Faire l’inventaire d’un cimetière
Un exemple au cimetière protestant de Montpellier
p. 103-121
Texte intégral
1Tous les chemins mènent aux cimetières, mais ils sont propres à chacun. Pour notre part, c’est par l’histoire religieuse que nous y avons été conduit. Les lectures des grands historiens spécialistes tels Philippe Ariès, Régis Bertrand et Michel Vovelle, la rencontre avec un conservateur régional des Monuments historiques versé dans la restauration des tombes et la protection des cimetières1, et un terrain particulièrement riche à Montpellier nous ont amené à nous engager dans ce champ de recherches.
2Un cimetière protestant n’est bien sûr qu’un exemple particulier de monographie de cimetière : nous appuyant sur la présentation faite dans ce volume par Régis Bertrand des sources d’une telle monographie, nous souhaitons ici montrer l’originalité et l’intérêt d’une recherche sur un cimetière confessionnel, à partir de l’expérience de notre enquête montpelliéraine et de la méthode d’inventaire que nous avons développée.
Les cimetières confessionnels : un terrain d’étude privilégié
3La très riche histoire religieuse de Montpellier a doté la ville de cimetières aux multiples visages.
4Humaniste et largement acquise aux idées de la Réforme calviniste, Montpellier est au XVIe siècle la capitale protestante du Midi languedocien. Le clergé catholique, pour faire respecter le statut canonique des cimetières2, ayant obtenu en 1565 du gouverneur du Languedoc une décision interdisant aux protestants l’usage des cimetières ordinaires, ceux-ci doivent créer un cimetière spécifiquement protestant3. Au siècle suivant, la ville est reprise par l’État monarchique et soumise à une systématique reconquête catholique, le cimetière protestant est confisqué en 1685 par les administrateurs de l’Hôpital général4, mais Montpellier n’en conserve pas moins une communauté protestante active, dont le dynamisme se manifeste à nouveau au grand jour dès la seconde moitié du XVIIIe siècle.
5Forte alors de 2 100 à 2 300 personnes, soit 5 à 6 % de la population de la cité, l’Église réformée obtient la création d’un cimetière propre en vertu du décret sur les sépultures du 23 prairial an XII (12 juin 1804)5. Rompant avec les pratiques de l’Ancien Régime pour appliquer les principes nouveaux, hygiénistes du XVIIIe siècle et individualistes de 1789, Napoléon Bonaparte réorganise en effet le monde des morts. Cette « révolution funéraire », qui fixe les traits des cimetières français contemporains, établit également l’existence légale des cimetières confessionnels dans l’article 15 : « Dans les communes où l’on professe plusieurs cultes, chaque culte doit avoir un lieu d’inhumation particulier ; et, dans le cas où il n’y aurait qu’un seul cimetière, on le partagera par des murs, haies ou fossés, en autant de parties qu’il y aura de cultes différents avec une entrée particulière pour chacune et en proportionnant cet espace au nombre d’habitants de chaque culte ».
6Né de l’application de ce décret et de l’instauration du pluralisme des cultes reconnus, le cimetière protestant de Montpellier est érigé sur un champ acheté hors de la ville6 comme l’impose désormais la loi (article 2 du décret) et inauguré en novembre 1809 au sud-est de la commune ; agrandi à plusieurs reprises tout en conservant une taille modeste (1,5 hectare, 1 500 concessions), il est toujours en activité, ce qui en fait aujourd’hui le plus ancien cimetière de la cité.
7Et c’est là l’un des paradoxes de l’histoire de la laïcisation à la française, qui a fait disparaître par la loi du 14 novembre 1881 le caractère confessionnel des cimetières pour la majorité catholique tout en maintenant (ou en laissant perdurer) les cimetières confessionnels existants des minorités religieuses. La « laïcisation de la mort » fut très incomplète, comme l’a montré Régis Bertrand en soulignant les limites de la loi de 18817. Si cette dernière abroge expressément l’article 15 du décret de prairial, aucune circulaire d’application n’est venue imposer la démolition des murs de séparation entre cimetières confessionnels : ainsi à Montpellier s’est maintenue la tradition, au sein même du cimetière communal Saint-Lazare, de l’usage du cimetière israélite sur un terrain particulier et séparé8.
8Deuxième paradoxe de cette histoire, le cimetière protestant est le seul à Montpellier à être un cimetière privé9, – et de manière générale l’un des rares cimetières urbains privés en France. Il est bien entendu soumis à l’application des mêmes règles administratives de tenue qu’un cimetière public, mais est géré par l’association cultuelle réformée locale.
9L’histoire religieuse mouvementée du pays explique ainsi les trois catégories de cimetières protestants que l’on trouve aujourd’hui en France :
Les grands cimetières protestants dans les régions à forte minorité protestante
10Montpellier, Nîmes, Castres, Mazamet, Bordeaux, Royan… Propriétés des Églises ou transférés aux associations cultuelles lors des attributions de 1905 après la loi de Séparation, ces cimetières sont privés et n’ont donc pas été déconfessionnalisés10 ;
Les petits cimetières familiaux privés, créés en vertu de l’article 14 du décret de prairial autorisant l’inhumation d’un particulier sur sa propriété privée
11Dans les régions où ils étaient disséminés (Charente-Maritime, Deux- Sèvres, Vendée, Drôme, Cévennes, Luberon)11, les protestants ont continué à utiliser cette possibilité, perpétuant ainsi une tradition née au siècle précédent où le protestantisme était proscrit ;
Enfin les carrés protestants dans l’enceinte des cimetières communaux
12Malgré la laïcisation de 1881, beaucoup de cimetières communaux n’ont pas appliqué de manière stricte la nouvelle législation ; les rapports entretenus entre catholiques et protestants comme leur définition identitaire réciproque ont contribué à maintenir la séparation des enclos en bien des endroits, les familles protestantes conservant l’habitude de se faire inhumer dans ce quartier – et les exemples sont nombreux dans le Vaucluse, le Gard ou l’Hérault. L’Alsace-Moselle peut être classée dans cette troisième catégorie, ayant conservé tout à la fois la législation napoléonienne et le système concordataire.
13À Montpellier même, la tradition des cimetières de famille a disparu, mais on la retrouve dans les archives (certains protestants se faisaient inhumer dans leur campagne en périphérie de la ville), et elle demeure vivace dans les environs : quelques tombes dans un jardin, dans un pré, en bord de chemin12 ou même, lorsque l’on ne dispose pas d’un terrain, inhumation dans la cave, à l’exemple du pasteur Paul Rabaut, dont la maison, sise 2 rue Rabaut-Saint-Étienne à Nîmes, et la tombe qu’elle abrite au sous-sol sont classées aux Monuments historiques depuis 2001.
14Les régions à forte densité protestante sont truffées de tels cimetières, chaque famille ayant le sien, et ainsi s’explique cette marque de l’histoire dans le paysage des régions protestantes : les cyprès marquant les tombes près des mas13. Les sources littéraires ne manquent pas d’intérêt sur ce point, à l’image de cette page du roman de Jean Carrière, L’Épervier de Maheux, prix Goncourt 1972 : « Pour couronner le tout, reste le petit cimetière à usage familial ; il en existe qui sont dignes d’un décor d’épouvante, avec leurs louches renflements de terre boursouflée, leurs stèles contrariées par des mouvements souterrains […]. Généralement, il aligne ses tombes à proximité de la maison (on les aperçoit des fenêtres, on est obligé d’y passer devant matin et soir), soit pour soutenir le moral des vivants dans les épreuves quotidiennes en leur rappelant que tous ces emmerdements finiront un jour ou l’autre, soit pour faciliter les choses, et rendre le trajet moins long, quand viendra l’heure ; à moins que ce soit tout simplement parce que les gens qui l’ont installé là n’avaient pas d’imagination. Les orties, qui raffolent des endroits humides, s’y multiplient avec une rare exubérance »14 .
15Même si la communauté protestante montpelliéraine reste numériquement assez peu nombreuse, elle fournit à la ville une bonne part de ses élites, commerçantes, industrielles, viticoles, intellectuelles et politiques : on dénombre ainsi six maires protestants au cours du XIXe siècle, dont le très long mandat de l’haussmannien Jules Pagézy (1852-1869), et en 1900 les doyens des cinq Facultés montpelliéraines sont tous protestants.
16Ville universitaire célèbre pour sa faculté de médecine, l’une des plus anciennes d’Europe encore en fonction, Montpellier attire également bon nombre d’étrangers, dont une partie sont de confession protestante : malgré les progrès de la médecine, les malades décèdent malheureusement souvent à Montpellier et sont inhumés sur place – ce qui explique la présence de nombreuses tombes britanniques ou allemandes, mais également américaines, arméniennes, canadiennes, russes ou finlandaises dans le cimetière protestant.
17Ville négociante associée au port de Sète ou de Marseille, Montpellier attire de nombreux marchands venus d’Allemagne ou d’Europe du Nord, de confession protestante, qui ont pour nom Westphal, Leenhardt ou Lichtenstein, et qui font souche à Montpellier.
18Le cimetière protestant se révèle donc être l’un des meilleurs points d’observation de la communauté protestante, au sein de la société montpelliéraine et dans sa diversité sociale – des élites au petit peuple en passant par les classes intermédiaires.
19Le cimetière protestant bénéficie en outre d’archives privées importantes, sauvegardées au début des années 1980 grâce au dépôt fait par le professeur Guy Romestan aux Archives départementales de l’Hérault15 : achat de terrains et travaux, plans, papiers de gestion, correspondances, règlement du cimetière, archives de la commission administrative du cimetière, livre de caisse et pièces comptables, comptes du gardien, et bien sûr journal des inhumations et registres des concessions, etc. Ces archives permettent d’appréhender de manière précise, sur deux siècles, la vie quotidienne d’un cimetière confessionnel, dans toutes ses dimensions : le lotissement, les aménagements et les agrandissements du cimetière ; la gestion et ses difficultés ; les interventions des différents acteurs du funéraire… Les archives contiennent par exemple un très beau projet pour l’entrée et la porte monumentale du cimetière, qui – on peut le regretter d’un point de vue esthétique aujourd’hui – ne sera finalement pas réalisé.
20Ces archives, associées à celles de l’Église réformée (délibérations du conseil d’Église, répertoire des paroissiens, etc.), permettent également de mieux connaître les pratiques funéraires de la minorité protestante montpelliéraine (enterrement en présence ou non d’un pasteur ; choix du cimetière protestant ou du cimetière communal ; création d’enclos familiaux, etc.), et plus largement de mieux connaître la communauté réformée elle-même.
21Comme souvent avec des institutions privées, la difficulté est d’obtenir l’autorisation de travailler sur le terrain et de consulter les archives. Dans un cimetière privé où l’argent fait souvent un peu défaut, l’expérience montre que l’entretien des concessions n’est pas aussi impeccable que dans un cimetière public – et le chercheur doit s’armer de son balai, de son sécateur, de sa truelle voire de sa pelle, pour nettoyer, désherber, débroussailler, faire ressurgir même certaines tombes disparues dans le sol, soit par affaissement, soit par enfouissement progressif sous l’accumulation de terre. Ce « retour à la nature » a déjà été observé au cimetière protestant de Nîmes par Marie-Pascale Malle et Régis Bertrand en 1980 : « On a laissé les plantations de bosquets se développer et envahir les espaces situés entre les allées : l’accès à la plupart des tombes anciennes est impossible au milieu de ce taillis », relevaient-ils16.
22L’état du cimetière protestant de Montpellier à la même époque était semblable : « Imaginez-vous 285 arbres de différentes essences, cyprès, ifs, micocouliers, pins, des acanthes de partout, du lierre je ne vous en parle pas, il n’y avait plus d’allées, c’était la forêt vierge ! Pour trouver une concession il fallait y aller au coupe-coupe ! », témoigne le gardien embauché en 198517. Trente ans plus tard, le cimetière de Montpellier a retrouvé un aspect tout à fait accueillant mais conserve quelque chose de ce caractère original18.
23Et pour pouvoir travailler au mieux, il a été décidé de jouer sur deux plans : le plan universitaire et le plan associatif, avec la création d’une association loi 1901 qui a pour but de valoriser le patrimoine funéraire. L’association permet de donner aux résultats des travaux une meilleure visibilité auprès du grand public19, de contribuer à la vulgarisation et de nouer des partenariats.
24L’un des stimulants de cette enquête est assurément le travail multidisciplinaire qu’elle permet : recherches croisées avec l’ethno- logie, avec l’histoire de l’art, avec l’architecture, avec l’archéologie, avec la théologie, avec les diverses spécialités de l’histoire, mais aussi collaboration avec les services de l’Inventaire comme avec ceux de la Direction régionale des Affaires culturelles… Car la « ville des morts » relève de la foi et des rites religieux bien sûr, mais aussi de la loi, de l’art, de contingences matérielles et financières, bref, de tous les aspects de la vie. Il n’est guère possible de présenter ici l’ensemble des pistes ouvertes, aussi présenterons-nous quelques exemples significatifs de ces recherches.
25Quand on pénètre dans le cimetière protestant, passés le portail et le mur de clôture, s’élève à gauche, un peu en retrait, la chapelle érigée en 1899. Sa construction, remarquons-le, est tardive, presque un siècle après l’inauguration du cimetière : elle est le signe d’une évolution majeure au XIXe siècle, la naissance et le développement d’une liturgie funèbre protestante. Pour des raisons à la fois pratiques et pastorales20, les Églises réformées mettent en effet en place au cours du siècle des cérémonies d’obsèques : les pasteurs accompagnent désormais les familles affligées depuis la maison mortuaire jusqu’au cimetière, alors que la tradition était jusque-là l’absence totale de liturgie au temple, de prière sur la fosse, d’oraison funèbre, de geste pour les pauvres… On a pu dire que les réformés, ayant abandonné au XVIe siècle toutes les pratiques traditionnelles, avaient inventé des funérailles « laïques21 », et même doublement laïques : laïques dans le lieu – puisque le cimetière n’est plus terre consacrée –, et laïques dans la forme – avec un rituel minimal et décléricalisé. Or à l’époque contemporaine ces pratiques sont en train d’évoluer, se révélant donc particulièrement intéressantes à étudier.
26Une promenade dans le cimetière permet de découvrir une seconde caractéristique étonnante du lieu : la concession de famille. Nous n’entendons pas dans cette expression le simple tombeau de famille très souvent élevé dans les cimetières22, mais bien un enclos familial, délimité par des grilles, qui forme comme un jardin dans le jardin, un cimetière dans le cimetière, et regroupe trois, cinq, dix… et jusqu’à dix-huit tombes. La famille marque ainsi dans le monde des morts sa structure et ses liens : elle forme groupe. Les grilles malheureusement disparaissent peu à peu, par manque d’entretien et sous l’effet de la rouille, mais aussi sous les coups discrets des jardiniers qui les considèrent davantage comme des obstacles que comme des éléments décoratifs signifiants. Approchons-nous maintenant des tombes, pour analyser en quoi consiste la sensibilité matérielle protestante.
27On sait qu’il ne faut attendre dans l’expression architecturale des temples ni luxe ni ornement23 : de manière générale, le patrimoine protestant se caractérise par la modestie et la rareté de son mobilier. Or dans le cimetière, à l’encontre de l’idée reçue de l’austérité protestante24, on constate une grande diversité architecturale et stylistique : parmi les plus beaux ou les plus originaux monuments du cimetière protestant figurent les tombes étrangères – anglaises, américaines ou allemandes – issues d’une tradition funéraire depuis longtemps établie, alors que les protestants français commencent à peine à redécouvrir l’art du tombeau. La symbolique funéraire est loin d’être absente : la croix bien sûr, dans la diversité de ses formes et de ses styles ; la croix huguenote, omniprésente au XXe siècle ; le crucifix parfois, utilisé par les luthériens ; la symbolique héritée de l’Antiquité, faite d’éléments macabres ou lumineux, d’animaux et de fleurs… Si les portraits demeurent très rares, même avec le développement de la photographie, l’épigraphie est en revanche prolixe, faite d’abord et avant tout de citations bibliques25.
28La comparaison avec l’ancien cimetière catholique – le cimetière municipal – est une source d’enseignements importante, puisque le cimetière protestant n’est pas un isolat. La tombe-chapelle par exemple, souvent utilisée par les familles catholiques, est construite par les protestants comme un édifice uniquement décoratif, vide, sans autel, ou bien sert d’enfeu pour abriter les cercueils entre ses murs ; elle est rarement d’inspiration gothique, romane ou composite, mais plutôt néo-classique. Les tombes représentent une source d’archives gravées dans la pierre extrêmement riches d’informations, mais dont on ne retient habituellement que les épitaphes les plus éloquentes, les monuments les plus remarquables ou les sépultures des hommes les plus célèbres ; il est donc apparu utile et nécessaire de réaliser un inventaire plus poussé du cimetière.
Le recensement des sépultures : pourquoi, comment ?
29Notre enquête a notamment pour but de renouveler, grâce aux observations de terrain et aux recensements systématiques, la connaissance du cimetière protestant contemporain. Un inventaire scientifique offre en effet la possibilité d’études nouvelles et approfondies en bien des domaines : histoire sociale, histoire des mentalités, histoire religieuse, histoire de la production du funéraire, etc. Pour étudier le cimetière a donc été élaboré un outil d’inventaire, au sein de la commission Cimetières Mémoires des lieux de la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France (SPPEF). Association de défense du patrimoine fondée en 1901, reconnue d’utilité publique en 1963, la SPPEF a mis en place dès 1996 cette commission pour préserver le caractère historique des cimetières face à des destructions trop nombreuses.
30Établir l’inventaire d’un cimetière est primordial : cela permet d’une part de garder la trace d’un patrimoine funéraire qui peut disparaître, d’autre part de révéler l’intérêt et la valeur des monuments funéraires. Car l’inventaire devient aussi un levier pour faire prendre conscience de la richesse du cimetière, de la mémoire des personnages qui ont marqué l’histoire locale et y sont inhumés, pour sensibiliser à la protection et à la sauvegarde de ce patrimoine, pour faire redécouvrir la diversité et les qualités des matériaux autrefois utilisés dans les cimetières avant la concurrence des monuments funéraires importés.
31Des travaux fondés sur le principe de l’enquête directe de terrain au moyen d’une grille imprimée se sont révélés très fructueux, que l’on songe aux thèses de doctorat soutenues par Madeleine Lassère sur le cimetière de la Chartreuse à Bordeaux, par Jacqueline Cuvier sur les tombeaux du cimetière de Nice, par Frédéric Thébault sur ceux d’Alsace, ou bien à l’ouvrage remarquable dirigé par Henri Hours sur le cimetière de Loyasse à Lyon26. Régis Bertrand, à partir de sa propre expérience, a dressé un très précieux bilan des problèmes de méthodes que le chercheur doit affronter en ce domaine27.
32Les réflexions sur les pratiques d’inventaire de cimetières sont déjà anciennes, et un premier état des lieux avait été dressé lors de la journée d’étude organisée par la SPPEF en octobre 2001 à Paris28. Y étaient notamment présentées les méthodes d’inventaire mises au point régionalement, celle du Service régional de l’Inventaire de Basse-Normandie et celle de la Fédération des Sociétés d’histoire et d’archéologie d’Alsace ; elles avaient chacune leur approche, légèrement différente l’une de l’autre :
la Fédération alsacienne avait pour but de répertorier toutes les tombes antérieures à 1939 et toutes les inscriptions, pour permettre ensuite des études sociologiques sur l’histoire de la commune ;
la fiche normande était destinée à une association qui souhaitait empêcher la destruction des tombes les plus remarquables dans des cimetières de village : utilisant le vocabulaire de l’Inventaire, ces fiches pouvaient servir pour des études typologiques d’ensemble.
33Le groupe de travail Cimetières Mémoires des lieux de la SPPEF a souhaité faire la synthèse de ces deux approches. À partir des travaux existants et en lien avec la DRAC Languedoc-Roussillon29, le groupe de travail a élaboré un outil informatique pratique et accessible à tous, présenté lors du colloque de Lyon, « Cimetières et patrimoine funéraire », en 201130. L’esprit général de ce modèle est de pouvoir faire réaliser par des bénévoles, membres d’associations locales de sauvegarde du patrimoine, des inventaires de cimetières avec un vocabulaire commun et une méthode cohérente. Ce système d’inventaire, utilisant le logiciel File Maker Pro, se présente sous la forme de fiches31 : des fiches « Cimetières » d’un côté32, des fiches « Sépultures » de l’autre33.
34L’intérêt de la fiche est de regrouper un maximum d’informations – en pensant aux éléments qui pourraient intéresser de futurs utilisateurs de la base de données – tout en restant simple et facile d’utilisation. La fiche comprend une partie générale et une partie typologique : la localisation générale ; la localisation particulière de la concession ; l’identité des défunts mentionnés sur le monument ; la description du monument ; le relevé complet des inscriptions ; les photographies, etc.
35La fiche est aisée à compléter grâce à des listes déroulantes permettant de répondre aux critères de localisation, de typologie, de matériaux et de décors, en employant les mots justes figurant dans les bases Palissy ou Mérimée de l’Inventaire. Pour une utilisation large et non pas limitée à une association qui aurait élaboré ses propres codes, c’est en effet le langage de l’Inventaire général qui a été adopté, selon le système descriptif établi par cet organisme : les rubriques sont regroupées par champs et désignées en capitales par des abréviations (DENO pour dénomination, DESC pour description, etc.). Les appareils de photo numériques permettent aujourd’hui des relevés accélérés : il est possible de contrôler immédiatement la qualité des clichés pris qui, intégrés dans les fiches, font gagner du temps et de la précision.
36En théorie, les champs sont simples à remplir ; dans la pratique, on rencontre bien entendu parfois des obstacles pour nommer ou reconnaître une forme, une figure ou un symbole peu connu. Selon la problématique, on choisira de faire un inventaire exhaustif ou bien d’effectuer un tri34. Dans le cas d’un inventaire exhaustif, qui permet une prise en compte du patrimoine « secondaire », le chercheur a tout loisir de ne consacrer qu’une fiche minimale, accompagnée d’une photographie, aux monuments jugés moins intéressants.
37Utilisé par des chercheurs à différents endroits, cet outil d’inventaire35 pourra permettre des comparaisons et des études typologiques inédites.
38Espace public à nul autre comparable, le cimetière est l’archétype du lieu de mémoire : lieu de mémoire individuelle et familiale où s’expriment l’intimité et la spiritualité de chacun, il est aussi un lieu de mémoire collective, élément d’identité et d’appartenance.
39Un cimetière n’est pas seulement le regroupement de monuments, il est également un paysage, un site. Il n’est pas seulement un espace muséal, conservatoire de belles sépultures : c’est un espace en évolution, dont la gestion administrative redessine sans cesse le visage, où les nouvelles tombes s’insèrent dans un tissu ancien, où les nouveaux monuments installés permettent à l’expression individuelle, aux diversités culturelles, sociologiques, religieuses, d’avoir libre court.
40Ainsi, l’inventaire d’un cimetière permet tout à la fois de dresser un état des lieux, de mettre en lumière la diversité des tendances et des mutations de l’architecture funéraire, mais il constitue surtout une source inépuisable d’informations, à laquelle on pourra venir puiser à nouveau, à chaque nouvelle recherche, à chaque nouvelle problématique. Dans le cas des cimetières confessionnels, il permet de révéler dans toute leur complexité les pratiques funéraires des com- munautés religieuses concernées. Nés des hasards ou des nécessités de l’histoire, ces cimetières confessionnels ont en effet été investis d’une fonction familiale, identitaire, communautaire, religieuse, par les familles et les Églises – ce qui explique leur fragilité mais aussi leur survie inattendue dans le grand processus de sécularisation qu’ont connu nos sociétés.
Illustration 1. Page d’accueil de la Base Cimetières

Illustration 2. Fiche d’inventaire pour référencer un cimetière

Illustration 3. Exemple de fiche d’inventaire pour une concession

(concession Baraduc au cimetière protestant de Montpellier, famille aujourd’hui éteinte).
Notes de bas de page
1 C’est avec plaisir que nous remercions ici M. Jean-Pierre Ehrmann, qui fut l’étincelle à l’origine de ces recherches.
2 Sur cette question, voir J. Thibaut-Payen, Les Morts, l’Église et l’État. Recherches d’histoire administrative sur la sépulture et les cimetières dans le ressort du parlement de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Fernand Lanore, 1977, p. 158-195.
3 La spécificité de ce cimetière par rapport à un cimetière catholique n’est pas liée aux tombeaux ni à quelque signe distinctif des inhumations : elle est d’être situé sans lien avec le lieu de culte. L’Édit de Nantes de 1598 généralise la séparation dans la mort : une partition qui est moins discriminatoire que conçue comme un élément de paix civile.
4 C. Delormeau, Le Cimetière protestant de Montpellier. Notice historique et description sommaire, Montpellier, imprimerie J. Reschly, 1963.
5 Bulletin des Lois, Paris, Imprimerie impériale, brumaire an XIII (1804), 4e série, n° 5, p. 75-80.
6 Le cimetière est progressivement rattrapé par l’essor urbain au XIXe siècle, puis englobé au XXe siècle.
7 R. Bertrand, « Limites d’une laïcisation de la mort », La Séparation de 1905. Les hommes et les lieux, éd. J.-P. Chantin et D. Moulinet, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2005, p. 37-49.
8 Eu égard à sa présence ancienne et renouvelée, la communauté juive montpelliéraine, quoique modeste et composée d’une centaine de membres, obtient du conseil municipal l’affectation dans le cimetière communal ouvert en 1849 d’un enclos entièrement indépendant pour ses inhumations : il s’agit de l’actuel « cimetière israélite ancien ». Voir P.-Y. Kirschleger, « Les juifs de Montpellier et leurs morts. Histoire du cimetière israélite ancien (XIXe-XXe siècles) », Roumanie, Israël, France : parcours juifs. Hommage au professeur Carol Iancu, éd. D. Delmaire, L.-Z. Herscovici et F. Waldman, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 337-367.
9 Le cimetière israélite ancien est géré par les autorités municipales, et les carrés confessionnels (juifs et musulmans) du cimetière Saint-Lazare sont des regroupements de fait au sein du cimetière communal, autorisés voire recommandés par les circulaires du Ministère de l’Intérieur, mais sans séparation matérielle de quelque nature qu’elle soit.
10 En 1905, un conflit éclata entre la ville de Nîmes et l’Église réformée de Nîmes au sujet de la propriété du cimetière : il fut tranché en 1910 par le Conseil d’État en faveur de cette dernière. Cf. A.-C. Paschoud-Gallier, « Le cimetière protestant de Nîmes en conflit avec la ville en 1910 », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, tome 141, janvier-mars 1995, p. 113-119.
11 Voir par exemple Les Cimetières familiaux protestants de Vendée, Monsireigne, Éditions du Musée de la France protestante de l’Ouest, 2010 ; C. Anton, Les cimetières protestants des Cévennes. Recensement et répartition géographique des cimetières protestants dans les vallées des Gardons cévenols, mémoire préparé en vue du diplôme de l’EHESS, s. dir. Daniel Fabre, 1997.
12 La formule de l’enclos est majoritaire, mais plus récente ou sommaire qu’on ne le croit. Les cimetières de plein champ éloignés des maisons paraissent avoir été clos dès leur création, alors que ceux proches des demeures étaient plus souvent ouverts.
13 Cette association cyprès-tombe est parfois plus imaginaire que réelle, surtout hors des Cévennes. Cet arbre a été associé dans le monde méditerranéen dès l’Antiquité à la symbolique funèbre (est-ce en raison de sa résine imputrescible, du feuillage persistant ? de sa silhouette évoquant une flamme, vue comme un trait d’union entre ce monde et le ciel, voire une image du Saint-Esprit ?). Il s’agit d’une pratique sans exclusivité protestante, dont le renouveau date des temps du néo-classicisme (fin XVIIIe-début XIXe siècle), même si dans l’esprit des propriétaires de cimetières cette coutume est inscrite dans un passé intemporel.
14 J. Carrière, L’Épervier de Maheux, Paris, Robert Laffont, 1992 [1972], p. 23.
15 Archives départementales de l’Hérault, Fonds de l’Église réformée de Montpellier, 12 J 229-248, 280-311, 723.
16 M.-P. Malle et R. Bertrand, « Le cimetière protestant de Nîmes », La Ville des morts. Enquête sur l’imaginaire urbain contemporain d’après les cimetières provençaux, éd. M. Vovelle et R. Bertrand, Paris, Éditions du CNRS, 1983, p. 87-88.
17 Témoignage de Jean-Marie Graland recueilli par Élodie Paul, le 18 février 2014.
18 Ce retour à la nature correspond assurément à plusieurs niveaux d’explication : une attitude délibérée liée au refus de toute forme de culte des morts comme chez les « papistes » ; l’imitation peut-être d’un modèle inspirée de l’Europe protestante ; une plus grande liberté laissée aux plantations privées ; le manque de moyens, l’éloignement, l’ignorance, l’extinction ou le désintérêt des familles pour les tombes de leurs aïeux ; l’absence de quadrillage régulier du cimetière ; l’attitude des autorités gestionnaires des cimetières qui n’ont ni la volonté ni les moyens d’entretenir l’environnement des sépultures…
19 À travers notamment un site Internet : http://cimetieresdemontpellier.wordpress.com/
20 Jusque-là les enterrements avaient lieu en plein air, et l’on insiste sur les inconvénients, aussi bien l’ardeur des rayons du soleil que le froid et les intempéries ; on insiste aussi sur les avantages d’une cérémonie au temple : recueillement, gravité, cachet religieux…
21 Voir M. Carbonnier-Burkard, « Des funérailles laïques : l’exception réformée, du XVIe au XVIIIe siècle », La Mort, le Deuil, la Promesse. Sens et enjeux du service funèbre, éd. R. Picon, Lyon, Olivétan, 2005, p. 79-89 ; B. Roussel, « ‘‘Ensevelir honnestement les corps’’ : Funeral Corteges and Huguenot Culture », Society and Culture in the Huguenot World, 1559-1685, ed. R. A. Mentzer and A. Spicer, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2002, p. 193-208.
22 « La vraie maison de famille », comme l’écrivait Philippe Ariès (Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975, p. 141) : cela se traduit le plus souvent par la sépulture collective d’une famille bourgeoise dont le nom s’inscrit au fronton et dont la concession à perpétuité permet de réunir peu à peu les membres.
23 B. Reymond, L’Architecture religieuse des protestants, Genève, Labor et Fides, 1996.
24 C’est l’une des idées reçues que Sébastien Fath recense à propos des protestants : S. Fath, Les Protestants, Paris, Le Cavalier bleu, 2003.
25 On peut constater une nette préférence pour les citations du Nouveau Testament (Évangiles et Apocalypse), même si l’Ancien Testament et les Psaumes surtout jouent également un rôle essentiel dans la piété funéraire. Pour un élément de comparaison, voir par exemple J.-P. et H. Bost, « Pratiques funèbres et discours biblique des tombes en Béarn protestant au XIXe siècle », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, t. 142, « Les Protestants dans les pays de l’Adour (1787-1905) », éd. S. Tucoo-Chala, octobre-décembre 1996, p. 831-851.
26 M. Lassère, Le cimetière de la Chartreuse à Bordeaux, des origines à nos jours, thèse de doctorat en histoire contemporaine, Université de Bordeaux III, 1986 ; J. Cuvier, L’Architecture funéraire, reflet des comportements socio-culturels. L’exemple de Nice 1830-1930, Thèse de doctorat en lettres modernes, Université de Nice, 2002 ; F. Thébault, Le Patrimoine funéraire en Alsace. Du culte des morts à l’oubli, 1804-1939, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004 ; H. Hours, M. Lavigne-Louis et M.-M. Vallette d’Osia, Lyon. Le cimetière de Loyasse, Lyon, Préinventaire des monuments & richesses artistiques, 1996.
27 R. Bertrand, « Estudio de los cementerios franceses contemporáneos. Los problemas de método », Trace, n° 58 : Las ciencias sociales y la muerte, diciembre 2010, p. 71-81 : cet article a été publié en français sur http://necrolog.hypotheses.org/186 (« L’étude des cimetières français contemporains : problèmes de méthodes »).
28 Journée d’étude sur le thème Cimetières Mémoire des lieux, Paris, jeudi 25 octobre 2001, Paris, SPPEF, brochure dactylographiée, p. 58.
29 Nous remercions ici la DRAC Languedoc-Roussillon, et plus particulièrement Madame Hélène Palouzié, conservateur des antiquités et objets d’art, d’avoir mis à notre disposition la base informatique élaborée pour les objets d’art.
30 P.-Y. Kirschleger, « Faire l’inventaire d’un cimetière », Cimetières et patrimoine funéraire, Lyon, mardi 25 octobre 2011, colloque organisé par Patrimoine rhônalpin et la SPPEF, brochure dactylographiée.
31 Illustration 1, page 119.
32 Illustration 2, page 120.
33 Illustration 3, page 121.
34 Voir à ce sujet les réflexions de R. Bertrand, Art. cit.
35 La SPPEF propose gratuitement ce système d’inventaire aux chercheurs et aux associations, utilisable directement grâce à une solution d’application qui ne nécessite pas d’acheter le logiciel.
Auteur
Pierre-Yves Kirschleger est agrégé d’histoire, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3. Il est spécialiste d’histoire religieuse, et plus particulièrement de l’histoire du protestantisme en France aux XIXe et XXe siècles. Dans le domaine de l’histoire de la mort, il travaille sur les cimetières protestants et juifs. Il a présenté plusieurs communications, notamment à Lyon, lors du colloque organisé par l’association Patrimoine rhônalpin, Cimetières et patrimoine funéraire (25 octobre 2011) : « Faire l’inventaire d’un cimetière. Problèmes et méthode ».
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un trésor à l'Université d'Avignon
La pharmacie de l'Hôpital Sainte-Marthe
Françoise Moreil et Catherine Vieillescazes (dir.)
2018
Révolutionner les cultures politiques
L’exemple de la vallée du Rhône, 1750-1820
Nicolas Soulas
2020
Les éclats de la traduction
Langue, réécriture et traduction dans le théâtre d'Aimé Césaire
Giuseppe Sofo
2020
Scénographies numériques du patrimoine
Expérimentations, recherches et médiations
Julie Deramond, Jessica de Bideran et Patrick Fraysse (dir.)
2020
Rome : éduquer et combattre
Un florilège en forme d'hommages
Catherine Wolff Bernadette Cabouret et Guido Castelnuovo (éd.)
2022