Enfants, animaux et idiots
p. 17-39
Texte intégral
Natalie Petiteau. Bonjour à toutes et à tous. Il est important que nous accueillions non seulement le public ici présent, mais également les intervenants qui ont permis l’organisation de ce cycle de Leçons et que je vais donc présenter – si tant est qu’ils aient besoin d’être présentés.
Je vous souhaite la bienvenue dans cette Villa Supramuros, dont le nom et l’esprit ont été inventés par le Vice-président Culture et marques de l’Université d’Avignon Damien Malinas, qui est malheureusement absent aujourd’hui et que j’ai le plaisir de remplacer en tant que Vice-présidente du Conseil d’administration. Damien Malinas est également, avec madame Laure Adler, le responsable scientifique des Leçons de l’Université, qui sont maintenant devenues en quelque sorte une institution dans ce festival. L’Université d’Avignon est particulièrement reconnaissante à madame Adler de son investissement à l’égard de ces rencontres, quelle anime très fidèlement chaque année.
Ce lieu que l’on appelle Villa Supramuros commence à faire partie de vos habitudes. Il va évoluer, il va continuer de s’enrichir et pour cela nous nous devons de remercier notamment la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur, qui permettra – vous le verrez dans les prochaines années – une très belle rénovation. Mais rassurez-vous : ce qui en fait le charme aujourd’hui restera absolument intact dans le futur.
Nous remercions également la Fondation de l’Université d’Avignon et Olivier Rouault, son directeur actuel, pour avoir participé à la mise en place de ces entrevues.
Il me revient, enfin, de remercier les services de l’Université d’Avignon, sans lesquels tout cela n’aurait pas lieu : la Maison de la Culture et de la vie de campus représentée par Myriam Dougados, la Maison de la Communication en la personne d’Alexandra Piaumier, aussi bien que le services logistique, hygiène et sécurité, qui participent très activement à la préparation de cet évènement.
Bien évidemment n'oublions pas – je me tourne vers le Professeur Guido Castelnuovo – les Éditions Universitaires d’Avignon, grâce auxquelles vous pouvez retrouver une bonne partie des Leçons antérieures publiées dans la collection Entre-Vues et grâce auxquelles nous allons éditer également celles de cette année.
Maintenant il ne me reste qu’à laisser la parole à madame Laure Adler pour l’animation de cette Leçon avec la dramaturge Emma Dante, que nous remercions – last but not least – très vivement de sa présence ici, aujourd’hui. Merci à tous.
Laure Adler. Je remercie madame la Vice-présidente et souhaite la bienvenue à Emma Dante, que nous avons découverte au Festival d’Avignon, il y a trois ans, grâce à une pièce qui nous avait énormément remués, Les Sœurs Macaluso.
Nous la suivons depuis longtemps désormais : Emma donne des spectacles partout, on peut la voir à Paris comme dans toute l’Europe, et nous avons eu la chance d’assister à sa dernière création, Bêtes de scène. Nous reparlerons tout à l’heure de cette pièce, qui a été suivie d’une grande ovation, alors que le propos – comme d’habitude chez vous – est assez transgressif et que vous faites un théâtre qui, je crois, est en même temps politique et métaphysique.
Nous reviendrons sur toutes ces thématiques, mais d’abord Palerme. Palerme, vous y êtes née ; Palerme, vous y avez vécu ; Palerme, vous l'avez quittée ; Palerme, vous y êtes revenue et enfin Palerme, vous y travaillez actuellement. Quelle relation avez-vous avec cette ville ?
Emma Dante. (En français) Bonjour. Je vous parlerai en italien parce que mon français est horrible. Donc excusez-moi, pardonnez-moi !
(En italien) J’habite à Palerme, je travaille à Palerme et Palerme est aussi un peu mon obsession. Je possède un espace qui est une cave, une ancienne usine de chaussures, et avec ma compagnie nous travaillons là-bas depuis plus de dix ans. Je collabore toujours avec les mêmes comédiens : Bêtes de scène est un spectacle créé par la même compagnie que Les Sœurs Macaluso, bien qu’il soit complètement différent. Nous cherchons à travailler comme si le groupe de théâtre était une famille et faisons donc en sorte de passer beaucoup de temps ensemble pendant les répétitions et même avant, à travers des rencontres mensuelles, quand nous arrivons à nous libérer des engagements de la tournée. Pendant ces rencontres nous nous rassemblons pour étudier et nous interroger sur la méthode que nous utilisons, puisqu’il s’agit d’une méthode sans cesse en mouvement, en évolution et en involution.
Laure Adler. Cela n’explique pas pourquoi vous êtes retournée à Palerme.
Emma Dante. Oui, c’est une question assez difficile. Donc... j’y suis retournée car ma mère était en train de mourir, je l'ai accompagnée dans les derniers mois de sa vie et j’ai retrouvé Paierme. Et j’ai aussi compris que le théâtre que je faisais devait changer. La mort de ma mère, de mon frère, mes deuils personnels ont beaucoup influencé mon écriture dramatique ainsi que l’histoire de ma compagnie. Je suis restée à Palerme, ensuite, parce que je suis tombée amoureuse de cette ville où j’étais née et que je ne connaissais pas. J’avais oublié y être née.
Laure Adler. Vous avez eu le désir d’y rester et d’inventer une nouvelle forme de théâtre. Cependant, il vaudrait mieux revenir sur les années antérieures, parce que, dans le monde du théâtre, vous êtes une étoile un peu particulière. Vous êtes à la fois cinéaste, comédienne, metteuse en scène, fondatrice d'une compagnie et, auparavant, vous aviez fait partie d’un groupe d’avant-garde qui a été très important dans la construction de votre itinéraire théâtral. Est-ce que vous pouvez nous dire comment le Groupe 63, ce mouvement italien d’avant-garde théâtrale, vous a construite ?
Emma Dante. J’ai commencé à travailler comme comédienne. Pendant plusieurs années j’ai fait l’actrice dans d’importantes compagnies italiennes. J’ai appris le métier de comédien en faisant du théâtre. Cela me permet, aujourd’hui, d’aider les acteurs, parce que le centre de mon théâtre, de la façon que j’ai de faire du théâtre, est toujours l’acteur. Je travaille donc souvent sans scénographie, sans costume, la place vide : le comédien est la clé de tout. Ayant été longtemps interprète, j’ai appris un peu l’alphabet de la scène. Maintenant ma compagnie est un point de repère pour un certain type de théâtre ; je ne sais même pas si on peut le définir d’avant-garde. C’est bizarre de dire « avant-garde » en ce moment historique, où en Italie on craint de prendre des risques vis-à-vis de tout ce qui concerne l’innovation, le courant novateur défendu par les jeunes groupes de recherche. Il y a un malaise profond par rapport à la place à accorder à ces nouvelles réalités, à ces jeunes groupes de recherche.
Laure Adler. En Italie il y a Romeo Castellucci...
Emma Dante. Il ne travaille pas en Italie.
Laure Adler. Ah, donc vous ne considérez pas qu’il soit italien !
Emma Dante. Non, mais c’est impossible de faire... Castellucci est un très grand artiste, qui n’arrive pas à travailler en Italie.
Laure Adler. Pourquoi, à votre avis ? Contrairement à vous, qui vous nourrissez de la réalité italienne, lui, il élabore un théâtre à partir de son propre univers mental ?
Emma Dante. Oui, mais... Alors, Castellucci est pour nous, et je ne pense pas qu’à nous les Italiens, un esprit suprême et sa difficulté à travailler en Italie est due justement aux problèmes que l’on rencontre lorsqu’un grand artiste fait des demandes importantes et complexes, comme celles qu’il fait. Il a donc besoin d’un territoire dans lequel son art puisse s’exprimer librement.
Mon monde créatif est totalement différent : je fais un tout autre genre de théâtre, très pauvre d’éléments, avec presque rien et je me prends de longues périodes avec ma compagnie pour pouvoir écrire mes spectacles. C’est grâce à cela que je parviens à être plus indépendante : puisque je demande peu.
Laure Adler. Est-ce que Kantor vous a influencée ? Parce qu’on pense à Kantor quand on voit vos spectacles.
Emma Dante. Oui, absolument. J’ai eu la chance de voir un des derniers spectacles de Kantor dans lequel il était sur scène. Je fréquentais encore l’Académie d’Art Dramatique Silvio D’Amico de Rome et je n’étais jamais tombée sur un théâtre aussi étrange. Quand j’ai vu ce petit monsieur, assis, le dos au public, qui s’en fichait des spectateurs et de temps en temps se levait et rangeait des choses, intervenait, s’immisçait dans l’action dramatique, alors j’ai compris que c’était exactement le théâtre que je voulais faire : un théâtre inachevé, imparfait, qui ne se contente jamais, que l’on ne peut pas confectionner, qui n’est jamais un don ou un cadeau agréable.
Laure Adler. Le travail de mise en scène, pour vous, Emma Dante, ne répond pas à une volonté de faire plaisir, mais plutôt à une volonté d’interroger : il faut que le spectacle continue, après sa fin, dans chacune de nos têtes. C’est cela, non, votre définition du théâtre ?
Emma Dante. Oui, pour moi le spectacle doit continuer à travailler à l’intérieur du spectateur. Même lorsque la pièce est terminée, son écho doit continuer à résonner. C’est difficile pour nous, maintenant, de nous déconnecter et de nous connecter au rêve. Or le théâtre est le lieu du rêve et du cauchemar, il faut mener une action, même forcée, afin d'éloigner tout ce qui concerne notre relation virtuelle avec le monde, chaque réalité virtuelle possible, qui n’existe pas. C’est-à-dire arrêter de baisser les yeux et garder la tête haute, parce que le théâtre a besoin d’une tête haute, non pas d’un regard baissé. Aujourd’hui nous vivons dans une époque dangereuse, car je vois beaucoup d’yeux baissés. Mais si le spectateur est capable de garder son regard rivé en avant, vers un futur hypothétique, alors il peut participer à ce cauchemar, à ce rêve qu’il voit.
Laure Adler. Votre théâtre pose de nombreuses interrogations. On en sort quelque peu remué, avec plus de questions que de réponses.
Votre dernière création qui vient de débuter à Avignon, intitulée Bêtes de scène, mais aussi celles qui l’ont précédée posent le problème du corps collectif et de l’individu. On a vraiment l’impression que le théâtre pour vous doit essayer de comprendre ce qu’est un individu par rapport au corps collectif. Pourriez-vous mieux expliquer ce point ?
Emma Dante. Oui. Le travail que nous faisons est une écriture sur le corps, une écriture charnelle. Bêtes de scène est l’amplification de cette écriture, car justement il n’y a pas de texte, de dialogues, d’histoire, d’intrigue, il n’y a ni personnage, ni rôle. Le spectacle est pour moi un moment d’effacement total, dans lequel le protagoniste est le silence. Pour moi cette communauté de corps, cette agrégation de corps nus est un début possible de quelque chose, ou bien la fin. Tout cela est dangereux, parce qu’à partir de ce zéro nous pouvons progresser, nous pouvons réécrire une histoire, rebâtir une morale, ou mourir. C’est pourquoi Bêtes de scène se situe, à mes yeux, dans une sorte de purgatoire dantesque, qui est, au final, le monde. Le purgatoire est notre monde, là où nous sommes.
Laure Adler. Pour celles et ceux qui n’auraient pas encore vu ce spectacle, il faut préciser qu’au départ, tandis que nous, spectateurs, nous nous asseyons dans la salle, les acteurs sont déjà sur le plateau. Ils sont tous habillés avec des t-shirts, des pantalons, des baskets et ils exécutent des mouvements collectifs, tous les mêmes. C’est pour cela que j’ai parlé de « corps collectif ». D’ailleurs même dans le spectacle précédent d’Emma, Les Sœurs Macaluso, collectif et individuel étaient aussi présents. Pour en revenir à Bêtes de scène, petit à petit les comédiens arrêtent d’accomplir les mêmes mouvements, ils décident donc de ne plus être un corps collectif : ils se déshabillent progressivement, devant le public, et ils restent complètement nus. Qu’est-ce que cela signifie être nus, Emma Dante ?
Emma Dante. Ce début de Bêtes de scène pour moi est le moment le plus important, puisqu’il ne fait pas partie du spectacle, mais c’est une rencontre entre les acteurs et les spectateurs. La lumière est allumée dans la salle. Il n’y a pas de frontière qui sépare les deux mondes, mais seulement une interrogation du regard, surtout de la part des spectateurs, parce que quand les comédiens se déshabillent et restent complètement nus, ils ne font pas étalage de leur nudité, mais ils ont honte, et même le spectateur ressent de la honte à les regarder. Cette profonde sensation de gêne, de pitié, évite tout scandale. C’est le moment, pour moi, où les deux groupes d’individus, les spectateurs et les acteurs, forment une histoire unique.
Laure Adler. Cela signifie que nous spectateurs, nous avons honte de les voir se dénuder devant nous, parce qu’eux aussi, ils éprouvent le même sentiment de honte. Et ils se cachent quoi ? Le sexe. Pourquoi ?
Emma Dante. Parce qu'il ne s’agit pas d’une nudité provocatrice, mais bien d’une renonciation. Les comédiens choisissent de tout enlever et de commencer ce voyage, cette expérience, mais ce n’est pas simple pour eux de se montrer nus face au public. Ils doivent en quelque sorte prendre confiance en eux-mêmes ; d’ailleurs à la fin du spectacle cette même rangée de corps se trouvera face au public sans plus se couvrir, car le spectacle est un processus, un parcours qu’ils font pour abandonner le sens de la pudeur, de la honte.
Laure Adler. Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à Dante. Nous ignorons dans quel territoire cette communauté s’inscrit : s’agit-il d’un espace géographique, d’un espace mental ou d’un espace presque psychique ? Dante vous aurait-il influencée et, si jamais c’est le cas, les Bêtes de scène se trouvent-elles plutôt au purgatoire, à l’enfer ou au paradis ?
Emma Dante. Je suis partie d’une peinture qui a beaucoup influé sur le choix de ces corps qui se couvrent le sexe, les yeux. Il s’agit d’Adam et Ève chassés de l’Èden de Masaccio. Ce tableau est en effet très puissant pour moi et sa redécouverte a été extrêmement importante pour ce spectacle, parce qu’il concerne la conscience du péché : au moment où Adam et Ève reçoivent l’ordre de quitter le paradis, ils comprennent qu’ils sont des pécheurs et le sentiment de la honte naît en eux. C’est un peu ce qui arrive aux interprètes de Bêtes de scène qui reçoivent le regard du public : le spectateur devient Dieu et ce péché qu’ils croient avoir commis leur fait ressentir de la honte. Ensuite cette sensation va les quitter, car l’expérience qu’ils font leur montrera qu’ils ne sont pas des pécheurs, qu’ils n’ont jamais été rien d’autre que ce qu’ils sont : nus et dépourvus de toute faute. Il y a une chose, pourtant, qu’ils se couvrent avec encore plus d’insistance que les seins ou le sexe même dans la peinture de Masaccio : les yeux. Le regard devient plus scandaleux que le pénis ou le vagin, il faut le cacher. Donc dans Bêtes de scène l'enclos, le plateau où tombent les comédiens est un peu le monde où nous sommes, ce n’est plus le paradis.
Laure Adler. Ce pourrait toutefois être le purgatoire, et en tout cas ce n’est pas encore l’enfer. Qu’avons-nous encore d’humain ? Qu’est-ce qu’il en reste ? Nous sommes des êtres humains qui pourtant, parfois, ne sont pas assez humains. C’est une question que vous posez à l’intérieur de votre théâtre, parce ce que dans Bêtes de scène il y a un moment où les acteurs cessent d’être des hommes et deviennent des animaux. Or, n’oublions pas que nous avons été des animaux avant d’être des hommes. Où se situe, pour vous, la frontière entre animal et homme ?
Emma Dante. C’est difficile à dire.
Laure Adler. Désolée pour ces questions, mais c’est le spectacle qui les pose.
Emma Dante. Ne vous inquiétez pas, je comprends tout à fait. L’idée principale était justement de travailler sur la bestialité, de chercher au cours du spectacle une perte de la honte et du préjugé, de revenir à une origine primitive – ce qui est en effet le travail que je fais avec les comédiens, même quand je monte d’autres spectacles. Je leur demande de redevenir enfants, d’être tout à la fois animaux et idiots, parce que les personnalités, les fantômes de ces trois individus que nous avons à l’intérieur sont fondamentaux afin de pouvoir affronter un parcours créatif dépourvu de tout préjugé, car personne ne sait jouer comme les enfants le font. Les adultes ne savent pas le faire. Les animaux ne ressentent pas de honte : s’ils doivent faire caca ils font caca, s’ils ont faim ils mangent et personne n’est plus proche d’une foi, d’un dieu, qu’un idiot. Ces trois individus que le comédien doit récupérer à l’intérieur de soi sont fondamentaux pour tout type de processus créatif. Il existe donc aussi ce monde de singes, dans Bêtes de scène, des singes qui sont venus avant nous.
Laure Adler. En regardant votre dernière création on pense aussi, beaucoup, à Pina Bausch. Est-ce quelle vous a influencée ?
Emma Dante. Pina Bausch influence tout le monde, pas seulement moi. Qui n’est pas influencé par Fina Bausch ? Nous ressentons une forte nostalgie, elle nous manque beaucoup. Cela nous démontre l’importance de son parcours créatif.
Laure Adler. Et puis, en dehors du fait que Pina Bausch nous manque, il y a réellement aussi chez vous une méthode tout à fait similaire à la sienne : vous travaillez avec une compagnie, donc toujours avec les mêmes personnes, mais chacune d’entre elles existe. Un point fort de Bêtes de scène est justement le fait que tous les acteurs et les actrices sont nus, chacun et chacune avec sa personnalité. Cela nous fait réfléchir sur ce que nous sommes vraiment : même nus, nous gardons une forte personnalité. Nous ne sommes pas seulement ce qu’on apparaît ou ce qu’on paraît.
Emma Dante. Oui, absolument. Les comédiens qui jouent dans Bêtes de scène ont choisi de participer à un processus qui est aussi très frustrant, parce qu’on leur a tout ôté, dans ce spectacle. Ils ont très peu de jouets, ils n'ont pas de prise, ils n’ont pas de dialogues, de monologues à réciter. Ils n’ont pas de personnages, de costumes ou d’histoires intéressantes et, donc, ils travaillent sur la soustraction, non seulement à cause de leur nudité, car ce n’est même pas cela le problème : le véritable scandale de Bêtes de scène, selon moi, est l’absence d’une histoire.
Laure Adler. Bon, chacun doit écrire la sienne. C’est ce qui arrive à ceux qui vont voir votre création : chaque spectateur se crée sa propre histoire. D’ailleurs hier soir à la sortie les gens échangeaient : même quand ils étaient côte à côte, ils n’avaient pas vu le même spectacle. Chacun son histoire.
Je ne sais pas si vous l’avez voulu, mais à la fin de votre création, les comédiens sont, évidemment, encore nus, mais on ne s’en aperçoit plus. On a oublié leur nudité, complètement. Ils sont juste là. Et cela, ce n’est pas rien.
Emma Dante. Oui, mon espoir serait qu’à la fin le public se déshabille.
Laure Adler. Il faudrait nous le demander.
Emma Dante. (En français) Non, non. Je ne peux pas le demander. Je ne demande jamais rien au public. Le spectateur doit être totalement libre, selon moi, libre même de se déshabiller, C'est possible à la fin de Bêtes de scène.
Traductrice. (En italien) J’ai une question : est-ce qu’il est déjà arrivé que quelqu’un se déshabille ?
Emma Dante. Non, c’est un spectacle encore jeune et d’ailleurs la nudité de Bêtes de scène n’est ni vulgaire ni exhibée. On apparaît comme nous sommes. Au fur et à mesure que le spectacle avance, le spectateur ne voit plus la nudité des acteurs, nous ne la percevons plus. Et donc ce serait beau si à la fin...
Laure Adler. Bon, vous invitez donc les spectateurs. J’ai vu un monsieur qui veut poser une question. Il a le droit de le faire tout en restant habillé.
Intervenant. Je suis venu à Avignon pour la première fois, il y a trois ans, grâce aux Sœurs Macaluso. La chose qui m’a le plus surpris hier soir c’est que j’ai eu vraiment l’impression de me trouver face à une compagnie de danseurs. Comment sont-ils arrivés à ce niveau-là ? On dirait un corps de danseurs, plutôt que des gens de théâtre.
Emma Dante. Non, ils sont tous comédiens, ils ne sont pas danseurs.
Intervenant. Ils dansent très bien. Ils exécutent une belle chorégraphie.
Emma Dante. Il y a seulement deux danseurs dans le groupe : Alessandra Fazzino, qui a joué le rôle de la sœur Macaluso, et puis il y a un autre danseur de swing. Pour le reste ils sont tous des acteurs.
Intervenant. Mais ils se déplacent avec une synchronisation parfaite. Je les félicite, s’ils n’ont pas fait d’école de danse, chapeau !
Emma Dante. Merci. Oui la danse, puis Pina Bausch nous ont appris ce que cela signifie de faire danser les acteurs : nous avons tous dansé en regardant les spectacles de Pina Bausch.
Laure Adler. Merci beaucoup à Emma Dante, bravo pour cette nouvelle création. Je crois quelle va beaucoup tourner en Italie, où elle a reçu un très grand succès, mais elle va tourner partout en Europe aussi, j’imagine.
Emma Dante. Je l’espère.
Laure Adler. Merci infiniment Emma Dante, félicitations pour cette création vraiment incroyable. Si vous ne l’avez pas vue, elle s’appelle Bêtes de scène.
Emma Dante. Merci à tous.
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