Les sources de la marbrerie funéraire L’exemple lyonnais
p. 65-71
Texte intégral
1L’Inventaire général du patrimoine culturel recense, étudie et fait connaître le patrimoine artistique de la France, telles sont ses trois missions essentielles1. Il s’agit la plupart du temps d’un inventaire topographique, qui s’attache à étudier toutes les parcelles d’un canton, d’une ville, ou d’une autre aire d’étude (telle qu’une communauté de communes, un parc régional, etc.). Des enquêtes thématiques peuvent également être conduites : le patrimoine industriel, le vitrail...
2Pour ce qui concerne la ville de Lyon, l’avancement des travaux se fait secteur après secteur, mais des opérations d’urgence sont également menées pour garder la mémoire des édifices avant destruction ou remaniements importants. C’est dans ce cadre qu’ont été étudiés le crématorium du cimetière de la Guillotière, en 20032, avant que des galeries permettent un accès facile aux cases supérieures du colombarium et avant que le catafalque soit agrandi en raison de l’augmentation de la taille moyenne de la population (les cercueils ont de plus en plus de mal à entrer dans un catafalque du début du XXe siècle !), ou le tombeau d’Eugène Dumortier3, en 2004, dont la concession était arrivée à échéance et dont le médaillon est désormais conservé par l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon4.
3Avec le changement des mentalités5, l’uniformisation des formes, celle des matériaux (importation massive de granits de Chine et d’Inde, plus compétitifs, depuis les années 1990), l’exposition constante aux intempéries, le patrimoine funéraire est fragile à plus d’un titre. Si les chapelles, tombeaux, vitraux6, croix ou compositions florales en perles ou en céramique sont menacés7, les établissements qui les ont produits le sont également, les marbreries en particulier8. Dans les années 2000 à Lyon, plusieurs permis de démolir affectant des marbreries sont déposés. Les difficultés économiques énoncées ci-dessus conjuguées à la pression immobilière sonnent le glas de certaines de ces entreprises9. Un inventaire avant destruction devient donc urgent, car les informations à collecter sont souvent plurielles et inédites.
4L’étude des édifices pour eux-mêmes et pour leur place dans l’urbanisme est déjà d’un intérêt indéniable. On examine ainsi le logement patronal, l’organisation des ateliers – stockage, sciage, mise en forme, sculpture, polissage, gravure, composition florale. À terme, le corpus des marbreries sera suffisant pour en réaliser une étude comparative.
5En outre, les marbreries ont généré durant leur activité toutes sortes de documents que certains marbriers, découragés par les soucis économiques, avec la hâte de tourner la page, ont tendance à jeter sans y accorder le moindre intérêt. Or, ces archives ont plusieurs vertus. Elles renseignent l’entreprise elle-même : les boutiques, la façon d’exposer la marchandise dans la rue10, les employés ; elles renseignent également les carrières de pierre ou de marbre ; elles concernent des monuments édifiés par la marbrerie : catalogues de modèles11, photographies d’édicules effectivement réalisés12 ; elles sont source d’information sur les autres activités de l’entreprise avec les réalisations non funéraires puisque le marbre est largement utilisé par les arts décoratifs. Les « réclames », publiées dans la presse, apportent un complément d’informations.
6Ces archives permettent également d’accéder à des fonds concernant les artistes locaux. Les sculpteurs qui exécutent des commandes funéraires, artistes et parfois praticiens pour des sculpteurs reconnus, peuvent réaliser, au sein de la marbrerie où les ateliers sont vastes, des œuvres religieuses ou civiles qui partent quelques fois fort loin de l’atelier : il en reste des croquis, des photographies, des souvenirs vivaces chez les marbriers les plus âgés. Ces sources sont d’autant plus importantes que les sculpteurs qui œuvrent dans le domaine funéraire sont au bas de l’échelle sociale et artistique13 et sont souvent considérés avec mépris. Cette activité est vécue comme essentiellement alimentaire en attendant des commandes valorisantes. Ainsi, ces fonds permettent une connaissance plus fine de l’histoire de l’art local que la fonction principale de l’édifice n’aurait laissé présager.
7Heureusement, il y a encore des marbreries en activité. Et c’est parce que nous cherchions à identifier le sculpteur des reliefs de la célèbre brasserie Georges à Lyon que nous avons rencontré14 Paulette Favre qui a longtemps géré la marbrerie de son grand-père et de son père. Certains artistes ont profité de la taille des ateliers pour y sculpter des œuvres monumentales. Ainsi, sans travailler dans l’urgence, nous avons pu réaliser l’opération d’inventaire de la marbrerie Favre15 située dans le 4e arrondissement face au nouveau cimetière de la Croix-Rousse. Elle recèle, bien sûr, une mine d’informations. Certains outils de travail, devenus obsolètes, sont néanmoins encore en place, tels des gabarits, des paillons, … c’est tout un réseau local que l’on peut reconstituer. Ainsi, le chariot élévateur Manitou de 1978 est équipé d’une benne Manjot produite à Vénissieux (69).
8Pour conclure cette intervention sur l’intérêt de recenser et d’étudier les marbreries et leurs archives, voici la transcription de l’entretien que nous avons eu avec Madame Paulette Favre, petite-fille du fondateur de l’entreprise Favre, entreprise qui fête ses cent ans en 2014. Afin d’enrichir cette étude, nous prévoyons, avec les professionnels vidéo de la Région Rhône-Alpes, de filmer les machines en fonctionnement. Les propriétaires rachètent en effet des machines datant des années 1960, moins sophistiquées que celles conçues actuellement, et donc réparables plus facilement.
Illustration 1. Croix dans le dépôt des concessions arrivées à échéance.

Marbrerie Moine, 8 rue de l’Éternité, Lyon 8e, croix dans le dépôt des concessions arrivées à échéance.
Photo É. Dessert © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel ; 2007 – ADAGP :(détail)
Illustration 2. Une entreprise artisanale dans un quartier en pleine restructuration

Marbrerie Moine, 8 rue de l’Éternité Lyon 8e, une entreprise artisanale dans un quartier en pleine restructuration, état en 2007. Marbrerie démolie depuis.
Photo É. Dessert © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel ; 2007 – ADAGP (détail)
Illustration 3. Photographie d’une boutique des Marbriers et Sculpteurs réunis

Photographie d’une boutique des Marbriers et Sculpteurs réunis, collection de l’entreprise, premier quart du XXe siècle.
Photo É. Pons © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel ; 2009 – ADAGP (détail)
Illustration 4. Extrait d’un catalogue conservé par les Marbriers et Sculpteurs réunis

Extrait d’un catalogue conservé par les Marbriers et Sculpteurs réunis, collection de l’entreprise, ca 1900.
Photo É. Pons © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel ; 2009 – ADAGP (détail)
Illustration 5. Photographie d’un tombeau réalisé par les Marbriers et Sculpteurs réunis

Photographie d’un tombeau réalisé par les Marbriers et Sculpteurs réunis, collection de l’entreprise, années 1920. À la demande des Marbriers et Sculpteurs réunis, les noms propres ont été floutés afin de respecter la vie privée des ayants droit.
Photo É. Pons © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel ; 2009 – ADAGP (détail)
Illustration 6. Vue de situation de la marbrerie Favre

Vue de situation de la marbrerie Favre, 94 rue Philippe-de- Lassalle, Lyon 4e.
Photo É. Dessert © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel ; 20012 – ADAGP (photo originale en couleur)
Notes de bas de page
1 Site de l’Inventaire général du patrimoine culturel : http://www.inventaire.culture.gouv.fr/
2 Four crématoire : crématorium du Nouveau cimetière de la Guillotière - Inventaire Général du Patrimoine Culturel (auvergnerhonealpes.fr) https://patrimoine.auvergnerhonealpes.fr/dossier/four-crematoire-crematorium-du-nouveau-cimetiere-de-la-guillotiere/cc9bcdcd-7873-438b-81aa-9a4936a855c1
3 Tombeau d'Eugène Dumortier - Inventaire Général du Patrimoine Culturel (auvergnerhonealpes.fr) https://patrimoine.auvergnerhonealpes.fr/dossier/tombeau-d-eugene-dumortier/e17fb0ae-b76d-4f1e-a233-664432de42a5
4 Renseignement pris auprès de Monsieur Jean-Pol Donné, Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon.
5 Voir notamment P. Ariès, L’Homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, Livre II, « La mort ensauvagée », cinquième partie, « La Mort inversée ».
6 L. de Finance, « Les vitraux des chapelles funéraires : une mort annoncée », Monumental, 2004/1, p. 30-33.
7 Patrimoine rhônalpin, Bâtir la dernière demeure. Patrimoine funéraire en Rhône-Alpes, Lyon, Patrimoine rhônalpin, 2008.
8 Illustration 1, page 70.
9 Illustration 2, page 70.
10 Illustration 3, page 70.
11 Illustration 4, page 70.
12 Illustration 5, page 71.
13 A. Vingtrinier, Les Mariages de M. Pilon. Roman provincial, Lyon, Bellier, 2003 [publié en feuilleton en 1891-1892].
14 Grâce au réseau funéraire lyonnais et à la Commission Cimetière initiée par Patrimoine rhônalpin, et notamment à Céline Eyraud, direction des Cimetières, Lyon.
15 Illustration 6, page 71.
Auteur
Véronique Belle, historienne de l’art, est chercheure à l’Inventaire général du patrimoine culturel de la Région Rhône-Alpes. De 1990 à 1999, ses enquêtes dans le département du Val-de-Marne, au sein de l'Inventaire d'Île-de-France, lui permettent de se spécialiser dans l’étude du XIXe siècle et de la première partie du XXe siècle, et plus particulièrement dans le domaine de la sculpture. Ce dernier inclut la problématique des monuments aux morts et de la sculpture funéraire ouvrant plus largement sur l’art funéraire dans son ensemble. Depuis 1999, elle fait partie de l’équipe chargée de l'inventaire de la ville de Lyon (DRAC Rhône-Alpes puis Région Rhône-Alpes).
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