frecôt fut élu député indépendant dans le premier Parlement de la Grande Roumanie. Mais bientôt, il se laissa convaincre que, sans l’aide des partis roumains, il ne pourrait pas défendre les vrais intérêts des « Souabes » du Banat, qui devaient en premier lieu être protégés contre l’aventureuse politique pangermanique avec laquelle ils n’avaient rien en commun. Les Souabes, peuple travailleur et pacifique, ne désiraient rien d’autre que de vivre en bonne entente avec le peuple roumain. Deuxièmement, Frecôt et les autres descendants des anciens colons français, qui constituaient la grande majorité des « Souabes » n’avaient pour les Allemands aucune attraction particulière qui aurait pu les amener jusqu’à adopter sans discernement leurs tendances impérialistes. Plus tard, l’opposition des Souabes se manifesta de façon catégorique sous la domination du Banat par les nazis20.
IV.
28Cependant, l’activité politique de parti de Frecôt s’arrêta bientôt. Il occupa encore, après une courte collaboration avec le parti libéral et avec le Parti du peuple d’Averescu, la fonction de vice-président de la « Ligue contre l’usure »21, après quoi il se retira de la vie politique militante, afin de se préparer à une nouvelle épreuve de force pour défendre les « Souabes » du grand danger de l’impérialisme allemand qui allait culminer avec le nazisme, sa forme la plus barbare et odieuse. Pour stopper la pénétration des tendances pangermaniques annonciatrices du nazisme, si étrangères à la nature et aux conceptions de vie de la population souabe, ainsi qu’à la conscience qu’ils avaient, après tout, de ne pas être Allemands mais d’origine française, Ștefan Frecôt s’engagea dans le projet qui consistait à ramener les descendants des anciens colons d’Alsace-Lorraine et d’autres provinces françaises annexées par l’impérialisme allemand à leur ancienne nationalité française.
29Voici les étapes de cette lutte :
Lors du recensement de 1927, les habitants de la commune de Tomnatic, du département de Timiș, où presque tous les « Souabes » sont originaires d’Alsace et de Lorraine, se déclarèrent unanimement français22.
La conséquence de cette attitude de la part des « Souabes » de Tomnatic fut la destitution du notaire de la commune par le ministre de l’Intérieur du gouvernement roumain, qui était engagé dans un pacte électoral avec les Allemands de Roumanie. Ceux-ci voyaient d’un mauvais œil le réveil national des anciens colons français, mouvement qui, s’il prenait plus d’ampleur, menaçait « l’unité allemande »23.La même année, les habitants de la commune de Tomnatic demandèrent au gouvernement roumain que la localité soit rebaptisée « Barthou », en référence à l’homme politique français. Ils motivaient leur choix par le fait qu’à Tomnatic vivaient des habitants portant le nom de Barthou, apparentés à l’illustre homme d’État français, lui aussi originaire de Lorraine24.
En 1933 eut lieu la fête du bicentenaire de la commune de Merțișoara (aujourd’hui Carani), dans le département de Timiș, devant son nom au premier gouverneur du Banat, le français Claude Florimond de Mercy. Les compatriotes d’Alsace-Lorraine furent aussi invités. L’université de Nancy et l’Académie Stanislas envoyèrent comme délégué le professeur français André Rosambert pour les représenter aux festivités. De retour en France, il publia ses impressions pleines de compassion pour le sort de ses compatriotes, presque entièrement germanisés25.
En 1939 se constitua « le Groupe ethnique allemand de Roumanie », organisation nazie qui par tous les moyens possibles, du prosélytisme à la contrainte, inscrivit d’office dans ses rangs, lors d’un « recensement » des Allemands, les citoyens roumains d’origine allemande, mais aussi tous les membres des familles de mariages mixtes qui parlaient allemand (Tchèques, Slovaques, Croates, Hongrois, etc.)26.
Seuls les descendants des colons français s’opposèrent à ce recrutement forcé imposé par les nazis. Sous la direction de Frecôt, ils présentèrent un mémoire au gouvernement roumain pronazi du « Front de la Renaissance nationale », demandant que la minorité ethnique des Français du Banat soit reconnue comme un groupement séparé de celui des Allemands de Roumanie, arguant de ce que la majorité des soi-disant « Souabes » du Banat étaient d’origine ethnique française27.
De l’organisation ethnique française allaient faire partie tous les « Souabes » qui, au moyen de preuves documentaires et circonstancielles suffisantes et nécessaires telles qu’un patronyme français, la manifestation d’une conscience nationale, le lieu d’origine, etc., pouvaient prouver qu’ils étaient des descendants des anciens colons français venus d’Alsace-Lorraine et d’autres provinces françaises.
La délégation des Souabes d’origine française conduite par Ștefan Frecôt fut reçue en audience par les ministres Argetoianu, Radian et Giurescu, qui témoignèrent leur sympathie à cette initiative (et il était normal qu’ils aient une telle attitude en pensant aux « traditionnelles relations entre la France et la Roumanie ») mais furent d’avis qu’une telle action irriterait l’Allemagne (nazie) et que donc, pour le moment, le plan était irréalisable, car « inopportun »28.L’action courageuse de 1939 des Souabes d’origine ethnique française provoqua, comme c’était à prévoir, de la nervosité dans les cercles nazis du Banat ; la « Gauleitung » de Timișoara demanda l’intervention de l’ambassade du Reich de Bucarest auprès du gouvernement roumain.
À cet égard, il y a des documents qui attestent aussi bien des mesures de répression prises par les cercles officiels nazis, que de l’attitude des « Souabes » d’origine française, faisant véritablement acte de résistance au nazisme. Beaucoup des membres de ce mouvement subirent des répressions, allant de la prison jusqu’à la condamnation à mort, pour avoir eu l’audace de se déclarer Français et de s’opposer au nazisme29.Après la libération de notre pays de la domination nazie naquit officiellement l’« Association des descendants des anciens colons du Banat » reconnue comme personne juridique par la décision no 289 du 4 août 1945/dossier no 811/1945 du tribunal Timiș-Torontal.
Conformément à ses statuts, l’association avait comme but la propagation de la langue et de la culture française parmi les « Souabes » d’origine ethnique française en vue de la réobtention de leur ancienne nationalité étouffée au cours des siècles par une dénationalisation forcée30.La même année, l’association obtint l’approbation pour l’ouverture d’une école maternelle et d’une école élémentaire de langue française dans la commune de Tomnatic. L’école élémentaire française de Tomnatic a fonctionné jusqu’en 1948, date de sa fermeture, tandis que l’école maternelle a continué à exister au-delà de cette date pendant une courte période.
La fermeture de l’école élémentaire française de Tomnatic eut lieu au moment où deux autres écoles françaises étaient sur le point d’ouvrir, à Merțișoara/Carani et à Lovrin. Cette ouverture devait être suivie par celle d’écoles françaises ou du moins de classes parallèles en français dans des écoles allemandes, dans les communes dans lesquelles vivaient en grand nombre des descendants des anciens colons français au Banat.
V.
30Ștefan Frecôt et ses collaborateurs Damas, Doron, Étienne, Renard, Cocron, Mebes et d’autres voulurent ramener ces « Souabes » d’origine française au berceau de leur nation.
31Mais l’action Frecôt, accueillie avec antipathie par les Allemands et avec hostilité par les nazis, fut considérée, après l’effondrement du nazisme, comme un mouvement opportuniste ayant comme but de soustraire une couche des Souabes du régime appliqué aux Allemands après l’écrasement du nazisme. Cependant, si on juge de façon objective, sur la base de documents incontestables, il est avéré qu’on ne saurait parler d’opportunisme puisque les « Souabes » d’origine française se sont opposés au nazisme, leur attitude étant d’ailleurs de notoriété publique.
32D’autres se sont par ailleurs posé toute une série de questions :
33L’avocat Frecôt ne plaide-t-il pas en révision dans un procès historique définitivement perdu ? Est-il possible qu’après presque deux siècles d’éloignement, les descendants des anciens colons français reviennent à leur ancienne nationalité, non seulement grâce à la conscience de leur origine, mais aussi grâce à la langue de leurs ancêtres ? Ces Français dénationalisés ne sont-ils pas satisfaits de leur statut ethnique actuel de « Souabes » et dans cette situation l’adage juridique « Volentinun fit injuria » ne s’applique-t-il pas à eux ?
34Ce sont là quelques-unes des interrogations de ceux qui furent et demeurent sceptiques quant aux efforts de l’Association des anciens colons français du Banat.
35Mais en étudiant le problème de la manière la plus attentive possible, il faut noter aussi qu’après l’Union de 1918, il y eut dans certaines parties de la Transylvanie des communes purement roumaines dont les habitants furent complètement dénationalisés31 par l’action féroce et rigoureusement organisée du chauvinisme impérialiste hongrois, qui culmina avec la loi du comte Apponyi. Ces Roumains, surtout ceux vivant parmi les Sicules, ne gardèrent que leur nom et la conscience de leur origine, mais oublièrent complètement leur langue nationale, tout comme les Français du Banat.
36En ce qui concerne les Roumains de Transylvanie, les blessures causées par l’impérialisme chauvin guérirent peu de temps après l’Union grâce à l’école roumaine.
37Si on avait fondé aussi pour les « Souabes » d’origine française du Banat des écoles ayant comme langue d’enseignement le français, la situation aurait été différente de celle d’aujourd’hui.
38Comme je l’ai montré32, une grande partie des Souabes magyarisés furent ramenés à leur origine, c’est-à-dire regermanisés. L’erreur fut cependant celle de la politique scolaire de l’époque, qui entraîna les Souabes d’origine française dans une fausse voie. Or, leur existence en tant que Français étant largement reconnue, n’aurait-il pas été normal que le peuple roumain frère se saisisse, par l’intermédiaire de ses intellectuels et de ses hommes politiques, de la présence au Banat d’une population d’origine latine qui devait être aidée par la création d’écoles, afin de pouvoir réacquérir son ancienne nationalité française ?
VI.
39Le réveil national des « Souabes » d’origine française rencontre maintenant, sous notre régime socialiste, des conditions de réussite qu’il n’avait pas eues dans le passé. Aujourd’hui, chaque citoyen de notre pays est libre de déclarer sa nationalité sans aucune contrainte de la part de l’État. Le droit d’utiliser la langue nationale est garanti par la Constitution à toutes les nationalités qui y cohabitent.
40Les « Souabes » d’origine française sont donc libres de se déclarer Français et de solliciter la création d’écoles élémentaires et d’écoles maternelles ayant comme langue d’enseignement le français.
41L’usage de la langue française et de la culture nationale à côté de la langue allemande – qui circule plus largement chez les « Souabes » – contribuera certainement au renforcement de la conscience nationale de nos concitoyens d’origine française33, liés spirituellement d’une façon étroite au peuple roumain frère. Ils n’ont qu’à suivre l’exemple éclairant de Ștefan Frecôt, aujourd’hui octogénaire, à qui nous dédions ces lignes avec toute la sympathie et l’estime que nous lui devons, pour son activité de combattant de la cause du peuple roumain, auquel il s’est identifié, et en tant que combattant pour la cause du réveil national du peuple frère français du Banat.
Timișoara, août 1968
Notes de bas de page
1 Les notes qui suivent sont celles du manuscrit original d’Emil Botiș. Simplement, nous n’avons gardé que la traduction française des longues citations en allemand.
2 Cette vérité est également reconnue par les historiographes souabes du Banat : « Nos ancêtres qui étaient pour la plupart des Français et parmi lesquels il n’y avait que peu d’Allemands, sont principalement venus de Lorraine, des environs de Marsal, Metz et Saarburg », écrit Nicolas Hess (Nikolaus Hess, Heimatbuch der drei Schwestergemeinden Sveti-Hubert, Charlevil und Soltur in Banat 1770-1927, München, 1927, p. 29) Dans la monographie de la commune Merțișoara/Carani, Peter Schiff rappelle à ses concitoyens leur origine dans les termes suivants : « Les noms français des familles immigrées, la prédominance des dénominations en partie françaises des nouveaux villages eux-mêmes montrent de façon indiscutable que la population française était la plus importante et si les historiens contemporains des villages de notre petite patrie, même ceux des villages les plus insignifiants, insistent sur ce point, cela est dû au fait que plus de 50 % des habitants de ces villages sont de ces provinces [l’Alsace-Lorraine, Luxembourg et Trêves – note d’Emil Botiș], et nous devons aussi reconnaître ouvertement et de façon honnête que la plupart des “Souabes du Banat” sont originaires des anciennes provinces impériales qui avaient alors un caractère ethnique français et que, donc, si nous voulons établir géographiquement la patrie d’origine des “Souabes du Banat”, nous devons nous référer en premier lieu à l’Alsace-Lorraine, au Luxembourg et à Trêves » (Peter Schiff, Beiträge zur Geshichte der Gemeinde Mercydorf, Timișoara, 1934, p. 13). Sur la question de la colonisation des Français au Banat voir Emil Botiș, Recherches sur la population française du Banat, Timișoara, 1946, p. 132 et les auteurs qui y sont cités, voir aussi Emil Botiș, Considérations sur les colonisations au Banat du xviiie siècle avec une attention particulière accordée à la population originaire d’Alsace et de Lorraine, Timișoara, 1967, manuscrit, p. 24.
3 L’installation d’une population française au Banat de ces provinces impériales a eu le caractère d’une vraie déportation, accompagnée d’un déplacement de la population indigène, dans un double but : a) renforcer l’élément allemand dans les provinces françaises conquises par la maison d’Autriche par l’éloignement des autochtones et b) germaniser l’ancienne province daco-romaine par les colons « souabes ». Les Français ayant été mélangés aux Allemands, leur dénationalisation par l’école et par la pression de l’administration allemande s’est révélée fatale. D’autre part, les Roumains ayant été chassés de leurs villages et remplacés par des colons, on a cru dans la possibilité d’une germanisation du Banat.
4 Voir « Délégation des Souabes du Banat à la Conférence de la paix : Mémoire présenté à la Conférence de paix – L’unité du Banat. Situation Économique du Banat – avec une carte » - Paris, août 1919 (voir le texte intégral du mémoire traduit en roumain à l’annexe I). La détermination des « Souabes » du Banat conduits par Ștefan Frecôt a provoqué un vif intérêt et une satisfaction particulière parmi les dirigeants politiques d’alors. Lors d’une visite de la ville de Timișoara le 11 novembre 1923, le roi Ferdinand lui-même s’est adressé à Frecôt, qui lui a été présenté par le ministre du Palais, Mișu, dans les termes suivants : « C’est bien vous qui êtes allé à Paris après l’armistice pour plaider pour le rattachement de Timișoara à la Roumanie ? » – « Oui – répondit Frecôt – mais à Paris, j’ai plaidé pour l’intégrité du Banat, pour qu’ensuite le Banat tout entier soit rattaché à la Roumanie » – voir Emil Grădinariu et Eugen Bugel, Album comemorativ (Album commémoratif), Timișoara, 1928, feuille 5. Voir aussi Temeswarer Zeitung, no 255 du 14 novembre 1923, p. 1.
5 Voir Emil Botiș, op. cit., p. 23 et suiv. – La résistance des Français de la commune de Tomnatic contre la germanisation forcée, qui commença par la suppression de l’école française et par la nomination d’un prêtre allemand dans la commune, donna naissance à une révolte. Le prêtre allemand, chassé avec des pierres, s’enfuit de la commune. Ensuite, les chefs de la rébellion furent enfermés et punis de « 25 coups de bâton ». – Dans les travaux de l’historien souabe Georg Reiser, lui-même d’origine française par sa mère (nommée Doron), on trouve de nombreux détails sur la résistance de la population française de Tomnatic contre la germanisation. – La « souabisation » à peine finie, une nouvelle vague de dénationalisation s’est abattue sur les descendants des anciens colons français du Banat : la magyarisation. Sur celle-ci voir Michael Kautsch, Geschichteim Leben des banater deutschen Volkes, Timișoara, 1939, Nik. Hans Hochl, Das deutsche Banat, Victor Orendi-Homenau, Madjarisches, Allzu madjarisches, ein kleiner Beitrag zur Minderheitenfrage in Ungarn, Bucarest, 1940, Jászi Oszkár, A nemzetiállamokkialakulásaés a nemzetiségi Kérdés, Budapest, 1912, voir aussi Emil Botiș, Considérations sur la colonisation par la population amenée d’Alsace et de Lorraine, Timișoara, 1967, ms, p. 24. – La situation dans laquelle se sont trouvés les descendants des anciens colons français du Banat à la fin du xixe siècle et au début du xxe a été décrite et étudiée dans de nombreuses études de grande valeur. Citons notamment : Georg Reiser, Der Sprachenwandel in den Banater Franzosen Dörfen/Les changements linguistiques dans les communes françaises du Banat/Sonderabdruckaus den Neuen Heimatblättern, Jahrgang III, 1938, Heft 1-2, Budapest, R. Recouly, « Les villages français du Banat », article publié dans le journal parisien « Le Temps », 1902. Cet article a été reproduit en langue allemande dans le journal Temeswarer Zeitung de Timișoara, numéro du 17 et 18 janvier 1903. – Recouly démasque les procédés de l’administration de la monarchie austro-hongroise qui a de façon systématique germanisé puis magyarisé les Français du Banat, et a vu ses efforts être couronnés de succès. Mais la plus ancienne étude sur le problème des colons français du Banat est le travail de Louis Hecht, « Les colonies lorraines et alsaciennes en Hongrie », Mémoires de l’Académie de Stanislas, Nancy, 1878. Raul Chélard, un autre journaliste français qui a visité les colonies françaises du Banat en 1894, huit ans avant Recouly, a publié ses impressions dans un ouvrage intitulé La Hongrie millénaire, Paris, 1896. Il indique qu’il a trouvé dans la commune de Tomnatic quelques vieillards qui parlaient encore le français (op. cit., p. 222). Des anciens de la commune, Chélard a appris que leurs parents parlaient, entre eux, la langue française. Mais dès que les jeunes germanisés s’approchaient d’eux, ils interrompaient la conversation en se prévenant mutuellement d’un « pst ! » vigilant et conspirateur. – Sur la politique de germanisation de la maison d’Autriche pratiquée sur les nationalités de l’ancien empire, voir la lettre de Joseph II adressée le 26 avril 1784 au chancelier comte Eszterházy, in Szilágyi Ferencz, A germanizálá störténete a két magyar hazában II Jozsef alan / Histoire des germanisations dans les deux pays hongrois sous Joseph II, Budapest, 1876. Par l’expression « les deux pays hongrois », l’auteur entend la Hongrie et la Transylvanie.
6 Ces informations nous ont été communiquées par Ștefan Frecôt.
7 « Egyetemi Lapok »/Foaia Universitară, organe de la Fédération des étudiants de Hongrie, Budapest, année XXVI, no 18 de 1913, p. 5.
8 À l’invitation de Petru Groza, membre actif de la Société des étudiants roumains de Budapest, Ștefan Frecôt participa aux manifestations culturelles nationales des étudiants roumains de la capitale de la Hongrie. Plus tard, ces deux amis se rencontrèrent souvent dans la maison du Dr Drăgan de Timișoara (faits relatés par Ștefan Frecôt). Vasile Gojdu fut un autre ami roumain de Frecôt du temps de ses études universitaires. Le premier ayant eu à régler « une affaire d’honneur », Frecôt, champion d’escrime, le seconda comme témoin (idem).
9 L’assemblée eut lieu le 10 août 1919 à Timișoara. Aux côtés de Ștefan Frecôt, Andrei Buschmann, Francisc Tiron et Thomas Fernbacher sont aussi les signataires du mémoire des Souabes, présenté à la Conférence de paix de Paris.
10 Voir l’article écrit par Ștefan Frecôt et publié dans Banater Tagblatt, no 112, du 1er juillet 1920, sous le titre « Zum Generalstabsbericht der “Schwäbischen Volkspresse” » (« Concernant le rapport de l’état-major de la “presse souabe” »), texte intégral traduit à l’annexe II.
11 Voir l’article écrit par Ștefan Frecôt et publié dans le journal Deutsche Wacht, organe du parti souabe allemand du Banat, Timișoara, no 137, du 27 septembre 1919, sous le titre « Die Banater Frage vor der Friedenskonferenz » (« La question banataise à la Conférence de paix »), texte intégral traduit à l’annexe III.
12 La présence de la délégation des Souabes du Banat à la Conférence de paix de Paris est signalée par les quotidiens L’Éclair, no 11 224 du 29 août 1919, Journal des Débats, no 242 du 30 août 1919 et par d’autres journaux parisiens. Dans la chronique publiée en première page du Journal des Débats, sous le titre « La Conférence de paix », il est écrit entre autres : « Une délégation des Souabes du Banat est arrivée à Paris sous la conduite de M. Étienne Frecôt, ancien émigré français. Les socialistes souabes sont représentés dans cette délégation par M. François Timon, également d’origine française. Un mémoire a été présenté à la Conférence de paix, demandant le rattachement du Banat tout entier à la Roumanie. » La même information a été publiée également dans le quotidien Le Petit Parisien, no 15 544 du 30 août 1919.
13 Parmi les matériels documentaires élaborés par la délégation roumaine à la Conférence de paix, citons : « La Roumanie devant le Congrès de la paix. Le Banat de Temeshvar », Paris, sans date, Imp. Dubois & Bauer, p. 38, avec des statistiques et des cartes ethnographiques et économiques ; Idem, « Le Banat de Temeshvar ne peut pas être partagé », Paris, 1919, p. 8 ; Traian Vuia, Le Banat/Timishana, Paris, 1918, p. 30, accompagné d’un tableau et d’une carte ; Georges G. Mironesco, Le problème du Banat, Paris, 1919, p. 61, avec une carte ethnographique en couleurs ; Traian Lalesco, Le Problème ethnographique du Banat, Paris, 1919, p. 48, avec quatre tableaux statistiques et une carte ; la revue bimensuelle La Transylvanie, organe du Comité national des Roumains de Transylvanie et de Bucovine, année I, 1918 ; Bulletin d’Informations Roumaines, Paris, 1919 ; Ed. Guérive, La Bucovine et le Banat, Paris, 1918, p. 54.
14 Voir Le mémoire, annexe I.
15 Voir aussi Étienne Frecôt, Les Français du Banat, Timișoara, 1945, p. 16.
16 Ibid., p. 5.
17 Voir Grofșoreanu, loc. cit., note 9.
18 Voir l’étude « Germanii din Banat » (« Les Allemands du Banat ») de Francisc Kräuter, publiée dans le volume Transilvania, Banatul, Crișana și Maramureșul. 1918-1928, Bucarest, 1929, vol. 2, p. 639 et suiv.
19 Cette collaboration a été critiquée par la presse des Souabes autonomistes. Ainsi, sous le titre « Frecôtisten – Ein Nekrolog », le numéro du 13 juin 1924 du journal Schwäbische Volkpresse présente le parti « Volkspartei » fondé par Frecôt et le pacte conclu avec les partis roumains comme la dissolution de « l’unité allemande ». En revanche, l’attitude du « Parti du peuple » des Souabes du Banat est saluée par le journal Temeswarer Zeitung du 16 janvier 1925 (voir annexe IV). La presse de la capitale souligne également le geste de la majorité des Souabes du Banat. Ainsi, le journal Viitorul (L’Avenir), organe du parti libéral, est d’avis que « la décision du parti populaire souabe du 2 janvier 1925 est un coup porté à la politique de germanisation mise au point et soutenue par les Saxons » et que « le renoncement du parti populaire souabe à la solidarité germanique ne peut pas rester sans conséquences en ce qui concerne l’attitude future de la minorité allemande de Roumanie » – voir R. M. Bărbosu, Problema șvabilor din Banat (Le problème des souabes du Banat), Timisoara, 1947, qui reproduit en facsimilé l’article du journal Viitorul. Voir aussi l’article éditorial du journal Românul du 11 décembre 1944 dans lequel est détaillée la position des Souabes du Banat dans les luttes politiques du passé. De même, le no 478 du 25 février 1925 du journal Nădejdea de Timișoara note que le Parti du peuple souabe conduit par le professeur Mihail Kautsch et l’avocat Ștefan Frecôt n’a pas admis l’ingérence des Saxons de Transylvanie dans les questions du Banat. Dans la déclaration qu’il donne à ce journal, Kautsch, faisant allusion aux « magyarons » se demande : « Serait-ce précisément aux Souabes que leurs bourreaux prétendraient s’imposer comme dirigeants ? »
20 Sur le mouvement de résistance des Souabes d’origine française, voir Ștefan Frecôt, op. cit., p. 6‑8 ; Botiș, op. cit., p. 35‑43 et les documents publiés en facsimilé.
21 Dans son appel adressé aux électeurs de Timișoara, la « Ligue contre l’usure », dirigée par C. Argentoianu, déclare la guerre à tous les partis politiques de Roumanie « qui croient qu’ils peuvent encore mentir et piller le monde avec des taux d’intérêt barbares et en volant de l’argent public. Contre tous ceux-là, pour la justice et pour notre délivrance, nous commençons un juste combat avec le sentiment que nous avons de notre côté la paysannerie et le monde des travailleurs ».
22 Voir la liste nominale des habitants de la commune de Tomnatic qui se sont déclarés français lors de ce recensement (annexe 5).
23 Informations données par Ștefan Frecôt. Le journaliste R. M. Barbosu mentionne dans la brochure citée que le maire de la commune de Tomnatic a été remplacé, sa « faute » consistant à ne pas avoir empêché les habitants de la commune de déclarer leur vraie nationalité.
24 Voir le journal Universul, no 354 du 29 décembre 1934.
25 Voir André Rosambert, « Villages lorrains en Roumanie », dans la revue L’Ilustration de Paris, no 4 784 du 24 novembre 1934, p. 424-425. Dans cet article, le professeur français communique ses impressions pleines d’amertume, voyant à l’œuvre dans la commune banataise Merțișoara/Carani la dénationalisation de ses compatriotes lorrains sous la forte pression du germanisme impérialiste, camouflé à cette époque derrière l’appellation officielle de « Verein für das Deutschtum im Ausland » (« Association pour les Allemands de l’étranger »). Cette organisation panallemande de Berlin revendique l’appartenance ethnique allemande de tous les « Souabes » du Banat, indépendamment de leur origine ethnique. Pour sa consolation, assez faible, André Rosambert trouva des preuves suffisantes de l’attachement des anciens colons français à leur ancienne nationalité – voir l’article in extenso traduit en roumain à l’annexe VI. Le professeur français écrivit aussi les mots suivants dans le livre d’or des fêtes données à l’occasion du bicentenaire de la commune Merțișoara des 15-16 septembre 1934 : « L’Université de Nancy et l’Académie de Stanislas qui m’ont fait le grand honneur de me déléguer à ce bicentenaire souhaitent, de tout leur cœur, un heureux avenir dans la patrie roumaine aux habitants de Mercydorf-Merțișoara, parmi lesquels tant – et j’ai été heureux qu’ils s’en souviennent – sont les enfants de Lorraine et d’Alsace. » – Le journaliste français Georges Oudard, accompagné de son collègue roumain Gheorghe Luca, a également rendu visite, peu après le professeur Rosambert, aux descendants des anciens colons français du Banat. Dans une interview accordée dans le no 354 du 29 décembre 1934 au journal Universul de Bucarest, Georges Oudard a associé sa voix au cri d’alarme annonçant le danger de l’expansion de l’impérialisme allemand, qui visait à anéantir jusqu’au dernier reste de conscience de leur origine nationale chez les Français du Banat, fondus dans la masse des « Souabes ». G. Luca (voir le « Mémoire sur les tentatives inabouties des Souabes d’origine française du Banat de se constituer dans le passé comme minorité française », Timișoara, 1967, manuscrits, p. 4) raconta ainsi la rencontre d’Oudard avec les « Souabes » français de Tomnatic : « Sur le chemin de la mairie, un vieillard imposant de plus de 80 ans nous arrêta. Il rayonnait d’une joie qu’il pouvait à peine retenir. “Wer ist der französische Journalist ?” (“Qui est le journaliste français ?”) – “Der Herr da” (“Le monsieur que vous voyez là”) lui répondis-je, présentant G. Oudard. Le vieil homme recula de deux pas, regarda attentivement l’étranger et lui dit presqu’en larmes : “So schauen sie mich an, ich bin auch ein Franzos” (“Regardez-moi bien, je suis Français aussi.”). »
26 Sur le combat mené par les citoyens roumains pour la réobtention de leur ancienne nationalité au moyen de procès menés devant l’instance de juridiction administrative de Timișoara, voir Emil Botiș, Déclaration et rectification de la nationalité conformément au Statut des Nationalités, Timișoara, 1947, p. 24. Dans cette étude, est présentée la situation des citoyens roumains d’origine ethnique tchèque comme Bezsperszka, Czerbanic, Czermak, Hanacsek, Hladnic, Klimek, etc., serbe comme Parics, Kristics, Krupics, Unger, etc., française comme Oberten/Aubertin, Barthou, Cocron, Duron, Étienne, Iller/Hilaire, Jaque/Jacques, etc., conscrits en tant qu’allemands, et leurs efforts pour réobtenir leur ancienne nationalité. Toutes ces personnes de groupes hétérogènes ont été recensées par le « Groupe ethnique allemand de Roumanie » comme Allemands, sur la base de listes établies par les « Ortsleiter » nazis, sans demander aux citoyens une quelconque pétition individuelle par laquelle ceux-ci auraient adhéré par écrit au « Groupe ethnique allemand » et à sa politique. Sur le prosélytisme allemand du temps de la dictature nazie, voir Emil Botiș, op. cit., Recherches, p. 35, p. 45-50 et les décisions de la cour administrative de Timișoara in Botiș, op. cit., le Statut des Nationalités. Ce Statut, œuvre de l’éminent sociologue roumain M. Vlădescu-Răcoasa, a apporté une contribution de valeur concernant la rectification des fausses apparences créées par l’impérialisme panallemand.
27 Voir le texte du mémoire dans l’archive de Frecôt.
28 Voir ȘtefanFrecôt, op. cit., p. 6.
29 Voir les documents publiés en photocopie dans l’étude citée (Recherches), p. 36-41. Voici leur contenu : « Dans son courrier no 2 627/1939, le Groupe ethnique allemand de Roumanie “Gauleitung Banat” attire l’attention sur le fait que “dans beaucoup de journaux et surtout dans les journaux juifs de langue hongroise, mais aussi dans les émissions du poste de radio Londres, on a diffusé la nouvelle que dans les communes Triebswetter/Tomnatic et Gottlob avait commencé un mouvement dont le but était de prouver l’origine française des habitants des communes mentionnées”. “Nous sommes convaincus – écrit le Gauleiter – qu’aucun de nos compatriotes n’a eu une idée aussi absurde. Cependant, nous vous prions d’entreprendre des recherches pour établir si un élément corrompu et subversif n’aurait pas fait une telle déclaration devant le représentant du journal juif contre paiement.” Les deux autres documents contiennent les adresses du même Groupe ethnique allemand, l’organisation locale Baratzhausen/Bărăteaz, dans laquelle Mihail Mebes, citoyen de cette localité, est dénoncé comme élément hostile aux Allemands et saboteur (courrier no 2 546/1942) gardant des contacts avec le consulat français, propageant le boycott des écoles allemandes et l’opposition au recrutement dans les troupes SS. “Suite à cette propagande hostile – lit-on dans le courrier no 1 825/1942 – nous pouvons compter sur un échec (“fiasco”) de 99 % dans la commune.” Les persécutions des “Souabes” d’origine française continuèrent pendant toute la domination nazie dans le Banat. Parmi les “Souabes” qui refusèrent de s’enrôler dans l’armée allemande, certains se cachèrent dans les régiments roumains, et d’autres, emmenés de force, cherchèrent à s’enfuir au péril de leur vie. Ainsi, le “Souabe” d’origine française Vétier, désertant les troupes SS de l’Allemagne nazie, réussit à se réfugier en Roumanie. Mais, attrapé par la Gestapo, il fut exécuté à Belgrade – voir Frecôt, op. cit., p. 7. En ce qui concerne le boycott des écoles allemandes, on sait qu’à de nombreuses reprises les “Souabes” d’origine française demandèrent la création d’écoles élémentaires ayant comme langue d’enseignement le français. Finalement, ils réussirent à obtenir une école, à Tomnatic, immédiatement après la libération de notre pays de la domination nazie. Il est significatif que lorsque cette école fut fermée en 1948, surtout en raison du manque d’enseignants, mais aussi sous la pression des “Souabes allemands”, les habitants de la commune de Tomnatic demandèrent, à la place de l’école élémentaire française fermée, la création d’une école ayant comme langue d’enseignement le roumain, ce que, contre toute attente, les autorités de l’époque n’acceptèrent pas. Ainsi, même les enfants des descendants des anciens colons français allèrent à l’école allemande de Tomnatic. »
30 Voir Frecôt, op. cit., Avant-propos/Préface.
31 Ștefan Meteș, dans Transilvania, Banatul, Crisana si Maramures, 1918-1928, vol. II, p. 762, raconte la visite du chef de l’église gréco-orthodoxe roumaine de Transylvanie dans les évêchés de Sfântu Georghe et Oituz, où il y avait des Roumains qui, étant dénationalisés, avaient complètement oublié la langue roumaine et avec lesquels les visiteurs parlèrent hongrois.
32 Voir Dr Emil Botiș, op. cit., « Recherches », p. 65.
33 La conscience française des Souabes d’origine française du Banat est vive encore aujourd’hui, continuant à être incarnée par leur dirigeant octogénaire, Ștefan Frecôt. Celui-ci n’a pas hésité à saluer en son nom propre le général Charles de Gaulle, président de la République française, à l’occasion de sa visite en Roumanie en mai 1968, d’un télégramme dans lequel il est montré que les descendants des anciens colons d’Alsace et de Lorraine « n’ont pas oublié leur origine ». Par l’intermédiaire de son représentant en Roumanie, le président a remercié les descendants des colons français au Banat de l’avoir salué et de lui avoir rappelé leur origine.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Carmes
Théâtre et patrimoine à Avignon
Antonia Amo Sánchez, Sophie Gaillard, Marie Galéra et al. (dir.)
2019
Des mémoires et des vies
Le périple identitaire des Français du Banat
Smaranda Vultur Iona Vultur (trad.)
2021
Vivre le patrimoine mondial au quotidien
Dynamiques et discours des habitants
Isabelle Brianso et Dominique Cassaz (dir.)
2022
Dialogues autour du patrimoine
L’histoire, un enjeu de communication ?
Jessica de Bideran, Julie Deramond et Patrick Fraysse (dir.)
2023