Introduction
p. 11-23
Texte intégral
1« Il y a à Avignon trois choses pareilles à nulle autre, dans aucune ville du monde ni en Chrétienté ni en Paganie », s’exclame Hans von Waltheym, un illustre marchand originaire de la ville hanséatique de Halle-sur-Saale, lorsqu’il s’arrête à Avignon au milieu d’un long voyage qui le porte en pèlerinage au cœur de la Provence, au sanctuaire dédié à Marie Madeleine à la Sainte-Baume. Il arrive à Avignon le 19 avril 1474 en empruntant le chemin terrestre qui, depuis Romans, bordait le cours du Rhône. Comme pour les autres villes visitées, il rédige une brève description de la cité à l’usage des futurs voyageurs (Paravicini, 1991, p. 433‑464 ; Chiffoleau, 1991, p. 485‑490). Son récit se conforme, bien évidemment, à la tradition classique de l’énumération des merveilles, ces mirabilia mundi très présentes dans la littérature destinée aux pèlerins qui se rendaient dans les lieux saints de la chrétienté à la fin du Moyen Âge. De ce fait, son avis peut paraître excessivement inspiré par sa culture et par ses lectures et donc pas assez original. Peu importe : à Avignon il dénombre formellement trois mirabilia.
2Au premier rang, il y a bien évidemment le palais des Papes. La résidence des pontifes au xive siècle − érigée à partir du pontificat de Benoît XII entre 1334 et 1342 et amplifiée de manière considérable sous Clément VI de 1342 à 1352 − manifestait encore, plus de 60 ans après le départ des papes, la grandeur de la présence des successeurs de saint Pierre sur les bords du Rhône. Confié après le départ du dernier pape, en pleine crise du Grand Schisme, à des légats (puis à des vice-légats jusqu’à la fin du xviiie siècle), cet édifice continuait de fasciner les voyageurs étrangers. Hans von Waltheym ne le cache pas : il s’attarde sur la description du palais et sur sa rencontre avec les secrétaires du légat.
3Les murailles de la ville, qui sont ici mentionnées en tant que deuxième merveille, étaient celles qui avaient été construites sur ordre d’Innocent VI et d’Urbain V et qui, en 1474, renfermaient l’ensemble de l’agglomération urbaine. Fortement militarisées à cause du passage des bandes armées dans la région à partir de la fin du xive siècle, elles stupéfient l’auteur par leur puissance et leur force : « Il y a des corbeaux sur les murs qui dépassent, sur lesquels il y a les créneaux et c’est ainsi fait que, si quelqu’un veut saper les murs, on peut se défendre d’en haut en étant caché ».
4La dernière merveille est le « pont sur le Rhône ». À propos de ce pont, le voyageur allemand signale qu’« il a de si superbes arches, il est si haut et si long qu’il y aurait beaucoup à en dire1 ». Il ne le fera malheureusement pas. Sa description se termine ainsi, brutalement, et laisse le lecteur frustré d’avoir si peu d’informations sur un tel chef‑d’œuvre.
5Malgré cette mention laconique, le pont sur le Rhône est de loin la plus ancienne des merveilles d’Avignon. Son édification remonte à la fin du xiie siècle, à une époque où le palais et les remparts des papes ne sont qu’une utopie. Aujourd’hui ce dernier ouvrage est aussi le moins bien conservé des trois. De la structure initiale, qui enjambait le fleuve et reliait Avignon aux territoires de la rive droite, ne demeurent que quatre arches. Un grand nombre de structures permettait de franchir cet important fleuve depuis les époques anciennes (des ponts de barques, des bacs, etc.), mais la particularité d’Avignon était d’avoir un pont fixe, construit en dur, en pierre. Sa longueur avoisinait les 920 mètres et, dans son état original, il disposait d’environ 22 arches. Si on l’imagine ainsi, le pont sur le Rhône était réellement une prouesse architecturale. Et il n’est pas surprenant de le voir souvent cité par les voyageurs qui passent par la basse vallée du Rhône.
6Quelques années après Hans von Waltheym, c’est au tour d’un autre Allemand, Hyeronimus Münzer, médecin à Nuremberg, de s’arrêter dans l’ancienne cité des papes. Lorsqu’une épidémie de peste se manifeste dans sa ville natale en 1494, il préfère, au lieu de soigner les malades, partir pour un long voyage qui le conduira jusqu’au Portugal. En 1495, il remonte la vallée du Rhône. Lui aussi place, parmi les mirabilia d’Avignon, ce pont « tout à fait superbe, de vingt-trois arches, édifié en pierre de taille ». Mais il le fait rapidement, après avoir longuement parlé du palais et des remparts, et sans donner davantage de détails2.
7Avignon était, à ce moment-là, la plaque tournante des déplacements dans le sud de la France. Sa situation géographique suffirait à expliquer la présence massive de marchands, de voyageurs et de pèlerins, mais il est indéniable que le prestige acquis par la ville lors du séjour des papes demeure très fort à la fin du xve siècle. Les nombreux récits de voyage en témoignent. Il faut pourtant se rendre à une curieuse évidence : parmi les monuments de la ville, le pont d’Avignon, aujourd’hui étape obligée des touristes du monde entier, bien que souvent mentionné et admiré, reste peu considéré par les auteurs médiévaux et modernes.
8Comment l’expliquer ? Les raisons sont nombreuses. En premier lieu, le palais pontifical attire naturellement tous les regards des visiteurs. Leurs yeux sont spontanément tournés vers cet étrange bâtiment qui se situe à mi-chemin entre un château fort et un monastère et dont les voyageurs étrangers mesurent mal, en l’absence des papes, la signification première et sa fonction (Vingtain, 2015 ; Chiffoleau, 2017). Il est vrai que cette construction avait lentement absorbé, depuis le début de son édification, la totalité du quartier des chanoines qui bordait la cathédrale de Notre-Dame-des-Doms ainsi que plusieurs pâtés de maisons ; elle cache ainsi les autres édifices de la cité. C’est un constat qu’il est encore possible de faire aujourd’hui : de près ou de loin, le palais « écrase » et englobe les édifices voisins en créant la sensation qu’ils font partie d’un seul et même ensemble dont le palais est le foyer, le cœur et le pivot. Or, tant la cathédrale, que la Vice-Gérance, la résidence des archevêques ou encore le pont ont chacune et chacun une histoire propre, antérieure ou postérieure à celle du palais, même s’ils la croisent sans cesse.
9En deuxième lieu, on dirait que la prouesse architecturale et le projet initial l’emportent largement sur l’aspect extérieur. Au Moyen Âge comme aujourd’hui, la construction d’un pont relève d’un défi, d’une lutte constante contre les éléments naturels, les crues, les vents, le temps, les hommes. Bâtir un pont demande une imposante mobilisation de ressources humaines et financières ainsi que le concours de toutes les connaissances techniques de l’époque (James-Raoul, Thomaset, 2006). Les médiévaux sont donc captivés par la réalisation de ce pont en pierre de taille qui dompte le Rhône, un fleuve réputé extrêmement impétueux et sur lequel les légendes ne manquent pas (Rossiaud, 2007). Déjà au tout début du xiiie siècle, on s’émerveille du chantier inauguré à Avignon. L’auteur anonyme de la chronique universelle de Laon – il s’agit très probablement d’un dominicain d’origine anglaise – parle d’un « opus a seculis inauditum », d’une œuvre inouïe depuis des siècles3. Exagération ? Il est vrai que l’auteur de cette chronique septentrionale n’a sûrement pas vu les travaux et utilise, selon un procédé tout à fait normal au Moyen Âge, d’autres sources plus ou moins dignes de foi afin de construire sa narration.
10Cela dit le pont d’Avignon, une fois terminé, devait être indiscutablement une œuvre impressionnante. Un observateur attentif, curieux et passionné d’architecture comme le médecin de Bâle Thomas Platter s’extasie devant celle qui « passe pour l’une des merveilles du monde ». Depuis la tour de Villeneuve, en 1596, il contemple le panorama offert par les « terres du Pape » et la forme particulière de ce pont qui, à la différence d’autres ponts tout autant spectaculaires, par exemple celui de Pont-Saint-Esprit, « n’est pas droit (…), car presque au milieu, il vire en un angle obtus (« angulus obtusus ») » et qui « a des arches, au nombre de vingt-deux et demi ». Son témoignage est remarquable. Dans le périple qui le fait voyager pratiquement dans tous les pays du continent européen, qui lui fait vivre d’étranges aventures, qui lui permet de faire des rencontres émouvantes et de fréquenter une multitude de tavernes plus ou moins équivoques, l’on retrouve un plaisir avant-coureur des descriptions artistiques et architecturales4. François Nouguier, historien de l’église d’Avignon au milieu du xviie siècle, ne manque pas non plus de souligner la structure merveilleuse du pont dans une déclamation célèbre : « Avignon (…) noble pour son antiquité, agréable pour son assiette, superbe pour ses murailles, riante pour la fertilité du solage, charmante pour la douceur de ses habitans, magnifique pour son palais, belle pour ses grandes rues, merveilleuse pour la structure de son pont, riche pour son commerce et connue par toute la terre5 ».
11Enfin, comme pour les autres ponts médiévaux, celui d’Avignon engendre un grand nombre de légendes et de fictions qui prennent rapidement le pas sur la réalité. L’histoire d’une confrérie des frères faiseurs de ponts – une invention moderne désormais bien connue – et la vie de son premier “architecte”, Bénézet, rapidement vénéré en tant que saint, ont accaparé depuis le xiiie siècle l’attention des chroniqueurs, des hagiographes, des historiographes du Moyen Âge à nos jours. Il serait compliqué d’énumérer toutes leurs œuvres (on renvoie ici à Marié, 1953, p. 11‑67, qui propose une critique utile et bien documentée des travaux sur la vie de Bénézet). Paradin, Valladier, Cambis de Velleron, Papenbroek et bien d’autres se sont davantage intéressés à identifier le lieu natal du saint bâtisseur, le nombre de ses miracles, de ses déplacements et de ses réalisations plutôt qu’à produire une histoire de l’ouvrage, basée sur des documents authentiques. La très longue vénération et l’intérêt pour Bénézet offusquent donc quelque peu l’ouvrage qu’il aurait bâti : sa vie devient rapidement une legenda, une histoire à but éducatif et dévotionnel, qui fait passer les efforts faits pour construire et reconstruire le pont en second plan.
12Le fait marquant est que, avec le temps et déjà depuis la fin du Moyen Âge, les visiteurs prêtent de moins en moins d’attention à cet ouvrage souvent endommagé et, de ce fait, parfois inutilisable. Même dans les productions artistiques, le pont fait office de décor, de taille il est vrai, mais à reléguer au second plan. Vers la fin du xve siècle, un peintre dans l’entourage de Nicolas Froment, l’une des personnalités les plus marquantes de la seconde école d’Avignon et très actif en Provence à partir de 1465, termine un grand retable conservé aujourd’hui au Metropolitan Museum of Arts de New York. Il s’agit d’un grand tableau qui représente l’adoration de la Croix vide sur le mont Golgotha. Le commanditaire est Aloïsius Rudolphe de Pérussis, représenté probablement dans l’œuvre à genoux, aux pieds de saint Jean-Baptiste et saint François. Originaires de Florence, les Peruzzi se sont réfugiés à Avignon après le bannissement décrété par Côme de Medicis en 1434. Ici, en terre pontificale, ils ont érigé un important réseau d’affaires et accumulé une fortune considérable. Si le sujet du retable est assez inhabituel, il est aussi surprenant de voir représentée, derrière le mont sur lequel a été crucifié le Christ, une large vue topographique d’Avignon (de Guilhermier, 1960 ; Lenoble, 2013, p. 323‑325). Ici le décor – Avignon, le Rhône et le pont – ne sert pas à montrer les « merveilles » de l’ancienne capitale de la Chrétienté. Il signifie avant tout la réussite sociale de la famille florentine sur les bords du Rhône. Les Peruzzi ont été rapidement assimilés aux Avignonnais en affaires, ont été élus aux plus hautes charges municipales et se sont émancipés, grâce à une série de mariages, du milieu italien de la ville. Le changement du nom de famille, de Peruzzi à Pérussis, est un signe décisif de cette assimilation réussie. L’horizon de la famille n’est donc plus Florence mais bien Avignon : une ville qui se trouvait aux pieds de ces hommes d’affaires, dans le retable comme dans la réalité.
13Le manque d’attention envers la structure en pierre du pont augmente avec son délabrement progressif. Il faut dire que les occasions où ce passage est inutilisable, effondré partiellement, recouvert de palissades, plaqué d’échafaudages, caché par des moulins, des palières et des monticules de terre ou des débris portés par le Rhône, sont nombreuses.
14En 1780, l’abbé Papon, historien de la Provence et auteur d’un Voyage littéraire très apprécié à l’époque − il s’agit d’un ouvrage précurseur qui annonce l’engouement pour la redécouverte des antiquités et des curiosités du pays −, en décrivant « les piliers de pierre qu’on voit dans le Rhône », se limite à observer que « la rapidité du fleuve en emporta plusieurs en 1669. Le reste a été emporté depuis6 ». Pas un mot de plus ! Lorsque l’on est davantage sensible à sa splendeur, le pont n’est qu’un exemple d’un temps à jamais révolu, à l’image du jésuite Étienne Martellange, artiste et architecte, qui avait déjà compris le pouvoir évocateur des vieilles pierres. Il représente des vues panoramiques du paysage entre Avignon et Villeneuve, en immortalisant le déclin d’un ouvrage jadis merveilleux7.
15Cela est encore plus évident au moment où du pont ne restent que quatre arches. Les débris de cet édifice en ruine nourrissent l’imagination et la nostalgie. Charles Dickens, dont la fascination romantique pour les vieilles pierres n’est pas à démontrer, fait une brève allusion en juillet 1844 quand, lors de son séjour sur les bords du Rhône, il parle du « pont cassé » d’Avignon, inondé par le soleil. Avant de se s’attarder sur la visite à la cathédrale et au palais des Papes, dont le récit est bien plus connu, il regarde d’un œil admiratif le paysage depuis le Rhône : « (…) s’offrent à nos regards le pont cassé d’Avignon et toute la cité en train de cuire au soleil dans ses remparts crénelés8 ».
16C’est durant cette période que l’ancien pont médiéval devient quelque chose d’autre. Il cesse d’être un pont, un instrument pour franchir un fleuve, un objet de convoitise, d’appropriation et source de conflits, et devient un symbole. Le xixe siècle est l’époque des grands « voyages pittoresques » inspirés par la beauté d’un patrimoine méconnu, non encore sauvegardé et déjà en péril à cause de l’incurie des hommes, des démolitions et du mauvais état9. Les ruines, par l’état de délabrement dans lequel elles se trouvent, évoquent un passé lointain et stimulent les artistes et les intellectuels. Elles permettent l’union folklorique du paysage naturel, de la vie quotidienne avec les témoins architecturaux du passé. Dans son Tableau d’Avignon, Alphonse Rastoul synthétise, en 1836, cette utilité « romantique » des ruines du pont : « Quatre arches et la chapelle sont encore debout, pour servir de vivant commentaire à la vieille chronique de saint Bénézet, pour offrir à l’artiste de délicieux cadres de tableaux ; elles sont là comme le souvenir d’une époque finie et qui ne peut renaître, comme une page monumentale des fastes d’Avignon et des bienfaits du christianisme10 » (voir ill. no 1, [p. 145 pour la version imprimée]).
Illustration no 1 : Le retable des Pérussis (c. 1480)

Domaine public
17Tous les auteurs ne sont pas aussi sensibles à la puissance évocatrice des vieilles pierres. Le jugement sur les réalisations du Moyen Âge oscille souvent et encore entre admiration et répulsion ; de là, parfois un fort sentiment anticlérical, qui transforme toute réalisation de l’Église − ou supposée telle − en un échec artistique ou en un naufrage de la raison. Dans son voyage dans le midi de la France, l’érudit et archéologue Aubin-Louis Millin, juge sévèrement l’aspect du pont d’Avignon. « Il y avoit autrefois un beau pont qui traversoit l’île et formoit la communication entre Avignon et Villeneuve. La forme ogive de ses arches annonce qu’il avoit été fait dans ces temps de superstition et d’ignorance où le génie des lettres et le goût des arts d’imitation étoient presque entièrement éteints11 ». Pardonnons les maladresses de l’auteur dans la description architecturale du pont : au début du xixe siècle, l’emploi des termes techniques était encore incertain. C’est pour cette raison que, dans son récit, les arches du pont ont une forme d’ogive et la cathédrale Notre-Dame-des-Doms est « gothique » (Courtet, 1852, p. 757‑763). En reprenant, mot pour mot le jugement de Millin, Jean Baptiste Marie Joudou, grand voyageur au début du xixe siècle, s’efforce de trouver aux ruines du pont au moins une fonction « émotionnelle », mais il finit par se limiter à noter que « vues de la ville, elles font un effet pittoresque12 ». Même à un œil plus averti, comme celui de Prosper Mérimée qui visite Avignon en 1834, le pont ne suscite aucun élan romantique. La description que l’inspecteur général des monuments historiques fait de l’ouvrage est sèche et ne fait que constater que ce pont était « remarquable par sa légèreté13 ». La sévérité des observations de Mérimée est bien connue. Son attention est constamment dirigée sur des monuments romains et son regard se pose davantage sur ce qui peut lui faire penser à ce style : sur le pont, seul un chapiteau d’un pilastre corinthien, inséré dans la chapelle romane, retient son attention.
18Le jugement rigide de Mérimée renforce l’idée que le pont possédait un prestige désormais révolu ou, du moins, que l’histoire de l’édifice n’était pas tout à fait comprise. Alexandre Dumas, qui pourtant brosse avec des couleurs vives son séjour à Avignon, ses rencontres, ses visites, ses nuits passées dans la chambre no 3 de l’hôtel du Palais royal où, en 1815, fut assassiné le maréchal Brune pendant la « terreur blanche », ne le mentionne même pas : « Quand on a vu à Avignon le palais des Papes (…), l’église des Doms (…), quand on a visité le musée légué par M. Calvet à la ville (…), enfin quand on s’est enfermé une heure dans la chambre numéro 3 (…), on a tout vu d’Avignon14 ». Victor Hugo y dédie au moins quelques lignes : « Je marchais le long du quai du Rhône sous les sombres remparts d’Innocent IV. J’avais devant moi ce pont d’Avignon que chantent les rondes joyeuses des petites filles, ce vieux pont Bénézet, rompu, tombé, écroulé malgré le saint qui l’a fondé, malgré la chapelle qu’il porte encore au milieu du Rhône ». Mais, après ces évocations rapides, il retourne à un temps plus proche de lui. En passant sous la première arche, il se souvient, lui aussi, du lieu où la « voiture du maréchal Brune fut arrêtée, en 1815, au moment où il sortait d’Avignon15 ». En cette fin du xixe siècle, la fin rocambolesque du maréchal provoque encore, de toute évidence, un grand engouement.
19Même le chartiste polygraphe Maxime de Mont-Rond, extasié par la vue d’Avignon dans son voyage qui depuis le Languedoc l’emmène dans la cité des papes, décrit, avec ferveur, le spectacle magnifique offert par la vallée du Rhône. « Nous découvrîmes enfin Avignon (…) avec son ancien palais des Papes, ses dômes et ses nombreux clochers. À droite, dans un lointain horizon, c’était cette plaine vaste et fertile qu’arrosa la Durance (…). À gauche, apparaissait Villeneuve-lès-Avignon, avec ses ruines du Moyen Âge et sa vieille abbaye bénédictine bâtie sur le roc comme une forteresse. Et puis là, devant nous, au milieu du grand fleuve, cette île délicieuse de la Barthalasse (…). Enfin la ville d’Avignon elle-même, se déployant noble et majestueuse sous le plus brillant soleil ». Tout y est, sauf le pont sur le Rhône. On pourrait objecter que depuis l’ancienne route de Rochefort, au sommet de la colline en face d’Avignon, il n’est pas facile d’entrevoir l’ancien pont, surtout avec l’île de la Barthelasse bien en place au milieu du fleuve. Mais son indifférence perdure également lors de la traversée des bras du Rhône « sur le pont de bateaux et sur le pont de bois qui joignent les deux rives » : les yeux du voyageur sont fixés sur la ville ! Ce n’est qu’au moment de partir d’Avignon, après avoir conclu que le palais des Papes « manque d’élégance, de grâce et régularité », que le savant cite le pont « de saint Bénézet, dont la construction fut longtemps regardée comme miraculeuse, et qui doit son nom à une petite chapelle élevée à son centre16 ».
20Il faudra attendre les travaux de rénovation commencés au milieu du xixe siècle, alors même que la question de la destruction définitive et complète des dernières piles ou les projets fantaisistes de réutilisation des ruines font la une des journaux, pour que le pont recommence à devenir un lieu patrimonial qui doit être sauvegardé en l’état. Avec comme complice une vieille chanson convertie en ronde enfantine, les regards du monde se tournent progressivement vers ce qui reste de ce pont qui ne mène nulle part. Il est désormais l’un des monuments les plus visités de France.
21Cependant, derrière l’image romantique d’un pont suspendu, bâti par un saint berger, il y a une réalité, parfois moins légendaire, mais tout aussi passionnante. L’histoire du pont médiéval d’Avignon, de ses origines à l’ouverture du procès du Rhône, a beau être connue dans ses traits principaux, elle n’est que rarement racontée en élargissant la focale au-delà des rives du Rhône. Il est peut-être utile d’observer, en même temps que l’avancée de ce long chantier sur les berges du Rhône, l’histoire de la ville et de la région tout entière, qui lui sont, toutes deux, naturellement liées. Le franchissement du fleuve à Avignon nous plonge en effet dans une longue série de disputes, de bagarres, de tensions et de tentatives d’appropriation dont les Avignonnais ne sont pas les seuls acteurs. À côté de la question centrale de son bâtisseur − qui a été parfaitement étudiée au fil des années (voir surtout Saint Bénézet, 1984) −, c’est toute l’histoire politique de la basse vallée du Rhône que ce projet surprenant invite à reconsidérer. Or cette histoire commence au moment où Avignon n’est pas encore la capitale de la Chrétienté, mais bien une modeste ville de Provence, certes dynamique, mais loin d’être le carrefour international qu’elle deviendra au xive siècle.
Notes de bas de page
1 Von Waltheym, 1991, p. 465‑475.
2 « Civitas in girum edificata. In qua tria miranda vidimus (…) pontem superbissimum 23 arcubus ex secto et quadro lapide edificatum ». Voir l’édition de Déprez, 1936. La citation est à p. 62.
3 Chronicon universale, 1909.
4 Le Voyage de Thomas Platter, 1995. L’incertitude à propos du nombre réel de piles du pont d’Avignon est grande. Les sources font état d’un nombre variable, entre 19 et 23 piles. Selon les révélés archéologiques récents, le pont comportait, au milieu du fleuve, une pile très différente des autres, qui soutenait deux arches plus étroites, équivalentes à une arche normale. Michel Berthelot a dédié un mémoire à la question, Le pont Saint Bénezet : combien de piles ?, resté malheureusement inédit.
5 Nouguier, 1670, p. 1.
6 Papon, 1780, p. 20.
7 Les dessins de Martellange, à la plume et à l’encre brun, sont capitaux pour connaître l’état de l’ouvrage au début du xviie siècle. Les références des dessins sont Ashmolean Museum, Oxford WA.C. Lar.11.103, BnF Reserve-UB-9-Boîte FT4/6937573 et 6937566.
8 Le récit du voyage de Charles Dickens de Londres à Gênes en Italie, fut d’abord publié, à épisode, dans le Daily News du 21 janvier au 11 mars 1846, puis en mai de la même année et traduit dans le livre Dickens, 1990, p. 31.
9 En France, cette saison donnera lieu au célèbre Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France. Cf. Nodier, Taylor, de Cailleux, 1820‑1878.
10 Rastoul, 1836, p. 25.
11 Millin, 1807, p. 202.
12 Joudou, 1842, p. 339‑342.
13 Mérimée, 1835, p. 133.
14 Dumas, 1875, p. 240.
15 Hugo, 1890, p. 224.
16 Fourcheux de Mont-Rond, 1837, p. 146‑147 et p. 157.
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