Entretien
p. 17-65
Note de l’éditeur
Ce texte est issu d’une leçon donnée le 11 juillet 2016 à l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse
Texte intégral
Damien Malinas. Bonjour, je suis chargé par le Président de l’Université d’Avignon de vous souhaiter la bienvenue. Je suis Damien Malinas, Vice-Président du développement de la Culture et des marques de l’établissement. Cette année nous inaugurons le cycle des Leçons de l’Université avec Julien Gosselin. C’est une rencontre qui se continue, puisque nous avions déjà accueilli Julien Gosselin à Avignon avec l’Institut supérieur des techniques du spectacle, le Conservatoire et l’Université. Je crois qu’au travers de ces Leçons, c’est une relation qui se construit dans le temps, à la fois avec Laure Adler mais aussi avec des artistes et une communauté universitaire. Je vous souhaite la bienvenue et une très belle leçon.
Laure Adler. Merci Damien, merci à vous le public d’être venu nombreux pour une heure aussi matinale. Julien Gosselin, vous faites un voyage à l’intérieur d’une œuvre que vous m’avez fait connaître. Il y a deux ans et demi, vous avez eu la gentillesse de partager votre passion pour le théâtre avec nous et vous m’aviez dit à l’issue de cette rencontre que vous étiez en train de travailler sur Roberto Bolaño. Je ne savais pas qui c’était et grâce à vous j’ai commencé à le lire. Et puis hier, comme de nombreux autres spectateurs, je suis allée voir la seconde représentation. Nous n’allons peut-être pas parler tout de suite de cette adaptation... Au lieu de cela je vais vous poser tout de suite une première question : qu’est-ce qui fait théâtre pour vous ?
Julien Gosselin. Bonjour. C’est très difficile pour moi de répondre à cette question. Nous pourrions dire tout, ou en tout cas les choses qui me sont le plus étrangères possible. Je pourrais peut-être partir du rêve de Michel Houellebecq qu’il a eu, de créer un roman, nous en parlons d’ailleurs dans 2666, il y a un moment un personnage nommé Archimboldi qui dit : « Toute la poésie peut être contenue dans un roman ».
Par le passé, le rêve de Houellebecq était de faire un roman, qui était complètement protéiforme, c’est-à-dire qui pouvait tenir en lui-même la poésie, mais aussi la sociologie, les mathématiques, les statistiques ; des grandes scènes romanesques, des scènes dialoguées, des monologues, toutes les formes possibles et à un moment créer une totalité romanesque. J’ai un rêve un petit peu semblable. J’aimerais bien faire un jour une pièce de théâtre, un spectacle, avec dedans ce qui pourrait être des statistiques par exemple, ou des données. J’avais le rêve, avant de faire 2666 – je vais essayer de ne pas divulgâcher pour ceux d’entre vous qui ne l’ont pas vu – de faire un moment où les acteurs interviendraient très très peu, quelque chose, un moment où le livre serait la donnée la plus importante du spectacle et presque plus l’acteur.
Qu’est-ce qui fait théâtre ? À vrai dire tout et au maximum ce qui ne ressemble pas au théâtre que je crois savoir faire. Il se trouve que je crois savoir faire une forme de théâtre et je me trompe généralement. Pour tout vous dire, sur 2666 par exemple, sur les cinq parties que comporte le livre, je croyais en savoir faire une, vraiment bien. Je ne vous dirai pas laquelle. Résultat, je pense qu’elle est effectivement bien, mais que d’autres parties sont tout autant voire plus intéressantes, parce que je ne savais absolument pas les faire. Je ne savais pas comment me dépatouiller avec ces formes littéraires, qui étaient parfois même loin de moi, des esthétiques qui sont les miennes, de mon désir de lecteur, parce que tout dans 2666 ne m’intéresse pas au même échelon. Donc, qu’est-ce qui fait théâtre ? Un petit peu tout.
Laure Adler. Avez-vous appris le théâtre et que savez-vous faire comme théâtre ? Parce que nous avons l’impression que chaque fois que vous faites une mise en scène – et vous n’en avez pas fait beaucoup – vous allez plus loin, à la fois en termes de dramaturgie, de scénographie, de direction d’acteurs et peut-être même d’abolition de ce que veut dire le théâtre au sens le plus classique du terme.
Julien Gosselin. J’ai appris le théâtre... Il y a en quelque sorte deux niveaux. Quand j’ai commencé le théâtre – je viens du nord de la France, entre Calais et Dunkerque – j’ai tout de suite vu des formes, notamment du théâtre flamand, qui utilisaient tous les arts de la scène : la danse, la vidéo, la musique, sans aucun problème ou question posée. Je suis né au théâtre avec ces formes-là. Ensuite j’ai fait une école à Lille au Théâtre du Nord et j’ai commencé à voir des metteurs en scène français. Le théâtre plus classique français je l’ai découvert plus tard et ça n’a pas été la chose qui m’a le plus intéressé. Mais j’ai appris le théâtre dans ce cadre-là.
Cela dit, j’ai travaillé avec Stuart Seide, notre professeur à l’école qui est un immense pédagogue et j’ai appris une forme de rigueur, une façon de travailler relativement classique, qui me permet encore aujourd’hui de travailler d’une manière extrêmement efficace, en tout cas sérieuse avec les acteurs. Tous ceux avec qui je travaille ou du moins beaucoup d’entre eux, sont passés entre les mains de Stuart Seide et ils savent qu’il faut qu’ils travaillent seuls, qu’il ne faut pas tout attendre d’un metteur en scène. Ils savent qu’il faut avancer, que le travail est absolument nécessaire. On ne me coupe pas quand je parle par exemple. Tous savent cela. Cela doit paraître bête, mais ce sont des choses, des données plus ou moins techniques, qui nous permettent d’avancer de manière extrêmement droite. C’est la base.
Ensuite j’ai d’autres désirs de théâtralité. Je ne crois pas qu’ils naissent des médiums. Je constate cependant que les gens parlent beaucoup de la vidéo dans le spectacle. Elle est évidemment extrêmement présente et je ne vais pas m’en cacher. Mais mon désir n’est ni de faire du théâtre-vidéo, ni du théâtre musical, ni aucun autre style de théâtre avec un média. Non, mon désir est de faire du théâtre. Il se trouve que les armes que constituent la vidéo, la lumière, la musique, le son, me paraissent autant utilisables que le jeu d’acteurs, ou que n’importe quelle forme beaucoup plus classique de théâtre. J’essaie juste d’utiliser tous les médiums qui sont à ma disposition. Nous pourrions dire que le premier niveau, le premier endroit de travail où j’ai envie d’être c’est la littérature ; c’est d’arriver à faire exister – et non pas transmettre d’ailleurs – de manière la plus puissante possible une littérature au plateau.
Laure Adler. Qu’est-ce que la littérature au théâtre ? Est-ce que nous pouvons qualifier votre travail d’adaptation ? Je ne crois pas. Je crois qu’à la fois vous êtes très fidèle, et qu’en même temps vous êtes obligé, d’après l’imaginaire qui s’est emparé de vous au moment où vous lisiez certains fragments de ce texte, d’imaginer quelque chose que Bolaño lui-même avait imaginé. Mais sur un plateau ce n’est pas comme nous dans un tête-à-tête avec la lecture. Donc, qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Est-ce que vous acceptez ce mot d’adaptation ?
Julien Gosselin. C’est très bizarre. J’ai vu que dans le programme d’Avignon, il y avait écrit « 2666, d’après Roberto Bolaño », ce que généralement je refuse. Je veux qu’il y soit écrit « de Roberto Bolaño », comme il y avait écrit « Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq ». Il se trouve que j’ai un rapport très fidèle aux auteurs, mais je déteste la célébration de cette fidélité ou de ce respect. Je pense que c’est absolument inutile, il n’y a pas à respecter les auteurs ou à leur être fidèle : il y a à faire du théâtre. À partir du moment où il y a une transformation scénique du travail d’un auteur, on n’en a plus rien à faire du livre. Il se trouve que ma nature est d’en avoir à faire, mais théoriquement je suis contre cette idée-là.
Généralement je ne sais pas comment je vais faire avant de travailler au plateau. Il y a une ou deux choses que je savais que j’allais faire avant de commencer à travailler, mais je n’ai aucun plan, j’ai besoin de très longues périodes de travail, très très longues. Là nous avons répété quatre mois, ce qui peut paraître court au vu de la durée du spectacle, mais c’est une période relativement longue, quatre mois répartis sur un an. Dans ces longs temps de répétition, j’essaie un milliard de choses, par exemple je me disais « Il faut que le texte soit projeté dans la quatrième partie du spectacle ». C’est une des choses que je savais, l’adaptation était déjà faite. Elle ressemblait à peu de détails près à ce que vous avez vu hier. Je l’ai réalisée sur un an aussi, avec un milliard de coupes effectuées, pendant la tournée des Particules élémentaires.
Après, il y a des moments où le théâtre est plus fort que mon imaginaire d’adaptateur et où je dois me plier aux règles théâtrales. Cela a été le cas par exemple dans la deuxième partie du spectacle. Il y a un passage soumis aux règles théâtrales... Et il se trouve qu’il est exclusivement, ou quasi exclusivement, cinématographique... Dans mon approche intime, physique de lecteur et de metteur en scène, il m’est très difficile de travailler sur l’intériorité des personnages. J’ai l’impression d’être quelqu’un qui va travailler sur quelque chose de beaucoup plus actif, plus machinal et non pas sur un paysage donné, qui va rentrer à l’intérieur d’un esprit. Sauf que la deuxième partie de 2666 est la pénétration absolue à l’intérieur d’un esprit malade. Je ne savais pas du tout comment faire théâtre de cette chose-là, c’est extrêmement loin de moi. La quatrième partie, pour donner un exemple, est beaucoup plus active, tout comme la première et c’est plus facile pour moi. Donc il a fallu que je trouve des moyens, que je torde un endroit de mon théâtre, là ça a été l’irruption du cinéma, parce qu’il fallait pénétrer à l’intérieur de cet esprit. Donc en fait, je suis sans arrêt en train de tordre complètement la manière dont je pensais faire du théâtre avant le début du spectacle et des répétitions, pour pouvoir faire rentrer la littérature.
Laure Adler. Il y a des faits énoncés par les écrivains, dans Roberto Bolaño il y en a de très nombreux, qui sont hélas tragiques – et pour celles et ceux qui n’ont pas vu le spectacle, vous comprendrez comment et pourquoi Julien Gosselin adapte ou adopte une nouvelle forme de théâtre pour transcrire. Puis, il y a l’imaginaire et le romanesque. Alors, comment faites-vous théâtralement pour adapter ou transcrire sur un plateau de théâtre ces deux registres ?
Julien Gosselin. Les faits sont une des choses qui m’intéressent le plus. Si pour l’instant j’adapte des romans pour le théâtre, c’est vraiment pour le rapport de contemporanéité. Mais je ferai d’autres choses après. La première difficulté, c’est que je ne trouve pas forcément de grands textes dans l’écriture théâtrale contemporaine. Il y a d’immenses œuvres, mais typiquement un de mes problèmes c’est que thématiquement je trouve que cela manque de richesse. Je ne suis pas un metteur en scène qui célèbre sans arrêt la langue et son machouillage. J’essaie d’être un metteur en scène qui parle. C’est Houellebecq qui m’a appris cela : la littérature est à la fois une affaire de style et de thématique. Je crois à cela. En tout cas, je pense qu’aujourd’hui le théâtre doit être plus une affaire thématique, davantage même que de style, étrangement. Le théâtre, on le dit sans arrêt et on en fait de beaux discours, doit se saisir thématiquement de choses extrêmement importantes. On ne peut pas le nier. Le roman me permet d’avoir cela, souvent un peu plus que le théâtre.
Les faits, c’est une de mes premières accroches, en même temps que la poétique. Là, il se trouve que cela parle des meurtres de femmes à Ciudad Juárez, à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Ensuite, le rapport romanesque – romanesque est un bon mot parce que c’est un peu un double sens – nous pouvons le prendre de manière très concrète mais aussi un peu chevaleresque ou un petit peu plus classique.
Il y a quelque chose qui m’intéresse là-dedans. Je pense à la première partie du spectacle, par exemple, où les personnages oscillent sans arrêt entre leurs discussions et leurs problèmes qui sont dialogués. À un moment ils narrent au public ce qui est en train de leur arriver. Je suis toujours très ému – et c’était pareil dans les spectacles précédents – quand à un moment un personnage dit au public ce qu’il ressent. J’aime quand il y a cent mots pour dire une chose. Le théâtre, le plus psychologique possible, n’est pas forcément le mien, celui où on a la surface, deux ou trois mots, et se cache en-dessous cette centaine de mots. Moi, j’aime bien quand la centaine de mots est dehors, que le spectateur l’ait.
Laure Adler. Vous mettez vos acteurs frontalement face au public, ils s’adressent d’ailleurs à lui, ils lui parlent. Il y a cette notion de pénétration du texte à l’intérieur du travail que vous avez effectué auprès de ces acteurs, qui ne sont plus des acteurs parce qu’ils ont chacun leur histoire, une individualité, et nous y croyons et la durée du spectacle fait qu’au fur et à mesure, nous sommes de plus en plus convaincus. Est-ce que cela veut dire que le théâtre a aussi à voir avec un effet de vérité ? C’est cela que vous souhaitez ?
Julien Gosselin. C’est pour cela, par exemple, que l’une des personnes qui m’a le plus marqué, c’est, encore aujourd’hui, de manière évidente Stanislas Nordey. L’idée du passeur, y compris pour un acteur, me semble un peu faible. J’aime bien le concept mais il m’évoque toujours le serveur dans les restaurants qui pose avec délicatesse un plat devant vous, si vous voyez ce que je veux dire.
Moi, j’aime bien l’idée que ce passeur soit un petit peu plus brutal. Je crois que quand on travaille sur des écrivains comme Bolaño, ce sont des gens qui n’essaient pas de vous amener à un endroit doucement, dans une fiction. Ce sont des gens qui vous explosent la fiction au visage, qui vous demandent du courage. J’essaie de mettre le spectateur dans un rapport similaire ; ce sont les acteurs qui le jouent, comment ils peuvent à un moment faire exploser le texte au visage des spectateurs, que ces derniers soient collés comme à une vitre. Après, cela peut forcément, à des moments, faire sortir le spectateur. Il peut en avoir marre, il n’en peut plus ; il peut ressentir quelquefois de l’agression, parfois liée à la musique, ou à l’image. Je crois aussi beaucoup à la force de cette littérature qui lui est envoyée sans arrêt à la face. Si vous voulez, je pensais que j’allais devenir plus raisonnable avec les années. Je suis encore jeune mais je ne le pense plus : c’est à cet endroit que j’ai envie de travailler.
Laure Adler. C’est-à-dire, aller jusqu’où ?
Julien Gosselin. Il y a deux dimensions dans mon travail. Ça ne ressort peut-être pas comme ça mais j’aime l’idée que les spectacles que je fais soient à mi-chemin entre une expérience littéraire extrêmement intime, c’est-à-dire le lecteur dans son salon seul avec la littérature et complètement libre d’avoir son interprétation des mots, et quelque chose qui est presque l’opposé, c’est-à-dire un concert électronique extrêmement brutal où la question de la liberté du spectateur n’est plus du tout en jeu, vous êtes simplement attrapés, absolument physiquement et émotionnellement, par un son, par une musique.
Mais il est vrai, et ce n’est pas une blague, que j’aimerais bien faire Racine un jour, exactement comme j’ai fait la quatrième partie du spectacle. J’ai beaucoup de mal à entendre des acteurs jouer Racine. En tout cas, je ne l’ai jamais vu bien exécuté...
Laure Adler. … Vous êtes trop jeune, vous n’avez pas vu Grüber par exemple.
Julien Gosselin. C’est vrai, je n’ai pas vu Grüber ! Je voudrais juste avoir cette chose-là : ce texte et en même temps quelque chose d’autre, pas forcément de la musique électronique, dans 2666 il se trouve que cela en est, mais quelque chose qui soit un rapport extrêmement physique, qui n’a pas forcement à être porté par l’acteur.
Laure Adler. Les différentes parties que vous avez choisi de nous faire traverser, comme un voyage initiatique, sont toutes très différentes les unes des autres. À la fois formellement, esthétiquement et théâtralement. Nous en sortons avec la certitude d’un grand opéra que nous avons eu la chance d’écouter. Est-ce que ce dernier s’est plié aux règles de l’écriture de Bolaño, ou est-ce vous qui l’avait construit à partir de votre propre imaginaire et de votre interprétation personnelle de Bolaño ?
Julien Gosselin. La construction c’est Bolaño. Je ne sais pas faire des « variations sur ». Certains metteurs en scène aussi, parmi ceux que j’aime beaucoup, lisent une œuvre et en retirent une sorte de suc très personnel, très intime, pour en faire une autre œuvre. Moi j’utilise la machine fictionnelle, dès le moment de l’adaptation. Je pense qu’il y a une chose principalement qui vient plus de moi et qui est un des défauts du spectacle autant qu’une de ses qualités, et j’en suis l’unique responsable. Bolaño a longtemps vécu en Espagne, en Amérique latine, au Chili et au Mexique. Il y a un pied chez lui qui est justement en Amérique latine, avec tout ce qu’on imagine de plus caricatural, comme par exemple toutes ces écritures au réalisme magique qu’il a combattues et piétinées sans arrêt et puis la littérature de la vieille Europe, celle du XIXe siècle, ou celle, pour viser large, entre Balzac et Dostoïevski. C’est le cas de la dernière partie, qui a quelque chose de cet ordre-là. Il a un pied entre les deux et si vous voulez, moi je ne suis pas très latin, alors la question de la bizarrerie est une question qui ne me touche pas beaucoup. Je suis plutôt « mélancolie lourde ». Donc parfois, j’ai tiré un peu les choses du côté de la tristesse alors qu’elles étaient du côté de la bizarrerie chez Bolaño. Je crois que c’est aussi un des défauts du spectacle et en même temps, je dois dire que je peux difficilement faire autrement.
Laure Adler. Vous avez choisi Houellebecq, puis maintenant Bolaño. Quand nous les voyons, nous constatons qu’ils ont finalement beaucoup en commun. Ce sont des « compañeros ». Pourquoi ? Est-ce que vous éprouvez ce même sentiment ?
Julien Gosselin. Au début, pas du tout. Une des raisons qui donne cette impression – plusieurs personnes ont eu la même réaction – c’est ce que je viens de vous dire sur mon rapport à la mélancolie, qui à un moment teinte quelque chose. Il y a un livre très intéressant, je ne sais plus exactement comment il s’appelle mais peut-être que quelqu’un dans la salle le sait, c’est un recueil d’interviews de Roberto Bolaño. C’est vraiment génial, il faut le lire. Disons que la violence de Houellebecq sur certains sujets de société ne vaut pas la brutalité de Bolaño. Il ne fait vraiment aucune concession, parfois parce qu’il sait qu’il est proche de la fin, d’autres fois pas du tout. Ils ont cela en commun.
Je crois que l’une des choses qui me touchent et qui participe de leur ressemblance, c’est que pour eux, même si c’est de façon très différente pour l’un et l’autre, la seule possibilité pour un être humain de vivre c’est qu’il y ait irruption de la poésie dans la vie. Là où ils se rejoignent aussi, c’est sur le fait qu’elle ne sauve pas pour autant nécessairement. Elle est la seule possibilité, mais cela ne signifie pas que cela réussit. Je ne sais pas si je suis clair quand je dis cela.
Tous les deux sont assez noirs sur le constat, mais ils voient presque en la possibilité de la littérature et de la poésie comme la présence d’un dieu, à un endroit, comme une présence théologique. Je ne crois pas trop surinterpréter en disant cela. En tout cas, chez Houellebecq c’est très vrai ; Bolaño est sûrement beaucoup moins lié à ces questions-là, ces questions de foi, mais en même temps la littérature agit comme la seule présence mystérieuse sur terre. Donc, d’un certain point de vue, il y a une question de foi. La présence de ce mystère suffit à combattre et suffit à vivre. Chez les deux il y a cela.
Laure Adler. D’habitude on vient au théâtre pour voir. Mais quand nous venons voir Bolaño et votre spectacle 2666, on y vient aussi pour lire. Personnellement, j’ai beaucoup apprécié. Vous prenez en charge le texte, vous nous le restituez avec ô combien d’effervescence et d’intensité, mais en même temps vous ne vous substituez pas à la personne qui vous a donné l’énergie de nous convier à ce voyage. C’est-à-dire que nous, spectateurs, on lit du Bolaño la moitié du temps, grâce à vous.
Julien Gosselin. C’est un peu déprimant de l’entendre comme cela...
Laure Adler. … Ah non ! C’est une qualité pour moi, une grande qualité ! Parce que souvent les metteurs en scène volent quelque chose, tandis que vous, vous nous le donnez.
Julien Gosselin. Oui. C’est bizarre, parce que je ne peux même pas expliquer, je n’ai aucune approche dramaturgique de cela. Je peux en trouver une vite fait, mais j’en ai peu. Tout ce que je peux vous dire c’est que depuis que nous avons commencé à faire du théâtre avec cette bande-là, quand Guillaume Bachelet – avec Rémy Alexandre, car ils sont deux – commence à faire de la musique, je sens qu’il a exactement compris l’endroit où moi, la première fois que je lisais le livre, je pleurais, j’étais bouleversé. Cette musique me rappelle précisément ce moment-là, parce qu’il y a un lien entre nous qui est très fort. Il a cette capacité.
Quand je demande au vidéaste, qui comprend lui aussi tout de suite ce que je veux, qui sent quelque chose comme je le sens aussi, de projeter le texte, nous pleurons tous. Il y a quelque chose et je me dis : c’est ça. Je ne sais pas comment le dire. C’est exactement cela que je veux faire, c’est un milliard de fois plus intéressant que toutes les petites choses que je pourrais imaginer. Mais en même temps je ne souhaite pas célébrer la question du roman. Je veux bien faire l’éloge de la littérature, mais de manière brutale. Je ne veux pas le faire joyeusement. Ce n’est pas une posture, c’est juste que cela me bouleverse. Je vais vous donner un exemple. Hier encore je regardais la deuxième partie. Dans un passage, le professeur Amalfitano regarde son livre dehors, dans la nuit, et nous projetons : « Le décalage horaire n’était qu’un masque de la disparition ». Je me dis alors que je ne vais pas envoyer un acteur pour le dire. Il faut qu’on le regarde, qu’on le lise ; c’est tellement immense et puissant que j’étais fou de lire cela.
Laure Adler. À un moment, un acteur fait l’éloge de la lecture, du soi à soi. Les mots de Bolaño sont absolument magnifiques à ce propos. Qu’apporte de plus le théâtre par rapport à la lecture du soi à soi ?
Julien Gosselin. Je ne sais pas. C’est vrai, je n’en ai aucune idée. Personnellement j’en fais, donc je sais ce que cela m’apporte. Au spectateur en revanche, je ne sais pas… Je pense, cela va paraître prétentieux, que sans doute parfois ça apporte au spectateur une lecture. Si elle semble intéressante à certains, alors voilà c’est déjà cela. Honnêtement, je n’en sais pas plus.
Laure Adler. Vous avez l’ambition de nous faire connaître, ou mieux connaître, Bolaño ? Vous avez eu envie de scénariser cet énorme bouquin ou pas du tout, vous faites des prélèvements à l’intérieur ?
Julien Gosselin. Il faut bien faire du théâtre, alors il vaut mieux prendre des grands textes. Mais je ne sais pas... Si, je peux vous dire par exemple quand j’ai vu l’année dernière Des arbres à abattre de Lupa, il arrive un moment où le théâtre est tellement au niveau de la littérature que je ne pense pas dire une bêtise en affirmant que Krystian Lupa arrive aujourd’hui au niveau de Thomas Bernhardt. C’est comme deux compagnons, il y a un endroit où le théâtre crée quelque chose, qui est au niveau de ce que peut créer un grand auteur.
Laure Adler. Oui, mais Thomas Bernhardt écrit pour le théâtre, ce qui n’est pas le cas de Bolaño.
Julien Gosselin. C’est vrai. Je vais essayer de l’expliquer autrement. Je crois que si je ne connaissais pas Roberto Bolaño et que je voyais le spectacle – qu’il soit bien ou non –, je me dirais qu’il y a un immense écrivain qui existe et que je n’ai pas lu. Sauf que je ne fais pas du Reader’s Digest. Parfois cela me saoule que les metteurs en scène répondent : « C’est gagné si les spectateurs disent qu’ils vont lire machin quand ils sortent de mon spectacle ». Pour moi, ce n’est pas gagné. Ce n’est pas pour cela que nous faisons de l’art, notre but n’est pas que les gens se disent « Ah, c’est intéressant, je vais aller à la FNAC ». Mais je trouve tout de même que le théâtre a cette capacité quelque part : nous sortons de la salle et nous prenons conscience que cela existe, que quelqu’un l’a écrit. Le monde est tellement laid, les médias le sont souvent également, de même que la vie... La vie c’est Cyril Hanouna.
Laure Adler. Vous n’êtes pas obligé de l’écouter !
Julien Gosselin. Bon, laissons tomber Cyril Hanouna.
Laure Adler. C’est trop d’honneur...
Julien Gosselin. Sauf, que quand même, ce n’est pas si faux.
Laure Adler. Ce n’est pas parce que la France a perdu hier qu’il faut être si mélancolique.
Julien Gosselin. Oui, c’est pour cela. Mais ce que je veux dire c’est que nous sommes sans arrêt confrontés à des choses qui nous abaissent, sans même que nous nous en rendions compte, qui nous font du mal, vraiment du mal. Alors, qu’une littérature et qu’une beauté pareilles existent, et qu’un tel combat existe… Si le théâtre peut juste dire cette chose-là, qu’il y ait une forme de vie à l’intérieur du monde, je pense que c’est une des bonnes justifications.
Laure Adler. Deux autres questions avant de laisser la parole au public. Nous avons parlé tout à l’heure de la comparaison entre Houellebecq et Bolaño. Ils ont beaucoup de points communs disiez-vous. Ils sont aussi d’une extrême modernité dans la dissolution même du statut d’écrivain. Bolaño d’ailleurs peut-être encore plus que Houellebecq, je pense. Je veux dire qu’ils ne se prennent pas pour des porteparoles. Il y a quelque chose de l’oubli de leur statut d’écrivain dans la force de leur poésie. Comment traitez-vous cela théâtralement et est-ce que c’est cela qui a été l’un des moteurs de votre choix ?
Julien Gosselin. Je ne l’aurais jamais pensé de cette manière mais c’est juste, très juste. Il y a une dissolution… Vous voyez, ce ne sont pas des instituteurs (il y a ma maman dans la salle qui est institutrice...). Ce sont quand même deux choses différentes, la pédagogie et l’écriture. Bolaño et Houellebecq vont tellement loin dans l’art, ils ont une si haute opinion de l’art qui peut bouleverser tout, que l’on pourrait dire qu’il n’y a presque plus de rapport concret à cela, on ne peut presque plus le regarder. Ils sont plongés complètement dans l’art, à l’intérieur de la poésie. Même si quelqu’un comme Michel Houellebecq peut très bien avoir une vie quotidienne tout à fait banale.
Ce qui est incroyable, c’est que lorsque nous regardons les grands écrivains du passé, nous les imaginons toujours comme des fous échevelés. Parlons de Dostoïevski par exemple, écrivant en tournant en rond autour de sa table, mais quelqu’un comme Bolaño, à ce niveau-là de littérature, il est plongé maladivement dans l’art et la littérature. Houellebecq, mine de rien, est à cet endroit-là aussi, plongé dans la poésie. Personnellement, cette question de l’immersion, je ne crois pas à la pataugeoire, si vous voyez ce que je veux dire, mais plutôt au grand bain. J’aime l’idée que nous mettions la tête des spectateurs dans l’eau et non pas que nous les laissions tranquillement se tremper les pieds et ce sont les écrivains qui permettent cela.
Laure Adler. Qu’est-ce que le temps au théâtre ?
Julien Gosselin. La problématique des douze heures n’est pas la plus grosse question de temps que je me suis posée pour ce spectacle. La durée est une sorte de donnée contingente, elle n’est pas l’expression même de ce qu’est la force du temps au théâtre. Je fais partie d’une génération qui a une façon de voir le rythme et le temps qui est bousculée par Internet, la télévision et le cinéma. Ma pente naturelle ce serait que tout aille très très vite, que tout soit immédiatement acceptable par le spectateur. Quand certains metteurs en scène, plus âgés que moi, travaillent le rythme par-dessus tout, je cherche souvent au contraire à le casser. Ce qui ne veut pas dire ralentir, mais le briser. La question du temps est donc celle que je me pose le plus souvent.
Une des choses les plus difficiles pour moi sur le spectacle, c’est lors des premières représentations, ou des dernières répétitions, parce que nous l’avons montré avant à Valenciennes, dans le nord de la France, chez nous, il y avait des choses trop longues et je ne supportais pas qu’on me dise cela ; j’ai coupé un peu, parce que j’entends les remarques. Il m’a fallu une telle force pour rectifier, un tel courage, même si ce n’est pas le mot…
C’est beaucoup plus facile pour moi de faire de l’entertainment, si vous voulez, de faire en sorte que tout le monde soit content tout le temps. Je peux le faire, vraiment, parce c’est ma pente naturelle.
Une des questions qui a présidé au travail également, c’était comprendre, pour des gens tels que Lupa, Castorf, et plusieurs autres que j’admire, d’où partait leur théâtre. Je ne dis pas que j’ai fait une œuvre à leur niveau, bien loin de là. Mais il y a quelque chose que je voulais aller chercher dans ces expériences exigeantes de théâtre, pour les spectateurs. Et c’est dans le rapport au temps que j’ai cherché.
Laure Adler. Dernière question. Vous parlez de Castorf. Il va venir bientôt à Paris pour un spectacle que vous avez peut-être eu la chance de voir à Berlin : Les Frères Karamazov, donné à partir de ce soir au Festival d’Avignon par Bellorini. Se déroulera aussi prochainement le spectacle de Warlikowski qui s’intitule Les Français et qui est une adaptation, avec tous les guillemets qui s’imposent, de La Recherche de Proust. Comment comprenez-vous justement le fait que des metteurs en scène de différentes générations soient à ce point désireux de trouver des grands textes de la littérature pour faire théâtre ? Est-ce à dire que les écritures contemporaines ne vous suffisent pas, ou plus ?
Julien Gosselin. Je trouve des grands textes de la littérature qui sont des écritures contemporaines, même si j’aimerais bien un jour, comme Castorf l’a fait, travailler sur Balzac par exemple. Il faut dire que Houellebecq et lui se ressemblent. Enfin, je me comprends, le processus scénique pourrait être assez semblable.
C’est difficile à dire, je n’ai pas envie de faire des phrases toutes faites, que nous avons besoin de grandes histoires et de grands mythes aujourd’hui, et pourtant c’est à mon sens un peu vrai. La seule différence est que je crois qu’on n’a pas besoin de grandes histoires, on a besoin de grande littérature, ce qui est relativement différent. J’entends que parfois les gens aient besoin de grandes sagas, qui à un moment les emportent loin, avec des personnages auxquels ils s’attachent. Ce qui n’est d’ailleurs pas antinomique avec la question de la littérature. Dans le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, on a besoin d’avoir des littératures immenses, d’être face à des choses qui sont gigantesques, pas par la taille ou la durée, mais par la pensée, l’élégance, la puissance de l’écriture. La situation est tellement critique qu’il ne suffit pas de choses « grandes » ou « bonnes », il faut des choses gigantesques. Pourquoi allons-nous chercher Dostoïevski, tous ces auteurs-là, Balzac justement ? C’est uniquement pour cette raison. Je pense que les metteurs en scène, tout autant que les spectateurs, ont besoin de cela à l’heure actuelle.
Laure Adler. Nous passons aux questions du public.
Première intervenante. Bonjour. Il se trouve que j’avais lu 2666 avant, c’est pourquoi je suis venue voir ce que vous en avez fait. Je me suis régalée. Pendant que je regardais le spectacle, on ne peut pas ne pas remarquer l’omniprésence de la représentation, de l’image, ce qui ne me gêne pas parce que j’adore l’art vidéo (Angel Sharp, Bill Viola, j’adore). À un moment donné, je me suis demandée si vous aimeriez faire une mise en scène sans acteur. Toutefois, à vous entendre, je n’en suis plus tout à fait sûre. Je ne sais pas non plus si vous aimez les acteurs.
Julien Gosselin. Je déteste les acteurs. Non, c’est de l’humour bien sûr. Il faut bien comprendre que les spectacles sont des machines épuisantes. Je me suis donc donné deux choix, même si je suis certain que finalement ce n’est pas ce que je ferai. Soit pour le prochain spectacle je ne fais rien, un plateau nu, que des acteurs, du texte, juste cela ; soit je fais un travail pour lequel je pars dans un studio avec musiciens et vidéastes, et on se passe un peu de ces acteurs-là. Vous voyez, j’aimerais bien faire l’un et l’autre.
Je suis fou du travail avec les acteurs et en plus je suis fou du travail des acteurs avec lesquels je travaille. Je trouve qu’ils sont formidables.
Laure Adler. Oui. Il faut quand même évoquer cette troupe avec laquelle vous travaillez depuis maintenant le premier spectacle et qui est extraordinaire. Sans parler de la difficulté à mémoriser le texte qui est d’une complication exceptionnelle. Oui, ils sont vraiment extraordinaires.
Julien Gosselin. En fait, j’ai quand même de la chance…
Laure Adler. « Bouleversants », dit une dame. Je suis d’accord.
Julien Gosselin. Moi de même. Cela peut paraître bête, mais je les admire beaucoup. Il y a deux choses. Ce sont tout d’abord de grands acteurs, individuellement, de très très bons acteurs et ils acceptent en même temps de se mettre au service d’un travail extrêmement collectif. Ils sont peu souvent nommés à titre personnel, ce qui n’est pas facile parfois pour un acteur, un acteur a aussi envie d’être mis en avant quelque part. C’est la preuve qu’il est possible d’avoir un vrai travail de troupe, de collectif, engagé avec des acteurs qui atteignent des niveaux de jeu extrêmement élevés. Je les admire beaucoup pour cela.
Première intervenante. Pour revenir à ce qui a été dit, je trouve en effet que votre utilisation de la vidéo est remarquable.
Julien Gosselin. Merci.
Première intervenante. Juste une toute petite question pratique : je prends l’exemple de Paris, comment organisez-vous vos coupures ?
Julien Gosselin. Je ne sais pas. Le problème, c’est que je ne peux pas spoiler... Vous voyez la scène, où la journaliste fume une cigarette sur la terrasse, là-haut ? Tout de suite après lui avoir dit : « Venez me rejoindre là-bas après demain » ; peut-être que nous couperons ici.
Premier intervenant. Bonjour, je voudrais revenir sur la question des acteurs au sujet desquels vous avez évoqué plusieurs points. Premièrement que vous les admiriez et deuxièmement qu’il y avait un grand principe avec eux, c’est que lorsque vous parlez, il ne faut pas vous couper la parole. Ce qui me parait un peu dur, puisque vous évoquez un travail collectif.
J’aimerais que vous alliez un peu plus loin si vous l’acceptez – car après tout c’est aussi une leçon de théâtre – dans la façon dont vous travaillez avec eux : leur avez-vous demandé de lire le livre ou non ? Nous voyons d’ailleurs dans la scénographie que vous êtes très proche des Particules élémentaires, vous avez des systèmes qui sont très similaires, c’est la même troupe, ce sont donc des gens qui apprécient très certainement de travailler avec vous, mais je voudrais savoir, dans le quotidien par rapport à la durée de ces productions, à la complexité de ces textes, à la longueur du spectacle, comment vous parvenez à travailler de façon collective ? Au quotidien comment cela se passe ? C’est vraiment un mystère pour moi.
Julien Gosselin. D’abord, le travail collectif peut pendre mille sens. Si vous voulez, je dis que c’est un travail collectif d’abord et avant tout parce que cela fait maintenant dix ans que nous travaillons ensemble, que nous nous connaissons, et que nous faisons nos spectacles à chaque fois ensemble. Si on veut atteindre des niveaux de jeu de cette qualité, il faut une forme de fidélité, c’est le collectif qui joue à cet endroit-là. Ensuite, la manière de travailler est relativement classique. Je suis quand même le metteur en scène. Je demande beaucoup l’avis à tout le monde, mais généralement cela peut s’apparenter un peu à un simulacre de démocratie. À la fin je décide, mais je demande vraiment l’avis, ce n’est pas un mensonge. Généralement, j’ai une mauvaise foi à toute épreuve. C’est-à-dire que quand un acteur me dit : « Peut-être qu’on devrait le faire comme ça », et que quinze jours après je dis « Effectivement il faudrait le faire comme ça », je fais passer cela pour une idée qui m’est propre. Mais ils sont habitués. Ils en rigolent maintenant.
Nous parlons de moins en moins. Je leur dis à peu près ce qu’ils doivent faire, l’endroit à peu près où ils doivent être. Ils savent aussi, ils me connaissent, que si je les distribue dans telle chose c’est peut-être pour aller plus dans tel endroit, ou tel autre endroit. Sur un tel spectacle on ne peut pas beaucoup parler, malheureusement. J’aurais aimé leur parler plus parfois mais on ne peut que très peu parler. Il leur faut une autonomie absolue. On voit les scènes une fois, deux fois, parfois une heure pour une scène qui dure vingt minutes, ce qui est ridiculement peu. Et une fois cela fait, je dois régler un milliard de détails autour. Sur un spectacle de cette envergure, ils sont donc absolument autonomes. Il ne faut pas des acteurs qui soient sans arrêt en demande d’attention de la part du metteur en scène. Cela a pu être une souffrance par moment pour eux, parce que ce n’est pas évident d’être seul et de se dire : « Je vais avoir le courage d’être meilleur que ce que j’imagine être moi-même, sans que l’on dise « Fais-le, fais-le, fais-le » ». Et ils y sont parvenus !
Autre point positif, j’ai des acteurs qui sont réceptifs aux univers qui sont créés autour d’eux, c’est-à-dire qu’ils sentent qu’ils sont éclairés comme cela, parce que toute la technique travaille toujours en même temps qu’eux, telle musique est sur leur scène ; ils sont filmés comme cela, la vidéo a telle teinte, ils sont positionnés sur le plateau, ils sont microtés fort ou peu microtés et ils sentent à un moment dans quelle zone poétique il faut qu’ils soient. S’ils ont cette capacité de réception – et ils l’ont de plus en plus –, ils peuvent alors à un moment aiguiller leur travail.
Deuxième intervenant. Bonjour et bravo pour le spectacle que j’ai vu hier soir.
Julien Gosselin. Merci.
Deuxième intervenant. Je ne sais plus dans quelle langue j’ai rêvé cette nuit et je voulais savoir, parce que je trouve cela intéressant, comment vous avez traité ce thème, ce va-et-vient entre l’anglais, l’allemand, le français et l’espagnol.
Julien Gosselin. Le début, il fallait que ce soit en français, la première partie. À partir du moment où nous sommes au Mexique, ce qui est le cas des trois parties centrales, il fallait que le français soit la langue, comment dire, du Mexique, parce que c’est l’endroit d’où tous les personnages sont issus. C’était la base. Après il fallait créer les étrangers à l’intérieur de cela et pour arriver à les créer il fallait parfois d’autres langues. Et puis il y a la dernière chose, des sortes de sensations esthétiques. Pour la deuxième partie par exemple, les premières scènes sont en espagnol et en noir et blanc, j’avais envie qu’on soit plongés dans un cinéma relativement identifiable pour aller immédiatement dans la fiction et la langue permettait cela. Pour le début de la troisième partie, qui est un long monologue anglais d’un ancien Black Panther, si demain on le refait en français, c’est stupide, ridicule. La langue est aussi importante que ce qui est dit. S’il joue en français ça fait mauvais doublage, c’est impossible. Dans la dernière partie il y a un long texte en allemand. La langue devient le décor de l’horreur, son réceptacle. C’est tellement important, tellement puissant !
Et puis, je vais ajouter une chose : la langue étrangère permet encore plus de lecture, et j’adore justement aller voir des spectacles surtitrés. Vous pouvez bien l’imaginer en voyant 2666. Je suis souvent beaucoup plus ému, quand j’ai un double rapport. Le surtitrage me permet cela. J’ai la force d’un acteur et la liberté du lecteur. C’est cent fois plus intéressant et facile à suivre, ça me permet d’être là complètement, en tant que spectateur. Puis cela modifie complètement quelque chose dans le corps de l’acteur. Par exemple pour Adama Diop qui joue Barry Seaman et Oscar Fate ensuite, l’un en anglais et l’autre en français, son corps et sa voix se modifient sans qu’il ait à être dans une composition trop marquée.
Laure Adler. Autre question ? Monsieur ! Je connais ce jeune spectateur très averti…
Julien Gosselin. Oui moi aussi.
Laure Adler. … « Warlikowskien » en diable. Alors Bolaño ?
Troisième intervenant. Merci, je l’ai vu. Hier, il y avait la finale et j’ai préféré le voir le jour d’avant. Je me posais une question. Dans Les Particules élémentaires, il y avait la figure de Houellebecq qui était présente, qui permettait de gagner en degrés dans l’œuvre, de le fictionnaliser, bref, de mettre la littérature sur scène. Là, cela fait un spectacle encore plus brutal, parce qu’il n’y a aucun dispositif qui fictionnalise. Je trouve que c’est encore plus fort, plus violent dans l’approche. C’était ça l’enjeu ? Ou de ne pas mettre la littérature sur scène...
Julien Gosselin. Oui, c’est juste. Après… Je suis assez jeune, quand même, donc je ne peux pas…
Laure Adler. Attention ! Vous vieillissez comme tout le monde.
Julien Gosselin. … Oui…
Laure Adler. Vous n’avez pas passé le cap de la trentaine encore.
Julien Gosselin. Je n’ai pas assez de spectacles pour théoriser complètement ce que je vais faire avant de le faire. Je le dis très honnêtement. Quand je commence à travailler sur une œuvre, j’ai un rapport encore relativement physique à la chose, je ne peux pas avoir un rapport complètement intellectuel. Quand je mets Michel Houellebecq sur scène dans Les Particules, c’est parce qu’un jour je me lève, je bois mon café, et je me dis « Tiens on va faire ça ». S’il n’y a pas ce moment, je ne le fais pas.
Je prends la peine de le préciser, aussi parce que c’est intéressant la manière dont les gens analysent le rapport qu’a le spectacle avec la technique. Ils ont toujours l’impression que c’est inné, que j’ai toujours su faire cela, gérer quatorze caméras en même temps, douze musiciens, et qu’en claquant des doigts ça va venir tout seul. Mais en fait je l’ai appris sur ce spectacle, je ne savais pas le faire avant. Imaginez le temps que cela me prend de faire tout cela. Cela peut paraître stupide, mais je n’ai pas fait deux mille cinq cent spectacles.
Je pense qu’Ivo van Hove, pour avoir vu beaucoup de ses spectacles, peut à un moment complètement théoriser. Même s’il y a des choses plus intimes et physiques, il peut expliquer absolument la construction de ses spectacles et les intellectualiser complètement. Laissez-moi trois ou quatre spectacles et je vous balance de la dramaturgie comme vous voulez.
Laure Adler. Dernière des dernières questions. Et après… ?
Julien Gosselin. … Après, je travaille sur Plateforme et Soumission, à Munich l’année prochaine.
Seconde intervenante. J’ai une question à ce propos. Vous n’allez donc pas travailler avec vos acteurs mais du coup avec l’Ensemble munichois… Je me doute que pour vous, qui effectivement n’avez pas fait énormément de spectacles, cela va être un pas très important et très difficile en même temps.
Julien Gosselin. Eh bien nous verrons.
Seconde intervenante. Je le dis en pensant à d’autre jeunes metteurs en scène qui essaient, Philippe Quesne par exemple, qui vient de créer à Munich. Cela crée tout de suite autre chose de très différent : ce sont parfois des spectacles difficiles, dans le sens où ils sont parfois moins aboutis. Je m’interrogeais donc sur la question.
Julien Gosselin. Vous essayez de me mettre le moral à zéro ?
Seconde intervenante. Non non non, absolument pas, je vous en parle plutôt avec beaucoup d’affection et d’empathie.
Julien Gosselin. Je sais bien, ne vous en faites pas. C’est différent, Philippe travaille tellement avec des acteurs qui sont minimaux que, quand il se retrouve avec des acteurs de théâtre allemand, rien n’est plus pareil. Pour ma part, les acteurs que j’ai rencontré à Munich travaillent à peu près de la même manière que ceux avec qui je travaille en France. La difficulté ne sera pas là. Le plus difficile, mais aussi le plus amusant, va être Plateforme et Soumission.
Pour la suite, je ne sais pas. L’année d’après, je veux refaire un spectacle en France avec toute l’équipe, le collectif. Je n’ai aucune idée pour le moment de ce que cela sera. Je ferai également le spectacle de sortie du T. N. S. dont s’est chargé cette année Thomas Jolly. Et puis sans doute un petit peu après Amsterdam… Avec des acteurs, encore des « difficultés », des acteurs néerlandais.
Laure Adler. Ce ne sont pas les pires. Merci beaucoup, Julien. Bravo encore pour ce très beau spectacle, qui sera programmé à l’Odéon dès le mois de septembre. Vous n’allez pas vous ennuyer cet été. Merci beaucoup.
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