Écrits pour les morts
Les graffitis et les messages sur papier dans les cimetières : fragilité d’une source historique
p. 345-361
Texte intégral
1Si le cimetière renferme des inscriptions funéraires gravées sur les monuments ou apposées sur les « souvenirs » déposés par des proches et des amis, il est aussi un lieu d’écriture spontanée et occasionnelle. Les tombes des célébrités – musiciens, actrices, poètes, chanteuses, hommes politiques – en sont un exemple éclatant. On s’y adresse également à des hommes et des femmes que la tradition ou la foi populaire ont érigés en « saints », non reconnus par l’Église. Les visiteurs laissent des graffitis ou confient leurs pensées et leurs émotions sur un support papier, simple billet ou longue lettre. Au même titre que les divers objets déposés sur les sépultures, ces écrits posent des problèmes de gestion et de sauvegarde des monuments. Mais comme en d’autres lieux et en d’autres époques, ces formes d’écriture sont également des sources d’information importantes tant pour l’historien que pour l’anthropologue et le sociologue.
2Un des premiers à avoir considéré ces formes d’écriture comme un objet historique est le père jésuite Raffaele Garrucci (1812-1885), grand spécialiste de l’Antiquité classique et paléochrétienne, qui publia Inscriptions gravées au trait sur les murs de Pompéi en 18541. En 1888, le célèbre criminologue Cesare Lombroso (1835-1909) a quant à lui analysé les mots et les dessins laissés par les délinquants sur les murs et objets carcéraux, considérant qu’ils constituaient des éléments significatifs dans la formulation de ses théories scientifiques sur la déviance2.
3Ainsi, depuis la fin du XIXe siècle, les graffitis sont considérés comme des sources précieuses par l’ensemble des sciences humaines et sociales. Il suffit de rappeler l’intérêt porté par les archéologues aux inscriptions rupestres ou les découvertes faites par les épigraphistes grâce aux graffitis dans des carrières ou dans les villes ouvrières de l’Égypte antique3. Mais ces formes d’expression se révèlent également très utiles et pertinentes pour étudier l’époque contemporaine. C’est le cas, par exemple, des traces écrites laissées dans les lieux de détention des XVIIIe, XIXe et XXe siècles, qui permettent aux spécialistes du passé de retracer l’histoire d’un espace – et de la vie de ses occupants – qui a été souvent marqué par la souffrance, l’injustice et la mort, mais aussi par des actes de résistance et de rébellion4. Dans un article au titre explicite, « Graffiti en péril ? »5, l’historien Jean-Claude Vimont explique ainsi l’intérêt des graffitis dans les prisons comme source historique et conclut par un appel en faveur d’une sauvegarde, à travers une reproduction, de ces traces d’une présence et de ces témoignages d’un vécu.
4Les graffitis dans les cimetières doivent-ils faire l’objet d’une même attention ? Faut-il les conserver ? Qui doit s’en charger et comment ? Je vais tenter de répondre à ces questions en m’appuyant sur l’étude de cas spécifiques, qui ne constituent pas un corpus homogène mais plutôt des « fragments ». Ces sujets d’étude sont situés dans des cimetières urbains de France, d’Espagne et d’Italie et ils s’inscrivent dans la culture funéraire des XIXe, XXe et XXIe siècles6.
Symboles, mots et graffitis anatomiques
5Avec les graffitis, la tombe comme toutes les autres surfaces du cimetière devient un support d’écriture. Précisons tout d’abord que les graffitis relevés dans les différents espaces funéraires que j’ai pu directement ou indirectement analyser sont essentiellement des écritures. En effet, la composante ou la variante figurative – si présente dans le « wall art » des milieux urbains ou proto-urbains actuellement en vogue dans de nombreux pays du monde (citons pour exemple les fameuses œuvres de Bansky7) – est quasiment absente de l’espace funéraire, où les mots prévalent nettement sur les images.
6Toutes les formes d’écriture destinées à figurer dans l’enceinte d’un cimetière, en Espagne comme en France et en Italie, doivent normalement être approuvées par l’administration : des épitaphes sur les tombes privées aux inscriptions sur les monuments collectifs, des avis administratifs aux panneaux signalétiques ou informatifs. Les formes d’écriture spontanées, en particulier les graffitis, sont donc totalement – et parfois formellement – interdites. Dans notre « société de conservation »8, les graffitis dans les cimetières sont perçus comme une offense au passé, une forme de dommage pour l’art9, une atteinte à la décence du lieu et un manque de respect pour les défunts. Mais ni une interdiction formelle sous peine d’amende ni une surveillance permanente par des gardiens ou des caméras ne peuvent efficacement empêcher les visiteurs de laisser des mots sur les surfaces que la ville des morts met involontairement à leur disposition.
7Le cimetière du Père-Lachaise à Paris, l’une des nécropoles les plus connues et plus visitées au monde, est riche d’enseignements en la matière. Les pratiques qui s’y sont développées, par exemple, sur les sépultures d’Oscar Wilde (1854-1900) et de Jim Morrison (1943-1971) et aux alentours sont particulièrement intéressantes et révélatrices.
8Le monument du grand poète et écrivain irlandais, mort à Paris en 1900, a été réalisé en 1912 par le sculpteur britannique d’origine américaine Jacob Epstein et classé monument historique en 1995. Situé dans la 89e division du cimetière, le long de l’avenue Carette, ce monument est constitué d’un parallélépipède en pierre, qui abrite dans la moitié frontale supérieure un grand sphinx ailé. Les visiteurs y déposent des fleurs, des plantes en pot, des billets de métro ou des messages écrits sur des morceaux de papier, parfois scellés d’un cachet de cire et maintenus en place par un caillou. Pendant des années, cette tombe a été recouverte de dessins (surtout de cœurs) et de nombreuses inscriptions (citations des œuvres du poète, appréciations, pensées, accompagnées des dates et noms de leur auteur).
9Mais ce qui la singularisait, c’était qu’elle était couverte de traces de baisers faits au rouge à lèvre. Le visage du sphinx, alter ego du poète, n’avait pas été épargné : ses lèvres étaient même l’une des cibles privilégiées de ses admiratrices et admirateurs. Si les premiers baisers, que l’on pourrait qualifier de graffitis anatomiques, semblent dater de la fin des années 198010, ce rituel se serait amplifié au début du XXIe siècle11. Avec les années, les empreintes des lèvres se sont stratifiées, se transformant en taches grisâtres qui, à cause des graisses contenues dans le rouge à lèvre, ont endommagé la pierre.12
10Jusqu’en 2008, le monument était nettoyé régulièrement par les héritiers de l’écrivain. Mais la suppression récurrente de tous les graffitis s’est révélée contreproductive : en sus d’éroder la pierre, elle l’a transformée en une véritable tabula rasa, en une page « vierge » invitant involontairement à perpétuer la pratique. En 2011, après une dernière opération de restauration qui a bénéficié du soutien de l’État irlandais, une barrière de verre de deux mètres de hauteur a été installée afin de protéger la sculpture. Si quelques irréductibles utilisent les monuments voisins – en causant des dégâts non négligeables – pour atteindre celui de Wilde et écrire un mot, la grande majorité se contente désormais de laisser leur graffiti sur la paroi ou de faire passer quelques objets en dessous, pour les déposer sur le soubassement du monument.
11Le cas de la tombe de Jim Morrison, une des plus visitées et la plus médiatisée du cimetière parisien, mérite également notre attention. Selon Michelangelo Giampaoli, anthropologue italien qui a conduit une recherche sur les pratiques qui se sont développées dans cette nécropole, le chanteur du groupe The Doors y aurait une telle importance, en raison de son statut d’idole, que le Père-Lachaise, en tant que lieu touristique, pourrait aujourd’hui être rebaptisé « le cimetière de Jim Morrison »13. L’auteur-compositeur américain est mort à Paris en 1971, à l’âge de 27 ans, dans des circonstances mal élucidées qui ont contribué à renforcer son statut de « poète maudit » et à sceller la naissance d’un mythe qui, après plus de quarante ans, continue à fasciner beaucoup de jeunes. Située dans la 6e division, la tombe de la rock star est aujourd’hui dépouillée : un cadre en pierre délimite un petit carré de terre, laissé vide. La stèle est un parallélépipède bas, sur lequel est apposée une plaque en métal qui, en sus du nom et des dates, porte une inscription en grec qui signifie « Fidèle à son propre esprit »14.
12Depuis les années 1970, la sépulture a été décorée de diverses façons et a connu de nombreuses vicissitudes, comme par exemple les vols successifs des portraits sculptés de Jim Morrison. La tombe d’un des symboles de la rébellion et de l’anticonformisme des années 1960 est devenue le lieu d’un pèlerinage ininterrompu marqué par des actions ritualisées qui ont varié dans le temps : consommation d’alcool ou de drogue, danses improvisées, photos, hommages musicaux, érotiques et même, selon la mythologie du lieu, sexuels15. Si toutes sortes d’objets y sont déposés (bouteilles et canettes d’alcool, fleurs, photos, cigarettes, etc.) malgré sa taille réduite, elle a toujours offert très peu de surface pour l’écriture. Ce sont donc les chapelles, les tombes voisines et mêmes les arbres qui pendant des décennies (beaucoup moins aujourd’hui) ont fourni un support aux fans désireux de laisser une trace écrite de leur passage : le nom de l’idole, une déclaration d’amour ou d’admiration, la citation d’une chanson ou d’une poésie, complétés par la date et le pays d’origine de leur auteur. Tous les outils d’écriture sont utilisés et toutes les langues se côtoient, parmi lesquelles domine évidemment l’anglais. Aujourd’hui, la surveillance du lieu et de ses alentours est plus serrée et efficace, et les visiteurs sont gardés à distance de la tombe par des barrières mobiles, pour empêcher tout comportement « déplacé ».
13Si la France, et en particulier Paris, offre de nombreux exemples de ce type, il en va différemment en Italie. Dans les cimetières urbains, même dans les plus grands et les plus fréquentés par les touristes comme ceux de Venise ou Gênes, les graffitis sont quasiment absents16. Les monuments des grandes personnalités, y compris ceux de chanteurs comme Lucio Battisti ou Fabrizio De André ne sont pas l’objet de cette pratique. Comme nous le verrons, leurs admirateurs préfèrent laisser quelques objets discrets. À notre connaissance, seule fait exception la niche funéraire du chansonnier Rino Gaetano. Né en Calabre en 1950, il meurt dans un accident de voiture en 1981. Ses chansons, dont la plus connue est Gianna, traitaient souvent des thèmes sociaux, certaines tendant même vers une critique sulfureuse des pouvoirs politiques. Il est enseveli au cimetière Verano à Rome et sa sépulture est encore aujourd’hui très fréquentée. La niche est recouverte de graffitis, les objets sont abondants, et une petite table a été installée pour y poser des pots de fleurs et un livre d’or17 .
14Excepté ce cas unique, les cimetières italiens ne connaissent pas la pratique du graffiti. Pourquoi ? Probablement en raison de leur intérêt touristique très limité. À la différence des cimetières parisiens, ils n’ont pas acquis le statut de « lieux mythiques » et sont de surcroît situés à la périphérie du centre-ville historique, où le tourisme se concentre. Enfin, il faut prendre en considération la dimension encore fortement religieuse des nécropoles italiennes par rapport à un espace funéraire français plus « laïcisé », où les typologies de fréquentation sont plus variées18.
Graffitis et pratiques religieuses
15Au-delà de ces exemples contemporains, qui pourraient être multipliés en élargissant l’étude à d’autres cimetières et à d’autres pays, il est des monuments funéraires qui témoignent de pratiques d’écriture plus anciennes. Le cimetière Urbano de Lucques en Toscane en fournit quelques exemples intéressants. Construit tout au long du XIXe siècle, ce cimetière est composé de plusieurs champs d’inhumation, dont le plus ancien est délimité, sur ses quatre côtés, par un large portique. Ici, à l’abri des intempéries, de nombreux monuments funèbres ont été érigés, parmi lesquels des tombeaux d’enfants ou de jeunes adultes, en particulier des filles, très bien conservés. Dix d’entre eux, construits entre 1875 et 1901, sont couverts de graffitis écrits au crayon ou sous forme d’incisions. Ces inscriptions ont été signalées, sans être véritablement documentées, dans l’étude dédiée par des historiens locaux à ce cimetière19. Elles ont été repérées et photographiées à l’occasion de mes enquêtes de terrain en 2010. Certains graffitis sont accompagnés d’une indication temporelle, les dates mentionnées se situant entre 1931 et 1986. Ils révèlent de manière exemplaire la potentialité historiographique de ces formes d’écriture si fragiles et volatiles. Ces graffitis témoignent d’un culte pour les âmes de ces jeunes, morts sans être mariés, ayant donc conservé a priori leur virginité.
16Rappelons qu’au début du XXe siècle (et aujourd’hui encore en partie), la ville et la province de Lucques respectaient une tradition culturelle fortement marquée par la religion, contrairement au reste de la Toscane, terre du socialisme italien. Ce culte, qui n’a rien d’officiel, repose sur la croyance, très répandue dans la culture catholique, que ces enfants, en particulier ceux décédés avant l’âge de raison (entre 12 et 14 ans)20, se trouvent au paradis d’où ils peuvent intercéder auprès de Dieu.
17Les graffitis que j’ai pu étudier sont précisément des demandes d’intercession de toutes sortes. Sur le monument d’Ida Rinaldi, morte en 1901 à l’âge de 9 ans, on lit : « fais guérir B. » ou encore « prie pour mon fils Carlo ». Sur celui d’Elena Cresci, morte à 7 mois en 1897 : « qu’il [Dieu ?] m’aide à réussir l’examen » ; « petit ange prie pour moi ». Si parmi les dizaines de suppliques qui lui sont adressées, il est demandé à la petite Rita protection pour se marier le plus tôt possible avec son prétendant, Geny est quant à elle invoquée pour faire revenir l’être aimé. Si la quasi-totalité des requêtes sont en faveur d’un proche ou en sa propre faveur, le monument d’Attilio Pacini (mort en 1885), parmi les plus « graphiquement fréquentés » des tombeaux étudiés, porte la trace d’une demande d’intercession à l’encontre de quelqu’un : « fais que gabriele [sic] ne réussisse pas ses examens ». La question des examens revient souvent dans ces graffitis, ce qui semble témoigner de la diffusion d’une sorte de rite parmi les écoliers, dans une ville fortement catholique21.
18Cette invocation, qui se place à la frontière entre oralité et écriture22, exprime la volonté d’établir une forme d’interaction avec ces jeunes défunts. Le graffiti était-il accompagné de fleurs ou d’une bougie ? Une prière était-elle récitée en contrepartie ? Quand ce culte s’est-il développé ? Quelles ont été les réactions des autorités municipales et religieuses ? Ces graffitis ouvrent à l’historien une voie de recherche, en faisant surgir toute une série de questions qui trouveront leurs réponses dans d’autres sources et d’autres lieux, comme les archives par exemple.
Les graffitis « funéraires » : une lecture
19Si les tombeaux d’enfants du cimetière Urbano de Lucques témoignent d’une recherche d’interaction avec le défunt, possiblement basée sur un do ut des tacite, les écrits qui les recouvrent expriment d’autres volontés et revêtent des significations diverses qui ne sont pas exclusives. Les graffitis peuvent être vus, en effet, comme une pratique multidimensionnelle.
20Certains sont absolument anonymes et permettent à leur auteur de jouir de cette absence d’identité23. Comme l’explique Frédéric Lambert à propos de l’image, l’anonymat dans l’écriture a une grande efficacité symbolique, une « disposition à produire un terrain favorable à la diffusion des mythes et des croyances »24 . D’autres graffitis expriment bien au contraire la volonté de laisser la trace d’une présence, d’un passage, d’ancrer une identité dans un lieu précis, en indiquant une date, une nationalité, un nom suivis de la mention « a/ont été ici ». Ces graffitis peuvent être considérés comme une forme d’hommage qui s’exprime à travers une citation, une appréciation, un commentaire.
21Cette forme d’écriture spontanée surgit entre la sphère privée et la sphère publique, entre interdiction formelle, tolérance et plus souvent impossibilité de contrôler et de protéger. Elle peut être considérée comme un acte de protestation en elle-même, au-delà de la spécificité du message véhiculé : dire ce que l’on veut, où l’on veut, quand on le veut25. Mais elle peut être aussi un acte de rébellion spécifique qui s’exprime symboliquement, en instaurant à travers l’écriture une liaison physico-spatiale avec celui qui est perçu comme un individu « hors norme », comme Jim Morrison ou Oscar Wilde.
22Enfin, les graffitis sont, d’un certain point de vue, une forme rhétorique qui invite à la participation, et qui fait appel à une certaine démarche collaborative26. Ils peuvent donc être vus comme un acte de socialisation permettant de se sentir membre d’une communauté privilégiée, de fans, d’adeptes, d’admirateurs, mais aussi de simples visiteurs. Cet acte peut marquer une étape dans un voyage, et être réduit ainsi à l’état de rituel touristique : on écrit un mot ou on laisse l’empreinte de ses propres lèvres sur une tombe comme l’on se prend en photo devant la tour Eiffel. Et ce rituel peut être « exporté » par les touristes dans d’autres lieux, sur d’autres tombes, comme ce fut le cas par exemple avec la pratique des baisers sur la tombe d’Oscar Wilde au Père-Lachaise, reprise depuis quelque temps sur celle de Charles Baudelaire au cimetière du Montparnasse.
Les messages sur papier ou sur d’autres supports
23Les significations attribuables à la pratique des graffitis peuvent être étendues à la « coutume » qui consiste à déposer des objets ou encore des messages sur papier ou sur d’autres supports. Aux cas déjà cités des tombes d’Oscar Wilde et de Jim Morrison à Paris27, on peut ajouter celle de Diaghilev, fondateur des Ballets russes, dans la nécropole de San Michele à Venise, où sont déposés chaussures de danse, fleurs, mais aussi messages sur papier. Ou plus encore la tombe de « el Santet » (« le petit saint » en catalan), dans le cimetière Poblenou à Barcelone. Ce garçon travaillait dans un magasin de la ville et, selon le récit populaire, était très connu et aimé par les Barcelonaises de son vivant. Depuis sa mort en 1899 à l’âge de 22 ans, il fait l’objet d’un culte qui n’a jamais été reconnu par l’Église catholique. Aujourd’hui encore, en sus des objets de toute sorte, les gens déposent de nombreux messages sur papier dans l’espace qui, à l’intérieur de la petite niche funéraire, sépare la vitre de protection de la plaque en marbre qui porte son nom et sa photo. Les niches entourant celle de « el Santet » ont été laissées vides et des grilles ont été posées juste en face afin d’accueillir les grandes quantités d’objets, de fleurs, de bougies28.
24Les messages adressés au petit saint de Barcelone ont tous fini à la poubelle, au rythme d’un nettoyage tous les deux à trois mois. Ces documents auraient pu se révéler extrêmement enrichissants pour l’histoire religieuse catalane. Même les messages les plus récents pourraient fournir des informations intéressantes pour une étude d’anthropologie religieuse. C’est pourquoi j’avais suggéré aux autorités municipales de trouver, éventuellement en collaboration avec les archives municipales, un moyen de conserver les messages adressés à « el Santet », dont la consultation ne serait rendue possible que dans le cadre de recherches scientifiques et toujours dans le respect de l’identité et de la sensibilité de leurs auteurs29. Pour l’instant, aucun projet de conservation ne semble avoir été initié. Peut-être que cette requête a été perçue, à juste titre ( ?), comme une entreprise de « muséification », une intrusion « conservatrice » dans un culte dont on veut préserver la dimension éphémère et spontanée en évitant toute forme de cristallisation.
25Le tombeau de saint Antoine de Padoue, l’un des saints les plus vénérés de la chrétienté catholique, subit le même sort. Les dévots invoquent sa protection générale ou lui adressent des demandes spécifiques (une prompte guérison, un travail ou une grossesse) ; ce sont les suppliche (suppliques) à Antoine. Elles peuvent être transmises par téléphone et par courrier (au moyen d’un formulaire depuis l’an 2000), mais sont plus traditionnellement délivrées sur place, dans la basilique del Santo à Padoue. Chef-d’œuvre de la Renaissance, l’« arche-autel » dépositaire de la dépouille du saint est ainsi visité chaque année par des millions de fidèles provenant des quatre coins de la planète. On y dépose des objets de toutes sortes : mémoires de maîtrise, photos d’un proche parfois encadrées, messages sur papier, fleurs, bijoux, jouets, etc. Ces ex-voto peuvent être une supplica ou un remerciement pour une grâce reçue.
26Depuis que cette pratique s’est développée, le tombeau a été régulièrement libéré de toutes les « offrandes ». Seuls quelques très rares objets anciens ont été conservés, inscrits au titre des collections qui composent le Museo Antoniano dans la basilique. Ce « nettoyage » a lieu environ une fois par mois : les métaux sont vendus au poids ou, dans le cas de l’or, utilisés pour la restauration du mobilier ou des surfaces de l’église ; les autres objets, comme les lettres ou les photos, sont tout simplement jetés. Pour les frères franciscains de la basilique, la conservation de ces objets pose des problèmes non seulement d’ordre pratique (espace, organisation et sécurité, surtout en matière de prévention des incendies), mais aussi d’ordre spirituel. Selon eux, les fidèles pourraient être amenés à croire que la conservation de l’objet ou du message entré en contact avec la tombe faciliterait l’intervention miraculeuse de saint Antoine. Croyance qui dégénèrerait donc en superstition. Visiter la tombe et y déposer un objet est un moyen comme un autre de demander l’aide du saint. L’importance du contact direct avec la tombe ne doit pas être exagérée, seule la foi doit compter30. Dans le cas du tombeau de saint Antoine également, on cherche à préserver la dimension éphémère et spontanée du culte.
Conclusion
27Si l’intérêt de l’étude des graffitis, des messages et autres objets n’est plus à démontrer, il n’en demeure pas moins qu’ils sont constitutivement fragiles et voués à la transformation, voire à la disparition. Que faire de ces sources historiques ? Un appel généralisé en faveur de la sauvegarde ou de la documentation systématique de ces sources n’a probablement aucun sens. Si cet appel peut s’avérer tout à fait justifié, par exemple, dans le cas des prisons menacées de fermeture, dans le cas des cimetières, qui restent des univers vivants et dont la finalité originelle ne saurait être remise en question, il faut évaluer au cas par cas et remettre le propos en perspective, élargir la question. Les graffitis dans les toilettes publiques ont la même dignité et sont potentiellement une source d’information tout aussi riche que ceux figurant dans les cimetières. Faut-il pour autant renoncer à rénover et repeindre ces lieux publics, pour préserver la stratification des messages ? Cela ne nous semble pas très pertinent.
28Les monuments funèbres doivent être nettoyés et restaurés quand cela s’avère nécessaire. C’est au chercheur lui-même de trouver le bon moment, les bonnes techniques, les bonnes méthodes pour enregistrer, conserver et utiliser ces sources dont la présence est éphémère par nature. C’est au chercheur d’arrêter le temps selon les besoins de sa propre recherche, en transformant un graffiti ou un objet en une source d’information pour écrire l’histoire ou mener une analyse sociologique.
29Bien qu’il ne porte pas sur un cimetière, le travail de l’anthropologue Denise Glück est à cet égard très intéressant. Après le décès de la princesse Diana dans un accident de voiture, dans la nuit du 30 au 31 août 1997 à Paris, le pont de l’Alma s’est transformé en un lieu de pèlerinage. Des graffitis, des messages, des fleurs et toutes sortes d’objets ont été déposés au cours des mois autour d’une réplique de la flamme de la statue de la liberté donnée par l’International Herald Tribune à la ville de Paris en 1987. En 1998, l’anthropologue a documenté ces pratiques et leurs traces fragiles avant qu’elles ne disparaissent et a publié une étude scientifique fort intéressante en 199931.
30Comme le montre cet exemple, les activités de documentation et de recherche peuvent et, en certains cas, doivent sauver ces traces (graffitis, objets, messages sur papier) en les repérant, en les répertoriant et en leur donnant du sens, sans qu’il soit question pour autant de contrecarrer leur nature intrinsèquement éphémère ni heurter la sensibilité de leurs auteurs.
Illustration 1. Monument à Oscar Wilde, avant et après la dernière restauration de 2011. Paris, cimetière du Père-Lachaise

Illustration 2. Tombe de Jim Morrison. Paris, cimetière du Père-Lachaise. (Photo vers 2010)

Illustration 3. Tombe de Rino Gaetano. Rome, cimetière Verano

© Rosario Rizzuto
Illustration 4. Monument à Elena Cresci avec le détai d’un graffiti. Lucques, cimetière municipal. (Photo 2010)

© GESAM - Comune di Lucca
Illustration 5. Tombe de el Santet. Barcelone, cimetière Poblenou. (Photo 2013)

© Archivo de Exvotos - Centro de estudios de la imaginen « Sans Soleil »
Notes de bas de page
1 R. Garrucci, Inscriptions gravées au trait sur les murs de Pompéi, calquées et interprétées […], Bruxelles, J.-B. de Mortier, 1854.
2 C. Lombroso, Palimsesti del carcere. Raccolta unicamente destinata agli uomini di scienza, Torino, F.lli Bocca, 1888.
3 Voir aussi V. Plesch, « Memory on the wall. Graffiti on religious wall painting », Journal of Medieval and Early Modern Studies, 32, 1, 2002, p. 167-197. Pour la question de la conservation, voir en particulier la note 13, p. 191; J. Flemming, « Wounded walls. Graffiti, grammatology, and the age of Shakespeare », Criticism, 39, 1, 1997, p. 1-30.
4 Voir par exemple M. Borwicz, Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie (1939-1945), Paris, Gallimard, 1996 [1973] ; R. Bertrand, « Du ‘‘plan Lavastre’’ aux graffiti du château d’If. Les souvenirs de la Seconde République à Marseille », Mort et mémoire. Provence, XVIIIe-XXe siècles, éd. R. Bertrand, Marseille, La Thune, 2001, p. 345-357.
5 J.-C. Vimont, « Graffiti en péril ? » Sociétés & Représentations, n° 25, 2008, p. 193-202.
6 Il s’agit d’un élargissement de mon terrain de recherche qui portait jusqu’à présent sur les lieux et les pratiques funéraires de l’Italie contemporaine et de la banlieue parisienne (Voir par exemple : G. M. Vidor, Biografia di un cimitero italiano. La Certosa di Bologna, Bologna, Il Mulino, 2012 ; G. M. Vidor, « Synthèse sur le patrimoine », Situation, enjeux urbains et d’aménagement des cimetières du Sifurep, éd. Atelier parisien d’urbanisme, Paris, APUR, 2010, p. 119-140, édition en-ligne : http://www.apur.org/sites/default/files/documents/APAPU238.pdf)
7 Cet artiste britannique est un des plus importants représentants de ce courant artistique au XXIe siècle. Ses œuvres se trouvent dans des collections et des musées d’art contemporain.
8 J.-D. Urbain, La Société de conservation. Étude sémiologique des cimetières d’Occident, Paris, Payot, 1978.
9 Veronique Plesch souligne que les graffitis sur la peinture, par exemple, sont perçus comme du « bruit visuel » (« visual noise »), dont il faut se débarrasser. Voir V. Plesch, op. cit., p. 169.
10 M. Giampaoli, Il Cimitero di Jim Morrison. Trasgressione e vita quotidiana tra le tombe ribelli del Père-Lachaise di Parigi, Viterbo, Stampa Alternativa, 2010. Voir plus spécifiquement p. 195.
11 Entretien avec Guénola Groud, conservatrice générale du patrimoine au Service des cimetières de la ville de Paris, été 2013. Je remercie Madame Groud pour les réponses qu’elle a su apporter à plusieurs de mes questions.
12 Illustration 1, page 360.
13 M. Giampaoli, op. cit., p. 195.
14 Illustration 2, page 360.
15 Dans le passé, la « mythologie » liée à cette sépulture évoquait des couples qui, en hommage à leur idole, se seraient échangés bien plus que des baisers passionnés à proximité de la tombe (M. Giampaoli, op. cit., p. 138).
16 Des interviews téléphoniques ont été menées avec les responsables, à différents niveaux, des cimetières suivants : Isola di San Michele à Venise (Laura Seguso, 20 août 2013) ; Cimitero monumentale à Turin (Santoro Renata, 20 août 2013) ; Cimitero monumentale Staglieno à Gênes (Mirella Camiccia, 27 août 2013) ; Cimitero monumentale à Milan (Giuseppe Iascone, 27 août 2013) ; Cimitero comunale Molteno – Lecco (Casiraghi Angelo, 27 août 2013). Je les remercie pour leur disponibilité et leur gentillesse. Pour mes recherches, j’ai pu également visiter à plusieurs reprises d’autres cimetières urbains de l’Italie du Centre et du Nord.
17 La tombe a été vandalisée en juillet 2013 et de nombreux objets ont disparu. Voir par exemple l’article du Corriere della Sera du 29 juillet 2013. http://roma.corriere.it/roma/notizie/cronaca/13_luglio_29/verano- saccheggiata-tomba-rino-gaetano-2222390780449.shtml Consulté pour la dernière fois le 28 janvier 2014. Illustration 3, page 361.
18 Sur ce point voir par exemple Atelier parisien d’urbanisme, « Réappropriation du cimetière pour d’autres usages que le recueillement », Situation, enjeux urbains et d’aménagement des cimetières du Sifurep, op. cit., p. 62-63.
19 F. Lencioni, Il Cimitero urbano di Lucca, Lucca, Istituto storico lucchese, 2007-2010, 3 vol.
20 L’âge de la raison a varié au cours des siècles jusqu’en 1910, date à laquelle il a été établi par l’Église à 7 ans. Sur ce sujet voir G. M. Vidor, « La photographie post mortem dans l’Italie des XIXe et XXe siècles : une introduction », La Mort à l’œuvre. Usages et représentations du cadavre dans l’art, éd. A. Carol & I. Renaudet, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2013, p.247-267, et notamment p. 253.
21 Illustration 4, page 360.
22 Sur ce point, voir J. Gari, « Speech and writing graffiti », Occasional papers in systemic linguistic, 7, 1993, p.105-114.
23 A. Rodriguez & R. P. Clair, « Graffiti as communication. Exploring the discursive tensions of anonymous texts », The Southern Communication Journal, 65, 1, Fall 1999, p. 1-15.
24 F. Lambert, « Auteurs et autorité des images anonymes », Figures de l’anonymat. Médias et société, éd. F. Lambert, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 177-189 (citation p. 178).
25 Sur ce point voir par exemple F. Fernandez & E. Marquez, « Graffiti : discourse of resistence based on Foucault », Acta scientiarum. Language and culture, 33, 2, 2011, p. 241-249.
26 A. Rodriguez & R. P. Clair, art. cit., p. 2.
27 Un autre exemple important à Paris est constitué par la sépulture de Julio Cortazar au cimetière de Montparnasse.
28 E. Martí i López, « Francesc Canals Ambrós, -El Santet- », Un Paseo por el cementerio de Poblenou, ed. J. A. Munoz Lacasta, Barcelona, Ajuntament de Barcelona – Serveis Funeraris de Barcelona SA, 2004, p. 55-56. Illustration 5, page 361.
29 J’avais discuté de la question en 2011 avec Maria Luisa Yzaguire, de la société de gestion des cimetières de Barcelone (Cementiris de Barcelona SA) et présidente, entre 2007 et 2011, de l’Association of Significant Cemeteries in Europe (ASCE). La question a été abordée à nouveau en 2013, avec Jordi Valmana Corbella, directeur général de la même société barcelonaise.
30 Interview téléphonique avec le père Fra’ Claudio Filippini de la basilique Saint-Antoine, effectuée le 4 septembre 2013. Je remercie aussi Chiara Giacon du Centro Studi Antoniani de la basilique Saint-Antoine de Padoue pour son aide.
31 D. Glück, « Une flamme dans le vent. Un monument pour Lady Diana », Les Cahiers de médiologie, 7, 1, 1999, p. 229-236.
Auteur
Gian Marco Vidor est docteur en histoire des mondes modernes à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et à l’École internationale en science de la culture de Modène (thèse publiée sur le cimetière de la Chartreuse de Bologne). Il a collaboré avec l’Atelier parisien de l’urbanisme et l’Association of Significant Cemeteries in Europe sur les questions liées au patrimoine funéraire et aux cimetières. Il a été MaxNetAging Fellow à l’Institut Max Planck pour les recherches démographiques de Rostock et est actuellement chercheur au Centre d’histoire des émotions de l’Institut Max Planck pour le développement humain de Berlin. Il travaille sur la culture funéraire liée à la mort des enfants au XIXe siècle, en se focalisant en particulier sur les émotions, ainsi que sur l’histoire des crimes dits « passionnels » en Italie.
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