Condamnés à mort, suppliciés à l’époque moderne et contemporaine
p. 126-129
Texte intégral
1Sous l’Ancien régime, une partie des sentences de mort s’accompagne de mesures destinées, dans le prolongement et l’aggravation de la peine, à priver les corps d’une sépulture chrétienne : les arrêts mentionnent ainsi parfois que les corps seront démembrés, brûlés, les restes exposés sur des fourches patibulaires puis jetés à la voirie. Par ailleurs, des confréries (pénitents dans le Midi) se donnent pour tâche d’accompagner les suppliciés et de les ensevelir en terre bénite : les statuts, règles et les registres de ces confréries décrivent alors ces pratiques qui réintègrent les criminels dans la communauté chrétienne, pratiques qui se prolongent parfois jusqu’au début du XXe siècle, comme à Béthune (Pas-de-Calais). Enfin, une partie des suppliciés servant à des dissections publiques est réclamée par les autorités médicales1.
2À la Révolution française, le régime funéraire des exécutés change : Guillotin propose que le corps du condamné soit rendu à la famille et de toute façon admis à « la sépulture ordinaire », et le Code pénal (article 14) se contente de prescrire dans le premier cas une inhumation « sans aucun appareil ». Les registres de l’état civil, de fait, ne portent aucune mention particulière sur l’inhumation des suppliciés, mais les archives de certains services municipaux de pompes funèbres montrent des demandes de réinhumation des familles.
3D’autres sources permettent de suivre la trace de ces cadavres qui restent, en dépit des intentions des législateurs, des corps singuliers. Les protagonistes de l’exécution indiquent de plus en plus, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, le devenir du corps. Cette attention croissante est à mettre en relation avec l’évolution globale des sensibilités funéraires et le souci de la conservation des restes au cimetière. Parmi les sources produites par ces protagonistes, on peut citer les rapports au Garde des Sceaux des procureurs en charge de l’exécution (Archives nationales) ou celle des policiers requis (Archives de Préfecture de police de Paris, par exemple)2. S’y ajoutent des écrits relevant davantage du for privé, comme les carnets et témoignages de certains exécuteurs (Anatole Deibler, Fernand Meyssonnier) ou ceux des aumôniers qui accompagnent ces corps au cimetière (abbé Crozes, Jean-Baptiste Faure, Jean Popot). Journalistes (Georges Grison) ou écrivains (Maxime Du Camp) fournissent également des informations ponctuelles. Le développement de la photographie permet aux représentations des cadavres, des inhumations et des sépultures de condamnés à mort de circuler, que ce soit dans des reportages (Détective), sur des cartes postales, ou encore aujourd’hui sur des forums Internet. Les objets ayant appartenu aux condamnés à mort, ainsi que des débris organiques (mèches de cheveux, mouchoirs tachés de sang...), peuvent se transformer en « reliques ».
4Ces sources permettent de repérer, au-delà de la rupture censément créée par la Révolution, la persistance de plusieurs traditions3. D’une part, le faible nombre de corps réclamés par les familles ; d’autre part, l’ostracisation des corps via les inhumations dans des carrés réservés voire dans des cimetières spécifiques (comme à Paris) et le caractère parfois brutal des gestes qui leur sont appliqués ; enfin, l’appropriation d’une part non négligeable de ces corps par les facultés de médecine parisiennes ou provinciales. Cette mainmise des facultés est réglementée par des circulaires ministérielles en 1910 et en 1950. Le processus funéraire est alors suspendu (le corps est livré directement après l’exécution, ou après un simulacre d’inhumation, comme le mentionnent les rapports des commissaires qui doivent superviser cette exhumation dérogatoire) avant que les restes ne rejoignent les amphithéâtres (registres) et ne se fondent dans la masse anonyme des débris anatomiques, inhumés ou incinérés à partir de la fin du XIXe siècle ; ou même parfois interrompu, lorsque les restes humains (squelettes, crânes, pièces diverses) sont conservés dans des collections et des musées anatomiques ou criminologiques : dans ce dernier cas, leur trace est à chercher dans les catalogues de ces institutions. Par ailleurs, les descriptions des autopsies sanglantes et des gestes brutaux sont utilisées dans différents supports de la cause abolitionniste : il s’agit de montrer que la peine de mort dégrade l’homme au point de lui faire perdre une morale élémentaire, celle du respect des défunts.
5Il y a aussi au XXe siècle une tendance au contournement ou à l’assouplissement des règles funéraires imposant l’anonymat aux droits communs4. L’interdiction ne semble pas vraiment appliquée pour les condamnés politiques : les fusillés de l’épuration ou de l’OAS sont souvent enterrés sous leur nom, ces sépultures devenant des lieux de commémoration pour leurs admirateurs5. Ces cérémonies, plus ou moins discrètes et contestées, sont annoncées dans les médias du microcosme nationaliste et relatées dans la presse locale. Pour peu qu’elles soient ouvertes, les archives résultant de la surveillance des groupuscules d’extrême-droite devraient contenir des informations à ce sujet.
Notes de bas de page
1 R. Bertrand, « Que faire des restes des exécutés ? », L’Exécution capitale. Une mort donnée en spectacle, éd. R. Bertrand et A. Carol, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2003, p. 23-52.
2 Respectivement la série BB/24/2001 à 2084 (AN) et BB 887 (APP).
3 A. Carol, Physiologie de la Veuve. Une histoire médicale de la guillotine, Seyssel, Champ Vallon, 2012 ; N. Picard, « Corps enchaînés, surveillés et découpés : les contraintes matérielles des condamnés à mort en France au XXe siècle », Bois, fers et papiers de justice. Histoire matérielle du droit de punir, éd. M. Porret, V. Fontana et L. Maugué, Chêne-Bourg, Georg, 2012, p. 282-298.
4 La tombe de Christian Ranucci au cimetière Saint-Véran d’Avignon est ainsi autorisée à porter son nom en cyrillique.
5 Des rassemblements ont notamment lieu sur les tombes de Joseph Darnand au cimetière des Batignolles à Paris, et de Roger Degueldre au cimetière des Gonards à Versailles.
Auteurs
Anne Carol est professeur d’histoire contemporaine à l’Université d’Aix- Marseille et chercheur à l’UMR Telemme (Maison méditerranéenne des sciences de l’homme). Elle travaille sur l’histoire sociale et culturelle de la médecine et des médecins, sur l’histoire du corps vivant et mort, des émotions, de l’exécution capitale, de la virilité. Elle prépare la publication de trois ouvrages collectifs sur l’histoire du cadavre (XVIIIe- XXe siècles) issus d’un programme ANR, et de deux essais : l’un sur une histoire sensible de la guillotine, l’autre sur l’embaumement au XIXe siècle.
Nicolas Picard est agrégé d’histoire, ATER en histoire contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et membre du Centre d’histoire du XIXe siècle. Il prépare actuellement une thèse sous la direction de Dominique Kalifa sur l’application de la peine de mort en France au XXe siècle. Ses recherches portent notamment sur les mécanismes de vindicte sociale et sur une analyse compréhensive des comportements des différents acteurs du processus de mise à mort, en utilisant archives judiciaires, pénitentiaires et législatives. Ce travail s’intéresse également à la façon dont les condamnés à mort et leurs proches vivent l’attente de leur exécution.
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