Les mises en scène d’Angélica Liddell dans le cloître des Carmes
p. 101-117
Texte intégral
1Angélica Liddell naît à Gérone en 1966, juste un an avant que le cloître des Carmes soit investi pour la première fois par le Festival1. Elle entre dans l’arène du théâtre en franchissant toutes les portes : dramaturge, performeuse, comédienne, metteur en scène ; une approche globale qui lui permet de transcender le théâtre et d’en faire un espace rituel. La scène est l’autel où l’acte poétique appelle à un absolu de liberté de pensée et de création. Son théâtre, tout en assumant le paradoxe – et la force – du simulacre, n’a d’autre aspiration que le vrai. Le don de soi, ce « sacrifice2 » qui cherche à explorer les recoins les plus troubles de la nature humaine, sera le fer de lance de son puissant univers à la fois enragé, tortueux, mélancolique, insatiable, aux prises avec un absolu inatteignable.
2Ses spectacles sont conçus sur ce qu’elle appelle le périmètre rituel : la scène est ce lieu sacré qui permet d’entrer dans le côté obscur de la psyché humaine, dans ses pulsions, sa violence, ses humeurs. Malgré cette soif de vrai, elle sait très bien où sont les limites : le théâtre se nourrit d’actes symboliques mais il n’est pas acte. Dans le recueil d’essais intitulé El Sacrificio como acto poético (2014), Angélica Liddell déploie ses argumentaires sur le sens à la fois rébarbatif et nécessaire de l’écriture et du théâtre. Pour comprendre la cosmovision artistique de Liddell, il faut aussi comprendre la façon dont elle « joue » (sur scène) de sa douleur individuelle, conçue comme une caisse de résonance où le tragique de la condition humaine est démultiplié à foison : sa façon de témoigner de la souffrance du monde la place dans le sillage de l’héritage d’Antonin Artaud et du théâtre du corps politique, compris dans son étendue humaine. Sa douleur intime est ainsi toujours reliée à la douleur collective. Il importe par ailleurs de noter une autre constante dans son théâtre : « Seul le corps engendre la vérité, les blessures engendrent la vérité. C’est une idée très médiévale. Il y a bien quelque chose dans le corps qui est au-dessus de la volonté humaine, des désirs3. » Liddell défend, au demeurant, un théâtre « ancestral », né du besoin de creuser dans les mouvements pulsionnels, de comprendre les interdits4. C’est pourquoi elle défend la liberté absolue de l’être-artiste, le seul capable, au moyen de la poésie, de sonder ces pulsions et de nous proposer un moyen de sublimation rituelle.
3Angélica Liddell est constamment dans une démarche de recherche et de lutte avec et contre tout genre de catégorie, de contention, de limite ou de seuil. Elle affectionne également l’hybridité, le télescopage de codes, de registres, où s’épanouissent les variations esthétiques. Son théâtre, souvent identifié au courant post-dramatique, joue à l’envi de l’intermédialité et affiche une structure narrative éclatée qui appelle fréquemment à la composition en tableaux. La thématique de prédilection d’Angélica Liddell est la nature humaine, toujours au-delà du politiquement correct, davantage dans l’impertinence que dans la provocation. Ses performances renvoient à la complexité méta-existentielle, à l’exploration de la vérité par le corps et à une conviction esthétique qui transcende toute sorte de dogmatisation : la beauté n’est pas un canon.
4L’expérience du théâtre d’Angélica Liddell nous amènera à être spectateurs, ou plutôt témoins, d’une quête de sublimation des passions qui prend l’art à partie. Cette expérience vise, au bout du compte, une régénérescence émotionnelle à travers l’expérience artistique. Elle cherche, au-delà de toute simplification thérapeutique, une véritable communion épiphanique avec l’art :
Je recours aux figures d’assassins pour me libérer de mes propres angoisses meurtrières, à travers la recherche de la beauté. Quand je parle des assassins, je parle de moi-même, de l’identification de la noirceur de mon âme avec l’horreur. Quand on vit des rechutes constantes, dépression après dépression, combat après combat, pour échapper au désir de mourir, on ne peut que s’identifier à l’horreur. Je suis une malade qui exige l’esthétique5.
5À ce titre, il me semble pertinent de souligner un commentaire émis par une spectatrice au sujet de sa dernière mise en scène avignonnaise (Que ferai-je, moi, de cette épée ? Approche de la loi de l’État et du problème de la beauté) :
Je ne me suis pas sentie violentée, non, ou bien de façon positive, de la bonne façon. Je sors du spectacle et je sens que le monde a bougé, je me trouve située ailleurs ; c’est un spectacle qui fait vibrer les frontières. C’est un souffle de liberté qui est là, dans cet espace. Je voudrais dire merci, notamment à un moment où on est de plus en plus contraints à des espaces clos, surveillés, où l’on nous observe etc., heureusement qu’il y a des moments comme ça. Il faut se faire violence, nous aussi6 !
6Ce témoignage fait référence à des « espaces clos » ; quelle heureuse coïncidence que ce spectacle ait eu lieu justement dans un cloître… Laissons jouer la métaphore qui dit l’essence : devenu le lieu du « souffle » sacré, le cloître est par là-même ce plateau-autel sur lequel seront sacrifiés les lois de la bienséance et les dogmes d’une morale macérée dans plusieurs siècles de tradition judéo‑chrétienne.
Espace clos, espace cloîtré : le cloître symbolique
7Une telle bâtardise philologique, à savoir le jeu de mots reliant « l’espace clos » et le cloître, peut sembler bien artificielle, mais l’image nous permet d’ancrer l’analyse dans une dimension socio-symbolique : d’une part, cet ethos perçu comme étriqué, clôturé, renvoie à un environnement de plus en plus peuplé de brise-vues et de censures imperceptibles ; d’autre part, ce cloître devient le plateau d’abondance de l’imaginaire.
8Ce lien prendra un certain relief dans notre analyse du lieu physique (théâtral et architectural) et de l’espace de la scène, car il nous permettra de composer une herméneutique du topos en étroite connexion avec le chronos ; parce que l’expérience du lieu porte aussi sur la perception du temps, ce hic et nunc où se retrouvent créateur et spectateur, imprégnés de l’air du temps de leur époque, en l’occurrence, de notre époque. Cette époque est traversée par des contradictions profondes, mais aussi par le délitement de certaines valeurs comme celle de la liberté, qui cède du terrain face au principe de sécurité : phénomène qu’Angélica Liddell ne manque pas de souligner. Par ailleurs, l’expérience artistique dans un lieu de vestiges posera également des questions liées à la façon dont nous percevons le passé et ses traces. Ces connexions rhizomiques nous amènent à la question de fond : comment le théâtre fait-il du neuf dans du vieux ?
9Une partie de la critique associe le théâtre d’Angélica Liddell à la provocation sans lendemain. Si à l’égard de La Casa de la fuerza l’éblouissement de la critique est presque unanime, il n’en est rien au sujet de Que ferai-je, moi, de cette épée ?, où une déferlante de critiques négatives ou mitigées s’abat sur la dramaturge. De façon récurrente, c’est le mot « provocation » qui revient7. Il faut néanmoins souligner la position de la critique majoritaire, qui considère que cette artiste est une brillante fouineuse des passions.
La Maison de la force (La Casa de la fuerza8)
10Parmi la trentaine d’articles et recensions recueillis dans la revue de presse de La Casa de la fuerza, aucun ne fait mention de la valeur esthétique, spectaculaire, plastique de l’espace historique du cloître. Ce n’est pas une pièce petit format. Il faut une scène capable de satisfaire les besoins d’amplitude spatiale exigés par la mise en scène. Le spectacle avait été présenté dans un premier temps le 16 octobre 2009, au théâtre de La Laboral de Gijón, un espace surdimensionné, avec une jauge de 1 450 spectateurs.
Teatro La Laboral, de Gijón, Espagne

© Laboral Ciudad De La Cultura
Cloître des Carmes, Avignon

© Christophe Raynaud de Lage
11La scène du cloître des Carmes permet très bien de montrer la différence entre jouer dans un espace et faire jouer l’espace : en effet, quelle lucidité que d’avoir choisi ce lieu pour ce spectacle. Hortense Archambault assiste au spectacle à Gijón en 2009 et invite donc Angélica Liddell à Avignon. Avait-elle pensé aux Carmes ? Ce n’est pas improbable.
12Les arcades sont le décor naturel avec lequel joue l’artiste. La scénographie s’y prête. L’espace dramatique évoqué par la pièce trouve facilement dans le cadre patrimonial des Carmes des résonnances qui font sens : la cour d’une hacienda mexicaine, d’une maison close à l’architecture coloniale, souvent identifiable à la physionomie des arcades. Les vieilles pierres, l’estampe du crépuscule, puisque le spectacle commence à la tombée de la nuit, le profil du clocher, les mariachis sur scène, les rancheras interprétées de façon magistrale par Angélica Liddell, la présence envoûtante d’un groupe de femmes mexicaines victimes et témoins des violences et des féminicides au Mexique : l’ensemble sémiotique est sublimé par le cadre historique, qui, sans aucun doute, multiplie le potentiel poétique et sensoriel du spectacle. Tous les éléments naturels du lieu et du moment (la pierre, les arcades, la nuit, le ciel étoilé, le vent) font culminer une scénographie qui se marie à merveille avec la coloration, mexicaniste, coloniale, tchekhovienne, décadente et liturgique de la pièce.
13Dans la mise en scène avignonnaise, au cloître des Carmes, on constate une mise en valeur du cadre patrimonial. En l’occurrence, les lumières mettent l’accent sur les personnages dans l’espace, clairement valorisé, mis en relief. En revanche, dans les autres mises en scènes de la pièce, en l’occurrence la mise en scène du Théâtre de l’Odéon en 2012, les lumières ne s’efforcent pas de souligner le personnage dans l’espace, puisque l’espace est aboli, le lointain de la scène est complètement plongé dans le noir9. L’éclairage met davantage l’accent sur les personnages eux-mêmes, leurs robes, appuyant une ambiance chromatique délétère et mélancolique. Le spectateur avignonnais fait l’expérience d’une fusion entre le lieu et l’événement théâtral opérée par le jeu et la scénographie. L’espace suggéré par la fiction (et les actions) est parfaitement en harmonie avec le cadre patrimonial, grâce à la valeur non ajoutée mais déjà inhérente des pierres du cloître des Carmes.
La Maison de la force, Avignon, 2010

© Christophe Raynaud de Lage
14Victoria Aime, comédienne dans Que ferai-je, moi, de cette épée ?, souligne le respect d’Angélica Liddell pour le cloître des Carmes : « Angélica met à profit la configuration de cet espace. » Victoria, qui a aussi travaillé pour la compagnie chilienne La Resentida dans le spectacle La Imaginación del futuro en tant que traductrice et opératrice de surtitrage (Festival d’Avignon 2014), remarque justement que pour le spectacle de La Resentida ce ne fut pas le cas : « Il s’agissait d’un espace parmi d’autres auquel il fallait s’adapter sans pour autant chercher à jouer avec lui10. »
15Min Tanaka, danseur et performeur japonais en activité depuis les années soixante-dix, disait : « Je ne danse pas dans un lieu, je danse le lieu. » Nous pourrions adopter cette formule à propos de La Casa de la fuerza dans le cloître des Carmes : Angélica Liddell ne joue pas dans un lieu, elle joue le lieu.
16Nous pouvons ainsi observer dans un premier temps ce que nous allons appeler un « espace de coopération », qui favorise la synergie entre création et lieu patrimonial. En revanche, ce même espace sera utilisé d’une manière tout à fait différente dans Que ferai-je, moi, de cette épée ? (dernier spectacle de Liddell à Avignon), où le cloître devient un « espace de cohabitation » : un lieu matriciel non mimétique, qui ne reproduit pas forcément l’imaginaire des espaces dramatiques.
Que ferai-je, moi, de cette épée ? Approche de la loi de l’État et du problème de la beauté11
17La pièce explore la différence entre la loi de l’État et la loi de la beauté. Nous ne nous attarderons pas ici sur les méandres philosophiques de cette problématique, même s’il faudra en référer afin de donner sens à un objet artistique qui a été davantage jugé par rapport à sa volupté exotique et à son jeu performatif que par rapport à sa profondeur conceptuelle.
18Dans ce texte, Angélica Liddell relie deux évènements sans se poser la question de la contingence historique, ni de la conjoncture politique, religieuse ou sociétale. Le premier est l’acte atroce commis par Issei Sagawa, le cannibale japonais qui tua, dépeça et mangea une camarade de faculté le 11 juin 1981 à Paris. Le deuxième renvoie aux attentats de Paris du 13 novembre 2015, qui ont produit un ébranlement indicible chez l’artiste espagnole, qui se produisait à Paris ce jour-là : « à ce moment-là j’avais la sensation d’être portée par une malédiction ; comme une ombre sur mon existence12. »
19Elle explique sa fascination pour ces thématiques de l’abject : « Je ne les justifie pas [les assassins] du point de vue de la loi, mais je comprends que cela fait partie de la nature humaine. » Non sans une pointe de provocation, elle rajoute : « Comme civilisation nous devons résister à la barbarie, mais parfois l’ennui est tellement profond qu’une bonne morsure ne peut faire de mal13. » Dans Que ferai-je, moi, de cette épée ? Angélica Liddell joue avec ce qu’elle considère les mouvements essentiels de l’homme : la reproduction, le sexe, dieu, l’amour et la mort. Tous sont des mystères liés à la violence, puisque l’homme ne peut être expliqué qu’à travers la violence. Et le théâtre permet donc d’accueillir dans un espace rituel les mouvements violents de notre existence.
20Interviewée par Vaucluse matin le 7 juillet 2016, Angélica Liddell répond, sans y répondre vraiment, à la question suivante :
VM. : Vous jouez au cloître des Carmes. C’est un choix ?
A.L. : C’est un espace qui me plaît beaucoup. Je l’aime. C’est là que j’ai joué la première fois La Casa de la fuerza. Pour moi revenir à cet endroit est chargé de force symbolique, dans un moment où je me sens rabaissée.
21L’allusion au cadre patrimonial reste vague, mais elle en souligne toutefois sa puissance après avoir testé d’autres lieux du Festival beaucoup moins liés au patrimoine historique (comme le gymnase du Lycée Aubanel). Et elle s’emploiera encore une fois à jouer dans cet espace particulièrement chargé de « force », mais en mettant en place une autre approche du lieu, beaucoup plus minimaliste, dépouillée de décor et d’éléments scénographiques. Le résultat est un travail qui n’exploite pas le cadre en soi, mais qui, précisément grâce à cette stylisation, fait ressortir davantage la beauté du lieu et sa puissance symbolique.
22Sur un sol bleu étoilé qui renvoie aux plafonds de certaines églises italiennes de la renaissance, Angélica Liddell ritualise les émanations de la violence liées au sexe, à l’amour, à la mort, à dieu. Nous retrouvons une synthèse symbolique de ces éléments dans la scénographie, qui présente des particularités exceptionnelles dans le spectacle produit au cloître des Carmes.
23Le sexe comme mouvement de l’humain, avec son lot de violence et de tabous, se retrouve partout dans la symbolique employée par la dramaturge : il s’agit des corps sensuels des huit filles, des corps virginaux, certes, mais aussi des corps libidineux, débridés et possédés, dont la chorégraphie atteint son paroxysme dans la scène des poulpes, qui, eux, renvoient à la mythologie japonaise, où le poulpe est associé au désir sexuel14. Arrêtons-nous un instant sur la scène des poulpes qui incarne le paroxysme du vrai. Cette danse-transe des bacchantes regorge de sensualité et plonge acteurs et spectateurs dans une étrange sensation d’excitation et de folie libératrice. Ce n’est pas l’avis de Jean-Marie Gavalda, qui arrête son rapport sur « l’impudique flagellation » avec les céphalopodes15. De son côté, le journaliste Hugues Le Tanneur rapporte l’effet sensoriel de l’odeur : « Des Bacchantes nues aux cheveux blonds s’y flagellent à coup de poulpes – jusqu’à ce que les corps flasques des bêtes jonchent bientôt le sol du cloître formant çà et là des flaques visqueuses et dégageant une forte odeur marine16. » Cette observation nous intéresse parce qu’elle est l’une des très rares allusions de la presse au lien entre le lieu physique et la proximité sensorielle de l’odeur. Un spectateur raconte qu’il a dû partir lors du premier entracte à cause de l’odeur17… Mais justement l’odeur n’est autre chose que le vrai, tout comme la nudité. La nudité permet également de transgresser certaines conventions corsetées (en l’occurrence, la nudité sur une scène est formellement interdite au Japon).
24La table de dissection renvoie clairement à la rigueur de l’acte légiste, à la compréhension de chaque acte de violence exercé sur le corps. Mais cet objet, au-delà de sa fonction dans la loi, accueille aussi le mystère de la mort, de l’inexplicable au-delà de la matérialité du corps. La table abrite la différence entre la compréhension légiste de la mort et la fascination face à l’acte et à son mystère. Elle joue donc un rôle symbolique important à l’ouverture du spectacle, lorsque la comédienne, assise sur la table, ouvre généreusement ses jambes, nous montrant, sans trompe-l’œil, son sexe. Elle nous livre, même si nous ne le savons pas encore, la clé de lecture du spectacle, en nous renvoyant aux mystères qui la fascinent : Eros et Thanatos, le sexe et la mort, moteurs de la vie. Elle le fait aussi pour nous mettre, nous spectateurs, mal à l’aise face à nos propres limites, à l’acceptabilité (ou pas) de ce qui dérange et qui s’oppose à la loi d’une éducation pudique qui a de plus en plus tendance à soumettre le corps, à le catégoriser en fonction de ce qui peut – ou ne peut pas – être montré. Elle se lave les pieds et le sexe se préparant au rituel, à la cérémonie de la « mise en “je” »… Car « mettre en scène » est pour Angélica Liddell la façon d’arpenter la descente vers les profondeurs de son soi. « Mettre en scène » n’est qu’une redondance : « me-mettre en scène ».
25Les huit « vierges de Leonardo », tout droit issues des tableaux de la Renaissance, se placent à un moment donné autour de la table/autel. L’une d’entre elles lit un extrait de « L’Église morte », le célèbre poème de l’écrivain expressionniste Georg Trakl, maître de l’hypotypose de la mélancolie. Le vers-litanie « acte sans âme du pain et du vin ; aie pitié de nous seigneur » nous place d’emblée dans la symbolique de la cène, les éléments christiques et liturgiques traversant de bout en bout cette mise en scène ; soulignons, en guise d’exemple, le détail du Graal ou du vase posé par terre devant le mur floral.
26Cette homophonie entre la cène et la scène va au-delà de la simple coïncidence, tout comme cette résonance métaphorique entre « l’espace clos » (auquel référait la spectatrice) et cet espace cloîtré des Carmes, que le poème de Trakl ne fait que magnifier. Ce réseau de correspondances renvoie à l’un des socles philosophiques de la dramaturge : la mort regrettée de dieu (des dieux, des croyances), une mort qui tue la culture : « une culture sans mythe est une culture morte », dit souvent Liddell. Cette mort renvoie également à la léthargie de notre temps « présentiste » et « vide18 », qui prône un scepticisme inapte à proposer des alternatives au discrédit des rites fondateurs et structurants.
27Au demeurant, de cette table jaillit une myriade de signes symboliques : lieu de la dissection, du mystère de la mort, baptistère où prend place l’acte de purification (lavement de pieds), autel du sacré et du rituel.
28Enfin, l’arcade remplie de fleurs multicolores présente, quant à elle, encore un bouquet de senteurs métaphoriques : ces fleurs renvoient à la fois à la célébration de la vie (les « roses » de l’épanouissement), et à la célébration de la mort (couronnes mortuaires). Mais ces fleurs réinterprètent également le locus amœnus, ce paradis où se retrouvent les amants, en l’occurrence représentés ici non pas par Adam et Ève, mais par Jules César et Vénus : emblèmes du pouvoir et de la séduction.
29Il est à noter que ce mur floral, qui accentue la poésie des tableaux joués autour de la table de dissection, est une particularité de la mise en scène avignonnaise. Dans les autres théâtres, un carré de fleurs descend des cintres à la fin du spectacle. À Avignon, les fleurs comblent toute l’arcade centrale. Il s’agissait d’un choix spécialement lié à la disposition du cloître. Un lien indéfectible se crée entre le plateau du cloître et la création poétique, comme tient à le souligner Victoria Aime, l’une des comédiennes du spectacle :
Nous avons répété en pensant au cloître des Carmes, c’est-à-dire que nous avons travaillé en pensant à la physionomie du cloître, avec les entrées et sorties que sont les arcades du cloître. Puis quand le spectacle s’est fait dans un théâtre, on a réadapté les entrées et sorties. C’est plutôt d’un point de vue technique et pratique que le cloître a influencé la mise en scène, ce qui se passe sur scène en soi n’est pas conditionné par l’espace19.
Que ferai-je, moi, de cette épée ?, Avignon, 2016 (1)

© Christophe Raynaud de Lage
Que ferai-je, moi, de cette épée ?, Avignon, 2016 (2)

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Que ferai-je, moi, de cette épée ?, Avignon, 2016 (3)

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Quelques conclusions
30Il est indéniable que la création artistique féconde ces espaces patrimoniaux. Pour ce qui est des Carmes, son image, telle que le spectateur peut la saisir le temps d’un spectacle, renvoie sans doute à l’imaginaire de la ruine (les colonnes, les arcades, les vieilles pierres). Ce lieu, le cloître des Carmes, ennobli par le théâtre, ennoblit à son tour ce qui a lieu face au theatron. Les deux spectacles d’Angélica Liddell font jouer ce cadre patrimonial dans un rapport soit de coopération soit de cohabitation. La mise en scène de La Maison de la force épouse le lieu historique qui intervient dans la construction scénique du sujet : le Mexique, l’imaginaire topographique de l’hacienda. Dans Que ferai-je, moi, de cette épée ? une cohabitation des strates symboliques se substitue à la coopération illusionniste, afin de mieux marquer le « périmètre rituel » qu’est la scène. Le cloître des Carmes devient un espace où se côtoient les antipodes, les traces culturelles de l’Occident et de l’Orient, un espace sublimé par le minimalisme iconique, où le cadre visible de l’ancien est uniquement là pour nous faire sentir la fulgurance symbolique de l’invisible.
31L’expérience du lieu ne s’arrête pas sur une observation physique de l’espace. Elle permet également d’éveiller en nous la conscience d’un « temps absolu » qui aspire à « faire l’expérience du temps pur » pour mieux saisir la trace de l’histoire20. Mais ce temps absolu renvoie également à la prise de conscience d’une temporalité suspendue qui invite à se relier au tempo du rituel, de la cérémonie, où la liberté imaginaire est sanctuarisée. Voilà l’aspiration d’Angélica Liddell, qui souhaite redécouvrir la condition mythique et cultuelle de l’homme, au-delà de sa construction culturelle.
32« Faire du neuf avec du vieux », prônait Barthes. Ce n’est pas Angélica Liddell qui le contredira. Renouer avec la force du primitif, avec la force rituelle et ancestrale du théâtre, permet de se replonger dans ces mouvements authentiques de l’âme que les grecs appelaient crisis, hybris, catharsis. « Faire du neuf dans un endroit très vieux » : la poétique postmoderne trouve sans doute dans le potentiel patrimonial un cadre d’exception pour faire jouer les contrastes, les métissages et les décloisonnements esthétiques de toute sorte. La surmodernité envahit ces espaces du passé et leur octroie une nouvelle vie, un nouveau souffle.
33Enfin, ne négligeons pas le substrat religieux du cloître, mais un cloître vidé de sa fonction première, qui finit par abriter des créations de théâtre et qui devient un lieu de culte pour l’art. Dans les propositions artistiques d’Angélica Liddell, ce cloître accueille et sublime la cérémonie de la transgression de la loi.
Notes de bas de page
1 Nous tenons à remercier Marie Galéra et Delphine Dardalhon pour leur aide précieuse dans la relecture de ce travail.
2 A. Liddell, El Sacrificio como acto poético, Madrid, Continta Me Tienes, 2014.
3 Bible du spectacle, La Maison de la force, Avignon, juillet 2010.
4 A. Amo Sánchez, « Angélica Liddell : les blessures disent la vérité », in Écritures théâtrales du traumatisme. Esthétiques de la résistance, Ch. Page (éd.), Rennes, PUR, 2012, p. 201-2014 ; E. Garnier, « El cuerpo es lo único que produce la verdad: una aproximación al teatro-performance de Angélica Liddell », Revista Corpo-Grafías, Estudios Críticos De Y Desde Los Cuerpos, 2016, p. 180-193. En ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.14483/cp.v2i2.11163 (consulté le 16 mars 2019).
5 Vaucluse matin, 7 juillet 2016. Revue de presse Festival 2016, Tome 10. BnF-Maison Jean Vilar.
6 En ligne : https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Que-hare-yo-con-esta-espada/videos/media/Que-hare-yo-con-esta-espada-Dialogue-artistes-spectateurs-70e-Festival-d-Avignon (consulté le 2 mai 2018).
7 G. Costaz « provocation arrogante », Politis, 14 juillet 2016 ; « nombrilisme macabre », Inrockuptibles, 27 juillet 2016.
8 La Casa de la fuerza (La Maison de la force, C. Vasserot trad., Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012), a été joué les 10, 12, 13 juillet 2010 au cloître des Carmes, Festival d’Avignon.
9 En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=IrU-oZSlxLE (consulté le 15 mars 2019).
10 Entretien personnel avec la V. Aime, 25 mai 2018.
11 ¿Que haré yo con esta espada? (Que ferai-je, moi, de cette épée ?, C. Vasserot trad., Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2016), a été joué les 7, 8, 10, 11, 12, 13 juillet 2016 au cloître des Carmes, Festival d’Avignon (création).
12 Bible du spectacle Festival Avignon, 2016.
13 Ibid.
14 Les shunga sont des gravures japonaises à thématique érotique très populaires. Ils étaient considérés par les samouraïs comme un porte-bonheur et servaient également à parfaire l’éducation sexuelle des jeunes des familles riches.
15 J.-M. Gavalda, « Angélica Liddell à Avignon », Midi Libre, 12 juillet 2016 : « Décor floral façon Jeff Koons, huit vierges blondes échappées d’une toile de Botticelli et vite dénudées, sont livrées aux rituels dérangeants d’un quatuor nippon, une maîtresse de cérémonie impavide et trois serviteurs disciplinés […] ; tournure érotique sacrificielle qui culmine lors d’une impudique flagellation avec des poulpes. »
16 H. Le Tanneur, Culturebox, 19 juillet 2016.
17 « Je suis parti à l’entracte. […] Ce n’est pas une question de morale, mais parce que j’avais la nausée. […] Tout à fait d’accord sur la précision de votre travail, mais puisque ce n’est pas gratuit, j’aimerais qu’on m’explique ces poulpes, j’ai senti aussi l’odeur de ces poulpes… Et je tiens à féliciter ces demoiselles qui sont allées au-delà d’elles-mêmes… » Dialogue avec les spectateurs, en ligne : https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Que-hare-yo-con-esta-espada/videos/ (consulté le 2 février 2018).
18 Notion de F. Hartog, Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003. De même, l’idée d’anomie en contexte néo-libéral fonde la pensée du philosophe de la postmodernité G. Lipovetsky, L’Ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.
19 Entretien avec V. Aime, 25 mai 2018.
20 M. Augé, El tiempo en ruinas, Gedisa, Barcelona, 2003, p. 156.
Auteur
Antonia Amo Sánchez est maître de conférences en théâtre espagnol contemporain à l’université d’Avignon, habilitée à diriger des recherches et membre du laboratoire Identité Culturelle Textes et Théâtralité (EA 4277). Elle a publié de nombreux travaux sur la dramaturgie de la mémoire historique et les dramaturgies émergentes dans le domaine hispanique.
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Les Carmes
Théâtre et patrimoine à Avignon
Antonia Amo Sánchez, Sophie Gaillard, Marie Galéra et al. (dir.)
2019
Des mémoires et des vies
Le périple identitaire des Français du Banat
Smaranda Vultur Iona Vultur (trad.)
2021
Vivre le patrimoine mondial au quotidien
Dynamiques et discours des habitants
Isabelle Brianso et Dominique Cassaz (dir.)
2022
Dialogues autour du patrimoine
L’histoire, un enjeu de communication ?
Jessica de Bideran, Julie Deramond et Patrick Fraysse (dir.)
2023