Chapitre 5
« Je suis votre voix en Allemagne » : Et les chiens se taisaient entre écriture, réécriture et traduction
p. 157-185
Texte intégral
1Und die Hunde schwiegen est la version allemande de la première pièce d’Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient, tragédie lyrique que l’auteur a publiée dans son recueil de poèmes Les armes miraculeuses. Césaire a revu cette tragédie à plusieurs reprises pour en faire une vraie pièce de théâtre, grâce à sa collaboration avec Janheinz Jahn, traducteur allemand dont le travail a été fondamental pour l’accueil de Césaire et des littératures francophones et anglophones de l’Afrique et de la Caraïbe dans l’Allemagne d’après-guerre.
2Nous analyserons ici comment la collaboration entre Césaire et Jahn a engendré une œuvre dont la paternité est largement partagée par l’un et l’autre. Afin d’introduire le rôle de Janheinz Jahn dans la réception du théâtre césairien, nous commencerons par discuter des échanges entre Jahn et Césaire, pour passer ensuite aux itinéraires assez complexes de révision et de réécriture de la pièce et à une comparaison tout aussi complexe des versions françaises qui ont précédé et suivi la version allemande. Cela nous amènera à analyser tous les mouvements du texte, afin de mieux comprendre la relation particulière entre Césaire et Jahn et les raisons pour lesquelles cette relation a donné des résultats aussi fructueux.
Le traducteur allemand Janheinz Jahn
3Janheinz Jahn, né en 1918 à Francfort et mort en 1973 à Messel, a consacré tout son itinéraire à l’étude, la traduction et la diffusion des littératures africaines et de la diaspora, une œuvre que le traducteur estimait « nécessaire dans un pays où l’on ignore les efforts culturels des peuples de couleur aprè[s] douze ans de propagande hitl[é]rienne1 ». Sa correspondance avec des centaines d’auteurs sur au moins trois continents, qu’il définissait comme une « expédition intellectuelle par poste aérienne », témoigne d’une activité inlassable pour repérer des textes inédits à publier ou à traduire.
4Il serait impossible de nier la contribution de Jahn dans le domaine des études africaines en Europe et surtout en Allemagne. Flora Veit-Wild et Anja Schwarz écrivent qu’il a été « l’un de ces rares et uniques Européens qui ont joué un rôle éminent dans la formation de ponts entre les cultures noires du monde entier et les cultures occidentales, une de ces personnes qui ont aidé au développement et à la promotion des littératures africaines dans leur pays d’origine2 ». Cependant, ils définissent Jahn comme « passionné et controversé3 », et les deux adjectifs sont nécessaires pour définir ce chercheur, écrivain et traducteur aux multiples facettes.
5Son œuvre a été vivement critiquée, surtout dans le monde anglophone, à cause de sa tentative évidente d’influencer les auteurs qu’il traduisait. De plus, sa vision d’une philosophie et d’une littérature « néo-africaine » et « panafricaine » était perçue comme une simplification et une approche trop généraliste du complexe panorama culturel et littéraire de l’Afrique. Veit-Wild et Schwarz citent à ce propos un passage d’un article publié par Gertrud Mander intitulé « L’Afrique est complètement différente » :
Des passionnés de l’Afrique comme Janheinz Jahn avec ses « théories de bureau de la culture néo-africaine » sont ici très suspects et donnent une idée fausse – car trop générale et spéculative – de la situation. En Afrique, il y a au moins autant de différences culturelles qu’en Europe, et on ne peut ignorer les influences européennes sur le continent africain4.
6Elles expliquent aussi les raisons pour lesquelles Ulli Beier a demandé à Jahn d’abandonner son poste en tant que co-éditeur de la revue de littérature africaine et afro-américaine Black Orpheus :
Un coup d’œil sur la correspondance entre Jahn et Beier, avec qui il a fondé et édité les premiers numéros de la revue Black Orpheus, révèle que Beier a essayé d’expliquer à Jahn pourquoi sa position comme co- éditeur de la revue n’était plus souhaitable au moment de l’indépendance du Nigeria en 1960 et de l’arrivée du nouveau gouvernement du Nigeria dans la vie culturelle du pays. Au lieu de limiter son rôle à l’analyse et à la description de la littérature africaine – comme il se doit – Jahn a été perçu comme imposant ses vues et essayant de pousser l’écriture africaine dans une certaine direction5.
7Les tentatives de Jahn de façonner le travail des écrivains dans la direction qu’il favorisait sont également tangibles dans ses lettres aux auteurs. Pour citer seulement quelques exemples, il a encouragé Abiola Irele à se concentrer sur la langue et la culture yoruba et il a suggéré à un autre auteur de lire Tutuola et de réfléchir aux paroles de Senghor sur le fait que les écrivains et artistes africains devraient s’inspirer de l’Afrique elle-même. Et il est certainement étrange que « malgré l’absence de la race comme sujet qu’il a observé et son accent sur l’universalité, Jahn ait voulu publier exclusivement des poètes noirs6 ».
8Jahn est sans aucun doute l’un de ces traducteurs qui ont « une telle assurance qu’ils invitent l’auteur à modifier son texte – soit sous sa forme traduite, soit même dans l’original quand la chose est encore possible7 », mais il fait aussi exception parce qu’il est un de ceux (encore plus rares) qui ont exercé une influence directe et durable sur la production et la diffusion de la littérature d’un continent tout entier et de sa diaspora au-delà même des frontières de sa langue de traduction.
9De notre point de vue, il serait difficile d’évaluer le travail de Jahn et les critiques qu’il a subies après plus d’un demi-siècle, puisque nous devons prendre en considération le fait qu’il travaillait dans un domaine complètement nouveau en Allemagne dans les années 1950. Mais il serait en même temps erroné de taire ses méthodes et ses positions tout à fait ambiguës et même douteuses.
10Ce qui est certain, c’est qu’en dépit de certaines positions manifestement controversées, la passion et l’intérêt réels de Jahn pour les écrivains africains et ceux de la diaspora sont indéniables, tout comme le rôle clé qu’il a joué pour ouvrir la voie à ces littératures dans l’Europe d’après-guerre. Ulla Schild note dans sa bibliographie des œuvres de Jahn plus de trente ouvrages qu’il a publiés, dont neuf ouvrages critiques, trois ouvrages de référence et vingt-cinq anthologies et ouvrages dirigés (sans compter toutes les traductions et les éditions différentes de ses œuvres), quatre-vingt-sept essais et articles et quarante-cinq essais radiophoniques8.
11Il est donc facile de comprendre pourquoi, « en dépit de ces réactions différentes, les réalisations extraordinaires de Jahn en révélant le trésor inconnu de la littérature africaine à un public et un lectorat allemand ne font aucun doute9 ». Ces réalisations sont le fruit d’efforts inlassables qui l’ont amené à constituer « la collection la plus complète de littérature africaine moderne qui existe10 ». Nous pouvons donc affirmer sans problème que l’histoire de la diffusion des littératures africaines en Europe n’aurait pas été la même sans Janheinz Jahn, et que la réception de l’œuvre de Césaire en particulier a largement été influencée par les échanges de l’auteur avec son traducteur allemand pendant vingt ans.
12Cependant, les propos de Schild, qui en vient à dire que « Janheinz Jahn peut sans aucun doute et à juste titre être défini comme le fondateur des études littéraires africaines11 » et les propos de Ulli Beier qui ajoute que « l’histoire de la littérature africaine est impensable sans lui12 » sont sans aucun doute exagérés et semblent oublier que les études littéraires africaines ne sont pas une création allemande.
13De plus, une compréhension profonde de la nature controversée du traducteur peut également nous éclairer sur sa relation avec Césaire. L’auteur martiniquais était l’un des auteurs les plus proches de Jahn et leurs rapports étaient sans aucun doute riches d’une profonde estime mutuelle. Mais comme nous le verrons en lisant leur correspondance et en interprétant le destin de leur aventure littéraire commune, quelques éléments nous font penser à un dialogue animé plutôt qu’à une vraie harmonie.
Un texte-laboratoire
14Les Archives Janheinz Jahn, hébergées à l’Université Humboldt de Berlin, contiennent une quantité et une variété considérable de documents : les milliers de lettres échangées avec les auteurs (originaux des lettres reçues et copies des lettres envoyées), les journaux intimes du traducteur dans lesquels il a soigneusement consigné toutes ses activités quotidiennes, sa bibliothèque avec des livres annotés, des projets de traductions, des enregistrements audio et vidéo, des critiques, des contrats et des accords de traduction et bien d’autres informations concernant l’activité de Jahn.
15Tous ces documents nous invitent à découvrir le mouvement du texte d’une version à l’autre, car, si l’on suit les judicieuses remarques de Jeremy Munday, « ils révèlent certaines des traces normalement cachées de l’activité de traduction et constituent un enregistrement en temps réel de certains des processus de décision du traducteur », et c’est pour cette raison que « l’analyse des documents, des manuscrits et des archives des traducteurs littéraires […] donne un aperçu potentiellement sans égal de la prise de décision du traducteur13 ».
16Nous n’allons pas faire une analyse génétique des traductions de Jahn en étudiant tous ses choix, comme nous l’avons fait dans un article consacré au rôle que la traductrice allemande Erica de Bary a joué dans l’échange entre Césaire et Jahn14 ; ce qui nous intéresse ici est plus de décrire le processus commun de traduction/réécriture que de décrire ou de juger les résultats de cette traduction. La lecture de ce processus n’est cependant possible que grâce au travail de génétique textuelle et des traductions que nous avons mené lors des périodes de recherche auprès des Archives Janheinz Jahn. Appuyons-nous, alors, sur ces remarques récentes, dues à Patrick Hersant :
S’ils n’ont rien de systématique ni même de fréquent, les rapports de collaboration entre un auteur et son traducteur éclairent des zones aveugles et soulèvent des questions qui intéressent aussi bien la traductologie que la génétique textuelle. L’échange entre les deux parties n’est pas toujours fertile, ni toujours amical ; rarement prolongé, il s’avère souvent décevant. Mais parfois, riche d’enseignements et de surprises, il nous offre un précieux aperçu de l’atelier du traducteur ; la collaboration expose alors au grand jour un travail d’ordinaire voué à l’ombre, celui de la traduction en devenir, dont elle révèle les lignes de force ou de fracture, les hésitations et les remaniements, les repentirs et les audaces15.
17Cela est bien le cas de la relation entre Jahn et Césaire. L’étude de cette relation par Ernstpeter Ruhe, en particulier en ce qui concerne l’écriture de leur version d’Et les chiens se taisaient, a été fondamentale pour comprendre la réception de l’œuvre de Césaire en Allemagne et aussi parce que ses textes nous ont offert une perspective complètement différente sur son théâtre. Récemment, l’œuvre et les découvertes d’Alex Gil ont élargi une fois de plus notre perception du théâtre césairien et en particulier notre connaissance de la version pour le théâtre d’Et les chiens se taisaient, qui semble avoir précédé tant l’encouragement de Jahn à Césaire dans cette direction que le travail direct de l’auteur allemand sur la pièce. Cependant, les résultats de Ruhe ne sont pas remis en cause par ces nouvelles révélations. Nous devons simplement faire face à un nouveau contexte, dans lequel la découverte fondamentale de Ruhe s’accompagne de la trouvaille tout aussi importante de Gil. Les deux nous donnent ainsi des informations essentielles sur l’évolution de l’écriture théâtrale du poète martiniquais.
18Dans les pages qui suivent, nous proposons une chronologie de l’évolution de cet ouvrage ; nous l’associons, d’une part à nos propres recherches réalisées dans le fonds d’archives Janheinz Jahn entre 2016 et 201916, et d’autre part aux découvertes de Ruhe et Gil. Cette démarche veut offrir une perspective complète du processus d’élaboration de cette pièce et proposer une perception innovante de la collaboration entre Césaire et Jahn.
19Césaire a dit de cette pièce : « C’est un peu comme la nébuleuse d’où sont sortis tous ces mondes successifs que constituent mes autres pièces17 », soulignant ainsi l’importance de cette première expérience théâtrale pour ses œuvres suivantes. Cependant, Et les chiens se taisaient a souvent été exclue de la plupart des études sur Césaire, et en particulier sur son théâtre, avec des justifications plus ou moins convaincantes. Gil souligne que « si l’on fait abstraction de l’analyse d’Arnold, le texte d’Et les chiens se taisaient, paru dans le recueil Les armes miraculeuses en 1946, n’a jamais été pris au sérieux comme pièce de théâtre18 ». Ruhe écrit également :
La recherche littéraire qui s’attache au théâtre de Césaire […] a beaucoup de difficultés avec cette œuvre. La plupart du temps, elle n’est pas du tout mentionnée dans les études, comme si elle ne pouvait être qu’un élément propre à troubler le beau système logique que forme la trilogie
La tragédie du roi Christophe (1963) – Une saison au Congo (1965) – Une tempête (1969). Quelques rares analyses seulement parlent un peu plus en détail de la pièce, soit pour pouvoir l’exclure d’une manière soi-disant plus fondée, soit pour lui consacrer une première analyse approfondie19.
20Quelles que soient les raisons des choix individuels des nombreux chercheurs travaillant sur Césaire, cela est certainement révélateur du statut particulier de cette pièce dans le corpus de l’auteur.
21Césaire commence très probablement à travailler sur une première version d’Et les chiens se taisaient vers 1941, comme le souligne Gil20. Cette première version, définie comme « L’Ur-texte de 1943 » dans l’édition critique de l’œuvre complète de Césaire sous la direction d’Albert James Arnold, est très différente des versions connues et publiées de la pièce et a été retrouvée en 2008 dans le Fonds Claire et Yvan Goll de la Médiathèque de Saint-Dié-des-Vosges par Alex Gil. Césaire avait envoyé ce manuscrit à André Breton, qui l’a ensuite transmis à Yvan Goll, premier traducteur du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire en anglais avec Lionel Abel21. Gil écrit à propos de cette version qu’elle « ne correspond ni à celle de la tragédie lyrique publiée dans Les armes miraculeuses ni à l’arrangement théâtral de 1956 », et il ajoute que les analyses effectuées permettent de parler d’« un Ur-texte qui généra successivement la tragédie lyrique de 1946 et, dix ans plus tard, l’arrangement théâtral22 ». Cette version pourrait donc nous montrer que le texte avait un potentiel dramatique dès le début. Gil écrit à ce sujet :
Je dois insister sur le fait que l’Ur-texte de 1944 était déjà éminemment théâtral. Sa découverte, et sa publication dans les Œuvres littéraires complètes de Césaire, obligera la critique à reprendre les conclusions qui prévalent depuis la publication, par les soins d’Ernstpeter Ruhe en 1990, de l’édition d’Et les chiens se taisaient due à Janheinz Jahn. Là où on a pu croire que c’est Jahn qui a amené Césaire à la scène, il va falloir se rendre à l’évidence. Avant de reprendre son texte pour le fondre en un recueil lyrique en 1946, Césaire avait déjà présent à l’esprit une mise en scène possible de son drame historique23.
22Dans la présentation de l’Ur-texte publiée dans l’édition critique, Gil précise pourquoi il pense que le texte avait déjà été conçu pour le théâtre :
Des didascalies descriptives suggèrent que Césaire, à ce stade préliminaire, eût songé à une représentation de sa pièce en Martinique, une fois disparue la censure des représentants de Vichy. En effet, l’utilisation de la chanson “À la Martinique” de Félix Mayol laisse croire que Césaire pensait à un public local. Pris ensemble, ces indices répondent clairement à notre […] question : au tout début de la rédaction de Et les chiens se taisaient Césaire eut l’intention de porter son texte à la scène24.
23Cela signifierait que Césaire avait déjà prévu de faire de cette tragédie lyrique une pièce de théâtre à part entière dès son origine, mais on ne peut pas oublier qu’il a déclaré le contraire lors d’interviews accordées après la réécriture théâtrale de la pièce. À Jacqueline Sieger, en 1961, Césaire disait : « Vous parlez de ma pièce de théâtre. À l’origine, c’était un long poème. J’ai remarqué après coup qu’il suffisait de faire s’enchaîner certains éléments pour obtenir une pièce. Mais le procédé est artificiel, les personnages sont plus des archétypes que de véritables êtres humains25 ». Et encore, en 1969, il affirmait à Beloux : « cette première pièce, je ne la voyais pas “jouée” ; je l’avais d’ailleurs écrite comme un poème26 ». De plus, l’utilisation d’une chanson dédiée à la Martinique, par le chanteur français Félix Mayol, pourrait ne pas être une preuve suffisante du fait que Césaire pensait à un public local.
24Même un passage de la correspondance entre Jahn et Césaire qui aurait pu aider à éclaircir la question reste sans réponse, lorsque Jahn demande directement à Césaire dans sa lettre de décembre 1953 s’il a déjà une version radio ou s’il peut lui dire quelles parties de la pièce omettre dans son adaptation27. Cette lettre est l’une des rares de Jahn pour laquelle nous ne trouvons aucune réponse de Césaire dans les archives personnelles de Jahn. Bien sûr, demander si Césaire a déjà une version pour la radio n’est pas exactement la même chose que demander s’il a une version pour le théâtre, mais puisque ce que Jahn demande est essentiellement une version réduite, qui pourrait être diffusée à la radio dans un délai de 45 à 90 minutes, il est plutôt étonnant que Césaire ne pense pas à cette première version.
25Pourquoi Césaire ne la mentionne-t-il pas ? Il a peut-être oublié cette version écrite plus d’une décennie auparavant, ou bien il n’en possédait plus de copie ? La raison la plus probable est qu’il l’avait rejetée car il n’en était pas satisfait. Cela semble prouvé par les mots de Césaire à Breton, dans lesquels nous pouvons voir clairement que le poète martiniquais craignait la possibilité que Goll publie des parties de cette version, car il écrit : « De celui-ci j’espère qu’il aura la délicatesse de ne rien publier, attendu qu’il ne m’a rien demandé, et surtout que je désavoue la version de cette œuvre que vous connaissez28 ».
26Jahn, qui avait étudié le théâtre et qui avait écrit, mis en scène et joué des pièces pour les soldats pendant la Seconde Guerre mondiale, a manifesté son intérêt pour cette tragédie lyrique dès le début de ses échanges avec Césaire. Dans sa deuxième lettre au poète, Jahn lui demande en effet l’autorisation de la traduire et de la proposer aux radios allemandes29. Non seulement il avait déjà lu la tragédie, mais il en avait discuté avec une station de radio et avait réfléchi aux aspects pratiques de la production. Il avait compris dès le début, grâce à son expérience pratique du théâtre et de la radio, que la pièce ne pouvait pas être enregistrée comme un drame radiophonique sans adaptation, car elle était trop longue30.
27Cette pièce devient alors un « texte-laboratoire par lequel Aimé Césaire a appris le métier d’auteur dramatique31 ». La définition de « nébuleuse » qu’en avait donné Césaire semble confirmer cette vision, surtout si l’on suit la description que donne Gil d’une nébuleuse, c’est-à-dire : « Une soupe astronomique de poussière et de gaz qui s’entrechoquent, qui peut être lue comme une métaphore d’atelier, plutôt que comme une œuvre32 ». En mai 1955, Jahn confirme à Césaire qu’il a déjà fait des progrès concernant ses intentions d’enregistrer la pièce pour la radio et de la publier en allemand. Il lui dit aussi qu’il compte lui rendre visite pour recevoir quelques clarifications concernant sa traduction, afin de faire une « bonne tradiction33 », une erreur qui plairait probablement aux partisans de la trop répandue maxime « traduttore traditore », et qui est due à la particularité du français écrit par Jahn, plein d’erreurs et de formulations maladroites, au point que Gil définit la langue de Jahn comme un « français pidgin34 ». Ce qu’il entend faire, ce n’est pas seulement, comme l’écrit Ruhe, « d’adapter le texte aux conditions particulières de la scène35 », mais d’opérer une refonte complète, une version entièrement nouvelle. Cela est déjà clair dans la première lettre que Jahn écrit à Césaire après l’avoir rencontré à Paris et dans laquelle il demande les scènes inédites pour la nouvelle version de l’œuvre36.
28Lors de leur rencontre, qui a lieu en mai et non en avril, comme l’avait écrit Ruhe, Césaire et Jahn discutent des changements nécessaires à la tragédie pour qu’elle devienne une véritable pièce pouvant être jouée dans les théâtres allemands, et Jahn réussit à convaincre Césaire que le poème ne peut être mis en scène sans une adaptation. Seulement un mois plus tard, Césaire envoie à Jahn une première scène qui marque le début de son travail à la nouvelle version, basée sur les demandes et les conseils du traducteur37. Le travail de Jahn est encore plus rapide. Lorsqu’il répond à la lettre de Césaire, huit jours plus tard, il a déjà terminé le montage de la version radio qu’il a lue avec succès aux représentants de Radio Francfort, et il n’attend qu’une scène supplémentaire promise par Césaire38.
29Dans cette lettre, Jahn explique en détail à Césaire la toute nouvelle « architecture » de la pièce issue de sa réécriture. Des changements fondamentaux ont été apportés à cette nouvelle version : il a ajouté un nouveau personnage, une scène, et a transformé certains passages du texte en chansons, révélant une fois de plus l’ambiguïté – ou plutôt les possibilités – de ce texte, qui semblait pouvoir passer continuellement d’un genre à un autre. Jahn ajoute aussi qu’il va continuer à travailler sur la version pour le théâtre, tant pour le texte publié que pour sa représentation39. Mais ce qui est encore plus important, c’est la réaction de Césaire à ce plan. Dans sa réponse, nous lisons que l’auteur accorde au traducteur le droit de faire son propre montage de la pièce, lui demande son avis à propos des nouvelles parties qu’il a écrites et le remercie des efforts consacrés à une pièce si importante pour lui40.
30Jahn ne pouvait pas espérer mieux : Césaire avait non seulement accepté sa version de la pièce, mais il lui avait également accordé le droit de continuer à y travailler et avait même commencé à écrire de nouvelles scènes pour s’adapter au plan envisagé par le traducteur. Cela nous montre déjà que le rôle du traducteur dans cette œuvre est très différent de celui que nous imaginons habituellement : c’était à Jahn de montrer à Césaire la nouvelle direction que la pièce devait prendre, plutôt que le contraire.
31Le 31 décembre 1955, la pièce fut enregistrée pour la radio et diffusée deux semaines plus tard, le 16 janvier 1956. Dans la même période, la nouvelle version allemande était également en préparation pour la publication, puisque Jahn écrivit à Césaire le 9 février qu’elle était sous presse, ajoutant : « J’espère de pouvoir aller à Paris en mai pour vous expliquer ce que j’ai fait de votre tragédie41 ». Malgré le français maladroit de Jahn, un traducteur qui dit avoir l’intention d’expliquer à l’auteur ce qu’il a fait de son œuvre est certainement significatif de la liberté dont Jahn a bénéficié dans sa rencontre avec Césaire et dans sa rencontre créative avec ses œuvres.
32Ils se voient en mai 1956 et la réaction de Césaire à la nouvelle version de l’œuvre est très éloquente : « J’ai terminé la lecture de “notre” version théâtrale. Elle me satisfait tout à fait. Elle me paraît excellente en tous points42 ». Ces paroles paraissent très claires ; les deux hommes étaient parvenus à une version commune, à propos de laquelle ils étaient d’accord, et pour laquelle Césaire parlait d’une paternité partagée avec Jahn. Cependant, comme nous le verrons, la situation était beaucoup plus complexe que ce que ces mots semblent suggérer.
Deux langues, deux versions
33Césaire n’est pas le seul à dire que la nouvelle version de la pièce le satisfait complètement. Dans la préface de la version allemande publiée par Lechte, Artur Müller – l’éditeur de la série Dramen der Zeit – dit que la version proposée en allemand était identique à la version française en développement chez Présence Africaine : « L’auteur, Césaire, a accepté le résultat de ce processus également pour la version française, et la nouvelle édition, qui sera bientôt publiée par Présence Africaine à Paris, sera identique à l’édition allemande43 ». Müller décrit également dans sa préface le rôle particulier que Jahn a joué dans ce processus de révision du texte :
Le traducteur, Janheinz Jahn, n’a pas seulement été le traducteur de cette œuvre, mais il a été contraint de la remanier en tant que dramaturge, puisque la Hessische Rundfunk l’avait chargé d’écrire une version radiophonique de la pièce. Des conversations fructueuses ont eu lieu entre le traducteur et l’auteur, au cours desquelles la pièce a fait l’objet de corrections dramaturgiques considérables, qui ont évidemment aussi influencé la version pour la scène44.
34L’œuvre a en effet aussi été publiée en français par Présence Africaine qui a préparé un « arrangement théâtral » d’Et les chiens se taisaient pour le Congrès des écrivains et artistes noirs organisé en septembre 1956 à Paris. Cependant, même si la nouvelle version allemande d’Et les chiens se taisaient et l’arrangement théâtral publié à Paris paraissent la même année, avec seulement quelques mois entre les deux publications et apparemment la même intention (celle de créer une version de la tragédie lyrique qui pouvait être représentée sur scène), les deux versions sont très loin d’être identiques. Comme l’écrit Ruhe : « Les éditions allemande et française diffèrent totalement : de nouvelles scènes apparaissent, d’autres manquent, tout comme de nombreux personnages à la place desquels en surgissent d’autres, etc.45 » Si, d’une part, la version française est très proche de la version originale publiée en 1946 dans Les armes miraculeuses, avec très peu de modifications, d’autre part, les omissions, les déplacements et les ajouts dans la version de Jahn sont nombreux. Ruhe nous donne même des chiffres assez éloquents :
Jahn supprime dans les trois actes environ un tiers du texte original de Césaire […]. Il complète ce qu’il a conservé par des scènes et des indications scéniques qu’il a lui-même rédigées et qui constitueront environ 20 % de la totalité du texte définitif de cette version. […] La version de Jahn se présente finalement comme un puzzle très complexe ordonné à partir du texte original morcelé et totalement redistribué. […] Jahn n’hésite pas à réordonner et à fractionner les répliques, à en modifier totalement la succession ou même à les mettre dans la bouche d’un autre personnage46.
35Les versions sont donc très différentes l’une de l’autre, en ce qui concerne à la fois la longueur, le ton et le style. Le processus suivi par Jahn est également tout à fait particulier, puisqu’il a complètement réorganisé l’œuvre, en déplaçant de nombreuses répliques, qui changent aussi de personnage. Cependant, ce qui est encore plus surprenant, c’est de voir qu’il ne semble y avoir dans la version française de la même année aucun signe du travail collaboratif incroyable accompli par Césaire et Jahn durant des mois d’échanges :
Lorsque l’on a suivi les échanges entre Jahn et l’auteur qui ont marqué les années 1955 et 1956, l’édition française publiée par Césaire en 1956 a donc de quoi surprendre. Le dialogue très intensif qu’il a eu avec Jahn, la production de nouvelles scènes et de nouveaux passages, nés de ce dialogue, ainsi que les projets qu’avait Césaire pour de nouvelles conceptions de toute la pièce, tout cela a finalement laissé peu de traces dans le texte français de 1956. […] L’idée qui était née du dialogue avec Jahn de retravailler à fond la structure du texte poétique pour en faire une pièce adaptée au théâtre a été pour l’essentiel abandonnée par Césaire au moment de la publication. Quant aux scènes nouvelles, celle, importante pourtant, entre le Rebelle et l’Administrateur, est restée inédite47.
36Pourquoi avons-nous deux versions complètement différentes et pourquoi la préface de la première édition disait-elle que cette dernière serait identique, si ce n’était pas le cas ? Ces questions sont importantes, notamment en raison de la méthode suivie par Césaire et Jahn pour la rédaction de leur nouvelle version, un échange créatif constant et profond à propos de l’évolution du texte. La version allemande est sans aucun doute le résultat d’un travail commun, alors pourquoi ce travail a-t-il disparu dans la version française ? Ruhe a raison de dire que la question n’est toujours pas résolue et qu’essayer d’offrir une réponse absolue pourrait s’avérer un acte spéculatif. Cependant, en nous appuyant sur les échanges entre Césaire et Jahn, nous allons tenter d’apporter une explication, qui pourrait résider dans le fait que la relation entre eux était moins « harmonieuse » qu’elle ne le paraît à première vue.
Les parcours parallèles de la pièce
37Nous avons vu combien Césaire et Jahn ont été en harmonie pendant l’évolution d’Et les chiens se taisaient, et cette proximité culmine probablement dans la lettre que Césaire a écrite à Jahn le 26 août 1955, dans laquelle il donne au traducteur son accord pour son propre montage de la pièce48. Toutefois, moins d’une semaine après avoir écrit cette lettre, Césaire en a envoyé une autre à son traducteur allemand, aux implications complètement différentes :
Mon cher Jahn,
Je me suis remis ces jours à relire d’assez près “Et les chiens se taisaient”, et je me suis arrêté à un projet de découpage assez différent du vôtre. Je m’empresse de vous dire que je vous laisse toute liberté pour l’adaptation allemande, surtout l’adaptation radiophonique. Mais pour ce qui est d’une éventuelle adaptation française, ou de la version théâtrale, voici à quoi je me suis arrêté […]49.
38Césaire avait conçu un « découpage assez différent » de celui de Jahn, et bien qu’il ait laissé toute liberté au traducteur concernant l’adaptation allemande, il écrit clairement qu’une adaptation française ou une version pour le théâtre pourrait être très différente du projet allemand.
39Les archives ne contiennent aucune réponse de Jahn, et c’est encore une fois l’un des très rares cas où cela se produit. Cette lettre est toujours citée par tous les commentateurs de la relation Césaire- Jahn, mais elle est généralement considérée comme escamotée par les lettres suivantes dans lesquelles ils continuent à travailler sur leur nouvelle version, ce qui amène Césaire à parler d’une œuvre écrite en commun dans sa lettre de mai 1956.
40Cependant, cette même lettre nous donne une indication du fait que Césaire et Jahn n’étaient pas tout à fait d’accord sur l’arrangement du texte. Césaire la commence en informant Jahn qu’il envoie de nouveaux passages pour remplacer ceux que le traducteur avait « empruntés » au Cahier d’un retour au pays natal et à Soleil cou coupé50. La réponse de Jahn est aussi très révélatrice, car il semble « résister » aux intentions de l’écrivain. Si jusqu’à présent nous avons vu le libre travail de montage de Jahn sur le texte de Césaire et les réactions de ce dernier, c’est la première fois que nous avons une contre-réaction du traducteur, qui demande à Césaire la permission de garder le passage du Cahier d’un retour au pays natal qu’il avait choisi au lieu de celui que l’auteur avait écrit exprès pour cette nouvelle version51.
41Les épisodes de confrontation poétique ne s’arrêtent pas là. En juillet 1956, après la parution de la version allemande, mais avant la parution de la nouvelle version française par Présence Africaine, Césaire écrit à Jahn pour lui dire qu’il continue à travailler sur la pièce et pour lui expliquer ce qu’il a fait, en mentionnant un nouvel acte (qui ne fut jamais publié) représentant un procès métaphorique au colonialisme52, ce qui souligne une fois de plus sa vision du théâtre comme outil politique de décolonisation. Cependant, cette lettre montre de nouveau comment les projets pour la pièce, de Césaire d’une part et de Jahn de l’autre, allaient parfois dans des directions parallèles, bien que tous deux se soient influencés mutuellement. On peut justement parler de deux œuvres différentes : Jahn avait le droit de travailler sur la version allemande autant qu’il le voulait, alors que pour la version française, Césaire avait des projets différents.
42Une dernière preuve en est probablement l’ultime tentative de Jahn de publier sa version en français, comme on peut le lire dans sa dernière lettre à l’auteur53, qui reste sans réponse, Césaire n’étant peut-être pas intéressé par ce projet qui aurait nécessité un long travail. Cela pourrait aussi s’expliquer par le choix de garder la version française du texte beaucoup plus proche de la version originale de la tragédie lyrique, tout en permettant une évolution différente pour la version allemande du texte, qui vivait comme en parallèle de celle-ci.
43Le ton de la lettre écrite par Jahn en 1968 montre que tous les deux n’avaient pas été en contact depuis un certain temps. Ils ne se sont probablement jamais revus après cette lettre, à cause de la mort prématurée de Jahn en octobre 1973. Ce qui est curieux dans cette lettre, c’est que le traducteur demande à son auteur de le traduire, de corriger le texte et de reformuler les nouveaux passages qu’il a écrits. C’est une preuve supplémentaire démontrant que Jahn n’était pas un simple traducteur mais plutôt l’un des deux auteurs de cet ouvrage, et que Césaire, s’il avait corrigé les extraits envoyés par Jahn, serait devenu son traducteur.
44Une dernière remarque s’impose sur quelques extraits des échanges entre Césaire et Jahn, dans lesquels il semble y avoir une certaine tension entre eux, principalement du côté de Jahn, puisque ses deux lettres restent sans réponse de Césaire, et seule la première reçoit une réponse de son épouse, Suzanne Roussi54. Deux mois seulement après la publication de la version française d’Et les chiens se taisaient en 1956, Jahn écrit à Césaire pour se plaindre de ne pas avoir été informé directement de sa décision de quitter le Parti communiste et demande très sèchement à être informé rapidement de tout geste politique ou de toute publication55. La lettre est remplie de questions rhétoriques et ses requêtes ne sont pas loin d’être des ordres. De plus, la conclusion de la lettre – si l’on ne sait pas à quel point Césaire et Jahn étaient proches – pourrait presque ressembler à une « menace », et semble transformer la figure du traducteur en une sorte de porte-parole de l’auteur : « N’oubliez pas : je suis votre voix en Allemagne56 ». Lorsque Suzanne Roussi répond, plus de trois mois après, elle justifie le silence de Césaire par le changement politique drastique qui apporte de nouvelles élections à Fort-de-France et elle confirme également l’admiration et l’amitié de son mari pour Jahn57. La réponse de Jahn n’arrive qu’en août58 et bien qu’il ait pris un ton très différent dans cette nouvelle lettre, le traducteur n’a pas du tout lâché prise.
45Une autre lettre dont le ton semble différent des échanges habituels est datée de novembre 1961. Jahn prie Césaire de l’aider à empêcher un éditeur allemand d’obtenir des Éditions du Seuil l’accord de publier ses œuvres en allemand sans son autorisation de traducteur. Pour demander son soutien à Césaire, Jahn lui rappelle très franchement combien il a été central dans la diffusion des idées de la négritude en Allemagne et combien d’ennemis il s’est faits à cause de cela59. Comme nous l’avons déjà dit, les deux hommes ont toujours eu de l’admiration l’un pour l’autre et se sont profondément respectés, tant sur le plan humain que sur le plan littéraire, mais il serait erroné d’ignorer ces paroles comme l’ont fait trop de chercheurs. Il faut absolument comprendre la nature de leur relation d’une manière différente de celle qui nous a été proposée jusqu’à présent, car ces rapports ne sont pas basés sur une harmonie à laquelle Césaire et Jahn seraient parvenus grâce à leur collaboration, mais plutôt sur ce que le dialogue entre deux voix, qui étaient et qui sont restées différentes, a apporté à leur travail commun.
Une relation contrapuntique
46La rencontre entre Jahn et Césaire est celle de deux « cas » de grand intérêt pour la génétique : Césaire fait certainement partie de ces auteurs « qui remanient encore leur texte de façon consistante, voire turbulente, sur les manuscrits d’édition, les épreuves, l’original même, en vue d’une réédition60 », ce qui est aussi vrai pour Jahn, qui de son côté n’hésite pas à écrire sur les versions imprimées de ses traductions en vue de traductions futures.
47Les pages précédentes ont clairement montré que Jahn bénéficiait d’un statut particulier dans sa relation avec Césaire, ce qui nous impose de le considérer non pas comme un simple traducteur de l’écrivain, mais plutôt comme un co-auteur de ses œuvres. En tant que tel, il a eu la possibilité de refuser les décisions de l’auteur, ce qu’il a fait plusieurs fois dans son propre montage d’Et les chiens se taisaient. C’est Césaire lui-même qui a accordé cette liberté à Jahn, et ce dernier n’en a jamais abusé. Il précisait en effet à chaque fois à l’auteur ce qu’il avait fait ou ce qu’il avait l’intention de faire de son texte, et il lui envoyait toujours les versions définitives auxquelles il était parvenu. Cette collaboration a également été définie d’un point de vue légal, car dans un contrat signé en mai 1956, Césaire autorise Jahn à s’occuper des droits et de tous les contrats relatifs à la pièce dans l’espace germanophone. Il écrit également que la pièce leur appartient à tous les deux, en ajoutant qu’il s’agit de la traduction allemande de la nouvelle version de l’œuvre, sur laquelle Jahn et lui-même se réservent tous les droits61.
48Jahn a même écrit qu’il était « l’auteur » de la nouvelle version d’Et les chiens se taisaient, dans la lettre de 1968 dans laquelle il demande à Césaire de traduire les parties de la pièce qu’il avait rédigées en allemand62, ce qui aurait complètement inversé les rôles, Césaire devenant le traducteur de textes dont Jahn était l’auteur.
49Ce qui est peut-être encore plus significatif, c’est qu’il y a eu d’autres occasions dans lesquelles les paroles de Césaire adressées à Jahn montrent qu’il le considérait comme un auteur. Dans une lettre, il lui demande une photo de lui à ses côtés, en plus des quelques photos qu’il lui avait promises pour la publication d’un livre de Lilyan Kesteloot63, en disant qu’il aurait utilisé comme légende : « Aimé Césaire et J. Jahn, l’auteur de Muntu64 ». Césaire, dans un volume consacré à son œuvre, aurait donc préféré définir Jahn comme l’auteur de Muntu plutôt que comme son traducteur allemand.
50Plus éloquente encore est la dédicace que Césaire écrit à Jahn dans l’exemplaire du traducteur de la version publiée à Paris par Présence Africaine : « À Janheinz Jahn, qui, plus qu’il ne traduit, recrée la poésie noire, avec l’expression de mon amitié et mon immense gratitude65 ». Cette courte dédicace est peut-être la meilleure description de la relation entre Aimé Césaire et Janheinz Jahn, qui a donné lieu à un dialogue extrêmement fructueux et créatif dans lequel Jahn ne peut être considéré simplement comme un traducteur, mais plutôt comme un nouveau créateur, l’auteur second de l’œuvre d’Aimé Césaire, qui avait discerné en lui une voix différente de la sienne.
51L’immense gratitude que Césaire a sincèrement exprimée à Jahn ne laisse aucun doute sur leur relation personnelle, mais cela ne doit pas nous amener à la caractériser d’harmonieuse comme cela a souvent été fait. Sylvère Mbondobari commente la correspondance entre les deux hommes, et en particulier les lettres d’août-septembre 1955, les considérant comme un « échange qui permet d’harmoniser les points de vue66 ». Il écrit aussi : « En définitive, l’harmonie de la pièce vient de ce que l’on sent une étroite concordance de point de vue entre le poète et son traducteur. Entre eux, aucun point de frottement. Les divergences d’appréciation de tel ou tel autre aspect sont le lieu d’une négociation et d’un échange créateur67 ». Bien que l’expression « échange créateur » soit peut-être la meilleure définition possible de la relation entre Jahn et Césaire, il nous semble que leurs différences et leurs approches divergentes de la pièce à laquelle ils ont collaboré sont exactement ce qui a rendu leur rencontre si fascinante et si fructueuse. Refuser de parler d’harmonie ne signifie pas déprécier leur relation et leur association, cela indique plutôt une compréhension différente de ce lien et de cette collaboration, ce qui peut nous aider à comprendre pourquoi la version française et la version allemande sont restées distinctes plutôt qu’identiques.
52Si l’harmonie est une combinaison de notes musicales jouées simultanément pour produire un effet plaisant, la qualité de former un ensemble agréable et cohérent, un « accord de sons entre eux68 », alors la voix de Jahn a plutôt servi de contrepoint à celle de Césaire, puisque ce type particulier de polyphonie indique une « technique de composition suivant laquelle on développe simultanément plusieurs lignes mélodiques69 », supposant donc une seconde ligne d’écriture qui se développe parallèlement à la première.
53Voilà le rôle que Jahn a joué dans l’évolution d’Et les chiens se taisaient de Césaire. Sa version allemande est une mélodie indépendante ajoutée à la mélodie du texte original, et les nouvelles scènes, les fragments produits par Césaire grâce à la rencontre avec Jahn, fonctionnent aussi comme des mélodies indépendantes ajoutées à celle de l’original. Même lorsqu’elles sont combinées pour former une seule texture musicale, chacune de ces mélodies conserve son caractère et nous offre une voix de plus. Cela donne lieu à une œuvre polyphonique, plutôt que la simple évolution d’une œuvre d’un état original à sa version définitive. À travers l’union de toutes ces voix, nous pouvons finalement percevoir la voix dominante du texte.
54Cette relation contrapuntique est la raison pour laquelle la collaboration de Jahn avec Césaire a aidé l’auteur martiniquais à démêler la « nébuleuse » de cette œuvre, en lui montrant les chemins à emprunter pour les pièces suivantes, la trilogie de décolonisation qui constitue le cœur de sa production théâtrale. Ces mélodies indépendantes, s’éloignant ou touchant à la mélodie principale, ont en effet fonctionné comme de nouvelles voies, de nouveaux chemins s’ouvrant sur les directions que le théâtre de Césaire a prises dans les années 1960.
55Nous avons analysé le rôle joué par Jahn non seulement dans la traduction et la réécriture de cette pièce, mais surtout dans l’introduction au théâtre d’un auteur pour lequel ce genre est devenu ensuite un outil poétique fondamental pour aider la lutte culturelle de la négritude et la lutte politique de la décolonisation africaine. Le théâtre de Césaire est né et a évolué à travers deux rencontres : la première avec Janheinz Jahn et la seconde avec Jean-Marie Serreau, tous deux décédés en 1973 à cinq mois d’intervalle, et c’est probablement aussi parce qu’il a perdu ses deux collaborateurs les plus importants qu’il n’a plus écrit pour le théâtre après cette date.
56Son théâtre est issu de la fluidité introduite par révision, réécriture et traduction dans son œuvre, à travers ces collaborations. Ces pratiques, plutôt que d’être secondaires, sont les forces mêmes qui ont créé le « théâtre nègre » que Césaire projetait.
Notes de bas de page
1 J. Jahn, Lettre à Aimé Césaire, 4 août 1953. Toutes les lettres entre Césaire et Jahn citées dans cet essai sont conservées dans les Archives Janheinz Jahn de l’Institut des Sciences de l’Asie et de l’Afrique (IAAW) de l’Université Humboldt de Berlin, dans le dossier Korrespondenz K-O (Martinique).
2 F. Veit-Wild, A. Schwarz, « Passionate and Controversial: Janheinz Jahn as a Mediator of Cultures Among Europe, Africa, and America » in AfricAmericas: Itineraries, Dialogues and Sounds, I. Phaf-Rheinberger, T. de Oliveira Pinto (éd.), Madrid-Frankfurt am Main, Iberoamericana- Vervuert, 2008, p. 27.
3 Ibid.
4 G. Mander, « Afrika ist ganz anders », Stuttgarter Zeitung, 1963, cit. in Veit-Wild, Schwarz, « Passionate and Controversial », art. cité, p. 34.
5 Veit-Wild, Schwarz, « Passionate and Controversial », op. cit., p. 34.
6 Ibid., p. 31.
7 P. Hersant, « Partager la page : vertus et aléas du travail à deux » in Traduire avec l’auteur, P. Hersant (éd.), Paris, Presses Universitaires Paris-Sorbonne, 2020, p. 29.
8 Voir : U. Schild, « A Bibliography of the Works of Janheinz Jahn », Research in African Literatures, no 5, vol. 2, 1974, p. 196-205.
9 Veit-Wild, Schwarz, « Passionate and Controversial », op. cit., p. 32.
10 R. W. Sander, « The Mainz International Symposium in Memory of Janheinz Jahn », Research in African Literatures, n° 7, vol. 1, 1976, p. 64.
11 U. Schild, On Stage: Proceedings of the Fifth International Janheinz Jahn Symposium on Theatre in Africa, Göttingen, Edition Re, 1992, p. VII.
12 U. Beier in U. Schild « Janheinz Jahn, 1918-1973 », Research in African Literatures, no 5, vol. 2, 1974, p. 194.
13 J. Munday, « The Role of Archival and Manuscript Research in the Investigation of Translator Decision-making », Target, vol. 25, n° 1, p. 125-126.
14 G. Sofo, « “La traduction en bonne collaboration” : traduction littéraire et culturelle dans la correspondance entre Césaire, Jahn et De Bary » in Expressions et dynamiques de l’interculturel dans des correspondances du XIXe au XXIe siècle, M. Geat (éd.), Rome, Roma TrE-Press, 2020.
15 Hersant, « Partager la page », art. cité, p. 7.
16 G. Sofo, « “Ce que j’ai fait de votre tragédie” : Et les chiens se taisaient entre écriture, réécriture et traduction » in Annali di Ca’ Foscari. Serie occidentale, n° 53, septembre 2019, p. 111- 130.
17 Césaire in Beloux, « Un poète politique », art. cité.
18 A. Gil, « Découverte de l’Ur-texte de Et les chiens se taisaient » in Aimé Césaire à l’œuvre : actes du colloque international, M. Cheymol, P. Ollé-Laprune (éd.), Paris, Éditions des archives contemporaines, 2010, p. 145.
19 Ruhe, Une œuvre mobile, op. cit., p. 138.
20 A. Gil, « Présentation » [Et les chiens se taisaient], 2013, in Césaire, Édition critique, op. cit., p. 857.
21 A. Césaire, Cahier d’un retour au pays natal/Memorandum on My Martinique, traduction d’Y. Goll et L. Abel, New York, Brentano’s, 1947.
22 Ibid., p. 867.
23 Gil, « Découverte de l’Ur-texte de Et les chiens se taisaient », art. cité, p. 155.
24 Gil, « Présentation », art. cité, p. 858-859.
25 A. Césaire in J. Sieger, « Entretien avec Aimé Césaire », Afrique, no 5 (octobre), 1961, p. 66.
26 Césaire in Beloux, « Un poète politique », art. cité.
27 J. Jahn, Lettre à Aimé Césaire, 7 décembre 1953.
28 A. Césaire, Lettre à André Breton, 2 avril 1945, Fonds André Breton, Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, Paris, BRT.C.456.
29 J. Jahn, Lettre à Aimé Césaire, 7 décembre 1953.
30 Ibid.
31 E. Ruhe, Aimé Césaire et Janheinz Jahn : les débuts du théâtre césairien : la nouvelle version de “Et les chiens se taisaient”, Würzburg, Königshausen & Neumann, 1990, p. 9.
32 A. Gil, Migrant Textuality: On the Fields of Aimé Césaire’s Et les chiens se taisaient, thèse de doctorat, University of Virginia, 2012, p. 2.
33 J. Jahn, Lettre à Aimé Césaire, 28 mai 1955.
34 Gil, Migrant Textuality, op. cit., p. 218.
35 Ruhe, Une œuvre mobile, op. cit., p. 141.
36 J. Jahn, Lettre à Aimé Césaire, 13 juillet 1955.
37 A. Césaire, Lettre à Janheinz Jahn, 12 août 1955.
38 J. Jahn, Lettre à Aimé Césaire, 20 août 1955.
39 Ibid.
40 A. Césaire, Lettre à Janheinz Jahn, 26 août 1955.
41 J. Jahn, Lettre à Aimé Césaire, 9 février 1956.
42 A. Césaire, Lettre à Janheinz Jahn, 15 mai 1956.
43 A. Müller, « Vorwort » in A. Césaire, Und die Hunde schwiegen, Emsdetten, Lechte Verlag, 1956, p. 8.
44 Ibid.
45 Ruhe, Une œuvre mobile, op. cit., p. 140.
46 Ibid., p. 149-150.
47 Ruhe, Aimé Césaire et Janheinz Jahn, op. cit., p. 16-17.
48 A. Césaire, Lettre à Janheinz Jahn, 26 août 1955.
49 A. Césaire, Lettre à Janheinz Jahn, 1er septembre 1955.
50 A. Césaire, Lettre à Janheinz Jahn, 15 mai 1956.
51 J. Jahn, Lettre à Aimé Césaire, 1er juin 1956.
52 A. Césaire, Lettre à Janheinz Jahn, 23 juillet 1956.
53 J. Jahn, Lettre à Aimé Césaire, 30 septembre 1968.
54 À propos du rôle de Suzanne Roussi Césaire dans la négritude, voir : G. Sofo, « “L’incendie de la Caraïbe” : Suzanne Césaire et une pensée cannibale » in Autour de Suzanne Césaire, E. M. Bornier (éd.), à paraître.
55 J. Jahn, Lettre à Aimé Césaire, 21 novembre 1956.
56 Ibid.
57 S. Roussi Césaire, Lettre à Janheinz Jahn, 23 février 1957.
58 J. Jahn, Lettre à Aimé Césaire, 8 août 1957.
59 J. Jahn, Lettre à Aimé Césaire, 13 novembre 1961.
60 Henrot Sostero, « Fondements théoriques et méthodologiques pour une génétique de la traduction », art. cité, p. 24.
61 A. Césaire, Contrat concernant la version allemande d’Et les chiens se taisaient, 15 mai 1956.
62 J. Jahn, Lettre à Aimé Césaire, 30 septembre 1968.
63 L. Kesteloot, Aimé Césaire, Paris, Seghers, 1979.
64 A. Césaire, Lettre à Janheinz Jahn, 25 août 1961.
65 Ruhe, Aimé Césaire et Janheinz Jahn, op. cit., p. 24.
66 S. Mbondobari, « “Je suis votre voix en Allemagne” : contextes et réception critique de Et les chiens se taisaient en Allemagne » in Césaire, le veilleur de consciences : l’homme, le politique & le poète, G. Berthin Madébé, S. R. Renombo (éd.), Libreville, Presses universitaires du Gabon, 2009, p. 81.
67 Ibid., p. 84.
68 422. P. Imbs, B. Quemada (dir.), Trésor de la langue française : dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960), Paris, Éditions du CNRS, 1971-1994, vol. IX, p. 686.
69 Ibid., vol. VI, p. 95.
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