Des représentations aux présentations de l’identité professionnelle
L’analyse des sources en sociologie du travail funéraire
p. 153-170
Texte intégral
1Dans un article fondateur de la sociologie des métiers et des professions1, le sociologue américain Everett Hughes estimait que « le métier est l’un des éléments pris en compte pour porter un jugement sur quelqu’un, et certainement l’un des éléments qui influence le plus la manière dont on se juge soi-même ». Si tel est le cas, l’étude d’une profession se heurte à un problème méthodologique : l’observation de l’activité stricto sensu n’épuise pas ses enjeux sociologiques. Les professionnels donnent en effet un sens à leur travail, qu’ils cherchent à partager, et, souvent, à valoriser, constituant ainsi des rhétoriques professionnelles particulières. Il convient donc de combiner l’étude du travail concret avec la manière dont les individus se représentent leur travail et utilisent cette représentation. Étudiant les agents immobiliers de Chicago dans les années 1940, Hughes se demandait pourquoi ces professionnels insistaient davantage sur la confiance entre collègues et avec la clientèle que sur les aspects les plus mercantiles de leur travail. Ce comportement était, selon lui, symptomatique de la tendance à la « professionnalisation » d’un métier. Il manifestait une demande collective de reconnaissance, une volonté de mobilité ascendante, sur le plan du prestige, d’une partie de ses membres dans l’échelle des métiers.
2Étudiant le travail des pompes funèbres dans une thèse de sociologie2, j’ai constaté une problématique similaire. Voulant comprendre l’orchestration des rituels et les dynamiques émotionnelles qui s’y jouent, je focalisais mon attention sur le détail des opérations funéraires, la mise en scène des différentes séquences, le délicat travail de transition(s)3 qu’effectuent les opérateurs funéraires. Profitant d’une position d’observateur participant en tant qu’« employé porteur de cercueil »4 pendant dix mois dans deux entreprises, je réalisais une ethnographie du travail visant notamment à expliquer de l’intérieur le rôle donné aux rituels funéraires dans notre culture, aujourd’hui, par les professionnels du secteur. Les principales données que je recueillais étaient donc d’observation ; elles avaient l’avantage de donner à voir les réalités du terrain au plus près, mais ne permettaient pas d’accéder à la dimension du sens donné à l’activité par les professionnels, objet même de la sociologie dite compréhensive5, et objet d’élaboration de la part des professionnels. Je complétais donc ma recherche par des entretiens avec des professionnels, autour de leur perception du travail, de ses difficultés, de l’organisation de la profession, et par diverses analyses documentaires, afin de mieux définir la population des travailleurs du funéraire. Ces entretiens et analyses documentaires ont permis de montrer que leur point commun ne réside pas seulement dans le fait de faire la même activité ; ils partagent aussi des points de vue sur le sens de leur travail et sur la place de celui-ci, dépréciée selon eux, dans la société.
3L’objet de cette contribution est de revenir sur l’approche de l’identité professionnelle des pompes funèbres qu’ont rendue possible le recueil et l’analyse de ces données. Comment les différentes sources que peuvent mobiliser les sociologues étudiant le travail funéraire permettent-elles de construire une représentation « objective » de ce groupe professionnel ? Le travail du sociologue étant, notamment, de caractériser les groupes sociaux en évitant l’essentialisation, je considérerai que l’« image » des pompes funèbres est le produit de diverses représentations. Nous verrons dans un premier temps que des représentations extérieures au groupe, issues des médias, de la littérature, du cinéma, des sondages d’opinion, etc., permettent de cerner les contours de la représentation sociale des pompes funèbres. Nous nous pencherons ensuite sur deux formes de représentations qui émanent du groupe lui-même. L’une est documentaire (magazines professionnels, documents internes aux entreprises). L’autre évoque le sens dramaturgique du terme de « représentation », c’est-à-dire la mise en scène de soi, la manière dont les professionnels se présentent et présentent leur travail dans sa réalisation ou dans les entretiens avec le sociologue, dans les rapports aux institutions, aux officiants de culte, aux familles, etc. ; nous faisons ici l’hypothèse que l’identité socioprofessionnelle est aussi une production résultant de sa mise en jeu dans les interactions sociales ordinaires et quotidiennes.
Un sourire jaune ? Les représentations exogènes des pompes funèbres
4Quelle est l’image des pompes funèbres dans notre société ? L’exploration suivante montre que les angles de présentation de ce travail et de ses professionnels sont souvent économiques et psychologiques. Les représentations sont aussi souvent empreintes de jugement moral et semblent manifester les émotions suscitées par l’activité.
La figure du croquemort dans quelques œuvres culturelles
5Sans prétendre être exhaustif, il semble que les représentations qui se dégagent des œuvres culturelles prenant pour objet le travail et les travailleurs funéraires se structurent autour du caractère supposé triste, voire lugubre, de l’activité. Au point de pouvoir en devenir un ressort comique.
6Dans une nouvelle de 1830 intitulée « Le croque-mort6 », Alexandre Pouchkine décrit son personnage principal comme renfrogné et pensif : « Le lecteur éclairé sait que Shakespeare et Walter Scott ont tous les deux montré leurs fossoyeurs comme des hommes gais et blagueurs, afin de frapper encore plus notre imaginaire par cette contradiction. Par respect de la vérité nous ne pouvons suivre leur exemple et devons avouer que le caractère de notre croque-mort était en tout point conforme à son macabre métier ». En accord avec la tonalité triste que se doivent d’avoir les funérailles, dans l’absence de couleur des habits de deuil, c’est sur le registre de l’obscurité ou de la noirceur que s’imagine la figure du croquemort.
7Cette approche est contrebalancée par la comédie. Le milieu funéraire, se devant d’être digne dans une atmosphère triste, est en effet particulièrement propice aux gags (qui ne manquent d’ailleurs pas d’émailler parfois le quotidien funéraire, comme j’ai pu le constater). Le cinéma comique peut donc y trouver source d’inspiration. En 2008, Bouquet final7, par exemple, met en scène un directeur d’agence expérimenté, interprété par Didier Bourdon, amateur d’humour noir et souvent détaché de l’émotion liée aux circonstances : l’occasion de se moquer du double-jeu entre l’expression de la « tête d’enterrement » et les affects ressentis ou non par les professionnels. Autre exemple : le film anglais Joyeuses funérailles (2007)8 profite des ressorts comiques du funéraire, du point de vue de la famille cette fois-ci : rencontre obligée entre personnes ne s’appréciant pas forcément, et devoir de contenance vite mis à mal par l’intrigue du film et les imprévus de la cérémonie (erreur de cadavre dans le cercueil, participant ayant absorbé par erreur un hallucinogène, vie secrète du défunt qui resurgit, etc.).
8Certains films ou séries ne négligent pourtant pas d’essayer de peindre de manière plus réaliste le quotidien funéraire. La série Six Feet Under9 et le film japonais Departures10 sont de ceux-ci. En usant de ressorts dramatiques extérieurs au funéraire (les histoires d’amour, la maladie, la vie quotidienne, etc.), ces deux exemples prennent le funéraire pour décor et cadre de l’action, et soulignent discrètement l’importance symbolique de rituels soignés, de rapports aux morts apaisés, « pour la paix des vivants »11 .
9Le registre psychologique, quant à lui, est mobilisé pour évoquer les problèmes de l’image de soi ou de pénibilité du travail. Bouquet final et Departures, par exemple, s’organisent autour de la problématique : « comment dire à mes proches que je travaille dans les pompes funèbres ? ». Faisant des pompes funèbres un métier honteux voire tabou, on peut se demander si cet angle ne contribue pas à construire ou consolider cette représentation.
Dans les médias d’information
10Les médias d’information, qu’ils soient radiophoniques, audiovisuels ou à support papier, portent leur discours sur d’autres facettes. Une rapide analyse à partir de la base de données Factiva12 sur la période 2009-2011 montre que la presse écrite parle principalement des pompes funèbres à partir d’un angle socio-économique.
11Cet angle socio-économique se décline en trois sous-catégories. Il y a, d’abord, une critique sous-jacente des profits réalisés par les pompes funèbres, qui seraient parfois injustifiés. Quelques titres d’articles l’illustrent : « Une enquête épingle les pompes funèbres »13, « Obsèques : le labyrinthe des tarifs et des prestations »14, « Contrats obsèques : quelques pièges à éviter »15, « Devis funéraire : l’UFC que choisir veut enterrer les abus »16, etc. Ces articles ne mentionnent guère que ces abus sont somme toute rares. La dénonciation de pratiques d’escroqueries délictueuses, notamment l’abus de faiblesse, justifiée moralement et par la nécessaire information du consommateur, dessine donc, par l’effet de miroir grossissant propre aux médias, les traits du croquemort sans vergogne de la bande dessinée Lucky Luke. Les médias, plus soucieux de l’exceptionnel que de l’ordinaire, accordent également quelques articles aux mouvements sociaux, qui émaillent, rarement, le milieu (grèves pour les salaires ou les conditions de travail) ; articles qui rappellent, en creux, qu’aucune société ne saurait fonctionner sans l’administration et le traitement des morts. Troisième sous-catégorie socio-économique, les évolutions de la branche professionnelle, marronnier de la Toussaint, sont mentionnées à propos, par exemple, du développement des cercueils écologiques (en carton) ou celui des pompes funèbres low cost.
Une représentation très ambivalente
12La représentation que se fait la population française en général des pompes funèbres n’est pas évidente à cerner. La nécessité d’étudier cet aspect représentationnel m’est venue à l’expérience de la présentation de mon « petit boulot ». On peut lire, dans l’extrait du journal de terrain qui suit17, que les réactions de rejet ou de dégoût étaient parfois présentes à l’évocation des termes « pompes funèbres » ou « croquemort » :
« L’idée de la nature de ce travail pouvait faire changer d’aspect les visages, ‘‘jeter un froid’’ comme on dit. Je constatais que le sujet était sensible, que je devais souvent m’autocensurer pour ménager les sensibilités, ou alors dire précisément où je voulais en venir quand je parlais de pompes funèbres. Parfois même les réactions de rejet de mes interlocuteurs à la simple évocation du terme ‘‘employé de pompes funèbres’’ suffisaient à couper court à la conversation. Parler de ce métier pouvait attrister mais aussi et surtout plus fortement ‘‘provoquer’’, ‘‘choquer’’, ou ‘‘dégoûter’’, comme si la mort et les morts représentaient par connotation la saleté. »
13Ces réactions sont-elles liées à l’imaginaire anthropophage entourant le croquemort ? L’étymologie du terme est floue. Mais l’hypothèse selon laquelle les croquemorts croquaient les doigts de pied des morts pour savoir s’ils étaient morts est bien une légende ! Le terme est symbolique : celui qui « croque » c’est celui qui fait disparaître. Les croquemorts réalisent la réalité de la mort, ils la rendent effective, ils « tuent le mort ». D’où une possible première pierre d’achoppement, inconsciente, avec les familles.
14Croqueur de mort (au sens symbolique), escroc potentiel, d’humeur lugubre, hypocrite… Ces premiers éléments tendent décidément à laisser penser que le funéraire est un « sale boulot », au sens de Hughes18, c’est- à-dire moralement jugé indigne. Toute la polysémie du terme « sale boulot » s’exprime ici : à la fois le « boulot sale » (quand est mis en avant le dégoût physique que peut inspirer le rapport au corps mort, sans même parler de saleté physique du corps, ni des risques de contamination), et le « travail immoral » (qui rationaliserait le dégoût moral, l’indignation, devant la question de la légitimité de gagner de l’argent, de faire du profit, dans les circonstances du deuil des familles). L’un dans l’autre, le « sale » renverrait à « l’impur19 », c’est-à-dire, selon Mary Douglas, à ce qui n’est pas à sa place.
15Le problème du jugement moral de la profession se cristallise néanmoins surtout sur la dimension économique. Au cours de l’entretien funéraire, l’aspect proprement marchand du travail des pompes funèbres n’est pas souvent bien accueilli par les familles endeuillées. Un sondage20 a posé à son panel une question, sous forme d’alternative : « Avec laquelle des deux opinions suivantes êtes-vous le plus d’accord ? 1. Elles font passer le respect et l’éthique de leur métier avant tout (réponse 43 %) ; 2. Elles font passer la nécessité du profit économique avant tout (réponse 43 %). (NSP : 14 %) ». Égalité parfaite donc, et incompatibilité supposée des univers de l’éthique et du capital. Des témoignages d’endeuillés corroborent ce problème de compatibilité entre les univers des choses sans prix (le sacré, l’éthique, l’amour pour un proche, etc.) et celui du commercial (même si ce jugement négatif est contrebalancé par deux motifs de satisfaction principaux : les petites entreprises de campagne sont mieux vues que les grandes enseignes des villes, et l’exécution des prestations, par opposition à la contraction de la prestation, est souvent jugée positivement) :
« Ce qu’on demande aux pompes funèbres c’est qu’ils soient [...] le moins commercial possible... Ce serait bien qu’on sente moins le mercantilisme, déjà ils pourraient introduire en s’excusant [...] dire bon on est obligé de parler d’argent, mais on s’excuse, et ça ils ne le font pas. »
« Le chèque, ils l’ont réclamé tout de suite, ça fait tant, il faudra passer nous voir le plus rapidement possible... J’ai dit : je ne peux pas le compte de maman est bloqué, oui mais on vous fait une lettre vous n’aurez qu’à la présenter à la banque, j’ai trouvé ça... un peu dur21. »
16Le soupçon porté sur l’honnêteté des professionnels peuvent parfois même se transformer en marques explicites d’aversion22, dont on peut trouver la trace sur les forums Internet : « Ceux qui pratiquent ce boulot sont des… vrais voleurs et je pèse mes mots. [Cet homme raconte qu’une entreprise de pompes funèbres était dès le lendemain du décès d’un de ses proches en train d’attendre la famille à la mairie.] J’ai une aversion pour cette profession… et je rêve d’en écraser un au volant de ma Mercedes… parce que ce sont des voleurs dans des situations terribles… »
17Au travers de ces différents éléments, force est de constater que la représentation sociale des entreprises de pompes funèbres, et, par consubstantialité, de ceux qui y travaillent, est très ambivalente. Les aspects économiques dans les circonstances du deuil peuvent heurter les sensibilités de la clientèle. Et si le travail est vu comme triste, difficile, parfois dégoûtant, cela ne suffit guère à valoriser ces professionnels. Rares sont les traces de jugements positifs à l’égard de cette profession. Ceci explique probablement pourquoi les professionnels produisent, à leur niveau, des représentations d’eux- mêmes sur des registres plus légitimes.
Les représentations endogènes : production et mise en jeu de l’identité
18La manière dont les pompes funèbres se représentent « de l’intérieur » s’inscrit dans le registre de la professionnalité. Dans un premier temps, le type de sources étudiées rassemble les documents produits par le secteur funéraire lui-même, en particulier les magazines professionnels et les documents destinés aux familles. Ils ont pour intérêt de pouvoir indiquer comment le milieu funéraire se présente en interne et établit une représentation de lui-même. Compte tenu de l’objectif de cette contribution de mettre en valeur les sources utilisées, les aspects essentiels seront ici mentionnés synthétiquement. Ils concernent d’une part le domaine des connaissances et des compétences nécessaires à l’exécution du travail et, d’autre part, celui de la qualité de la relation de service et d’accompagnement proposée. Dans un second temps, nous verrons quelques aspects de la mise en jeu de l’identité professionnelle dans les interactions professionnelles ou dans les entretiens.
Administration et technique au service des familles
19Les magazines professionnels relatent l’actualité juridique et administrative de la profession, ainsi que les nouveaux équipements ou produits en circulation sur le marché professionnel (via la publicité). Leur lecture montre que la profession est aussi une profession technique : différents types de cercueils, de tables réfrigérantes, de corbillards, intéressent les professionnels. Elle montre aussi que le secteur est sujet à de nouveaux encadrements suite à la libéralisation du secteur en 1993 : formation professionnelle, devis-types, traçabilité des cendres cinéraires, par exemple, deviennent obligatoires. Des articles sur l’histoire du funéraire, ou sur l’actualité sociologique, semblent indiquer une certaine réflexivité du secteur visant à sa professionnalisation.
20Un autre type de document interne qu’il a semblé pertinent d’analyser rassemble les documents créés à l’attention des familles. Il peut s’agir de plaquettes d’aide au deuil ou de textes à lire au cimetière. Ils montrent une volonté d’être « au service des familles », comme le veut la rhétorique professionnelle de l’accompagnement et du service à la personne (« pour vous aider dans ces moments difficiles », « être à vos côtés »...), qu’on retrouve tant dans des chartes de déontologie que dans des publicités. Sans préjuger de la réalité de ce service aux familles, ces documents montrent là encore une autre facette de la professionnalisation, celle qui consiste pour un groupe professionnel à se saisir d’un secteur de l’activité sociale, autrefois dévolu à d’autres acteurs (familles, églises...), pour s’en octroyer le « mandat », en faisant valoir expertise, expérience et qualification, qui lui donnent la « licence »23 de l’exercer.
21Il n’est pas étonnant que les représentations qui se dégagent des documents produits par le secteur funéraire, celles d’une profession technique, administrative et relationnelle, divergent des représentations sociales plus globales vues en première partie. Elles sont beaucoup plus valorisantes pour les acteurs concernés24. Il en est de même des discours produits in situ dans les interactions réelles de travail et/ ou dans celles avec le sociologue. Il s’agit soit de montrer qu’on ne fait pas un (si) « sale boulot », soit de « retourner le stigmate », et de faire du « sale boulot » (ici s’occuper des morts) un élément de valorisation, au nom des capacités de maîtrise du dégoût que ces travailleurs auraient particulièrement. En corollaire de ce second cas de figure, il peut aussi s’agir de soutenir qu’on fait un « sale boulot » qui doit être fait au nom de la bonne marche de la société25.
Les représentations de soi ou la mise en jeu de l’identité
22C’est au travers de la constitution de sources habituelles dans le travail sociologique de terrain – entretiens semi-directifs, recueil de paroles informelles en situation, observations écrites dans le journal de terrain – que nous avons pu repérer quelques constantes dans le comportement et le discours des professionnels des pompes funèbres.
23Ces sources ont été constituées au fur et à mesure de notre intégration au milieu professionnel – nécessairement, employeurs et collègues ont été nos premiers interlocuteurs ; puis d’autres professionnels ont été sollicités26. Il s’est vite avéré que le discours des directeurs de pompes funèbres était assez codifié (autour de ce que nous avons appelé la « rhétorique professionnelle » des pompes funèbres) et que celui des employés était plus centré sur le quotidien et la pratique du travail. L’observation participante, quant à elle, offre d’autres perspectives27. Elle permet de comparer ce qui est dit à propos du travail et ce qui est concrètement réalisé. Elle permet aussi de saisir le décalage entre le comportement des opérateurs « en coulisses » et face à la clientèle, et, ainsi, l’importance de la « tenue » dans les actions réalisées sous les yeux des endeuillés, gage de sérieux professionnel.
24Il est difficile de dire que les employés de pompes funèbres ne sont ni conscients du stigmate selon lequel s’occuper des morts serait sale, ni eux-mêmes parfois préposés à entretenir ce cliché. En effet, la maîtrise du dégoût, une forme de travail émotionnel, socialement imposé et régulé, se retrouve dans plusieurs aspects du travail, dont l’un des plus éprouvants est sans doute les cas où les agents vont chercher des corps morts dans l’espace public ou à domicile, sans savoir son état (difficulté accentuée dans les cas de catastrophes). Certains témoignages des employés funéraires sur leurs rapports avec leurs proches vont dans ce sens. François Michaud-Nérard, directeur des Services funéraires de la ville de Paris et auteur de différents livres sur le métier, témoigne par exemple que « lors des séances avec la psychologue qui les écoutait, [l’un des employés] a évoqué ce qu’il imaginait du « dégoût de sa femme à son contact », ayant la sensation que, même s’il avait pris une douche et s’était lavé à fond, il portait toujours l’odeur de la mort sur lui. Il se vivait comme devenu lui- même intouchable »28.
25Cependant, même si les employés des pompes funèbres estiment que « s’occuper des morts » peut être sale et vu comme sale, ils développent des stratégies comportementales et cognitives de distanciation : se dire que derrière le cadavre, il y a un être humain ; qu’il convient de l’accompagner dignement, etc. Un directeur expliquait dans un entretien qu’il s’était demandé, au sein de son entreprise, s’il ne serait pas bienvenu de mettre des gants au moment de la mise en bière, en marque de respect au mort ; après discussions, il avait renoncé à cette idée en craignant que la famille ne l’interprète comme une marque de distance face à une supposée saleté. Ainsi faisait-il en sorte que son travail et l’image de son travail ne soient pas associés à un travail sale.
26Une deuxième stratégie de valorisation consiste à retourner le stigmate29, c’est-à-dire à faire de la « saleté » un élément de valorisation. Cette « valorisation de la saleté » peut passer par une attitude bravache de maîtrise des émotions associée à une certaine idée de la virilité. Des expériences éprouvantes de la canicule de 2003 me furent ainsi racontées de manière épique : il s’agissait là de dire que « tout le monde ne pouvait pas faire ce métier ». Mais cela peut aussi passer par l’humour, que l’on peut retrouver dans cette anecdote retranscrite dans mon journal de terrain :
27« On s’est arrêtés sur les coups de dix heures trente [le patron et moi, au retour d’un transport de corps], manger un casse-croûte dans un routier. Ça m’a fait penser que je me vois souvent comme un chauffeur-livreur d’un genre particulier puisqu’on ne peut pas parler de marchandises. Alors dans le resto je me sentais comme avec des collègues. On a commandé deux sandwichs au pâté et deux verres de rouge.
-Alors ça fait du bien ? a demandé la serveuse.
-Ah ben oui, surtout qu’on s’est levé tôt, j’ai dit.
- ?…
-Cinq heures.
-Ah quand même… Et puis il y a la route à faire, hein, j’imagine, a repris la serveuse…
Et puis là je ne sais plus exactement comment c’est venu, mais le patron a déclaré, tout haut, limite à la cantonade :
-Oui et puis on trimballe des cadavres !
28La femme a d’abord eu une grimace ; à dix heures du matin ça venait un peu comme un cheveu sur la soupe ; et puis, comme elle voyait le patron assumer en souriant ses paroles, elle a demandé : c’est pas trop dur ?… Je veux dire… ça doit pas être gai tous les jours ?… Bah, on s’y fait, vous savez, ai-je répondu. Et puis il faut bien que quelqu’un s’en occupe, a dit le patron sur le même ton. La serveuse s’en est trouvée bizarrement émoustillée : Ah oui… Vous avez raison… Faut bien. Ainsi le patron avait-il cherché à dérouter cette serveuse, mais, après un léger mouvement de recul, elle avait plutôt semblé intriguée et admiratrice… L’affichage ‘‘sans honte’’ du métier avait finalement eu raison de la première réaction de ‘‘dégoût’’. »
29Sur la saleté morale en revanche, les pompes funèbres font tout pour refuser le stigmate (et non le retourner). S’ils sont conscients d’être vus, selon un autre directeur, « comme des rapaces (des vautours) », l’observation de la pratique et leurs discours montrent qu’ils essaient d’apaiser les situations potentiellement tendues (parler d’argent en dernier, présenter les cercueils sur catalogue, éviter une décoration des agences qui rappelleraient trop la mort, laisser s’essouffler les plus véhéments...) et de se présenter comme parfaitement courtois et élégants (attitude et vêtement). On trouve donc ici l’idée de prévenir les jugements de valeur et les conflits.
30Par ailleurs, c’est pour répondre à cette critique de faire de l’argent sur le deuil des gens, que les pompes funèbres disent remplir une fonction sociale importante. Il s’agit cette fois de rappeler que sans l’exécution de ce « sale boulot », le système social ne fonctionnerait pas. Cette fonction sociale concerne autant la nécessité pratique de s’occuper des corps morts (les grèves dans les pompes funèbres trouvent assez rapidement un terme à cause de l’impossibilité de laisser s’amonceler les cadavres) que celle, symbolique, d’organiser des obsèques ; sont alors mis en avant le nécessaire hommage aux morts ou l’idée de l’importance des rituels funéraires pour le deuil. La mise en avant de leur(s) compétence(s) dans les domaines du pratique et du symbolique justifie leur activité commerciale, en suivant le proverbe « tout travail mérite salaire » ; même si, comme nous l’avons rappelé, diverses affaires de « captation » de la clientèle30, de facturations extravagantes ou de pratiques frauduleuses (du sapin vernis à la place du chêne, par exemple) existent. Ces pratiques sont connues des professionnels et, selon eux, jettent injustement le discrédit sur toute une profession.
Conclusion
31En présentant les différentes sources que j’ai mobilisées dans mon étude sur le travail funéraire, j’ai voulu m’intéresser à la manière dont le secteur funéraire « se donne à voir » dans la société française contemporaine. D’abord, les représentations « exogènes » - produites à l’extérieur et sur le secteur funéraire -, approchées à travers les œuvres culturelles, les médias d’information ou les sondages d’opinion, montrent une représentation ambivalente des pompes funèbres, à la fois reconnues pour la difficulté et l’utilité de leur travail et soupçonnées d’abus mercantiles. Souffrant d’une image a priori négative (ils feraient un « sale boulot » tant d’un point de vue physique que moral), les opérateurs de pompes funèbres font en sorte de retourner le stigmate. C’est ce que nous avons montré, dans un deuxième temps, à travers l’analyse des documents internes du secteur tels que les magazines professionnels ou les plaquettes d’information à l’attention des clients. Ces sources montrent, pour les premières, une réflexivité du secteur indiquant son processus de professionnalisation, et, pour les secondes, le souci de se montrer « au service des familles » comme le disent souvent les chartes de déontologie des entreprises.
32Enfin, un troisième type de sources, propres au travail sociologique, permet d’approcher la présentation de soi et, ce faisant, la représentation en actes et en paroles de l’identité professionnelle des opérateurs. Il s’agit des entretiens semi-directifs menés auprès des professionnels et des observations de leurs comportements et de leurs interactions consignées dans le journal de terrain. Ces sources tendent à indiquer, d’une part, que les professionnels se préservent des jugements négatifs à leur égard par une présentation de soi et une tenue comportementale soignée, et, d’autre part, qu’ils élaborent, dans leurs discours, des justifications spécifiques de leurs activités. Ces justifications s’organisent autour de quelques lignes-force : oui, notre travail pourrait s’apparenter à du sale boulot, et tout le monde ne peut pas le faire (virilité bravache) ; non, il n’est pas immoral de gagner de l’argent (tout travail mérite salaire) surtout quand on fait un métier pénible (la virilité bravache a ses limites) ; non, il n’est pas immoral de faire ce métier quand on sait sa fonction sociale essentielle : rendre hommage dignement aux morts et permettre le deuil ; oui, certains dérapages existent mais ils sont le fait d’une minorité et ne doivent pas discréditer une majorité de professionnels qui fait bien son travail.
33D’une représentation sociale plutôt dépréciée à la présentation d’une identité professionnelle valorisante, apparaît donc une demande de reconnaissance sociale, marque d’une tendance à la « professionnalisation ». Celle-ci, cependant, est loin d’être aboutie, et ce pour quelques raisons. D’abord, les stratégies de communication sont limitées ; il est difficile de faire de la publicité pour un métier associé à la perte et donc à la tristesse. Ensuite, la médiatisation du métier oscille entre les critiques des abus et une interrogation psychologique sur le tabou et les pénibilités. Enfin, malgré le développement récent de formations diplômantes, le métier reste peu prestigieux et délicat à valoriser dans les interactions sociales ordinaires, auprès de son entourage ou en société.
Notes de bas de page
1 E. C. Hughes, Le Regard sociologique. Essais choisis, Paris, EHESS, 1996 [1971], « Le travail et le soi », p. 75. Cette importance de l’étiquette que représente la profession s’explique, selon Hughes, par l’importance du courant idéologique, dans les sociétés qui valorisent l’égalité des chances, selon lequel chacun peut avoir l’ambition d’occuper un emploi qui lui convient ou lui correspond.
2 J. Bernard, Croquemort. Une anthropologie des émotions, Paris, Métailié, 2009.
3 Le sens donné aux rituels funéraires et à la mort dépend des sociétés et des cultures en variant dans le temps et dans l’espace. On peut cependant considérer les rituels funéraires comme des rituels de passage(s), au singulier et au pluriel. Ils représentent dans leur forme d’ensemble un changement d’état et/ou de place du défunt. Dans leur structure, diverses actions des professionnels (mise en bière, fermeture du cercueil, installation du cercueil dans le véhicule, puis dans le lieu de culte, etc.) opèrent des transitions entre des séquences temporelles plus longues de recueillement, de déplacement ou d’attente (devant le corps avant la mise en bière, dans la voiture pour suivre le convoi, pendant les cérémonies, à la sortie du lieu de cérémonie, avant l’enterrement au cimetière, etc.). Le rituel funéraire se présente ainsi généralement comme une transition composée de différentes étapes. Ceci peut s’entendre tant aux plans symboliques que pratiques.
4 Selon les termes de l’offre d’emploi à laquelle j’avais répondu.
5 M. Weber, Économie et société. Tome 1. Les catégories de la sociologie, Paris, Pocket, 2003 [1921].
6 A. Pouchkine, « Le croque-mort », trad. Luba Jurgenson, Peur, Boulogne, Griot, 1994, p. 12.
7 Bouquet final, film de Michel Delgado, 2008.
8 Joyeuses funérailles, film de Frank Oz, 2007.
9 Six Feet under, série créée par Alan Ball, 2001.
10 Departures, film de Yojiro Takita, 2008.
11 L.-V. Thomas, Rites de mort. Pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 1996.
12 Base de données de presse internationale englobant les principaux quotidiens et hebdomadaires français.
13 Ouest France, 1er novembre 2011.
14 Centre Presse (Rodez), 1er novembre 2011.
15 Sud-Ouest, 26 octobre 2011.
16 Dépêche AFP du 28 octobre 2010.
17 La conjugaison des verbes au passé s’explique par le fait qu’il s’agit là d’un retour réflexif sur mes premiers mois de travail. Voir J. Bernard, Croquemort…, op. cit., « Introduction », p. 15-29.
18 E. C. Hughes, Le Regard sociologique…, op. cit.
19 M. Douglas, De la souillure. Essais sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte, 2001 [1966].
20 H. Valade & alii, « Les choix funéraires des Français », TNS Sofrès, sondage réalisé pour l’organisme Le Choix funéraire, 30 octobre 2003. Ce sondage a été consulté sur Internet quelques années après le moment de sa publication. Une anecdote instructive concernant le statut plus ou moins précaire des sources électroniques pourrait mériter d’être ici mentionnée. Au moment de l’écriture de cette contribution, ce sondage avait disparu de la Toile. On n’en trouve plus la trace aujourd’hui que par presse interposée : cf. https://www.leparisien.fr/archives/les-%20francais-ne-veulent-pas-01-11-2003-2004510180.php
21 O. Martin & alii, « Le vécu et la perception du deuil et des obsèques », Crédoc, novembre 1999. Consultable : http://www.csnaf.fr/sites/csnaf.fr/files/publications/csnaf_rapport_etude_vecu_perception_du_deuil_nov_99.pdf
22 J. Bernard, « Les croquemorts, intrus et bourreaux. Contribution à une sociologie de la haine », La Haine. Histoire et actualité, éd. F. Chauvaud et L. Gaussot, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 283-292.
23 « Mandat » et « licence » sont des termes de Hughes, op. cit.
24 Les éléments qui suivent reprennent de manière abrégée : J. Bernard, « Du sale boulot à sa valorisation. Gestion du stigmate et demande de reconnaissance des agents funéraires », séminaire Les cultures du travail : approche ethnographique, Laboratoire CERLIS, 15 novembre 2011, conférence non publiée.
25 On retrouve cet élément dans le discours des égoutiers, par exemple, étudiés par Agnès Jeanjean (A. Jeanjean, Basses œuvres. Une ethnologie du travail dans les égouts, Paris, CTHS, 2006, ou des éboueurs, étudiés par Delphine Corteel (D. Corteel et S. Le Lay, Les Travailleurs des déchets, Toulouse, Érès, 2011).
26 Une quinzaine d’entretiens ont ainsi été réalisés.
27 Dans les dix mois durant lesquels je fus employé de pompes funèbres, j’ai réalisé une centaine d’opérations, majoritairement des convois pour enterrement ou crémations, mais aussi, quelques fois, des transports de corps avant ou après mise en bière.
28 F. Michaud-Nérard, La Révolution de la mort, Paris, Vuibert, 2007, p. 140.
29 La notion est d’Erving Goffman (E. Goffman, Stigmates. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1977, [1963]).
30 Trompette, « Une économie de la captation. Les dynamiques concurrentielles dans le secteur funéraire », Revue française de sociologie, vol. 46, 2005/2, p. 233-264.
Auteur
Julien Bernard est maître de conférences en sociologie à l’Université Paris Ouest Nanterre-la-Défense et membre du laboratoire Sophiapol (Sociologie, philosophie et anthropologie politiques) et de l’équipe Lasco (Laboratoire de socio-anthropologie du contemporain). Ses travaux s’inscrivent dans une socio-anthropologie du sensible abordée à travers les loisirs et passions ordinaires, puis sur les rituels et le travail funéraires (thèse publiée). Après des recherches post-doctorales sur les vulnérabilités urbaines et environnementales (risques industriels), il travaille de nouveau sur le funéraire en investiguant la problématique de l’absence de rituel dans les cas des disparitions et de dons du corps à la science.
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