Science sans conscience ou de l’actualité de la clause de conscience en droit du travail
p. 109-143
Texte intégral
Introduction
« Nous ne pouvons dissimuler notre douleur que l’assemblée nationale, au lieu d’étouffer le germe de l’intolérance, l’ait placé comme en réserve dans une déclaration des droits de l’homme. Au lieu de reconnaître sans équivoque la liberté religieuse, elle a déclaré que la manifestation d’opinions de ce genre pouvait être gênée, qu’un public pouvait s’opposer à la Liberté, que la Loi pouvait la restreindre. Autant de principes faux, dangereux, intolérants dont les Torquemada ont appuyé leurs doctrines sanguinaire ».
1Ce discours de Mirabeau à l’énoncé de ce qui allait devenir l’Article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 Août 1789, consacrant la liberté de conscience et de religion, est là pour témoigner encore aujourd’hui de l’ambiguïté qui règne autour du contenu et des limites de cette liberté pourtant essentielle, consacrée depuis par de nombreuses conventions internationales ratifiées par la France.
2« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi », est-il ainsi affirmé1.
3Outre le fait que la liberté religieuse de façon quelque peu dédaigneuse, se trouve ramenée au rang d’une simple liberté d’opinion ou de pensée, il est clair que ce texte établit une distinction très nette entre d’une part la liberté de pensée ou d’opinion au sens large qui ne souffre d’aucune restriction, et les manifestations de cette liberté qui à l’inverse seraient susceptibles de faire l’objet de telles mesures, en poursuivant l’objectif de protection de l’ordre public.2
4A – Il est clair s’agissant du droit privé et du droit du travail en particulier auquel nous limiterons nos développements, que la notion de « clause de conscience » dont il sera seulement question ici se situe au cœur de la double problématique de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler « la liberté de conscience », entre ce qui relève du for interne, c’est-à-dire des convictions profondes, et ce qui relève du for externe, c’est-à-dire de la manifestation, de l’extériorisation de ses convictions.
5Rappelons ici que le Conseil Constitutionnel se détachant de la lettre de ces divers textes a quant à lui préféré consacrer la liberté de conscience sous la forme d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République (décision 77-87 DC du 23 Novembre 1977 JO 25 Novembre 1977, et décision 2001-446 DC du 19 Juin 2001 JO du 7 Juillet 2001 notamment).
6La clause de conscience ainsi qu’on le verra peut ainsi s’analyser comme un véritable droit subjectif, celui de ne pas agir contre sa conscience, aussi bien du point de vue du salarié, que de celui de son employeur d’ailleurs.3
7La liberté de conscience, dont il convient ici de rappeler les grandes lignes directrices, constitue ainsi en quelque sorte, le terreau dans lequel s’enracine, la « clause de conscience », dont elle se distingue, mais avec laquelle elle entretient des rapports de « filiation », et qui ont largement contribué à transformer et à façonner ce qui est devenu un standard juridique.
8On évoquera ainsi tour à tour, la notion de liberté de conscience, puis les rapports que celle-ci entretient avec la clause de conscience, en concluant enfin sur la redéfinition du périmètre, de l’étendue et du contenu de la notion même, qui en est la conséquence (de la liberté de conscience en général, liberté de conscience et clause de conscience, clause de conscience et manifestation de sa conscience).
a – La liberté de conscience en général
9Rappelons ainsi que la liberté de conscience va au-delà de la liberté religieuse, puisqu’elle inclut toutes les dimensions, la transcendance (liberté religieuse) et l’immanence (liberté de pensée ou d’opinion).
10Elle comprend le « for interne », la liberté de croire ou de ne pas croire (celui qui croyait au ciel, et celui qui n’y croyait pas), c’est-à- dire la liberté de pensée, et la liberté religieuse, mais également le « for externe », la liberté d’exprimer ses convictions (sans tomber dans le « prosélytisme »).
11Ses sources sont à la fois nationales législatives et constitutionnelles (Loi de 1905, DDH 89 Préambule de 46 PFRPLR), mais aussi internationales (CEDH, Charte des droits fondamentaux, Déclaration universelle, etc.)4.
12À ce titre elle est susceptible de faire l’objet d’interprétation par différentes autorités, ou Juridictions (Cour de cassation CE Halde, Haut Conseil de l’Intégration etc. , pour la France ; Cour Européenne des Droits de l’Homme, CJUE à l’échelle européenne)5.
13De ce point de vue, elle est susceptible de faire l’objet de nombreuses divergences d’interprétations susceptibles d’être à l’origine de nombreux « conflits de normes » (interprétations divergentes de juridictions ou d’autorité sur une même norme, ou conflits de normes ayant le même objet mais soumises à des juridictions différentes) à l’échelle nationale comme à l’échelle européenne.
14Il est ainsi possible d’opérer une distinction entre les divergences d’interprétation, ou de portée d’interprétation d’une même norme (France), et les conflits d’interprétation de deux normes différentes ayant le même objet mais libellées différemment (Europe).
b – Liberté de conscience et clause de conscience
15À l’origine, stricto sensu, la « clause de conscience » constituait le domaine réservé à la sphère journalistique.
16Il s’agissait pour le journaliste, du droit de démissionner pour « raison de conscience » tout en ayant les avantages d’un licenciement non fautif, en cas de changement d’orientation de son « employeur » notamment6.
17Une telle possibilité pour le salarié devant être instituée par la loi en raison du fait que dans le cas contraire, d’un strict point de vue contractuel, elle encourait le risque de voir sa validité contestée, comme étant susceptible d’être considérée comme dépourvue de cause, ou insuffisamment causée7.
18Cette terminologie fut étendue par la suite à différente « professions libérales » et notamment à leur condition d’exercice sous la forme salariée (avocats, médecins, notaires, voir « pharmacien »), et s’analysant comme le droit de refuser d’accomplir ponctuellement tel ou tel acte relevant de leur profession, comme étant contraire à leur conscience, et sans que cela n’implique nécessairement une rupture du contrat de travail.
19Ici encore de telles facultés pour le « salarié » au sens large du terme, étaient instituées par voie législative, bien que la jurisprudence ait semblé admettre récemment que leur domaine puisse être étendu par voie contractuelle, à la condition qu’elles aient été expressément instituées comme telles dans le contrat, dont elles seraient devenues l’une des conditions essentielles et déterminantes8.
20Plus récemment, la notion de clause de conscience fut reprise en droit public comme visant ce droit, pour certains agents ou autorités publics, de refuser d’accomplir certains actes contraires à leur conscience, et instituant pour certains d’entre eux un véritable droit à l’objection de conscience (cf. pour les magistrats, plus récemment pour les maires), par analogie avec les dispositions spécifiques précédemment existantes, à l’époque du service national9.
c– Clause de conscience et manifestation de sa conscience (de ses convictions ou de ses croyances)
21La notion de clause de conscience semblerait ainsi se résumer ou se réduire, contrairement à celle de liberté de conscience dans laquelle elle s’enracine, à l’exercice d’un droit en négatif, celui de ne pas faire quelque chose, en l’occurrence celui de ne pas agir contre sa conscience.
22Une telle perception des choses est pourtant quelque peu réductrice, pour plusieurs raisons :
23Il est à relever tout d’abord, que ce droit de ne pas agir contre sa conscience, ce droit à l’objection de conscience, auquel semble se résumer la notion de clause de conscience, constitue indéniablement une manifestation de ses convictions profondes ou de ses croyances ; de ce point de vue, il constitue tout aussi incontestablement, une forme d’extériorisation, d’affirmation positive de son for interne, dans ses rapports avec autrui.
24La mise en œuvre du droit de ne pas faire ne constitue donc en la circonstance, qu’une modalité d’exercice d’un droit beaucoup plus large, celui de faire quelque chose.
25Le droit négatif à ne pas agir contre sa conscience comprend donc nécessairement celui, positif, d’agir conformément à sa conscience.
26Du reste, en refusant d’agir contre sa conscience, on agit au contraire positivement, en conformité avec cette dernière. Il est donc tout à fait envisageable de considérer que le droit de ne pas agir comprend à fortiori, celui d’agir, voire, pourquoi pas, celui de revendiquer. On relèvera ainsi en ce sens qu’en affirmant ses convictions de façon positive, on exprime souvent en négatif sa différence au sein d’un milieu social donné (en l’occurrence professionnel), ou au contraire son adhésion à un groupe qui par hypothèse cherche à se distinguer d’un ou à affirmer sa différence au sein d’une société plus globale.
27La clause de conscience ainsi envisagée au sens large pourrait ainsi être considérée, comme relevant exclusivement du domaine des manifestations de la conscience. Il s’agirait du droit d’agir, en conformité avec sa conscience, c’est-à-dire avec ses convictions les plus profondes, que ce soit sous la forme traditionnelle, d’un refus d’accomplir un acte, ou qu’il s’agisse, sous une forme plus moderne, d’accomplir une action positive, pourvu qu’elle ne soit pas contraire à l’ordre public.10 Il s’agirait en quelque sorte d’un véritable droit à l’objection de conscience, au sens le plus large du terme.
28Néanmoins, dans le cadre de cette intervention, il ne sera question que du droit à l’objection de conscience dans le cadre des seuls rapports de travail.
29B – En toute hypothèse, si ce « droit à l’objection de conscience » tel que défini ci-dessus, exceptionnellement consacré par certains textes, est susceptible de faire l’objet d’aménagements contractuels dans le sens d’une plus grande reconnaissance, certaines de ses manifestations susceptibles de nuire au bon fonctionnement de l’entreprise peuvent faire l’objet de restrictions par le règlement intérieur de celle-ci, ou être strictement encadrées par l’objet même de cette dernière. Ainsi qu’avait pu faire valoir Monsieur Jean-Claude Marin, procureur général de la Cour de cassation, dans la fameuse affaire de la crèche Baby Loup11 : « Ce n’est pas l’appartenance à la religion (…) de madame A, qui a posé difficulté au sein de la crèche, mais bien sa seule expression ostensible par le port (…) » de certains signes, de manière ostentatoire en quelque sorte.
30S’il n’est pas possible en effet de porter atteinte au for interne, il est en revanche loisible de délimiter celui du for externe, de son extériorisation. S’agissant de la conscience, le for externe est ainsi d’une façon générale susceptible de faire l’objet d’une contractualisation.
31Il peut également voir certaines de ses manifestations réduites ou encadrées dans un cadre réglementaire ou institutionnel de droit privé. Il est ainsi tout à fait clair, d’un point de vue contractuel, que l’on assiste à une extension de ce droit à l’objection de conscience, tant du point de vue de la généralisation des manifestations les plus traditionnelles de ce dernier, que de celui du contenu même de ce droit.
32Il est tout aussi clair, qu’à l’inverse, les limites apportées aux différentes manifestations de la conscience relèveraient davantage d’actes réglementaires ou institutionnels de droit privé.
33Il serait donc ainsi possible d’opposer la contractualisation des manifestations du droit à l’objection de conscience, à l’unilatéralisme de l’encadrement du droit a l’objection de conscience.
I – La contractualisation des manifestations du droit à l’objection de conscience
A – De la reconnaissance originaire d’un « droit a la démission » pour « raison de conscience »
a– Un privilège inhérent au métier de journaliste, institué par la loi
34Il s’agit du droit, originairement réservé aux seuls journalistes, « de donner leur démission, tout en se prévalant des mêmes droits et protection que s’ils avaient été licenciés sans faute c’est-à-dire à l’initiative de leur employeur… ici c’est certes le journaliste qui donne sa démission, mais c’est en raison de décisions prises par l’employeur ou d’événements survenus dans l’entreprise et que, pour des raisons d’ordre intellectuel et moral, le journaliste ne pourrait être contraint de supporter et qui le délient de son contrat de travail sans qu’il ait à en assumer la charge qui, au contraire, retombe sur l’employeur »12.
35Ce droit à la démission pour raison de conscience se trouve consacré par l’Article L7112-5 du Code du travail, et réservé à trois catégories d’hypothèses :
« La cession du journal ou du périodique »,
« La cessation de la publication du journal ou périodique pour quelque cause que ce soit »,
Et enfin, dernière hypothèse à laquelle certains auteurs réservent la dénomination de clause de conscience, « Le changement notable dans le caractère ou l’orientation du journal ou périodique si ce changement crée, pour le salarié, une situation de nature à porter atteinte à son honneur, à sa réputation ou, d’une manière générale, à ses intérêts moraux ».
36Cette dernière hypothèse à laquelle certains auteurs réservent la dénomination « clause de conscience », recouvre en réalité toutes les autres car si l’atteinte portée à la conscience du journaliste est bien réelle dans ce dernier cas, elle demeure virtuelle dans les deux premières hypothèses.
b – Une progressive généralisation par voie contractuelle (affaire Havas)
37La Cour de cassation semblerait ainsi avoir rendu possible la généralisation de ce droit à la démission, pour raison de conscience, originairement réservé aux seuls journalistes, à des professions autres.
38Dans un arrêt en date du 26 Janvier 201113 qui a toutes les apparences d’un arrêt de principe, la Cour de cassation devait se prononcer très nettement en faveur de la licéité d’une telle clause instituée par voie contractuelle, en précisant « que la clause contractuelle qui permet au salarié de rompre le contrat de travail, ladite rupture étant imputable à l’employeur, en cas de changement de contrôle, de fusion-absorption ou de changement significatif d’actionnariat entraînant une modification importante de l’équipe de direction, est licite dès lors qu’elle est justifiée par les fonctions du salarié au sein de l’entreprise et qu’elle ne fait pas échec à la faculté de résiliation unilatérale du contrat par l’une ou l’autre des parties ».
39En l’espèce, la salariée engagée le 29 Octobre 2003 par la société Havas, en qualité de chief performance officer, avec le titre d’executive vice-president, avait obtenu de son employeur, au moment de la négociation de son contrat de travail, que soit insérée au sein de ce dernier une véritable clause de conscience, directement inspirée des dispositions statutaires propres aux journalistes.
40Aux termes de celle-ci, l’employeur reconnaissait « que compte tenu de l’importance et de la spécificité des fonctions de madame X…, de sa position élevée au sein du groupe Havas, l’actionnariat Havas constitue une des conditions essentielles de sa décision de conclure le présent contrat de travail. En conséquence, il est expressément convenu que madame X… sera fondée à considérer comme une modification portant sur un élément essentiel de son contrat de travail et comme rupture unilatérale du présent contrat imputable à Havas, tout changement significatif d ’actionnariat entraînant une modification importante de l’équipe de direction ».
41En d’autres termes, la salariée, madame Agnès X, était autorisée à rompre unilatéralement son contrat de travail et à imputer la rupture à son employeur (lequel devenait de ce fait débiteur à l’égard de celle-ci de diverses indemnités), dans l’hypothèse d’un « changement significatif d’actionnariat entraînant une modification importante de l’équipe de direction », en raison du fait qu’eu égard à la spécificité e t à l’importance de ses fonctions, la composition de l’actionnariat du groupe qui l’employait, était une condition essentielle et déterminante de son contrat.
42L’imputation à l’employeur de cette rupture unilatérale, de même que les indemnités dont ce dernier devenait de ce fait débiteur à l’égard du salarié, lequel avait pourtant eu l’initiative matérielle de la rupture en quelque sorte, se trouvait dès lors suffisamment causée, par le caractère impulsif et déterminant de la clause.
43Par cet arrêt qui a été par la suite confirmé, la Cour de cassation est donc venue généraliser la « clause de conscience démission »14.
44Il semblerait cependant que l’on s’oriente à l’heure actuelle, vers une autre catégorie de clauses de conscience, celles qui tout en permettant le maintien du contrat de travail, permettent au salarié, de s’abstenir, et au-delà même, d’agir conformément à sa conscience, s’abstenir ou agir « pour raison de conscience » en quelque sorte.
B – À l’affirmation du droit de s’abstenir ou d’agir pour « raison de conscience »
a – Un droit doublement limité à l’origine
451 – Par la nature des actes concernés (uniquement droit de s’abstenir).
46La consécration législative du droit de refuser ponctuellement l’accomplissement d’un acte contraire à sa conscience en droit du travail (médecins, notaires, avocats, avocats salariés).
47Le législateur est venu consacrer expressément l’existence d’un tel droit, au profit de certaines professions, à la différence cependant de ce qui était prévu pour les journalistes, ce droit, lorsqu’il est exercé dans le cadre d’une activité salariée, n’oblige pas son titulaire à démissionner à l’occasion de sa mise en œuvre15.
48Il est ainsi possible d’évoquer notamment :
49L’article L2212-8 du Code de la santé publique, instituant un droit pour les personnels de santé de refuser de pratiquer une IVG, un tel refus n’ayant pas à être motivé (cf. cependant le cas particulier des chefs de services qui peuvent refuser à titre personnel, mais ne peuvent l’interdire dans leur service)16.
50L’article 1er de l’Ordonnance 2 Novembre 1945 et l’article 45 Loi du 31 décembre 2010, consacrant le droit pour le notaire salarié de « refuser de recevoir un acte ou d’accomplir une mission qui lui paraîtrait contraire à sa conscience ... »17.
51Citons également enfin, l’article 6 Loi du 31 décembre 1971, instaurant le droit pour l’avocat collaborateur ou salarié, de demander à son employeur « à être déchargé d’une mission qu’il estime contraire à sa conscience ou susceptible de porter atteinte à son indépendance »18.
52Il s’agit dans tous les cas de droits inhérents au caractère libéral de certaines professions et qui se trouvent expressément transposés lorsqu’elles sont exercées sous la forme salariée. La clause de conscience considérée comme relevant de l’essence même des professions libérales, permet ainsi à ceux qui l’exercent, de refuser d’exercer la profession, dans tel ou tel cas particulier, ce qui les laisse de choisir leur clientèle et leurs dossiers.
532 – Par l’absence de dispositions générales en droit privé appelées à régir le principe de laïcité
54La problématique du droit de ne pas agir contre sa conscience, et d’une façon plus générale, celle d’agir et de s’exprimer conformément à sa conscience, se trouve paradoxalement réglée, tout au moins dans le domaine religieux, pour tout le secteur public au sens large, qui se trouve soumis au principe constitutionnel de laïcité19.
55Les agents opérant dans ce secteur d’activité, étant soumis de ce fait à une stricte obligation de neutralité, se voient interdire toute manifestation qui contreviendrait à cette règle, et ce n’est que par voie d’exceptions strictement encadrées que des dérogations à cette obligation se trouvent spécialement aménagées20.
56Un tel principe n’est cependant pas applicable au secteur privé au sens large du terme, pour lequel la règle inverse s’applique, chaque agent étant libre d’exprimer et de manifester ses convictions ou ses opinions, les restrictions à cette liberté ne pouvant constituer que l’exception, sous le strict contrôle du juge judiciaire.
57Ainsi que l’a rappelé la Chambre sociale de la Cour de cassation dans son arrêt du 19 mars 2013 :21 « le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public » (cf. Baby Loup).
58L’absence d’encadrement général de cette liberté de ne pas agir ou de pouvoir s’exprimer selon sa conscience, en droit privé en général et en droit du travail en particulier, a ainsi paradoxalement constitué pendant longtemps un obstacle au développement de ces droits.
59Certains s’appuyant sur le caractère exceptionnel du droit de refuser d’agir selon sa conscience, ainsi que sur une conception large du domaine du principe de laïcité, ont pu en déduire que de telles manifestations n’avaient pas leur place dans les entreprises privées22. D’autres au contraire, se fondant sur le principe général de la liberté de conscience, considéraient à l’inverse que rien ne devait pouvoir s’opposer à la manifestation de telles libertés dans le cadre de l’exécution du contrat de travail.
60Cela a en toute hypothèse donné lieu pendant longtemps aux pratiques les plus extrêmes, allant de l’indifférence la plus totale au refus systématique de prise en considération de telles manifestations individuelles, et a fortiori collectives, dans le cadre de l’exécution du contrat de travail, et qui n’y avaient manifestement pas leur place.23
b – La progressive généralisation de ce droit par voie contractuelle
611– L’actuelle liberté contractuelle quant à la prise en considération des convictions du salarié dans le contrat de travail
62On assiste ainsi aujourd’hui, à une progressive généralisation de ce droit par voie contractuelle, tant dans sa dimension négative (ne pas agir), que dans sa dimension positive (agir selon sa conscience).
63La contractualisation du droit de s’abstenir pour raison de conscience sous la condition d’existence d’une clause expresse24 a été consacrée par la Cour de cassation, dans la fameuse affaire, dite du boucher de Mayotte.
64Il s’agissait en la circonstance d’une personne affectée au rayon boucherie d’une grande surface, et qui deux ans après son entrée en fonction, avait demandé à changer d’affectation afin de ne pas avoir à entrer en contact avec de la viande de porc, ce que lui interdisaient ses convictions religieuses.
65Refusant d’accomplir la tâche pour laquelle il avait été embauché, et licencié par son employeur, la Cour de cassation devait donner raison à ce dernier, en observant que « le travail demandé à monsieur X correspondait à celui d’un boucher, poste qu’il avait accepté d’occuper… » et en relevant que le salarié n’avait « jamais soutenu qu’une clause de son contrat de travail (…) prévoyait qu’en raison de ses convictions religieuses il serait dispensé de traiter [de] la viande de porc… ».
66Dans son attendu de principe, la Cour de cassation devait ainsi préciser que « les convictions religieuses du salarié n’entrent pas, sauf clause expresse, dans le contrat de travail ».
67Il est d’usage de déduire de cet arrêt devenu classique, deux principes :
En l’absence de clause expresse, le salarié est tenu d’accomplir les tâches pour lesquelles il a été embauché, et ne saurait se prévaloir d’aucune clause de conscience se réclamant de ses convictions notamment religieuses, pour refuser d’accomplir une tâche.
Il est néanmoins possible de déroger à cette règle par voie contractuelle, à la condition que cela figure de façon expresse dans le contrat de travail, dans le cadre d’une clause spécifique.
68De façon plus anecdotique, a été également rejetée, comme ne figurant pas au contrat, la prétendue clause de conscience par laquelle une secrétaire avait refusé de répondre au téléphone que son employeur était absent, sa religion lui interdisant de mentir…25.
69La jurisprudence a également admis que l’on puisse procéder à la contractualisation du droit de manifester ses convictions dans le cadre de son activité professionnelle, sous la seule réserve de n’opérer aucune discrimination entre les religions (possible prise en considération des particularismes religieux dans l’aménagement des conditions de travail : tenues vestimentaires, prescriptions alimentaires, demandes de congés pour raisons religieuses, etc.).
70L’idée à la base reste cependant celle-ci :
71En premier lieu, le cadre général de l’entreprise doit tolérer les croyances notamment dans leur manifestation extérieure : port de croix ou de médailles, etc., à la seule condition que l’accomplissement du travail ne soit pas entravé par des exigences religieuses.
72En second lieu, il est néanmoins possible d’élargir le champ de la liberté de conscience, par voie contractuelle26.
732– Le risque d’une progressive obligation de prise en considération de ce droit
74Les demandes d’accommodement raisonnable dans l’exécution du contrat fondée sur l’obligation d’exécuter le contrat de bonne foi27 à l’heure actuelle.
75La bonne foi dans l’exécution du contrat, peut ainsi conduire l’employeur à devoir s’écarter de la lettre du contrat, sous le contrôle du juge, et de ce fait à accorder au salarié, certains accommodements. Il convient de préciser ici qu’il ne semblerait pas, au nom du respect de la liberté religieuse et de celui de la vie privée, qu’il soit nécessaire que le salarié ait fait état de sa religion au moment de l’embauche, ce dernier étant d’ailleurs toujours libre d’en changer.
76Il semblerait également que la bonne foi de l’employeur dans ce domaine supposerait une prise en considération « sincère » de la demande du salarié, avec « l’intention d’y accéder s’il n’y a pas d’inconvénient substantiel, au regard des intérêts légitimes dont il a la charge ».28
77Les perspectives de prise en considération de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme de la notion « d’aménagement raisonnable » en droit européen, rendant obligatoires de tels accommodements29.
78Il semblerait ainsi qu’émerge en droit européen, sur le fondement des notions de discrimination indirecte et de droit à l’égalité, l’idée selon laquelle l’employeur serait tenu « de prendre des mesures appropriées en réponse à une situation discriminatoire ». Dans un tel contexte notamment il devrait être tenu notamment d’accorder des autorisations d’absence fondées sur la religion notamment et allant au-delà des seuls jours fériés légaux, trop exclusivement centrés sur une seule et même religion.
II – L’unilatéralisme de l’encadrement du droit à l’objection de conscience
A – L’obligation réglementaire de respecter les prescriptions de l’employeur
79L’employeur dispose d’un pouvoir réglementaire de droit privé, classiquement considéré comme relevant des actes unilatéraux, n’ayant pas de caractère contractuel. À ce titre, il lui est notamment possible de limiter les droits et libertés des salariés de son entreprise, sous le contrôle du juge judiciaire.
a – Le contenu des prescriptions réglementaires susceptibles de limiter la liberté de conscience au sein de l’entreprise
80Au titre des restrictions ainsi évoquées, il est possible de relever :
81L’interdiction du prosélytisme considérée comme un abus du droit de manifester ses convictions dans le cadre professionnel. Ont ainsi été sanctionnés sur ce fondement, notamment la tenue de réunions religieuses au sein de l’entreprise, ou la distribution de prospectus relatifs aux témoins de Jéhovah, à des enfants, émanant d’un animateur de centre de loisirs.
82Des prescriptions en matière de santé et de sécurité ou des prescriptions relatives à la discipline générale au sein de l’entreprise peuvent également s’imposer ou s’opposer au port de certains vêtements ou de certains signes30.
83Rappelons cependant que ces diverses prescriptions doivent s’inscrire dans le cadre du respect des libertés individuelles, ainsi que dans celui des règles de non-discriminations instituées notamment par les articles L 1321-3, 2e, et L3221-1 et suivants du Code du travail.31
84En outre, aux termes de l’article L 1321-3, 2e du Code du travail, « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées (…) et proportionnées (…) ».
85Il est classique d’analyser cet article encadrant les pouvoirs de l’employeur, en considérant que ce dernier ne peut apporter des restrictions aux droits et libertés des personnes qu’à la condition que celles-ci soient « justifiées par la nature des tâches à accomplir et proportionnées au but recherché ».
86Néanmoins, les critères d’appréciation de la licéité du règlement intérieur par le juge judiciaire dans le domaine du droit à l’objection de conscience tel que nous l’avons défini au début de cette étude, restent très controversés, comme en témoignent les multiples divergences d’interprétations auxquelles a donné lieu la très médiatique affaire de la crèche Baby Loup.
b – La portée de ces restrictions
871 – Les incertitudes jurisprudentielles du contrôle de la licéité de ces prescriptions, par le juge judiciaire
88-Critères institués par l’assemblée plénière de la Cour de cassation dans l’affaire Baby Loup : « (…) il résulte de la combinaison des articles L 1121-1 et L 1321-3 du Code du travail que les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché »32.
89Le contrôle du caractère justifié, objectif de ces restrictions (non discriminatoire) :
90De telles prescriptions ne sont pas discriminatoires, si elles sont fondées sur les manifestations de la conscience et non pas sur le contenu de la conscience (en l’occurrence de convictions religieuses, quid cependant pour les manifestations de convictions non religieuses ? Cf. Affaire Giordano Bruno précitée, où avait été considéré comme justifié un refus d’autorisation d’absence, dont la demande était fondée sur l’intention de célébrer l’anniversaire de la mort de Giordano Bruno), et non pas sur les convictions profondes. Ainsi que l’a souligné le procureur général dans son avis, ce n’est pas la foi (en l’occurrence musulmane) de la salariée qui est condamnée, mais bien plutôt la manifestation ostentatoire (confinant au prosélytisme) de cette foi, dans l’exercice de sa profession et sur le lieu de travail.
91L’objectif poursuivi par cette restriction doit, en outre, être légitime, pour ne pas être discriminatoire. En l’occurrence, la Cour européenne des droits de l’Homme, reprise en cela par l’Assemblée plénière, avait précédemment considéré comme légitime la clause poursuivant l’objectif de protection de la liberté de conscience d’enfants en bas âge.
92De telles restrictions ne sont pas constitutives de discriminations, si elles sont fondées sur des éléments objectifs et proportionnés au regard des taches concrètes du salarié33, ce qui était le cas en la circonstance.
93Le contrôle du caractère proportionné de ces restrictions et l’appréciation in concreto de ces caractères :
94Dans l’affaire Baby Loup, le 1er arrêt de la Cour de cassation avait « conclu » au caractère trop général et abstrait des dispositions du règlement intérieur délimitant les restrictions à la liberté de manifester sa religion, au seul domaine des activités pour lesquelles le personnel serait amené à être en contact avec les enfants.
95L’assemblée plénière de la Cour de cassation, suivant l’avis de son procureur général, considère au contraire que cette clause du règlement intérieur n’est pas disproportionnée à la condition cependant de procéder à une appréciation in concreto de ladite clause, suivant en cela la jurisprudence de la CEDH sur ce point.34
96De ce point de vue, la clause du règlement intérieur doit faire l’objet d’une appréciation en fonction de « la nature de l’entreprise, du nombre de salariés, et de la nature des fonctions qu’ils exercent ».35
97Une telle clause restrictive du droit de manifester ses convictions serait à coup sûr considérée comme trop générale dans des entreprises de plusieurs milliers de salariés.
98En l’espèce, pour considérer que la clause litigieuse n’avait pas de caractère disproportionné, il sera tenu compte :
99Du fait que la crèche ne comportait qu’un faible nombre de salariés.
100Du fait que la salariée en question « était ou pouvait être, en relation directe avec les enfants et leurs parents », ce qui présentait un risque d’atteinte à la liberté de conscience d’enfants en bas âge (particulièrement sensibles pour cette raison), la clause poursuivant alors le but d’intérêt légitime de protéger la liberté de conscience des usagers et des clients de l’entreprise.
101Une jurisprudence controversée :
102On relèvera que précédemment, au contraire, la Chambre sociale de la Cour de cassation, procédant à une appréciation in abstracto de la clause du règlement intérieur, avait considéré comme discriminatoire ledit règlement.
103Elle avait ainsi précisé « que la clause du règlement intérieur, instaurant une restriction générale et imprécise, ne répondait pas aux exigences de l’article L1321-3 du Code du travail »36
104Certains auteurs considèrent ainsi que cette interprétation de la Chambre sociale de la Cour de cassation serait davantage conforme à celle de la CEDH, ce qui pourrait valoir au dernier arrêt de l’Assemblée plénière d’être censuré sur ce point37.
1052 – L’obligation pour le salarié, de se conformer à ces prescriptions qui n’auront qu’exceptionnellement un caractère contractuel
106Dans la plupart des cas, ces prescriptions auront un caractère réglementaire de droit privé, de telles clauses pouvant réduire les manifestations de libertés individuelles.
107Dans ce cas, si elles sont licites, c’est-à-dire objectives et proportionnées, elles seront le plus souvent d’ordre public, et opposables au salarié quelle que soit la date de la prise de fonction de ce dernier et quand bien même ne seraient-elles pas reprises dans son contrat de travail.
108Elles pourront évidemment venir imposer dans l’intérêt même de l’entreprise certaines restrictions en matière de tenue vestimentaire (comme le port du voile dans l’affaire Baby Loup), de régime alimentaire, d’autorisation d’absence pour raison religieuse, ou de demandes d’aménagement de temps ou de lieux de prière.
109Sur ce fondement donc, il peut être imposé à certains salariés une obligation de neutralité religieuse dans l’exercice de leur profession, à raison de la nature de la tâche à accomplir, et ayant pour conséquence de leur interdire toute manifestation confessionnelle, dans l’exercice de leur activité professionnelle38.
110Certains auteurs considèrent ainsi39 que dans un tel cadre, l’employeur n’aurait pas à devoir se justifier de son refus d’autorisation d’absence de même qu’il n’aurait pas à devoir le faire, pour un refus de changement d’affectation (boucher de Mayotte).
111En toute hypothèse, deux obligations en découleraient pour l’employeur40 : l’obligation de protéger les croyants contre l’intolérance et l’obligation de protéger les salariés contre les excès religieux (protection des croyants contre les excès de leurs coreligionnaires, protection de l’entreprise contre « le risque de structuration des relations collectives de travail par l’appartenance religieuse. »
112En toute hypothèse, la réglementation en matière de santé et de sécurité des conditions de travail peut amener à interdire ou à imposer le port de certains vêtements, et venir ainsi porter une atteinte indirecte à la liberté de manifester ses convictions religieuses au sens large.
113A ainsi été interdit de façon tout à fait légitime, pour une infirmière, le port d’un pendentif qui se trouvait être en la circonstance une croix chrétienne, mais qui aurait tout aussi bien pu être constitué par le symbole d’une autre religion41.
114Ont également été considérés comme légalement imposés, le port d’une tenue vestimentaire en adéquation avec les fonctions ou les produits que les salariés sont chargés de vendre42 ou légalement prohibés un style de vêtement en « totale opposition avec l’image de marque du magasin »43, ou bien encore l’utilisation de masques, de nature à justifier l’interdiction du port de la barbe44.
B – L’obligation institutionnelle de ne pas « méconnaître les convictions de l’employeur »
a – L’existence institutionnelle d’entreprise de tendance
1151– La notion d’entreprise de tendance ou de conviction45 Les « entreprises de tendance sont essentiellement des associations, des syndicats ou des groupements dans lesquels une idéologie, une morale, une philosophie ou une politique, sont expressément prônées. Leur objet essentiel est la défense et la promotion d’une doctrine ou d’une éthique »46.
116Bien que non expressément consacrée par le droit positif, l’existence, de même que le particularisme de ces entreprises, est reconnue en jurisprudence.
117Selon une formulation devenue classique, « l’article L122-45 du Code du travail n’est pas applicable lorsque le salarié, engagé pour accomplir une tâche impliquant une communauté de pensée et de foi, méconnaît les obligations résultant de cet engagement »47.
118Il peut s’agir d’entreprises de tendance laïque48, d’entreprises religieuses, de partis politiques, de syndicats etc.
119Ces entreprises obéissent à un certain particularisme. Le recrutement des salariés notamment dans ce type d’entreprise, obéit « à des considérations qui ailleurs seraient considérées comme illicites »49.
120Le licenciement obéit pareillement à des règles particulières (?) amenant à la possible prise en considération de faits relevant de la vie privée du salarié50.
121On considère en outre que ces entreprises disposent du droit, au nom de leur crédibilité, d’exiger de leurs salariés une « obligation de loyauté renforcée ».
1222– Le caractère institutionnel de cette tendance ou de cette conviction
123La question reste posée de savoir quelle doit être la nature juridique de la norme susceptible d’instituer la tendance ou la « conviction » de l’entreprise.
124Dans l’affaire Baby Loup, il s’induit que la norme doit nécessairement être extérieure au contrat, ou simplement reprise, au sein de ce dernier, et devant découler des statuts de l’entreprise, de leur objet.
125En effet, alors que le règlement intérieur de l’entreprise paraissait se réclamer d’une certaine tendance de l’association (en l’occurrence laïque), l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation sans rejeter l’idée qu’il pourrait exister des entreprises de tendance laïque, rejette l’argument en objectant que l’on ne pourrait déduire une telle tendance, à la lecture des statuts.
126Selon l’Assemblée Plénière en effet, les motifs de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris qualifiant l’association « Baby-Loup » d’entreprise de tendance sont erronés dans la mesure où cette tendance ne pourrait se déduire de l’objet de l’association figurant dans les statuts et qui consistait pour cette dernière, à « développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes, sans distinction d’opinion politique et confessionnelle »51.
127L’idée que l’on pourrait déduire une telle tendance, en se fondant sur le règlement intérieur, comme y avait expressément procédé la Cour d’appel de Paris, est donc nécessairement rejetée.
128La seule tendance qui pourrait se déduire de ces statuts, s’identifie en outre avec celle de neutralité religieuse, laquelle ne pourrait constituer une tendance au sens constitutionnel, comme s’identifiant avec celle de laïcité telle que définie par l’article I de la Constitution.
129Une conception davantage militante de la laïcité, telle celle retenue dans le règlement intérieur aurait pu en revanche être retenue si elle n’avait pas figuré justement dans ledit règlement, mais bien plutôt dans les statuts.
130Du reste, ce critère institutionnel de l’entreprise de tendance, est parfois prévu expressément par la loi, comme dans le cas des établissements confessionnels, à propos desquels il est prévu qu’ils doivent conserver un « caractère propre », lequel fait l’objet de précision au sein des statuts, en fonction de la confession ou du culte dont il est question.
131C’est ce critère de l’objet également, que l’on retrouve d’ailleurs, dans la jurisprudence de la CEDH52, ainsi que dans le droit de l’UE53 .
b – L’impossibilité corrélative pour le salarié porteur de tendance, d’en changer (obligations des salariés porteurs de tendance ou de conviction) sur le fondement de l’obligation de loyauté
1321– L’impossibilité d’invoquer des « motifs de conscience », pour se soustraire aux obligations pour lesquelles il a été précisément embauché.
133Le salarié au sein de ces entreprises, est tenu à certaines obligations semble-t-il :
134Obligation de partager les « convictions de l’employeur » (professer un enseignement religieux, préparation de repas rituels, participer à la certification d’abattage rituel etc.).
135Obligation pour le salarié d’avoir une attitude un comportement qui soit, sinon conforme, à tout le moins qui ne soit pas contraire aux convictions religieuses de son employeur54.
1362– La limitation de ces obligations, aux seuls salariés porteurs de tendance
137De telles obligations exceptionnelles ne peuvent être exigées de tous les salariés, mais seulement de ceux qui, au sein de l’entreprise, sont porteurs de « tendance ».
138Au terme d’un attendu du Conseil d’État statuant dans le cadre de l’appréciation de la légalité du règlement intérieur d’un établissement catholique « les obligations qui résultent (du respect du caractère propre de l’établissement) doivent s’apprécier eu égard à la nature des fonctions exercées par les personnels qui y sont soumis »55.
139C’est ainsi également que l’homosexualité d’un sacristain n’a pas été considérée comme de nature à justifier un licenciement, car ce dernier de par ses fonctions n’était pas considéré comme porteur de tendance pour l’association paroissiale qui l’employait, et que l’on ne pouvait de ce fait, exiger de lui, « un mode de vie et de pensée conforme »56.
140Selon la Cour de cassation, « il peut être procédé à un licenciement dont la cause objective est fondée sur le comportement du salarié qui compte tenu de la nature de ses fonctions et de la finalité propre de l’entreprise, a créé un trouble caractérisé au sein de cette dernière ».
Conclusion : se soumettre ou se démettre ?
141Retour à la case départ : la clause de conscience du journaliste, ou l’éternel retour ?
142En instituant une clause de démission pour le journaliste, on reconnaît implicitement l’existence d’une « tendance du journal », tendance devant laquelle il n’a pas d’autre solution que celle de se soumettre ou de se démettre.
143Cette alternative pour le salarié, dans le cadre des entreprises de tendance, et originairement réservée aux seuls journalistes ne risque-t-elle pas aujourd’hui de se généraliser, voire de s’aggraver ?
144Les clauses de consciences instituées dans le sens d’une protection du médecin, de l’avocat ou du notaire, exerçant sous la forme salariée, si tant qu’elles leur permettent en théorie de s’abstenir, ne les protègent pas contre un licenciement qui résulterait du caractère répété de ces abstentions rendant impossible l’exécution du contrat de travail, et qui pourraient être considérées à terme comme abusives par l’employeur.
145Dans le même sens, si la multiplication des « accommodements raisonnables », devait conduire au sein de l’entreprise à ne plus recruter que les franges les plus militantes des salariés les plus revendicatifs, quelle serait l’alternative qui en résulterait pour les autres ?
146N’est-ce pas là, la situation plus générale devant laquelle on se trouve, et le bilan qu’il conviendrait d’en tirer ?
147La situation risquerait même de s’aggraver, au point même de voir disparaître toute alternative : face à une telle situation le salarié n’aurait plus en effet d’autres solutions, en parodiant la formulation célèbre de Gambetta, que celle de se soumettre... puis de se démettre.
Notes de bas de page
1 Débat devant l’Assemblée nationale constituante du 22 au 23 Août 1789 au Moniteur cité par T. Rambaud in JCL Libertés Fasc 880 Liberté de pensée, de conscience et de religion n° 18.
2 Article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 Août 1789, sur le caractère restrictif de la formulation retenue par cet article de la DDH cf. T. Rambaud JCL Libertés précité n° 19, qui procède à cet égard à une comparaison avec l’article 4 de la Loi Fondamentale Allemande notamment, en insistant sur la formulation positive de cette liberté qui s’y trouve consacrée (« La liberté de croyance et de conscience et la liberté de professer des croyances religieuses sont inviolables ... »), et qui dénote sitôt qu’on la compare avec celle de l’article 10 de la déclaration française, retenant au contraire, une formulation négative (« nul ne doit être inquiété... ») Cette formulation de la déclaration de 1789 doit être rapprochée de celle de l’article 5 du préambule de la Constitution de 1946 aux termes duquel notamment « Tout être humain sans distinction (…) de croyance possède des droits inaliénables et sacrés. Nul ne peut être lésé en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances ».
3 Il s’agit en effet conformément au droit commun des obligations contractuelles, d’une clause contractuelle, laquelle comme toute clause, ce que l’on a un peu trop tendance à oublier dans ce domaine, est susceptible d’être invoquée par l’une ou l’autre des parties contractantes. L’employeur, au même titre que le salarié, est donc susceptible de s’en prévaloir, comme on le verra infra, avec notamment le cas particulier de ce qu’il est convenu d’appeler entreprises de tendance ou de convictions.
4 Article 9 et 14 de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, Article 10 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union Européenne du 7 Décembre 2000, notamment.
5 Sur le seul plan national il convient de relever notamment les divergences d’interprétation des textes entre le juge judiciaire d’une part , et la HALDE d’autre part, laquelle ne rend pourtant que de simple avis, mais qui sont en pratique d’une portée redoutable (Cf. sur ce point les nombreux exemples relevés par I. Desbarrats dans son étude « Entre exigences professionnelles et liberté religieuse : quel compromis pour quels enjeux ? JCP S n° 26 28 Juin 2011 1307 Cf. également F. Gaudu « La religion dans l’entreprise » précité, note 25, p. 966. Relevons en outre qu’en la matière, à l’échelle européenne, deux juridictions distinctes (la Cour Européenne des Droits de l’Homme et la Cour de Justice de l’Union Européenne), sont appelées à statuer sur deux normes libellées différemment, bien qu’ayant toutes les deux le même objet (art. 9 CEDH et art. 10 Charte des Droits fondamentaux.)
6 Article L 7112-5 du Code du travail. Cf. infra, les développements y afférents.
7 Sur cette conception de la cause du contrat toujours d’actualité, cf. récemment les moyens invoqués par l’employeur, à l’appui du pourvoi ayant donné lieu à l’arrêt de rejet de la Chambre Sociale de la Cour de Cassation en date du 10 avril 2013, Dalloz Actualité 14 Mai 2014, n. J. Siro.
8 Cf. infra « La généralisation par voie contractuelle » du droit à la démission pour raison de conscience, consacré récemment par la Cour de Cassation, dans l’affaire Havas (Cass. Soc. 26 Janvier 2011).
9 Cf. le droit à l’objection de conscience, consacré par une loi du 21 Juillet 1963, à l’époque du service national, et qui permettait « aux jeunes gens soumis aux obligations du service national qui, pour des motifs de conscience, se déclar[ai]ent opposés à l’usage personnel des armes », de se soustraire à leurs obligations militaires en effectuant un « service civil » dans un « organisme à vocation sociale ou humanitaire » notamment (Cf. J. Duffar, « L’objection de conscience en droit français », Revue du Droit Public 1991, p 657) Ce dispositif est toujours maintenu à l’heure actuelle, par les articles L116 et R 227 du code du service national, malgré la professionnalisation des armées, opérée par la loi du 24 Octobre 1997 Cf. également l’article 339 NCPC, 668 et 674 CPP permettant aux magistrats de l’ordre judiciaire estimant « en conscience devoir s’abstenir » ou de saisir le premier président de la Cour d’appel d’une demande de récusation d’office pour raison de conscience. S’agissant des maires, cf la controverse née dans le cadre de la loi relative au mariage pour tous.
10 Ce droit d’exprimer ses convictions semble pourtant réservé par certains auteurs, à la seule sphère de la liberté religieuse (cf. T. Rambaud, JCl. Libertés, fasc. Liberté de pensée liberté de conscience, liberté religieuse), qui se distinguerait sur ce point tout au moins de la liberté de conscience, et partant, du droit à l’objection de conscience, qui en découle.
11 JC. Marin, Note sous Cass. Ass. Plén., 25 Juin 2014, n° 13-28.369, Jurisdata n° 2014-014021 JCP G n° 36 1ER Septembre 2014.
12 Cf. notamment E. Derieux JCl. Communication, Fasc. 5010, Journaliste rupture du lien professionnel.
13 Cass. Ch. soc. 26 Janvier 2011, 09-71.721 B 2011 Bull. V n° 35 Pourvoi n° 51100278.
14 Cass. Ch. soc. 10 Avril 2013 Dalloz Actualité 14 Mai 2013, n. J. Siro précité.
15 Bien que rien n’interdise à l’employeur de procéder au licenciement de l’intéressé, en cas de mise en œuvre un peu trop « répétée » à son goût, d’une telle faculté, par le salarié concerné (cf. en ce sens, à propos de l’avocat salarié notamment F. Taquet « La clause de conscience chez l’avocat » JCP E 94 I 350).
16 Loi du 4 Juillet 2001, disposition considérée par le Conseil constitutionnel comme étant conforme à la Constitution, dans la mesure où le chef de service bien que ne pouvant s’opposer à ce que des IVG soient pratiquées dans son service, conserve « le droit de ne pas en pratiquer lui-même », le Haut Conseil précisant que serait ainsi sauvegardée la liberté du chef de service « laquelle relève de sa conscience personnelle et ne saurait s’exercer aux dépens de celle des autres médecins et membres du personnel hospitalier qui travaillent dans le service » (Déc. N° 2001-446 du 27 Juin 2001).
17 Aux termes de l’article 1er Ter de l’Ordonnance du 2 Novembre 1945, nouvellement rédigé, « Nonobstant toute clause du contrat de travail, le notaire salarié peut refuser à son employeur de recevoir un acte ou d’accomplir une mission qui lui paraîtraient contraires à sa conscience ou susceptible de porter atteinte à son indépendance ».
18 « En aucun cas, les contrats ou l’appartenance à une société, une association ou un groupement, ne peuvent porter atteinte aux règles déontologiques de la profession d’avocat et notamment le respect des obligations en matière judiciaire et de commission d’office ou à la faculté par l’avocat collaborateur ou salarié de demander à être déchargé d’une mission qu’il estime contraire à sa conscience ou susceptible de porter atteinte à son indépendance ». Dans le même sens, l’article 139 3e du décret du 27 Novembre 1991 permet au conseil de l’ordre des avocats de contrôler l’existence de la clause permettant à l’avocat d’être déchargé d’une mission contraire à sa conscience.
19 Principe de neutralité de l’état qui s’impose à tous les agents publics (CE Avis Demoiselle Marteaux 3 Mai 2000 n° 217017, Jurisdata n° 2000-060465 Rec CE 2000 p 169), et étendu par la jurisprudence aux employés de personnes morales de droit privé chargées d’une mission de service public telles que les CPAM (Cass. Ch. soc. 19 mars 2013 n° 12-11.290, Jurisdata n° 2013-004454 JCP G 2013 n 542 D Corrignan-Carsin.
20 L’article I de la Constitution affirmant que la France est une république laïque, ne vise que l’État, et donc tout le secteur public où l’aménagement du principe de laïcité est de ce fait, spécialement et paradoxalement institué pour les agents publics en général, par voie de circulaires le plus souvent. Cependant, et de manière tout aussi paradoxale, ces aménagements ne sont prévus que pour les manifestations religieuses, mais pas pour les autres manifestations qui pourraient être d’ordre philosophiques (cf. CE 3 Juin 1988, considérant comme licite, le refus opposé à une employée de la Banque de France, du congé qu’elle avait demandé en vue de célébrer la mort à Rome de Giordano Bruno, n’est pas applicable ; cf. T. Rambaud précité n° 63 et s...), la question reste posée de savoir si un tel distinguo entre liberté d’exprimer ses convictions religieuses, et liberté d’exprimer ses convictions philosophiques ne serait pas considéré aujourd’hui comme discriminatoire, et alors même que la notion de religion est difficilement définissable, et que le législateur lui-même ne s’y est pas risqué.
21 1Er arrêt Baby Loup Cass. Ch. soc. 19 mars 2013 n° 11-28 ;845 Jurisdata n° 2013-004454 JCP G 2013 n 542 D Corrignan-Carsin, JCP S 2013 1146 n B. Bossu , Arrêt rendu le même jour que celui rendu à propos des salariés de la CPAM cité ci-dessus note 20.
22 Cf. notamment sur cette question JC. Sciberras, « Travail et Religion dans l’entreprise : une cohabitation sous tension », Dr. Soc. n° 1 Janvier 2010.
23 Art. JC. Sciberras précité, cet auteur soulignant que « [l]e droit du travail a (…) changé sous l’effet notamment des lois Auroux instituant de nombreuses libertés individuelles dans l’entreprise, ainsi que sous celui plus récent de la reconnaissance, au niveau constitutionnel et international, du caractère fondamental de la liberté religieuse ».
24 Laquelle n’existait pas dans l’affaire dite du boucher de Mayotte (Cass. Ch. soc. 24 mars 98 JCP E 98 P 1094, Dr. soc. 98 p. 614, n. J. Savatier).
25 CA Grenoble 26 Mai 1986 Jurisdata n° 047998.
26 Sur cette question, voir notamment I. Desbarrats, « Entre exigences professionnelles et liberté religieuse : quel compromis pour quels enjeux ? », JCP S n° 26 28 Juin 2011, 1307 n° 13 et s...
27 Cf. notamment F. Gaudu, « La religion dans l’entreprise », Dr. soc. 2010 p 68. n° 20 et s.
28 F. Gaudu, art. précité n° 25 in fine.
29 Cf. notamment I. Desbarrats, art. précité n° 15 et s. Cette dernière souligne ainsi « qu’au niveau européen (…) peut être observée une approche – certes plurielle mais réelle – du concept d’aménagement raisonnable, entendu comme l’obligation de prendre des « mesures appropriées » en réponse à une situation discriminatoire, bref, compris comme un corollaire du droit à l’égalité » Elle cite ainsi notamment un arrêt de la CEDH, aux termes duquel, un législateur pourrait être « tenu dans certains cas, d’introduire dans une loi, des exceptions appropriées pour éviter de sanctionner sans justification objective et raisonnable des personnes pratiquant une religion déterminée … » CEDH de Ch. 6 avril 2000 Thlimenosc/Grèce. Il s’agissait en la circonstance, d’un ressortissant grec témoin de Jéhovah condamné pénalement pour avoir refusé d’effectuer son service militaire malgré l’invocation de conviction religieuse, et qui s’était vu par la suite, du chef de sa condamnation, refuser un poste d’expert comptable. Il obtint gain de cause devant la CEDH, le refus par la loi grecque de prévoir un droit à l’objection de conscience étant constitutif d’une discrimination.
30 I. Desbarrats, art. précité n° 11.
31 Sur les discriminations en droit du travail, cf. notamment A. Mazeaud, précité n° 1021 ets.
32 JC. Marin, Note sous Cass., Ass. Plén., 25 Juin 2014, n° 13-28.369 Jurisdata n° 2014-014021 JCP G n° 36 1ER Septembre 2014.
33 CEDH, Gr. Ch., 31 Juillet 2001, n° 41340/98, n° 41342/98, n° 41343/98, n° 41344/98, Refah Partisi (parti de prospérité) et a. c/Turquie, §67 : Jurisdata n° 2003-400044 ; Rec. CEDH 2003, p. 209 ;CEDH ? 10 no 2005, n° 44774 :98, Leyla Sahin c/Turquie §99 Cf. également J. Colonna et V. Renaux-Personnic, Affaire Baby Loup : La Cour d’appel de Paris s’oppose à la Cour de cassation : Gaz. Pal. 5 au 7 Janvier 2014 p 22 qui considèrent la clause du règlement intérieur de la crèche, comme étant suffisamment précise dans la mesure où elle comportait « la référence finale, mais expresse, de la clause aux enfants », ce qui exclurait donc par voie de conséquence et de façon implicite, les autres activités figurant dans les statuts, à savoir « les activités sans contact avec les enfants, notamment celles destinées à l’insertion sociale et professionnelle des femmes du quartier qui se déroulent hors de la présence des enfants confiés à la crèche » (sur le libellé de ces statuts et leur comparaison avec celui du règlement intérieur, Cf. infra, notes 39 et 59.
34 L’Assemblée Plénière en effet, dans l’arrêt précité, retient la motivation suivante : « Attendu qu’ayant relevé que le règlement intérieur de l’association Baby Loup (…) disposait que « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées, tant dans les locaux de la crèche, qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche », la Cour d’appel a pu en déduire, appréciant de manière concrète les conditions de fonctionnement d’une association de dimension réduite employant seulement dix-huit salariés, qui étaient ou pouvaient être en relation directe avec les enfants et leur parents, que la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés (…) et proportionnées au but recherché ».
35 Les conclusions du procureur général JC. Marin in JC. Marin, Note sous Cass., Ass. Plén., 25 Juin 2014, n° 13-28.369 Jurisdata n° 2014-014021 JCP G n° 36 1ER Septembre 2014, 902 Affaire dite Baby Loup : « dans quelles conditions un employeur privé peut-il limiter la liberté de manifester ses convictions religieuses ? » Pour Monsieur le Procureur général, « l’appréciation de la clause, sa généralité et sa précision, doit se faire in concreto et non in abstracto comme a semblé le faire la Chambre sociale ».
36 1er arrêt Baby Loup précité, Cass. Ch. soc. 19 mars 2013 n° 11-28 ;845 Jurisdata n° 2013-004454 JCP G 2013 n 542 D. Corrignan-Carsin, JCP S 2013 1146 n B. Bossu.
37 Cf. J. Mouly, « L’affaire Baby Loup devant l’Assemblée Plénière : quelques accommodements avec les principes », Droit social Octobre 2014 Études p. 811 et s., qui précise que « c’est peut-être surtout à propos de la question du caractère proportionné des restrictions à la liberté religieuse que la menace d’une condamnation est la plus lourde pour la France, même si l’Assemblée Plénière a prétendu faire une appréciation « concrète » de la situation, comme l’exige la CEDH. Celle-ci, en effet, exerce son propre contrôle, et il est loin d’être acquis qu’elle puisse se contenter des arguments très approximatifs avancés par la Cour de cassation… », la crèche n’ayant pas pris la précaution au sein de son règlement intérieur de « limiter l’interdiction du port du voile aux salariés en contact direct et permanent avec les enfants… ». En outre, le contrôle de la légalité ou de la licéité, de ces restrictions est plus ou moins étendu selon qu’elles soient contenues dans un acte unilatéral de l’employeur à caractère réglementaire, ou dans un acte de nature contractuel tel le contrat de travail du salarié. Dans ce dernier cas, elles sembleraient devoir être plus facilement accueillies, comme n’étant plus soumises au contrôle de proportionnalité. On relèvera ainsi que dans ce qui est devenu l’affaire Baby Loup, celle-ci n’a été analysée par les différentes juridictions et la doctrine, que sous l’angle de la légalité du règlement intérieur (ainsi que plus accessoirement sous celui de l’entreprise de tendance ou de conviction), la qualification juridique de ce dernier ne prêtant pas, semble-t- il, à discussion : qu’en aurait-il été si l’on avait considéré que l’on n’était pas en présence d’un règlement intérieur, mais bien plutôt d’une « charte d’éthique ou de déontologie », dont le caractère contractuel semble plus affirmé ? La manifestation des convictions ou des opinions des salariés ne peut-elle pas être plus facilement aménagée dans un cadre contractuel, plutôt que dans le cadre du règlement intérieur d’une entreprise, dont l’opposabilité au salarié, se trouve consubstantiellement liée à son caractère réglementaire de droit privé ? Il semblerait que oui, si l’on suit tout au moins l’opinion du Professeur Gaudu, selon lequel le contrôle de proportionnalité ne s’imposerait de façon systématique qu’en matière d’appréciation de la légalité du règlement intérieur en raison du caractère unilatéral de ce dernier. À l’inverse un tel contrôle de proportionnalité ne s’imposerait pas pour le contrat standard, ne contenant pas de clauses allant au-delà des « obligations banales », ou des sujétions usuelles (F. Gaudu, « La religion dans l’entreprise » précité, n° 4 in fine, et qui ajoute, n° 5, « le contrat à la différence du règlement intérieur, qui n’est qu’un acte unilatéral et qui est donc toujours soumis à un contrôle de proportionnalité, fait la loi des parties, même lorsqu’il s’agit de religion. »)
38 Affaire Baby Loup précitée, cf. supra et infra les différentes références s’y rapportant.
39 F. Gaudu, art. précité n° 17 ets.
40 F. Gaudu, art. précité n° 26.
41 Main de Fatima, ou étoile de David (CEDH citée par D. Corrignan-Carsin, précitée in « Épilogue français pour l’affaire Baby Loup : le règlement intérieur peut limiter la liberté d’expression religieuse », Note sous Cass., Ass. Plén., 25 Juin 2014 JCP G n° 36 1ER Septembre 2014, 903).
42 Cass. soc. 6 nov 2001 n° 99-43.988 Jurisdata n° 2001-011596, Cass. soc. 28 Mai 2003 n° 02-40.273 Jurisdata n° 1997-930234.
43 CA Paris 18e ch. E 16 Mars 2001 n° 99/31302 JCP E 2001 p.1339 n C. Puigelier.
44 Cité par Gaudu in « Entreprise de tendance laïque », La Revue des Droits de l’Homme, se fondant à cet égard, sur les articles R 4412-128 et 133 du Code du travail. De telles prescriptions pourraient cependant avoir exceptionnellement un caractère contractuel, dans les cas suivants : -Si, contenues dans le règlement intérieur, elles ne relèvent pas du domaine exclusif de la santé et de la sécurité des conditions de travail, et que le contenu du règlement intérieur a été déterminé par des conventions collectives. - Si, contenues dans des chartes d’éthique ou de déontologie, dont le caractère de règles innommées, leur permet éventuellement d’échapper à la qualification d’acte réglementaire, et d’acquérir un caractère contractuel. -Si, contenues dans le contrat de travail soumis au seul contrôle d’objectivité. Dans tous les cas, obligation d’exécuter le contrat de bonne foi. Deux hypothèses : -Soit la religion du salarié n’a pas été prise en compte dans le cadre du contrat de travail et dans un tel cas, le salarié dans le cadre de son obligation de bonne foi, devra exécuter le contrat de travail conformément à ses stipulations, sans pouvoir se prévaloir de clause de conscience (le boucher de Mayotte n’a pu refuser d’être affecté au rayon charcuterie, Gaudu n° 13) : « l’employeur n’est pas tenu de modifier l’organisation du travail pour rendre possible l’exécution d’obligations religieuses » (F. Gaudu, art. précité n° 13). On relèvera la position différente cependant de la Halde le 14 Janvier 2008, considérant que l’entretien d’embauche dans une association Classe de Mer, où les animateurs pouvaient de ce fait être amenés à partager le régime alimentaire des élèves « en milieu agricole » et donc à manger du porc, pouvait être discriminatoire (Délibération de la Halde 2008-10 du 14 Janvier 2008, Gaudu n° 15). Et certains auteurs de souligner en ce sens l’importance due au respect des termes du contrat, seul de nature à garantir efficacement contre toute suspicion de discrimination.- Soit la religion du salarié a été prise de façon expresse ou implicite (port du voile à l’embauche), et dans un tel cas l’obligation de bonne foi impliquerait de respecter les accommodements expressément consentis par l’employeur, en pouvant difficilement en obtenir d’autres (cf. théorie des « accommodements raisonnables »).
45 F. Messner, P. H. Prelot, J. M. Woehrling, Traité de droit français des religions, Paris, Litec 2003 p.721 et s. Rappelons que dans l’affaire Baby Loup précitée, la Cour d’appel de Paris statuant sur renvoi après cassation par la Chambre sociale (1er arrêt de cassation, cass. Soc. 19 mars 2013 n° 11-28.845 JCP G 2013, 542 note D. Corrignan- Carsin, JCP S 2013, 1146 note B. Bossu), avait considéré le licenciement de la salariée comme justifié, en qualifiant la crèche Baby Loup d’entreprise de conviction (laïque) en se fondant sur le seul règlement intérieur de la crèche, motifs considérés comme « erronés mais surabondants » par l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation, qui n’en avait cependant pas rejeté le principe (préférant leur substituer comme l’on sait, d’autres motif fondés sur la seule légalité du Règlement intérieur).
46 Cf. sur ce point, l’article désormais classique de P. Waquet, « Loyauté du salarié dans les entreprises de tendance », Gaz. Pal. 1996 p.1427.
47 Cour de cassation Ch. soc. 20 Novembre 2006 Dr. Soc. 2006 p.87.379 note J. Savatier B n° 555
48 Partis politiques, syndicats, voire autres. Cf. F. Gaudu précité n° 9 et s, également du même auteur « L’entreprise de tendance laïque », Droit social 2011 p.1186.
49 Idem.
50 Cass. Ass. Plén. 19 mai 1978 D 78 p.541 concl. R. Schmelk, n P. Ardant, arrêt Dame Roy.
51 Ce n’est que dans le règlement intérieur en effet, que l’exigence de « neutralité confessionnelle », se trouvait exigée du personnel « dans ses missions professionnelles » Certes une telle exigence était présentée comme découlant des statuts, mais cela était loin d’être aussi évident, une telle neutralité ne se déduisant pas nécessairement du développement d’une « action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisée », non plus que de l’objectif d’insertion « sociale et professionnelle des femmes » En outre il est clair que cette exigence de neutralité confessionnelle, quand bien même aurait-elle été instituée par les statuts, ne pouvait justement constituer une tendance en raison du fait qu’elle s’identifiait justement avec l’exigence républicaine de Laïcité, telle qu’interprétée notamment par le Conseil Constitutionnel ou le Conseil d’État. Seule une conception plus « militante » de la laïcité, aurait éventuellement pu être considérée comme telle.
52 Cour Européenne des Droits de l’Homme Arrêt « Schüth » et « Obst » du 23 Septembre 2010 et 2 Février 2011 Cf. notamment J. Couart, « Licenciement pour adultère, par un organisme religieux : la consécration des entreprises dites « identitaires » par la CEDH, RDT 2011 p 45 ; également C. Vigneau, « La liberté religieuse dans les relations de travail. Regards croisés sur des arrêts récents de la Cour de cassation et de la Cour Européenne des Droits de l’Homme » in Mélanges en l’honneur du Professeur Gaudu, p. 313 et s.
53 Art. 4 §1 Directive de l’UE du 27 Novembre 2000 relative à l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, considérant que l’objet même de l’entreprise, pourrait constituer une exception aux règles de non-discrimination « pour autant que l’objectif soit légitime et que l’exigence (pour le salarié de s’y conformer) soit proportionnée ». Une véritable exception aux règles de non-discrimination, se trouve en outre consacrée par le §2 de la directive, au profit des églises ou des organisations dont l’éthique est fondée sur la religion ou sur les convictions, ces institutions pouvant requérir de leur personnel « une attitude de bonne foi et de loyauté envers l’éthique de l’organisation ».
54 Cass. Ass. Plén. 19 mai 1978 D 78 p.541 concl. R. Schmelk, n P. Ardant arrêt « Dame Roy ». Il s’agissait du licenciement de l’institutrice d’une école catholique qui s’était remariée après un divorce. Cette jurisprudence fut par la suite considérée comme confirmée (bien qu’ayant soulevé à l’époque une vague de protestation), à l’occasion du licenciement d’un surveillant rituel salarié d’une association israélite, en raison de ses relations adultérines. Toulouse 17 août 95 RJS 3 :96 n° 247.
55 CE 20 juillet 1990 Droit social 1990 p.862 concl. Pochard.
56 Cass. soc. 17 avril 91 Painsecq, Bull. civ. V n° 201 Dr. Soc. 91 p.485, comm. J. Savatier JCP G 1991 ii 21724, note A Sériaux, RTD civ. 1991 p.706 note J. Hauser.
Auteur
Maître de conférences HDR à l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, vice-doyen de la faculté de droit, d’économie et de gestion
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