On tourne à l’épreuve de Walter Benjamin
p. 81-93
Texte intégral
1Notre contribution propose une sorte d’expérience in vitro. Il s’agit de tester la relation entre le roman de Pirandello On tourne (Si gira…, 1916, dont le titre définitif est Quaderni di Serafino Gubbio operatore, 1925) et la théorie sur le cinéma que Walter Benjamin expose dans son célèbre essai L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique1. En plus de souligner les rapports positifs, factuels, entre ces deux ouvrages, nous avons l’ambition de saisir un effet Benjamin, pour ainsi dire : la nécessité de tenir compte de sa pensée lorsqu’on s’attache à expliquer certaines contradictions de la vision du cinéma que Pirandello a transmise dans son roman.
2Quand, en 1935 (entre octobre et décembre), Benjamin se consacre à la rédaction de son essai, il utilise, en la citant, une page du roman de Pirandello. Cependant, il ne paraît pas avoir lu directement Si gira... ; il semble plutôt avoir connu son roman par l’intermédiaire d’un passage que Léon Pierre-Quint cite dans une étude, intitulée Signification du cinéma, et qui est contenue dans un volume collectif, L’art cinématographique, publié à Paris en 19272. Il faut préciser que la traduction française du roman de Pirandello, On tourne (par C. de Laverière3), date de 1925 ; cette version a été réalisée à partir de l’édition du roman de 1916 (Si gira…4).
3Pirandello joue un rôle très important dans l’essai de Benjamin L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, puisque l’extrait de son roman exemplifie l’aliénation des acteurs de cinéma face à la caméra. Ce qui chez Pierre-Quint était une notation un peu grossièrement sociologique (il parlait des conditions « industrielles » du cinéma), chez Benjamin devient une observation véritablement « médiatique ».
4Nous allons citer d’après la traduction française de Pierre Klossowski (L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée) de 19375, qui est conforme à la première édition allemande (1936) de l’essai de Benjamin6. Rappelons qu’aujourd’hui nous ne lisons pas l’essai de Benjamin dans sa première édition, mais plutôt dans la troisième (1939), qui comporte de nombreuses transformations, notamment l’élimination de quatre paragraphes, l’insertion d’une préface et, surtout, l’ajout de notes.
5Benjamin déclare :
Pour le film, il importe bien moins que l’interprète représente quelqu’un d’autre aux yeux du public que lui-même devant l’appareil. L’un des premiers à sentir cette métamorphose que l’épreuve de test fait subir à l’interprète fut Pirandello. Les remarques qu’il fait à ce sujet dans son roman On tourne, encore qu’elles fassent uniquement ressortir l’aspect négatif de la question, et que Pirandello ne parle que du film muet, gardent toute leur valeur. Car le film sonore n’y a rien changé d’essentiel. La chose décisive est qu’il s’agit de jouer devant un appareil dans le premier cas, devant deux dans le second. « Les acteurs de cinéma, écrit Pirandello, se sentent comme en exil. En exil non seulement de la scène, mais encore d’eux-mêmes. Ils remarquent confusément, avec une sensation de dépit, d’indéfinissable vide et même de faillite, que leur corps est presque subtilisé, supprimé, privé de sa réalité, de sa vie, de sa voix, du bruit qu’il produit en se remuant, pour devenir une image muette qui tremble un instant sur l’écran et disparaît en silence… La petite machine jouera devant le public avec leurs ombres ; eux, ils doivent se contenter de jouer devant elle7. » (KZ, p. 723)
6Chez Benjamin, tout cela a pour fonction de souligner la transformation profonde de l’acteur qui devient de plus en plus un élément négligeable de la communication cinématographique, après avoir perdu toute son aura d’interprète original. C’est le thème baudelairien de la perte de l’aura : un phénomène qui pour Benjamin est inéluctable. Le cinéma avec ses techniques, notamment avec le montage, ne peut que révolutionner le rapport entre acteur et public : l’acteur ne dialogue plus avec le public, mais avec une machine qui finit par le réifier.
7Ces observations - même trop célèbres - sont à contextualiser sans doute un peu mieux. Première remarque : Benjamin apprécie Pirandello parce qu’il est un ennemi du cinéma ; son attitude largement réactionnaire lui est bien plus utile que certaines positions progressistes et tonitruantes, comme celles, par exemple, d’Abel Gance qui écrit dans le même volume, cité plus haut, auquel Pierre-Quint a collaboré. Mais il s’agit surtout de constater que dans la première édition de Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduziertbarkeit Benjamin parlait de l’acteur et du jeu en soulignant, de manière presque provocante, la ressemblance du cinéma avec le sport et avec les tests sociopsychologiques. Plus précisément, il parvenait à opposer l’aliénation totale des ouvriers avec le peu d’humanité que les acteurs réussissent malgré tout à sauver et à restituer à leur public :
Car c’est sous le contrôle d’appareils que le plus grand nombre des habitants des villes, dans les comptoirs comme dans les fabriques, doivent durant la journée de travail abdiquer leur humanité. Le soir venu, ces mêmes masses remplissent les salles de cinéma pour assister à la revanche que prend pour elles l’interprète de l’écran, non seulement en affirmant son humanité (ou ce qui en tient lieu) face à l’appareil, mais en mettant ce dernier au service de son propre triomphe. (KZ, p. 723)
8C’est comme si Benjamin avait essayé de nuancer son propre jugement historique quant à la position du cinéma dans l’imaginaire collectif en lui restituant des connotations humanistes, presque réconfortantes. Ces caractéristiques sont donc en contraste avec le sévère diagnostic véhiculé par le roman de Pirandello.
9Par ailleurs, il faudrait se demander si l’affirmation mémorable de Benjamin, présente dans une note de la troisième édition de l’Œuvre d’art… (1939), c’est à dire : « Les parlements se vident au même temps que les théâtres8 », a été tirée d’une phrase de Pirandello (troisième fascicule, paragraphe six) : « La macchina […] riempie le sale dei cinematografi e lascia vuoti i teatri9 » (SG, p. 92-93). En effet, Pierre- Quint ne cite pas cette phrase dans son étude. Ce qui suggère que Benjamin a sans doute lu Pirandello après la publication de la première édition de son essai, ou du moins qu’il a consulté le chapitre du roman d’où provient également le passage qu’il avait cité par l’intermédiaire de l’étude de Pierre-Quint.
10Jusqu’ici, nous avons pris en considération des faits extérieurs. Venant à une analyse plus approfondie, il est possible de deviner, dans certains passages du roman, des positions tout à fait benjaminiennes, qui sont parfois même en contraste avec l’idéologie explicite de Pirandello. Ce sont des moments imites où les causeries bizarres du narrateur, l’opérateur Serafino Gubbio, laissent entrevoir des contradictions très intéressantes. La plus étonnante - qui est citée très souvent - concerne la perception que la femme fatale du roman, l’actrice Varia Nestoroff, a d’elle-même. Quand elle se voit dans un film, elle éprouve une forme de malaise pour ainsi dire « cognitif », car elle perçoit la violence qui vit dans sa personnalité seulement quand elle l’observe sur l’écran (deuxième fascicule, quatrième paragraphe) :
Resta ella stessa sbalordita e quasi atterrita delle apparizioni della propria immagine su lo schermo così alterata, scomposta, contraffatta. Vede lì una, che è lei, ma che ella non conosce. Vorrebbe non riconoscersi in quella ; ma almeno conoscerla.
Forse da anni e anni e anni, a traverso tutte le avventure misteriose della sua vita, ella va inseguendo questa ossessa che è in lei e che le sfugge, per trattenerla, per domandarle che cosa voglia, perché soffra, che cosa ella dovrebbe fare per ammansarla, per placarla, per darle pace10. (SG, p. 54)
11C’est comme si, en parfait accord avec Benjamin, Pirandello acceptait la valeur « diagnostique » du cinéma par rapport à sa nécessaire réification des passions et des sentiments, par rapport à une intériorité qui ne peut exister qu’en forme objective, en forme d’ombre et de reflet. Dans la perspective de Pirandello, d’ailleurs, le procédé opposé est tout aussi possible. En effet, il se peut que le regard de Varia Nestoroff mette à distance la machine du cinéma, à travers une sorte de plan renversé. L’« interpellation » du personnage, sa question qui s’accompagne d’un véritable regard-caméra - Serafino se confondant avec sa machine - remplit la fonction de déceler la vérité du cinéma en employant toutes les mensonges et les naïvetés qui le caractérisent. Dans le passage qui nous intéresse (quatrième fascicule, premier paragraphe), on assiste au travail de l’opérateur, et il faut imaginer Varia Nestoroff dansante, demi-nue, déguisée en Indienne…
- Si gira !
E mi son messo, come un automa, a girar la manovella.
Tra i penosi contorcimenti di quella sua strana danza màcabra, tra il luccichìo sinistro de’ due pugnali, ella non staccò un minuto gli occhi da’ miei, che la seguivano, affascinati. Le vidi sul seno anelante il sudore rigar di solchi la manteca giallastra, di cui era tutto impiastricciato. Senza darsi alcun pensiero della sua nudità, ella si dimenava come frenetica, ansava, e pian piano, con voce affannosa, sempre con gli occhi fissi ne’ miei, domandava ogni tanto :
- Bien comme ça ? bien comme ça ?
Come se volesse saperlo da me ; e gli occhi erano quelli d’una pazza. Certo, ne’ miei leggevano, oltre la meraviglia, uno sgomento prossimo a cangiarsi in terrore […]11. (SG, p. 111-112)
12Les rôles sont ici renversés : à ce moment, c’est l’opérateur qui est vu, qui se voit vu. Dans cette vision d’une vision, le lecteur retrouve la même horreur qui avait agacé Varia Nestoroff assistant à son action filmée.
13Sans le savoir et même sans l’imaginer, Pirandello partage quelques idées de Benjamin concernant la fonction du cinéma. Notamment, il finit par soutenir la possibilité de parvenir à une vision authentique de la réalité, grâce à une forme de cinématographie qui dénonce les aspects inconscients de la vie quotidienne. Dans le passage que je vais citer (quatrième fascicule, fin du paragraphe trois), nous pouvons constater la convergence (tout à fait inédite dans le roman) entre la philosophie, absolument verbale, logocentrique, de Serafino Gubbio, et son activité d’opérateur. Celle-ci, exceptionnellement, paraît instituer une vision instructive, didactique, des actions humaines. Si le cinéma fonctionnait d’une manière différente, il serait possible de déclencher des effets très positifs. Serafino comprend que la vision du monde du personnage nommé Simone Pau lui permet d’observer sa profession d’une manière différente :
[…] Se [la mia professione] fosse applicata solamente a cogliere, senz’alcuna stupida invenzione o costruzione immaginaria di scene e di fatti, la vita, così come vien viene, senza scelta e senz’alcun proposito ; gli atti della vita come si fanno impensatamente quando si vive e non si sa che una macchinetta di nascosto li stia a sorprendere. […]
Ah se fosse destinata a questo solamente la mia professione ! Al solo intento di presentare agli uomini il buffo spettacolo dei loro atti impensati, la vista immediata delle loro passioni, della loro vita così com’è. Di questa vita, senza requie, che non conclude12… (SG, p. 133)
14Nous retrouvons ici quelque chose qui anticipe l’idée, qui sera centrale chez Benjamin, selon laquelle « la nature qui parle à la camera est autre que celle qui parle aux yeux. Autre surtout en ce sens qu’à un espace consciemment exploré par l’homme se substitue un espace qu’il a inconsciemment pénétré » (KZ, p. 731). C’est la notion, élaborée par Benjamin, d’un « inconscient optique » qui s’ajoute à l’inconscient « pulsionnel » de Freud.
15Du point de vue de l’histoire des médias, le grand problème, le nœud conceptuel que l’on doit résoudre, se trouve exactement ici. Premièrement, il faut signaler que la position de Pirandello (plus que celle de Benjamin) montre quelques analogies avec celle de Lukács qui, quelques années auparavant, en 1913, avait déclaré que le cinéma s’opposait au drame en cela qu’il exprimait un temps sans valeur, une succession d’événements dépourvus de contenu narratif13. Deuxièmement, à travers Pirandello, on peut entrevoir la divergence entre deux dimensions de cinéma différentes, celle qu’André Gaudreault14 a nommée sa nature « monstrative » et celle qu’il a considérée comme sa nature « narrative ». L’une se réfère au cinéma primitif, sans montage, l’autre naît avec ce dernier. Il est évident que le cinéma que Pirandello accepte est totalement dépourvu de montage, tandis que Benjamin théorise surtout un cinéma du choc, qui ne peut exister sans la manipulation des images, des plans simples, sans leur transformation par l’action du découpage. Pirandello semble nier la légitimité d’un cinéma fondé sur l’illusion, « illusionniste », qui soit capable de raconter par un récit se fondant sur une intrigue. Son roman est une critique acharnée du plotting, de la construction de l’intrigue telle que la maison de production Kosmograph l'a réalisée dans ses studios. La mise en abîme à laquelle on assiste, c’est-à-dire la réalisation du film dont le titre est La femme et la tigresse, a une valeur parodique : tous les contenus de cette représentation sont négatifs, ridicules même ; il est impossible de repérer une possibilité de narration qui ne soit pas un pur et simple avatar du roman-feuilleton. Tout cela est vrai sur le plan thématique, mais seulement sur ce plan-là. Pirandello ne s’en rendait sans doute pas complètement compte : en effet, la structure même du roman On tourne est profondément influencée par le feuilleton et, surtout, par le cinéma exemplairement de montage. Il est certain que l’histoire racontée par Serafino Gubbio est très semblable à un romanzo d’appendice (un feuilleton), et cela au moins en deux sens. Les relations de Varia Nestoroff avec les hommes tiennent du schéma narratif de la femme fatale : elle ne peut que les séduire et les détruire, les ruiner. La comparaison entre la protagoniste et la tigresse est d’ailleurs surannée : par exemple, l’un des romans mondains de Giovanni Verga avait, quarante ans plus tôt, le titre de Tigre reale (Tigresse royale), et déjà à cette époque cela paraissait vieux, conventionnel. Nul besoin d’insister sur ce détail qui paraît évident, tout le roman étant construit - du moins dans sa première partie - sur une opposition, bien trop prévisible, entre idylle et romanesque. On tourne est un feuilleton tout autant dans une acception littérale du terme. Pirandello, en effet, aurait voulu le publier dans un journal mensuel très important, La lettura, mais le texte fut refusé (il sera publié au cours de 1915 dans la revue La Nuova Antologia15). Ainsi, la structure fragmentaire du roman aurait dû satisfaire une lecture par bribes et le curieux mélange de faits et de réflexions paraphilosophiques avait la fonction - du moins dans les intentions de Pirandello - de contenter un public bourgeois, intéressé au scandale du cinéma et préoccupé par le « machinisme » contemporain. Ce public voulait discuter, à travers la narration, quelques faits à la fois vraisemblables et romanesques, d’actualité et de fiction.
16Heureusement, cette intention a manqué son but et le drôle de roman que Pirandello nous a délivré a mis en valeur une autre intentionnalité, plus profonde. Giacomo Debenedetti16 et, plus récemment, Beatrice Stasi17 ont souligné que le narrateur d’On tourne « joue » avec les personnages qu’il est censé raconter et dont il serait censé respecter la vérité factuelle et psychologique. Serafino, au contraire, ne manque pas de détruire l’unité des gens qu’il rencontre et qu’il regarde, en tant qu’opérateur de cinéma, en narrant (ou bien qu’il narre en les regardant). D’une façon subtile, qui est très difficile à repérer, le narrateur déforme le contenu de sa narration. Stasi a analysé de manière convaincante cet entrelacement continuel, montrant que Serafino n’est pas un opérateur-narrateur passif et impassible - comme il prétend l’être -, mais qu’il intervient directement sur les faits, avec l’intention (cachée, bien sûr) de les modifier. Selon Stasi, la conclusion si étonnante du roman (rappelons-nous qu’il s’agit d’un snuff movie) n’est que le résultat d’une action secrète de Serafino Gubbio : plus exactement d’une action que nous avons vue, mais dont nous n’avons pas pris conscience.
17Cette dernière observation est décisive. Le narrateur unreliable, non « fiable », nommé Serafino a fragmenté son récit à tel point qu’il est capable de nous distraire par de fausses pistes narratives. Il faut se souvenir qu’une des caractéristiques les plus importantes du système des médias reproductibles mécaniquement, selon Benjamin, est la perception distraite qui s’accompagne à son utilisation. On consomme les médias modernes avec inattention : c’est leur nature elle-même qui l’impose. De manière analogue, Serafino Gubbio réussit à monter la réalité dont il parle en obligeant ses spectateurs-lecteurs à ne pas voir le film véritable. Il nous distrait avec quelque chose de plus futile et de moins important.
18Bref, chez Pirandello il est possible de penser la littérature de manière cinématographique. Et il n’est pas nécessaire, alors, de souligner la modernité de notre auteur, qui anticiperait quelque chose de comparable à la technique narrative dite camera eye18.
19Nous allons conclure par la citation de deux passages du roman qui confirment notre analyse. Ce sont deux récits au temps présent - le temps du cinéma, cela va sans dire. Le premier (début du troisième fascicule) n’a presque pas besoin de commentaire. Le narrateur se cache dans les faits qu’il semble enregistrer objectivement. Gérard Genette nous assurerait que nous avons là un récit homodiégétique à focalisation externe :
Un lieve sterzo… C’è una carrozzella che corre avanti.
- Pò, pòpòòò, pòòò.
Che ? La tromba dell’automobile la tira indietro ? Ma sì ! Ecco pare che la faccia proprio andare indietro, comicamente.
Le tre signore dell’automobile ridono, si voltano, alzano le braccia a salutare con molta vivacità, tra un confuso e gajo svolazzìo di veli variopinti ; e la povera carrozzella, avvolta in una nuvola alida, nauseante, di fumo e di polvere, per quanto il cavalluccio sfiancato si sforzi di tirarla col suo trotterello stracco, sèguita a dare indietro, indietro, con le case, gli alberi, i rari passanti, finché non scompare in fondo al lungo viale fuor di porta. Scompare ? No : che ! È scomparsa l’automobile. La carrozzella, invece, eccola qua, che va avanti ancora, pian piano, col trotterello stracco, uguale, del suo cavalluccio sfiancato. E tutto il viale par che rivenga avanti, pian piano, con essa.
Avete inventato le macchine ? E ora godetevi questa e consimili sensazioni di leggiadra vertigine.
Le tre signore dell’automobile sono tre attrici della Kosmograph, e hanno salutato con tanta vivacità la carrozzella strappata indietro della loro corsa meccanica non perché nella carrozzella ci sia qualcuno molto caro a loro ; ma perché l’automobile, il meccanismo le inebria e sùscita in loro una così sfrenata vivacità. La hanno a disposizione : servizio gratis ; paga la Kosmograph. Nella carrozzella ci sono io19. (SG, p. 66-67)
20Le second récit (septième - et dernier - fascicule, premier paragraphe) peut paraître plus complexe, parce qu’il rappelle un stream of consciousness, un flux de conscience : le monologue de Serafino associe pêle-mêle des idées et des faits. Mais, attention ! Cette analepse est trompeuse, elle se révèle tout de suite hypothétique. Et le lecteur- spectateur de Pirandello, devenu rusé après une longue expérience d’échecs, se méfie de cette représentation, et même de l’hypothèse que le texte suggère ; le lecteur se doute que le séraphique Serafino est en train de se moquer de lui et que la vérité se trouve ailleurs. Bien sûr, il s’agit là - « la vérité se trouve ailleurs » - d’une définition pirandellienne par excellence. La vérité pour Pirandello est toujours ailleurs. Mais cette fois le pirandellisme est dans les choses ou, plus exactement, dans la perception du lecteur qui cherche à saisir un nœud narratif. C’est un fait très important. Ici, il y a du cinéma, il y a de la communication électrique, il y a déjà la condition dans laquelle nous vivons, nous, les protagonistes presque toujours passifs du monde des nouveaux médias :
Ho capito, ora.
Turbarsi ? Ma no, via, perché ? Tanta vita è passata ; e morto è là, lontano, il passato… Ora la vita è qua, questa : un’altra… Sterrati, attorno, e piattaforme ; gli edificî fuorimano, quasi in campagna, tra il verde e l’azzurro, d’una Casa di cinematografia. E lei, qua, attrice ora… Attore anche lui ? oh guarda ! dunque colleghi ? Ma bene ; piacere…
Tutto bene, tutto liscio come l’olio. La vita. Questo fruscìo della gonna di seta turchina, ora, con questa bizzarra tunica di merletto bianco, e questo cappellino alato, come il casco del dio del commercio, sui capelli color di rame… già ! La vita. Un po’ di ghiaja rimossa con la punta dell’ombrellino ; e un breve silenzio, con gli occhi invagati, fissi alla punta di quell’ombrellino che rimuove quel po’ di ghiaja là…
- Come ? Ah, sì, caro : una gran noja…
Sarà, senza dubbio, avvenuto questo, jeri, durante la mia assenza20. (SG, p. 257-258)
Notes de bas de page
1 Pour une édition française récente, voir W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, traduit de l’allemand par M. de Gandillac, in Id., Œuvres, W. Benjamin, Paris, Folio-Gallimard, 2000, vol. III. La première traduction française, de P. Klossowski (avec la collaboration de l’auteur), fut publiée sous le titre de « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », Zeitschrift für Sozialforschung, Herausgegeben im Auftrag des Instituts für Sozialforschung von Max Horkeimer, V, 1936, Paris, Librairie Félix Alcan, (1937), p. 40-68.
2 L. Pierre-Quint et al., L’art cinématographique, II, Paris, Alcan, 1927, p. 14-15.
3 L. Pirandello, On tourne, traduction de C. de Laverière, Paris, Éditions du Sagittaire, Collection de la Revue européenne n° 19, 1925, dorénavant indiqué par l’abréviation « OT ».
4 Pour cette raison, toutes les citations de notre étude seront tirées de l’édition 1916 du roman de L. Pirandello, Si gira…, Milan, F.lli Treves, 1916, dorénavant indiquée par l’abréviation « SG ».
5 Voir supra, la note 1. Rappelons que le volume récent de W. Benjamin, Écrits français, Gallimard (Bibliothèque des idées), 1991, publie cette première traduction.
6 L’édition critique de l’essai de Benjamin que nous utiliserons pour toutes nos citations est W. Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduziertbarkeit », in Gesammelte Schriften, I.2, herausgegeben von R. Tiedemann und H. Schweppenhäuser, Francfort-sur-le-Main, Suhrkampf, 1991, dorénavant indiquée par l’abréviation « KZ ». Cette édition comprend notamment la traduction française de P. Klossowski.
7 La citation du roman On tourne est tirée du sixième paragraphe du troisième fascicule (OT, p. 83-84). La dénomination « fascicule » figure dans la traduction citée, d’ailleurs conforme au texte italien, édition 1916, qui est divisé en « fascicoli ». Nous garderons donc ce terme (qui deviendra « quaderni » - cahiers - dans l’édition de 1925 (L. Pirandello, Quaderni di Serafino Gubbio operatore, Florence, Bemporad, 1925 ; cf. TR, II, p. 517-735, et, pour les variantes, p. 1031-1056). Dans la version française de Quaderni di Serafino Gubbio operatore de Jacqueline Bloncourt- Herselin, parue, sous le titre La dernière séquence, en 1985 (Paris, Éditions Balland), c’est plutôt le terme français « cahier(s) » qui est utilisé.
8 W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, traduit de l’allemand par M. de Gandillac, op. cit., p. 294 (« Es veröden die Parlamente gleichzeitig mit den Theatern », KZ, p. 369).
9 « La machine […] remplit les salles des cinématographes et laisse les théâtres vides. » OT, p. 82.
10 « Elle-même demeure ahurie et presque atterrée à l’apparition sur l’écran de son image si altérée, si décomposée, si contrefaite ! Elle découvre là une personne qui est elle, et que cependant elle ne connaît pas. Elle voudrait bien ne pas se reconnaître en cette représentation ; mais au moins connaître ce qui est présenté. Peut-être, depuis des années, des années et des années, à travers toutes les mystérieuses aventures de sa vie, poursuit-elle ce démon, qui est en elle et qui lui échappe ; cependant, elle l’interroge, lui demande ce qu’il veut, puisqu’elle souffre, et ce qu’elle devrait faire pour l’apaiser, pour le calmer, pour lui donner la paix. » (OT, p. 49)
11 « - On tourne ! Et comme un automate, je me suis mis à tourner ma manivelle. Au milieu des pénibles contorsions de son étrange danse macabre, parmi la fulgurance des poignards, elle ne détacha pas une minute ses yeux des miens, qui fascinés la suivaient. Je vis sur son sein haletant la sueur tracer des sillons sur la pommade jaunâtre dont elle était toute barbouillée. Sans prendre aucun souci de sa nudité, elle se démenait, comme une frénétique, elle haletait, et tout doucement, d’une voix inquiète, les yeux toujours fixés dans les miens, elle demandait de temps à autre : - Bien comme ça ? Bien comme ça ? Comme si elle voulait le savoir par moi ; et ses yeux étaient ceux d’une folle. Dans les miens, elle lisait sûrement, outre la surprise, un effroi prêt à se changer en terreur […]. » (OT, p. 99-100)
12 « […] si [ma profession] s’appliquait seulement à saisir, sans aucune stupide invention ou construction imaginaire de faits et de scènes, la vie comme elle vient, sans choisir, les actions de la vie comme elles s’accomplissent lorsqu’on n’y pense pas, quand on vit et qu’on ignore qu’une machine est prête à les surprendre à la dérobée. […] Ah ! si ma profession n’était destinée qu’à cela ! Si elle avait le seul but de montrer aux hommes le spectacle bouffon de leurs actes inopinés, la photographie immédiate de leurs passions, de leur vie prise sur le fait, de cette vie sans repos qui ne conclut pas… » (OT, p. 118-119)
13 G. Lukács, « Gedanken zu einer Aesthetik des Kinos », Frankfurter Zeitung, 10 septembre 1913.
14 A. Gaudreault, Du littéraire au filmique : système du récit, Paris, Klincksieck, 1988.
15 Nuova Antologia, 1er juin-16 août 1915.
16 G. Debenedetti, Il romanzo del Novecento : quaderni inediti, Milan, Garzanti, 1987, p. 256-280.
17 B. Stasi, « Veniamo al fatto, signori miei ». Trame pirandelliane dai Quaderni di Serafino Gubbio operatore a Ciascuno a suo modo, Bari, Progredit, 2012.
18 Rappelons que les romans de l’école du regard, par leur nature labyrinthique, sous leur surface descriptive cèlent souvent quelque chose de différent, une intrigue qui nous échappe, exactement comme chez Pirandello.
19 « Un léger cabriolet… une petite voiture qui s’avance. – Pò, pòpòòò, pòòò ! Qu’est-ce ? La sirène de l’automobile la fait-elle reculer ? Mais oui ! Il semble qu’elle la fasse reculer drôlement. Les trois dames qui sont dans l’automobile rient, se tournent, se retournent, saluent de la main, dans un gai et confus envolement de voiles de diverses couleurs. La pauvre voiture qu’environne un nuage sec et puant de fumée et de poussière, son cheval efflanqué s’efforçant de la traîner de son petit trot las, continue à aller en arrière, en arrière, toujours en arrière, avec les maisons, avec les arbres, avec les rares passants jusqu’à ce qu’elle disparaisse au bout de la longue avenue, éloignée des portes de la ville. Ella disparaît ? Mais non, c’est l’auto qui a disparu. La voiture, au contraire, la voici qui continue tout doucement sa marche, au trot fatigué et égal de son petit cheval efflanqué. Et toute l’avenue semble s’avancer de nouveau tout doucement avec elle. Avez-vous inventé les machines ? Eh ! bien, jouissez à présent de cette sensation d’agréable vertige. Les trois dames de l’automobile sont trois actrices de la Kosmograph, elles ont salué avec tant de vivacité la voiture tirée en arrière par leur course mécanique, non parce que dans la voiture il y a quelqu’un qui leur soit très cher, mais parce que l’automobile, c’est- à-dire, le mécanisme, les enivre et suscite en elles une excitation sans frein. Elles l’ont à leur disposition, cette automobile : service gratis ; la Kosmograph paie ! Dans la voiture, il y a moi. » (OT, p. 59-60)
20 « J’ai compris maintenant. Se troubler ? Mais non, voyons, pourquoi ? Une si grande partie de ma vie est passée ; et bien loin, là-bas, le passé est mort… maintenant la vie est ici, celle-ci, une autre : sterrati, tout autour, et plates-formes ; les édifices, très écartés de la ville, presque à la campagne, entre la verdure et l’azur d’une maison de cinématographie. Et maintenant elle est ici actrice… et lui aussi est acteur ? Oh ! vraiment ! donc collègues ? Mais très bien ; beaucoup de plaisir… Tout est bien, tout est lisse comme de l’huile. La vie. Ce bruissement de soie blanche, en ce moment, avec cette bizarre tunique de dentelle blanche, et ce chapeau ailé, comme le casque du dieu du commerce, sur des cheveux couleur de cuivre… certes ! La vie. Un peu de gravier remué avec la pointe de l’ombrelle, et un court silence avec des yeux charmeurs se fixant sur la pointe de l’ombrelle, et l’ombrelle remuant un peu de gravier, là… Quoi donc ? Ah ! oui, mon cher : un grand ennui… Cela est sans doute arrivé, hier, pendant mon absence. » (OT, p. 225-226)
Auteur
Professeur de Littérature italienne contemporaine auprès de l’Université libre de Langues et Communication IULM de Milan, il est spécialiste de poésie italienne (XIXe-XXIesiècles), notamment de versification et métrique. Ses recherches concernent également la narratologie, les rapports entre la littérature et les médias, la didactique de la littérature. Parmi ses derniers ouvrages, on trouve Il racconto (2012), Spettatori del romanzo (2015), La poesia italiana degli anni Duemila (2017).
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