Chapitre 1
La naissance du pont
p. 25-41
Texte intégral
Au commencement : une charte
1Quand on étudie les débuts d’un édifice ancien, on aimerait toujours avoir des informations précises sur les travaux, les temps, les noms des architectes, des bâtisseurs, les coûts. Qui l’a construit ? Comment a-t-il été financé ? À quelle date précise a-t-il été commencé ? Et quand, enfin, a-t-il été terminé ? Pour le pont d’Avignon, aucune de ces questions ne peut avoir de réponse. Vouloir trouver des réponses précises signifie, probablement, courir après un mirage. Un mirage qui consisterait à détourner notre attention des données réelles et qui risquerait de faire oublier l’essentiel. C’est-à-dire de comprendre comment et pourquoi les Avignonnais ont décidé de se lancer dans une réalisation aussi délicate et dispendieuse que la construction d’un pont fixe sur le Rhône.
2Il faut toutefois partir d’un indice. Une trace sûre et bien documentée, qui puisse nous renseigner sur le contexte politique et économique, capable d’encourager ce remarquable projet.
3Au mois de janvier 1185, dans une chambre du palais épiscopal situé près de la cathédrale de Notre-Dame-des-Doms, un groupe de citoyens réunis en présence de l’évêque Rostang de Margaritis et des consuls de la cité ratifient un accord inédit. Le notaire Étienne, très actif en ville à la fin du xiie siècle, qui dresse des actes juridiques aussi bien pour le compte de l’évêque que pour celui des consuls, est appelé à mettre par écrit un accord conclu après de longues années de divergences. C’est sous sa plume que l’on apprend l’existence d’un pont sur le Rhône1. L’on apprend également qu’un grand nombre de disputes éclatait à cause du payement des droits de passage du fleuve. Cela se faisait habituellement par bateau. Cette prestation était gérée en régime de monopole par de puissantes familles locales. Les Amic, les Malvezin et les Boulbon sont les plus connus parmi les nombreux ayants droit. Ils ne sont pas tous cités dans ce document, mais on les repère à travers d’autres chartes2. Ces seigneurs sont les maîtres du port d’Avignon et, par conséquent, ils fixent le prix du passage. Le document cite aussi un nouveau moyen de franchissement du Rhône qui était en train de concurrencer l’ancien bac seigneurial : un pont. Il s’agit de la première mention directe du fonctionnement d’un pont fixe bâti sur le Rhône à Avignon.
4En cette fin de siècle, Avignon est une ville de dimension moyenne, mais en plein essor. Environ 6 000 à 7 000 habitants résident à l’intérieur de ses murailles. Des quartiers dynamiques se sont formés autour des principales églises citadines, Saint-Étienne, Saint-Agricol, Saint-Pierre, Saint-Geniès, Saint-Symphorien, Saint-Didier. Notre-Dame-de-la-Principale domine la ville sur le promontoire rocheux où se trouve aussi le vieux château des comtes de Provence et le quartier des chanoines (Histoire d’Avignon, 1979, p. 146‑149). Un grand nombre d’ordres religieux avait choisi de s’implanter à l’intérieur de ses remparts. Tout comme les bénédictines de Saint-Laurent, les hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem et les templiers trouvent eux aussi à Avignon un milieu propice pour augmenter leur notoriété et leurs ressources, grâce aux soutiens de plus en plus nombreux des citoyens fortunés (Hollard, 2001 ; Carraz, 2005).
5Le territoire de la cité d’Avignon, tout comme celui du diocèse, ne s’arrêtait pas aux remparts et aux berges du Rhône. Face à la ville, sur la rive droite du fleuve, se trouvait un bourg, encore fort modeste, qui avait germé autour de l’ancien monastère bénédictin de Saint-André. Bâti sur le mont Andaon, à l’emplacement de l’actuel fort de Villeneuve, ce monastère, reconstruit au xe siècle, s’était vu doter à travers les âges d’un grand nombre de propriétés et de biens en Provence et en Languedoc. Il était devenu un centre de culte important, particulièrement apprécié par les comtes de Toulouse. Bien que soumis à la seigneurie de l’évêque d’Avignon, ce monastère entretenait des relations tendues avec ses voisins avignonnais qui exploitaient les ressources du territoire environnant (L’Abbaye Saint-André, 2001).
6Pour communiquer et se déplacer, les hommes des deux rives utilisaient un système de bac à traille. Il était vraisemblablement constitué d’une corde attachée à des points fixes et reliée à une embarcation, qui, par l’action du courant ou par traction, permettait d’effectuer la traversée.
7Le paysage fluvial était complètement différent de celui que l’on connaît aujourd’hui. Avant la formation des îles de la Barthelasse et Piot, et avant les travaux de stabilisation de son chenal, le Rhône, ce fleuve impétueux qu’un trésorier de l’évêque d’Avignon au xive siècle qualifie de mauvais compagnon, de « malus socius3 », changeait souvent son tracé et transformait considérablement le paysage de la plaine (Vella, Ghilardi et alii, 2013). En prenant toutes les précautions qu’implique la reconstitution d’un paysage ancien, il faut se figurer, aux pieds du rocher, un fleuve parsemé d’îles et d’îlots de superficies variables dont il est quasiment impossible de tracer le plan. Certaines de ces îles sont bien connues et souvent citées dans les documents : il s’agit de l’île de l’Argenton, de celle du Bois-Auger, de celle du Mouton. Parfois, les chartes en donnent même un emplacement très approximatif. L’île de Barnoin était située non loin de la confluence avec la Durance, devant le lieu-dit des Issarts ; l’île de Maynargues se trouvait près la rive de Saint-André ; l’île de la Flèche près de la rive d’Avignon et la longue île de L’Estel se trouvaient juste en face des anciens remparts, devant la porte de l’Oulle. Anne-Marie Hayez en dénombre 12 au milieu du xive siècle (Hayez, 1978), mais leur nombre devait varier selon les époques et surtout selon le niveau d’eau du Rhône.
8Avignon était assurément une ville riche. Grâce au transport fluvial, le sel, le blé, le bois et les produits de luxe ont commencé, très tôt, à circuler en direction du nord, vers le Lyonnais, la Savoie et les foires du royaume de France, ou en direction du sud, vers la Méditerranée, l’Italie ou la péninsule Ibérique. Bien évidemment ce mouvement favorisait le développement d’industries et faisait la fortune des artisans locaux : drapiers, cordiers, fustiers. À travers le Rhône, au-delà des produits échangés par les marchands de différentes nationalités − les documents citent des Lombards, des Ibériques ou encore des Anglais − hommes, idées, écrits, instruments normatifs, créations culturelles et artistiques circulaient habituellement (Balossino, 2008). La multiplication des travaux publics est une autre preuve de ce dynamisme. La cité entreprend un grand nombre de chantiers. Églises, murailles et palais sont érigés, rénovés ou modifiés grâce à l’initiative des pouvoirs publics, de l’évêque ou des consuls, ou bien grâce à l’investissement des individus ou des familles locales.
9Dans le document de 1185, on ne parle pas d’un chantier, mais bien d’un nouvel ouvrage, apparemment déjà en fonction, qui avait modifié les habitudes des habitants de la région. Plutôt qu’un pont complet, ce devait être une ébauche de structure permettant aux voyageurs de traverser une partie du fleuve. Le passage était en effet complété par le bac à traille géré par les seigneurs. De nombreuses plaintes avaient été transmises aux autorités à propos de la gestion de ce bac. Les voyageurs se plaignaient de devoir payer un double prix : le prix du bac et le prix d’accès au pont. Il semblerait qu’un premier compromis à propos de la gestion des péages avait déjà été trouvé quelques années auparavant entre les consuls de l’époque et l’ancien évêque Pons, au moment où un certain Benedictus, Benoît, commençait l’ouvrage en question. Toutefois, à cause des disputes récurrentes, un nouveau compromis doit être signé par les différents acteurs. Les consuls, l’évêque et les grandes familles avignonnaises s’accordent pour fixer un « pontonage », un droit de passage sur le pont du Rhône, qui devait être égal au vieux droit de port. Une partie de cette nouvelle taxe était reversée aux seigneurs du pont afin de les dédommager du manque à gagner (Poly, 1976, p. 150).
10Les autorités avignonnaises établissent par conséquent les sommes précises à payer pour passer sur le pont dans une sorte de tarifaire. Ce dernier concerne avant tout le passage des animaux (chevaux, ânes, porcs, brebis…), mais on prévoit aussi les sommes à payer pour les hommes à cheval, les piétons ou encore les charrettes chargées de draps. Pour les autres marchandises, comme les poissons, les fruits ou encore le bois, on prévoit de respecter le premier accord conclu au temps de l’évêque Pons, des consuls qui gouvernaient la cité et de frère Benoît « de pieuse mémoire » qui « avait commencé le pont sous l’incitation d’un grand nombre de personnes ».
11Voici notre point de départ : en 1185, un pont est déjà en service et sert avant tout à favoriser les déplacements des citoyens d’Avignon et de ceux qui habitent de l’autre côté du fleuve.
12Comme pour beaucoup d’ouvrages médiévaux il n’y a donc pas d’acte « de fondation ». Il n’y a pas eu non plus de cérémonie officielle. Le document de 1185 indique uniquement que la construction avait commencé des années plus tôt à l’époque de l’évêque Pons et de frère Benoît. Il serait inutile de chercher une date plus précise : Pons décède à la fin de l’année 1180, comme l’atteste l’obituaire de l’abbaye de Saint-André, et l’évêque qui le succède, Rostang, ne semble commencer son épiscopat qu’en 11854. Les travaux du pont sur le Rhône avaient donc commencé avant 1180. Mais la construction d’un tel ouvrage a dû être une entreprise progressive et, au début, peut-être même provisoire, à transformer ou à compléter selon les nécessités du moment.
13Le document de 1185 pose cependant un certain nombre de complications, car il est arrivé jusqu’à nous en suivant une voie complexe et tortueuse. Pour commencer, cette charte n’a pas été conservée dans sa version originale. Cela n’est pas un problème en soi : la perte de documents est assez fréquente pour les siècles centraux du Moyen Âge et les historiens sont habitués à utiliser des copies, parfois très postérieures aux événements cités. Ce cas, toutefois, est encore plus confus, car le texte est copié dans un registre assemblé vers 1431. Et pour le copier, les notaires du xve siècle n’utilisent pas le parchemin original, mais une copie certifiée de ce document, un vidimus, réalisé vers en 1332 par Joan Gaucher, notaire du comte de Provence, de Forcalquier et roi de Naples. Probablement d’autres copies existaient autrefois : les transcriptions faites par Henri Suarès en 1648, par Sebastiano Fantoni Castrucci en 1678, par les éditeurs de la Gallia Christiana Nova et de la Gallia Christiana Novissima et en dernier lieu par Pierre Pansier en 1922 présentent des divergences notables, tout d’abord concernant la date5. Cela est peut-être dû à des erreurs commises par les rédacteurs qui, depuis le xive siècle, ont sans cesse écrit et réécrit les anciennes chartes en donnant lieu à des variantes du texte original.
14En deuxième lieu, il s’agit d’un texte singulier. Il n’obéit pas aux règles diplomatiques des chartes de l’époque. La date est placée à la fin du document, contrairement à l’usage local, le protocole est absent et certaines formules − les consuls qui occupent un « office consulaire », un « officium consulatus », ou qui « gouvernent le consulat », « regebant consulatus » − ne trouvent pas de correspondance dans le reste de la documentation de la fin du xiie siècle. De plus, pour valider l’authenticité de la charte, on observe d’habitude la concordance des noms des personnes citées dans le texte avec les chartes de la même époque pour trouver des correspondances. Ici, toutefois, les noms et les prénoms des témoins ou des consuls ne servent à rien : aucun autre document de la même année ne mentionne les magistrats de la ville avec leurs noms et prénoms (voir les fastes consulaires dans Leroy, 2008, p. 630).
15En dernier lieu, l’accord en question est inséré dans un registre écrit au xve siècle et qui a été intitulé par les secrétaires de la ville Iura pontis Rodani, le livre des « droits du pont du Rhône »6. Cela n’est pas vraiment un hasard. À cette époque l’ancienne documentation avignonnaise qui s’était accumulée dans les dépôts d’archives est réorganisée, mobilisée et recopiée en fonction d’une grave et importante question : la propriété du Rhône d’Avignon, un fleuve qui était, depuis longtemps, disputé entre les rois de France et les autorités locales. À quelques années de l’ouverture d’un long procès sur la propriété du fleuve et de la ville elle-même, les Avignonnais s’apprêtaient à disposer de titres fiables attestant leurs droits face aux prétentions étrangères. La connaissance d’anciens documents et la possibilité d’en faire des copies authentiques occupent en ce début du xve siècle le travail des notaires, des juristes et du personnel qui gérait la conservation des chartes. En recopiant les parchemins isolés et rangés dans des sacs et des boîtes et conservés dans un ordre différent de celui d’aujourd’hui, on commence à constituer une série de cahiers et registres afin de rassembler les chartes utiles aux procès à venir. Bien évidemment, les anciens titres attestant les droits sur le pont et le port de la ville sont abondamment mobilisés.
16L’accord de 1185 devient une pièce importante dans ce dossier ; elle semble même décisive au point que, à côté de la phrase concernant les coutumes anciennes du temps de l’évêque, des consuls et de frère Benoît, le rédacteur ajoute une remarque révélatrice : « Faire attention au fait que le roi de France n’a pas fait édifier le pont7 ». Le véritable intérêt de cette copie réside probablement dans ce seul ajout ! Il écarte le roi de France de toute participation aux travaux du pont sur le Rhône. Ce détail était important au xve siècle. Il est toutefois important d’en tenir compte aussi aujourd’hui, car nous savons que les actes écrits peuvent être, de tout temps, objets de modifications volontaires ou involontaires. Même si dans ce cas précis il n’est pas possible de savoir si ce document a été altéré dans sa forme originale, cette utilisation polémique invite à la plus grande prudence.
17Il est donc difficile de répondre à toutes les questions que ce document pose : la documentation de la fin du xiie siècle est pauvre et très lacunaire, par rapport à celle des siècles suivants. Nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses, qui sont toutes hasardeuses. Partons donc du seul élément sûr, car confirmé par les documents postérieurs. La charte de 1185 précise les acteurs principaux de cette histoire : les autorités consulaires, l’évêque et les grandes familles avignonnaises. Ensemble, ils gèrent un ouvrage qui est nouveau dans le paysage local et régional. À ceux-ci, il faut ajouter frère Benoît, mentionné en tant que promoteur de l’ouvrage, un rôle qui doit être mieux cerné.
18Le principal enseignement de la charte de 1185 réside dans cet élément. Le pont d’Avignon est avant tout un projet collectif, un projet qui a un promoteur de taille – qui s’enveloppera rapidement d’une aura de sainteté −, mais qui est porté, mené et accompli par une pluralité de sujets publics et privés. Lorsqu’il est bâti, il détruit l’équilibre ancien, économique et politique, et engendre de nouveaux intérêts financiers. Hier comme aujourd’hui, cet ouvrage interroge et surprend par l’ambition de son projet.
Une œuvre pour le pont
19Si en 1185 les autorités avignonnaises, les consuls et l’évêque, se préoccupent de gérer le franchissement du fleuve, aucun document écrit ne fait mention du début des travaux. Pour connaître l’histoire du pont d’Avignon au Moyen Âge, il faut donc se tourner vers des documents produits ailleurs, parfois très loin, dans d’autres pays. Dans une région si pauvre en sources narratives comme la Provence, les informations les plus déterminantes se retrouvent souvent dans les chroniques françaises ou italiennes. Une mention du pont émerge dans une chronique universelle – un récit dont l’ambition est de présenter l’histoire du monde depuis sa création – écrite par Robert, un moine du monastère prémontré de Saint-Marien d’Auxerre. Robert évoque le début des travaux d’un pont à Avignon en se servant de matériel conservé dans d’autres livres, et notamment dans la célèbre Chronographia de Sigebert de Gembloux. Il indique que « l’année 1177, vint à Avignon un adolescent appelé Benoît, se disant envoyé par Dieu pour construire un pont sur le Rhône8 ».
20Il y a une date : 1177. Aucune autre source écrite conservée à Avignon ne fait mention de l’événement ni n’avance une date aussi précise. On pourrait objecter que les documents sont, encore à cette époque, très peu nombreux. Néanmoins ce silence interroge. Surtout quand on sait que les questions touchant aux droits de passage des cours d’eau et à la propriété des îles, du Rhône ou de la Durance, sont, à ce moment-là, de très grande actualité. L’attention pour ce sujet est témoignée, par exemple, par le diplôme que l’empereur Frédéric Barberousse délivre à l’évêque d’Avignon en 1157 ; Frédéric y confirme les droits du prélat sur la moitié du passage du Rhône, sur la troisième partie du port de la ville et sur les principaux péages. Ou encore, par le privilège concédé en 1178 - une année à peine après la mention due à Robert d’Auxerre - qui concerne, cette fois, les droits de port sur la Durance et les prérogatives de l’église avignonnaise sur la traversée de ce fleuve. Toujours en 1178 s’ouvre aussi une dispute entre les chanoines de Notre-Dame-des-Doms et Guillaume Raimond de Madalgis et ses cohéritiers au sujet de l’île du Rhône dite de l’Argenton, aujourd’hui disparue9. Tout ce qui touchait à l’eau et à ses droits était donc examiné, couché sur papier et conservé précieusement.
21Le récit de Robert d’Auxerre est silencieux sur ces questions juridiques mais donne un détail inédit. Il parle d’un « constructeur » : un jeune homme nommé Benoît, Benedictus, envoyé à Avignon pour commencer l’ouvrage. L’auteur de la chronique universelle précise que Benoît arrive à Avignon envoyé par Dieu, et que, après avoir brisé les résistances des locaux, entame cette œuvre d’étonnante somptuosité. « Avec sa vie exemplaire, il recueillit les aumônes des fidèles à Avignon et dans les provinces » (Marié, 1983, p. 11). Les informations données par Robert d’Auxerre sont reprises par un bon nombre d’autres historiens de peu postérieurs. Les récits sont les mêmes à quelques détails près. La chronique de saint Martin de Tours, compilée dans le deuxième quart du xiiie siècle, reprend, mot à mot, le récit de Robert d’Auxerre. Vincent de Beauvais, dans son Speculum historiale, s’inspire largement de Robert d’Auxerre, tout comme Guillaume de Nangis, dans sa chronique abrégée des rois de France depuis leur prétendue origine troyenne jusqu’à la mort de Philippe III le Hardi en 1285, ou encore Pierre Coral, abbé de Saint-Martin de Limoges de 1247 à 1276, qui écrit au milieu du xiiie siècle. Son œuvre recoupe largement celle de la chronique anonyme rédigée à Saint-Martial de Limoges à peu près la même année10. Les mentions sont nombreuses, mais une chose est claire : aucun document avignonnais ne prend le soin de mentionner les travaux commencés sur les berges du Rhône.
22Il faut attendre 1181 pour avoir une information indirecte, venant toutefois des archives locales. Elle ne concerne pas le chantier du pont, mais évoque les retombées financières liées à la communauté qui accompagnait le projet. Une transaction immobilière effectuée au mois d’avril 1181 par Galburge et Raimond Malvezin dévoile l’activité d’un nouvel organisme appelé opus Pontis Rodani, « l’œuvre du pont du Rhône ». Le ministre de celle-ci achète, à cette occasion, une maison avec jardin, qui pourra être utilisée par les frères de cette œuvre selon leurs besoins11. Il n’y a dans cet acte notarié aucune mention directe au pont, quant à son état ou à son degré d’avancement. Il évoque toutefois une entité liée directement au projet de jeter un pont sur le Rhône et chargée d’opérer des transactions économiques en faveur de celui-ci (voir ill. no 2, [p. 146 pour la version imprimée]).
Illustration no 2 : Vente d’une maison et d’un terrain à l’œuvre du pont et à frère Benoit

Licence ouverte, Arch. dép. Vaucluse H hôpital Saint-Bénézet, A1, ch. 1
23Comme l’ont bien montré les études de Pierre Pansier puis de Daniel Le Blevec, l’œuvre du pont d’Avignon est, à ses débuts, une institution à caractère laïque, avant d’être mise sous la tutelle de l’évêque au xiiie siècle, et demeure avant tout une entreprise charitable vouée à la récolte de fonds (Pansier, 1922, p. 8 et Le Blevec, 2000, p. 337‑342). Les frères de l’œuvre du pont du Rhône vivaient, comme beaucoup d’autres ordres hospitaliers, de dons et d’aumônes et reversaient leurs revenus dans les travaux de construction et de réfection de l’ouvrage. Avignon et sa région connaissaient, dès la fin du xiie siècle, un grand nombre de petites fondations hospitalières de ce genre, comme l’hôpital ou xenodochium de Notre-Dame-de-Bonpas, près du vieux village homonyme, l’hôpital du village de Noves, du Pont-Fract, de Notre-Dame-des-Doms ou encore la fondation privée de l’Avignonnais Durand Hugues (Pansier, 1929, p. 4‑7). L’œuvre du pont du Rhône est donc loin d’être unique en son genre (Mesqui, 1985). Elle développe très rapidement son activité hospitalière en faveur des pèlerins, comme le montre l’hospice construit près des berges du fleuve et ouvert aux pauvres ainsi qu’aux voyageurs (Le Blevec, 2000). On comprend bien que l’existence d’un pont ou d’un passage sur le fleuve était liée à la vocation première de ces frères.
24L’activité de l’œuvre avignonnaise se concentre cependant sur l’acquisition de biens fonciers et des servitudes qui existaient sur le passage du fleuve. C’est le principal enseignement du document de 1181. On ne connaît pas l’emplacement de la propriété vendue par Galburge et Raimond Malvezin, car les chartes de l’époque ne précisent presque jamais la localisation exacte des biens (elles se limitent à signaler les éventuels confronts), mais il est clair qu’avec l’achat de cette maison la nouvelle institution commençait à se constituer un patrimoine utile pour son existence et pour le but caritatif qu’elle s’était donné (Le Blevec, 1982, p. 25‑26). Les ministres de l’œuvre achètent par la suite, entre la fin du xiie et le début du xiiie siècle, d’autres maisons, terres, vignes, à Avignon, ainsi que dans les lieux proches, à Rochefort ou à Rognonas (Pansier, 1922, p. 9‑14). Ils tentent aussi, dans les premières années de leur activité, de racheter les servitudes qui pesaient sur les rives du Rhône ou sur les droits qui leur étaient rattachés afin de centraliser les revenus du passage du fleuve.
25L’œuvre avignonnaise est guidée, à ses débuts, par frère Benoît, frater Benedictus, désigné officiellement en tant que fondateur et ministre de cette même œuvre, « inceptor operis et minister » et cité par Robert d’Auxerre et les autres chroniqueurs français (Le Blevec, 1988, p. 25‑27). Bien que la documentation de la fin du xiie siècle soit assez riche, aucune autre information sur ce frère Benoît, devenu fondateur de l’œuvre, n’est disponible dans les archives avignonnaises de l’époque. Jamais les chartes ne le montrent actif dans la société avignonnaise en tant qu’acteur ou témoin des très nombreuses transactions foncières de l’époque. Son nom n’est cité que dans un petit nombre de chartes. Dans la réglementation des taxes de péages de 1185, il est qualifié de « bonne mémoire », donc décédé. À partir de ce moment, un nouveau procurateur lui succède : Joan Benoît. Est-ce qu’il y a une relation entre Benoît et Joan Benoît ? Le fait que les deux premiers ministres de l’œuvre partagent un nom, Benoît, très peu porté dans la région, a interrogé les historiens du passé. Le manque d’informations empêche cependant toute hypothèse. On retrouve Joan Benoît lors des transactions où il gère les biens de l’association caritative de 1185 à 1190, suivi de Pons de Boquet à partir de 1192 (Pansier, 1922, p. 36‑39 et p. 40‑42). Malgré l’activité de ses successeurs, la réputation de Benoît ne fera que grandir et ce premier ministre, nommé par la suite Bénézet, deviendra rapidement l’une des figures clés pour comprendre la fortune du pont d’Avignon.
26À la fin du xiie siècle, les informations des documents ne se concentrent pas tant sur les ministres de l’œuvre, mais plutôt sur l’institution elle-même. Même en présence de données faibles et éparses, l’existence d’une œuvre dont la mission principale était d’organiser et de collecter les dons privés – comme dans le cas de la famille Malvezin – indique, avant tout, que les travaux pour construire un passage sur le Rhône avaient déjà commencé et qu’ils étaient garantis, en partie, par les opérations financières que les frères s’efforçaient de réaliser. Dans la poignée de documents conservés, le pont en lui-même est négligé. La valeur des chartes, des contrats de vente, des donations de terres ou des récupérations de droit ou privilèges conservés et copiés à différentes époques réside dans leur caractère probatoire. Elles servaient plutôt à attester des droits en cas de conflit, ou à rappeler des revenus anciens, qu’à décrire des édifices ou des constructions.
27Il ne faut donc pas se tromper. L’œuvre du pont du Rhône assure, comme toute œuvre charitable médiévale, les fonctions d’hébergement des voyageurs et la redistribution des aumônes et des dons en faveur d’un projet précis. De ce fait, dans le sillon de nombreuses fabriques médiévales, elle sert aussi à donner la publicité nécessaire à l’ouvrage et donc l’impulsion aux travaux, grâce à son caractère pieux et aux quêtes que les frères organisent dans les provinces.
28Cependant, l’œuvre ne s’est jamais occupée de la construction matérielle du pont : l’invention des frères faiseurs de ponts, des « frères pontifes », remonte au xviiie siècle, lorsque Pierre Du Haitze, sous le pseudonyme de Magn Agricol, publie une histoire de Bénézet d’Avignon et fait de lui un ingénieur12, constructeur des ponts d’Avignon et de Bonpas (Marié, 1953, p. 67). Si aucun document ne permet de valider ni de démentir cette information, il est clair qu’une implication technique de sa part ou des frères qui étaient avec lui ne peut qu’être refusée. Rien n’indique qu’à Avignon, comme ailleurs, les frères de l’œuvre participent à la construction du pont. Le mythique « ordre des Frères pontifes », cette congrégation centralisée de bâtisseurs de ponts, n’a aucune réalité historique (Le Blevec, 1988). Pierre Pansier, en étudiant l’organisation de l’institution avignonnaise, se voulait formel : « Nous ne voyons figurer nulle part des operarii (ouvriers) et des fabricatores pontis (maçons) parmi les frères de l’ordre (…). Leur rôle, comme celui de leur fondateur, consista uniquement à aller quêter dans les provinces » (Pansier, 1922, p. 10).
29En revanche, frère Benoît et les frères de l’œuvre ont pu être les relais d’une demande sociale très forte au sein de la population avignonnaise, afin qu’un ouvrage soit réalisé pour faciliter le franchissement d’un fleuve impétueux. C’est pour cette raison que, dans la réglementation des droits de passage de 1185, frère Benoît est cité en tant que « inceptor pontis », celui qui a « commencé » le pont. Dans les premières phases du projet, son rôle a été probablement beaucoup plus important que ce que montrent les documents de l’époque. Il a dû impulser, grâce à sa qualité de ministre de l’œuvre, une dynamique favorable au début des travaux susceptible d’engager le dialogue entre les différentes institutions locales.
30On pourrait ajouter à ces remarques un autre élément, jamais évoqué explicitement : l’œuvre du pont du Rhône n’avait, en aucun cas, l’autorité nécessaire pour entreprendre un tel ouvrage ni les moyens pour le financer. Le gros du financement du pont vient essentiellement des fonds publics, mobilisés tout au long des siècles par les dons privés, par les institutions municipales et probablement aussi par les évêques. L’œuvre ne peut donc être le seul acteur à l’origine du projet. Elle l’accompagne, le soutient et alimente les finances initiales du chantier. Mais l’activité charitable et pieuse reste, lors des premières années, la vocation principale des frères, comme le montrent d’ailleurs l’évolution de l’hôpital – au début fort modeste – non loin du chantier et du Rhône, et la concession, en 1187, par l’évêque Rostang d’une chapelle et d’un lieu de sépulture réservés aux membres de l’ordre (Pansier, 1922, p. 13‑14 et p. 37‑38).
Notes de bas de page
1 ADV, H dépôt Avignon, hôpital Saint-Bénézet, A1, fol. 14v-15 et GCNN Avignon, no 296. Cf. Pansier, 1922, p. 35 qui propose une datation différente.
2 Par exemple la dispute entre les Malvezin et les Boulbon sur les marchandises traversant le Rhône de 1168, ADV, 1G133, fol. 7.
3 ADV, 1G20, fol. 82. Il s’agit de Sicard Du Fraisse, trésorier épiscopal. Il rédige un important terrier étudié et transcrit par A. M. Hayez (Hayez, 1993).
4 GCNN Avignon, col. 85.
5 Le texte transcrit par Henri Suarès, dans son œuvre Avenio Christiana, se trouve sous forme de manuscrit à la BnF, ms. 8971, fol. 46v. Suarès transcrit aussi un grand nombre de documents concernant Bénézet et l’œuvre du pont aux fol. 46v-56. Cf. aussi Fantoni Castrucci, 1678 ; GCNN Avignon, no 296 ; Pansier, 1922.
6 ADV, H dépôt Avignon, hôpital Saint-Bénézet, A1. Ce registre a été par la suite copié, au xviie ou au xviiie siècle. La copie est conservée dans ADV, H dépôt Avignon, hôpital Saint-Bénézet, A2.
7 ADV, H dépôt Avignon, hôpital Saint-Bénézet, A1, fol. 14v : « Attende quod rex Francie non fecit pontem edificari ».
8 BM Auxerre, ms. Auxerre, BM, 145. L’édition se trouve dans Recueil des historiens des Gaules et de la France, M. Bouquet (éd.), t. XII, Paris, Palme, 1877, ici p. 298.
9 GCNN Avignon, no 256, et 287, ainsi que GCNN Avignon, no 287 et ADV, 1G553, fol. 46v.
10 Toutes ces narrations sont bien connues par les historiens. Elles sont amplement citées et traduites dans Marié, 1953, p. 49 et Saint Bénézet, 1984, p. 100‑101.
11 AMA, H dépôt Avignon, hôpital Saint-Bénézet, A1, fol. 1, Édition de Pansier, 1922, p. 34 et Le Blevec, 1988, p. 15‑16.
12 Magn Agricol, 1709.
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