La piste, lieu de création
Troisième leçon du Pôle d’Action Culturelle Équestre
p. 11-76
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Mots-clés : art équestre, art du spectacle, cirque, mise en scène
Texte intégral
1Natalie Petiteau : Pour cette troisième leçon du PACE, nous allons parler de la piste comme lieu de création et pour cela j’ai le plaisir d’accueillir Stephan Gruss. Lors des autres leçons, nous avions accueilli Alexis Gruss, ici présent, que je remercie d’être fidèle, et Firmin Gruss, qui pour une fois se cache dans le public. À ses côtés se tient le reste de la sixième génération Gruss, qui nous fait l’honneur et le plaisir d’être représentée par Charles Gruss, l’un des fils aînés de Stephan, et Louis Gruss, frère cadet de Charles. Tous deux sont déjà, eux aussi, de très brillants artistes et voltigeurs à cheval. Mais la vedette ce soir, j’en suis très heureuse, revient à Stephan, qui est le directeur artistique de la compagnie Alexis Gruss. Cette compagnie est l’héritière du Cirque à l’Ancienne fondé par Alexis en 1974. Stephan, vous avez fait vos débuts officiels sur la piste à l’âge de onze ans mais en réalité, chez Gruss, on commence bien avant cet âge-là, je crois que vos fils ici présents peuvent en témoigner aussi. Néanmoins, vos débuts officiels datent de 1982, c’est-à-dire de la première tournée du Cirque National. Je n’ai pas réussi à retrouver des photos de ce spectacle de 1982, mais la prestation à laquelle vous tenez le plus est sans doute celle du spectacle de 1984-85, dans lequel, pour la première fois, vous avez présenté votre impressionnant savoir-faire de voltigeur à cheval, héritage de votre père et, en même temps de jongleur à cheval. Vous vous êtes dès lors affirmé comme le plus grand jongleur à cheval au monde parce que vous savez jongler sur un cheval au galop, ce qui n’avait jamais véritablement été fait, sauf subrepticement, sans doute, par quelques prédécesseurs. De nombreuses images de vos performances se trouvent aussi dans le livre Les Bâtisseurs de l’éphémère1. La parole va donc revenir prioritairement à vous, Stephan. Après quoi, c’est Alexis qui rebondira sur les échanges pour mettre en perspective tout ce qu’il y a à dire. Il est hélas certainement trop ambitieux de vouloir parler de la piste comme lieu de création en vous invitant tous les deux pour deux heures seulement. Par tout ce que l’un et l’autre incarnez, vous auriez matière à parler pendant bien plus de temps sur un tel sujet.
2La piste, je le rappelle, a été définie par les premiers écuyers de spectacle, que vous mettez en scène dans Origines. Ces écuyers de spectacle ont en effet, en inventant le cirque, contribué à définir progressivement la dimension de la piste, qui ne faisait pas initialement treize mètres mais qui s’est petit à petit définie ainsi. La piste, avec sa matière, sa terre végétale, sa sciure, est devenue, si je ne trahis pas la pensée d’Alexis, un lieu d’une extrême fécondité parce qu’elle est régulièrement fécondée par les chevaux qui y évoluent perpétuellement. La piste, c’est aussi le lieu où ont grandi les membres de votre famille, et c’est véritablement le lieu où vous travaillez, le lieu où vous donnez naissance à quelque chose qui n’existe pas encore, pour prendre l’étymologie du verbe « créer ». Sur la piste vide que contemplent les spectateurs, vous faites vivre une féérie qui suscite des émotions que l’on ne connaît que là… C’est ainsi que vous vous affirmez tous comme des artistes d’exception, qui ne peuvent pas se penser ni vivre, me semble-t-il, sans l’existence de la piste. Alors, en réfléchissant au meilleur moyen de présenter l’artiste que vous êtes tout en restant le très digne héritier de votre père, j’ai retrouvé cette phrase, que l’on prête à Saint François d’Assise et que je trouve très belle : « Celui qui travaille avec ses mains est un ouvrier [on sait combien cela est noble] ; celui qui travaille avec ses mains et sa tête est un artisan ; et celui qui travaille avec ses mains, sa tête et son cœur, est un artiste. » Je crois qu’il y a là une définition qui colle merveilleusement à ce que vous êtes, tous, les uns et les autres. Mais j’aurais aimé, peut-être, si vous en êtes d’accord, que l’on commence en rebondissant sur cette citation : que vous inspire-t-elle ? De l’artiste qui travaille tout à la fois avec ses mains, sa tête et son cœur.
3Stephan Gruss : Bonjour à tous. Merci pour cette présentation. Je voulais commencer par rapidement présenter mon parcours, parce que c’est vrai qu’aujourd’hui encore, et je constate que c’est la même chose avec mes fils, dès que l’on fait une interview, la première question que l’on nous pose est : « Est-ce que vous n’avez jamais eu envie de faire autre chose ? » Comme si naître avec le nom de Gruss nous imposait le fait de devenir artiste. Et j’ai toujours cette même réponse : imaginez un enfant qui grandit dans cet univers, avec des parents artistes, des animaux, des musiciens, avec des gens qui vous apprennent la valeur du travail, le dépassement de soi, l’élaboration de numéros et, ensuite, comment présenter le fruit de tout cet effort devant le public et être récompensé. Je crois que quand on a goûté à cela très jeune, on n’a vraiment pas envie de faire autre chose et c’est comme ça que cette passion se développe très tôt dans notre famille. Il y a tellement de possibilités dans notre métier d’être accroché par toutes ses fibres artistiques ! C’est ça qui me plaît aussi dans mon métier, c’est que sur cette piste, on peut vraiment tout faire, que ce soit de la musique ou le travail avec les chevaux, dont on aura bien sûr l’occasion de parler, mais la musique tient une place très importante. La danse, la chorégraphie, la mise en scène, comment raconter une histoire… C’est vraiment tout cela qui me passionne et que j’essaie de mettre en avant à travers chacune de mes mises en scène.
4Alors moi, je suis arrivé à la mise en scène tout simplement en assistant mon père et en le regardant travailler pendant des années puisque c’est lui qui, depuis 1974, après cette rencontre avec Silvia Monfort, a décidé de faire de la création le moteur de notre famille. Je le dis souvent mais c’est ce qui est très important parce qu’on a la chance d’avoir cet héritage qui se transmet depuis six générations : depuis 1854, nous avons cette spécialité équestre, nous sommes les seuls encore aujourd’hui à pouvoir présenter toutes ces disciplines. Elles sont réparties en trois catégories : le travail en liberté, ce sont les chevaux qui évoluent autour de la piste avec un écuyer au centre qui, grâce à sa chambrière, aux gestes et à la voix, peut faire faire des chorégraphies et des ballets à ces chevaux ; ensuite, dans le travail monté, de haute école et de dressage, le cavalier est sur le cheval et peut lui faire faire un certain nombre de figures et de pas d’école, ce qui est très similaire au dressage ; et enfin, une autre des spécialités de notre famille est l’acrobatie à cheval, certainement une des disciplines qui m’a le plus passionné dans toute ma carrière parce que l’on y entretient une relation avec l’animal absolument extraordinaire. On retrouve cette même relation dans un numéro d’acrobates entre un porteur et un voltigeur, c’est-à-dire une confiance totale, une complémentarité parfaite et une écoute avec le cheval, qui sait parfaitement là où on est placé et à quel moment on va faire l’exercice pour respecter son galop. C’est un rapport avec l’animal qui est extraordinaire, qui m’a vraiment passionné et qui me passionne encore aujourd’hui. Et nous avons donc, comme je le disais, la chance d’avoir ce savoir-faire qui se transmet mais qui évolue. C’est surtout cela qui est important dans notre famille : l’évolution. C’est-à-dire qu’entre ce que m’a transmis mon père, ce que j’en ai fait tout au long de cette carrière, ce que j’ai transmis à mes enfants et ce qu’ils en font aujourd’hui, il y a une évolution constante. Il y a même une évolution d’une année à l’autre puisque comme le moteur, c’est la création, nous essayons de repousser les limites dans chaque spectacle, de nous baser sur ce savoir-faire pour le faire évoluer et créer de nouvelles choses. Et c’est vraiment ce qu’il y a de plus passionnant, de pouvoir s’appuyer sur ses racines pour être capable d’aller le plus haut possible.
5Natalie Petiteau : La première leçon était consacrée à l’éducation, la seconde à la séduction et, finalement, pouvez-vous nous expliquer comment vous travaillez à partir de ces deux ingrédients essentiels, pour créer des spectacles ? Car vous en êtes à la quarante-quatrième création et votre grande spécificité, j’insiste bien, est d’être les seuls véritables créateurs sur la piste telle qu’elle se définit. Donc, comment faites-vous ? Qu’y a-t-il de spécifique dans la création artistique pour travailler notamment avec des chevaux ? Parce que concevoir un spectacle est une chose, mais concevoir un spectacle avec des chevaux en est une autre. Et même si vous présentez aussi des tableaux d’acrobates et de jongleurs, le cheval reste au cœur de vos spectacles. Quel est donc le processus d’élaboration d’une création artistique avec des chevaux ?
6Stephan Gruss : C’est très long. Nous étions sur ce rythme d’une création par an pendant des années et nous sommes maintenant passés à une création tous les deux ans. Nous avons décidé de ralentir un petit peu le rythme pour justement pouvoir plus approfondir chaque création et puis aussi pour des raisons de budget, parce que chaque création coûte de plus en plus cher au niveau des costumes, des accessoires, etc. Et ce que les gens ont du mal à comprendre, c’est que pour pouvoir alimenter ces créations et ces spectacles, il faut faire un travail en amont extraordinaire. Entre l’idée du numéro que l’on va avoir et le moment où il va être présenté sur la piste, il va se passer trois, parfois quatre ans. Quand on a voulu remonter La Poste il y a quelques années, numéro qui fait partie de notre répertoire et que ma sœur et beaucoup de membres de ma famille ont déjà présenté, entre le moment où on a choisi les chevaux pour faire ce numéro et le moment où on l’a montré sur la piste, il s’est passé quatre ans, le temps de trouver les chevaux et de les former. C’est donc aussi pour cela qu’en fonction de cette cavalerie, on essaie toujours d’imaginer de nouvelles choses.
7Le spectacle que l’on présente en ce moment, la quarante-quatrième création, Origines, a été une véritable révélation pour moi parce qu’on a décidé de rendre hommage et de fêter cet anniversaire extraordinaire que sont les 250 ans de la piste. Cela fait en effet 250 ans que Philip Astley a présenté son premier spectacle. Alors, je ne sais pas si on aura l’occasion de revenir un peu sur son parcours, on l’a peut-être déjà évoqué précédemment ?
8Pour résumer, Astley était un cavalier militaire qui était formateur dans l’armée et qui un jour a décidé de la quitter pour se reconvertir dans le spectacle. C’est lui qui avait étudié et qui avait surtout découvert que dans le rond, on pouvait développer, chez le cheval comme chez le cavalier, un sens de l’équilibre extraordinaire. Et quand il s’est reconverti dans le spectacle, il a gardé ce rond. Il a loué un champ à côté de Londres et, pour la première fois, il a permis à des spectateurs d’admirer ses extraordinaires talents d’acrobate équestre et c’est comme cela que tout a démarré. Ensuite, il est parti chercher des saltimbanques sur les places de villages et c’est ainsi qu’il y a eu ce véritable mariage entre les arts équestres et les arts de la rue. Donc, ce spectacle, Origines, m’a permis de me replonger dans toute cette histoire de la création de la piste et dans celle de ces dynasties, comme les Franconi, mais aussi dans le travail d’Andrew Ducrow et celui de François Baucher. C’est intéressant de pouvoir imaginer ce qui se présentait à l’époque, parce qu’il en reste très peu de traces. Il existe quelques gravures, qui sont parfois un peu fantaisistes, on peut difficilement imaginer que les choses étaient comme ça. Alors, encore une fois, nous nous sommes appuyés sur notre savoir-faire à nous, celui de la famille Gruss, pour essayer de réinventer ces choses qui avaient complètement disparu de la piste et, avec mon frère et mes fils, nous avons fait un travail tout à fait étonnant au niveau de l’acrobatie à cheval.
9Dans ce spectacle, par exemple, nous présentons des choses que l’on n’avait jamais présentées auparavant, parce que nous sommes toujours en train d’essayer de nous surpasser et de créer de nouvelles choses. Il est vrai que le cheval a de plus en plus d’importance dans nos spectacles. Autrefois, il y avait un équilibre entre les numéros équestres et les numéros de saltimbanques mais là, on s’aperçoit que notre savoir-faire équestre est tellement riche qu’il peut alimenter pratiquement tout un spectacle. Voilà, j’essaie vraiment de mettre le cheval à l’honneur et, même si on voit des chevaux pendant deux heures sur la piste, on est capables de faire tellement de choses différentes avec eux qu’on ne se lasse jamais de les voir évoluer.
10Natalie Petiteau : Le teaser2 d’Origines est un très bon résumé de tout ce que vous avez mis en place pour cette création. On y voit très bien le mélange des disciplines de saltimbanques et des disciplines équestres, qui est la définition du cirque des origines. On y observe également le mélange de la tradition et de l’innovation.
11Stephan Gruss : Ce spectacle reflète exactement ce que l’on défend depuis de très nombreuses années et ce que l’on veut mettre en avant par rapport à la spécificité de notre travail. On aurait pu l’appeler Des racines et des ailes, parce que, comme je l’ai expliqué tout à l’heure, ça montre d’où on vient et ça montre exactement où on veut aller. C’est pour cela que j’ai souhaité séparer ce spectacle en deux parties très différentes. La première partie démarre sur les champs de bataille et on montre un peu ce qu’Astley pouvait enseigner à ses militaires pour apprendre à se battre : il y a du maniement du sabre, il y a du tir au fusil à cheval, c’est rythmé par des tambours et des trompettes de cavalerie, tout ce que l’on pouvait voir à l’époque sur les champs de bataille. Ensuite, progressivement, on passe du travail d’Astley sur la piste à la dynastie des Franconi, puis on retrouve Ducrow, cet Anglais extraordinaire qui a révolutionné l’art de l’acrobatie à cheval. C’est lui qui a inventé le numéro de La Poste et celui du Courrier de Saint-Pétersbourg, il a inventé une multitude de choses qui sont reprises dans ce spectacle. Ensuite, un hommage est rendu à François Baucher, je crois que ça s’imposait. Dans la seconde partie du spectacle, je souhaitais montrer que notre famille était aussi parfaitement inscrite dans son époque : on y trouve encore des numéros équestres et des numéros de saltimbanques mais dans une mise en scène travaillée avec des outils modernes, des musiques contemporaines, des éclairages futuristes et des costumes complètement différents. C’est ce qui permet vraiment d’affirmer ce parallèle entre hier et aujourd’hui. Voilà, on montre les origines, on montre nos racines mais on montre aussi l’évolution qu’il y a pu y avoir au fil de ces quarante-quatre créations.
12Natalie Petiteau : Oui, avec de l’innovation permanente : on le voit très rapidement sur le teaser. Je tiens à souligner tout particulièrement le tableau inventé par Firmin ici présent, avec son épouse Svetlana, qui est une prestation absolument inédite. C’est un numéro qui mêle l’équestre, la discipline de Firmin, et l’aérien, la discipline de Svetlana, et qui représente effectivement la synthèse et la quintessence (pour revenir sur le titre du précédent spectacle), de ce que vous êtes.
13Car c’est là tout votre talent, de mettre en valeur cette tradition qui est un véritable patrimoine culturel dont la France n’a pas suffisamment conscience que vous en êtes les dépositaires, un patrimoine que vous faites vivre et fécondez, pour reprendre cet esprit de la piste, grâce à toutes les innovations que vous présentez chaque année. Alors, ces innovations, ces idées de nouveaux tableaux, comment est-ce que vous les cultivez, comment est-ce que vous les trouvez ?
14Stephan Gruss : Je suis arrivé à la mise en scène par la musique. La musique, c’est ma deuxième passion, enfin, ma deuxième passion… J’en ai beaucoup. J’adore mon métier, la piste, les chevaux, ma famille, mais c’est vrai que la musique a toujours eu une place très importante dans notre famille. Mon grand-père était un grand mélomane, c’est lui qui m’a offert ma première trompette et qui m’a appris à souffler dedans. Mon père est également un grand mélomane, il a une collection de CD de jazz absolument incroyable et il est musicien lui-même. J’étais donc très entouré et très attiré par la musique très jeune, j’ai beaucoup fréquenté les musiciens de l’orchestre et j’ai eu la chance de connaître des gens qui ont pu me guider dans mon apprentissage de la musique. Je suis arrivé à la mise en scène en commençant par choisir les musiques de mes propres numéros, ensuite je les ai mis en scène, puis on a commencé à me demander, dans la famille : « Tiens, tu n’aurais pas des idées de musique ? » Parce que j’écoutais beaucoup de choses originales et cela s’est fait petit à petit. Encore aujourd’hui, la musique est une grande source d’inspiration pour moi, c’est-à-dire qu’en entendant des musiques, en entendant différents styles, en entendant des orchestrations, il me vient beaucoup d’images et d’idées pour mettre en scène les différents numéros.
15Il y a aussi le processus inverse, quand on a monté un numéro sur la piste (on parle plus de tableaux, maintenant, que de numéros) et qu’il faut trouver la musique qui va parfaitement coller et qui va mettre en valeur ce travail, cela peut parfois être très long. Donc, je suis arrivé à la mise en scène par la musique et j’ai assisté mon père pendant des années jusqu’au spectacle Impression sur la sciure où il a décidé de me laisser complètement les rênes de la mise en scène. Pour cette première création, j’ai fait appel à une chorégraphe. Le thème de ce spectacle, Impression sur la sciure, était la comédie musicale, ce qui est aussi une de mes grandes passions, car j’ai grandi bercé par Gene Kelly, par Fred Astaire… J’étais vraiment toujours en admiration devant ces artistes, qui avaient cette particularité d’être polyvalents. Cela me fascinait de voir un artiste comme Gene Kelly savoir danser, chanter, jouer la comédie… Il était aussi metteur en scène, ce qui prouve qu’il est possible de faire beaucoup de choses et de tout faire bien, surtout. Alors bien sûr, cela demande beaucoup de travail mais ça montre que c’est possible.
16Pour ce spectacle sur la comédie musicale, j’ai fait appel à une chorégraphe que je connaissais, Sandrine Diard, qui était l’épouse d’un des musiciens de notre orchestre. On avait déjà beaucoup discuté de comédie musicale, elle aussi était dans ce milieu-là, elle participait à des spectacles que j’avais vus et elle m’a donc aidé à mettre en scène ce spectacle. Tout de suite, on a eu l’idée, notamment avec les numéros équestres, de mêler des danseurs avec les chevaux, de faire des choses qui ne s’étaient jamais faites auparavant. Et depuis Impression sur la sciure, je continue chaque année à imaginer des thèmes, parce que c’est cela qui déclenche tout : quel thème on va choisir pour le spectacle ? Alors, depuis, on a fait une multitude de thèmes : on a créé Gipsy, qui était sur le thème des Tsiganes, pour lequel on a organisé en ouverture un énorme mariage tsigane où l’on a pu encore une fois mettre des chevaux, des jongleurs, plein de choses. On a aussi fait des spectacles sur l’Amérique du Sud, etc. Une autre chose est très importante aussi : j’adore, dans chacune de ces créations, créer des rencontres entre les arts, puisque dans le spectacle Ellipse, par exemple, j’ai fait appel à quatre danseurs. Cela ne nous était jamais arrivé auparavant de travailler avec des danseurs et ça a été une expérience formidable, ils se sont parfaitement intégrés à la troupe. Tout le monde m’avait dit, au début : « Surtout, ne travaille pas avec des danseurs, tu vas voir, ça va être une catastrophe, ils ne vont faire que se plaindre. En plus, la sciure n’est pas forcément adaptée à leur travail… » Et on a trouvé quatre artistes qui étaient vraiment passionnés comme nous et avec qui on a passé une saison formidable. Et de très bonne qualité, bien sûr. Encore une fois, j’ai été aidé par Sandrine pour choisir les bonnes personnes. Dans la formation de l’orchestre aussi, en fonction des thèmes de spectacle, on adapte.
17Quand on a fait le spectacle Gipsy, il y avait un violon tsigane et un accordéoniste. On a aussi travaillé avec des gymnastes et des chanteurs. J’ai fait un spectacle sur le thème de la chanson où, pour la première fois dans l’orchestre, cela n’était jamais arrivé auparavant, on a eu des voix. Et depuis qu’on a goûté aux voix, c’est vrai que maintenant, dans pratiquement tous nos spectacles, on travaille aussi avec des chanteurs parce que ça donne encore une autre dimension. Cela est venu aussi avec les Farfadais [une compagnie d’artistes aériens]. Voilà encore une belle rencontre, avec les Farfadais, avec lesquels nous avons monté ce projet dans le théâtre antique. C’était une rencontre prévue pour deux représentations et on a travaillé quatre ans ensemble. Cela a donc été un véritable coup de foudre artistique parce qu’eux avaient un univers tout à fait particulier, nous, notre domaine équestre, et quand les deux ont fusionné, cela a donné quelque chose qui était, on peut le dire, révolutionnaire, parce que c’étaient deux univers complètement différents et parfaitement complémentaires. C’est ce qui nous a donné envie de faire deux créations ensemble : on a donc monté Pégase et Icare, qu’on a présenté pendant deux saisons à Paris, et ensuite on a travaillé sur une autre création qui s’appelait Quintessence. C’étaient vraiment des spectacles très novateurs. Et avec Origines, j’ai souhaité revenir justement un petit peu aux origines de la piste.
18Natalie Petiteau : Avec l’énumération que vous venez de faire, Stephan, vous avez magistralement démontré à quel point la piste est un lieu extrêmement fécond parce que c’est un lieu où tous les arts se rencontrent. Et finalement, quand l’université d’Avignon, qui a la culture pour étendard, noue cette relation privilégiée avec la compagnie Alexis Gruss, j’ai l’impression qu’elle a ainsi tout-en-un. C’est-à-dire que presque tous les arts sont présents sur votre piste, parce qu’il y a aussi tous ceux que vous n’avez pas mentionnés. Il y a eu des spectacles autour du cinéma, d’autres autour de la peinture, et c’est la raison pour laquelle, effectivement, je suis extrêmement admirative : vous êtes tous de très grands artistes qui excellent en de nombreux domaines. Et tous, sur la piste, vous montrez que l’art, c’est le travail effacé par le travail, pour reprendre la phrase chère à Alexis. Je peux témoigner de la préparation du quadrille, dont vous avez une très rapide présentation sur le teaser, et je me souviens avoir vu Charles et Louis, ici présents, avec leurs frères Alexandre et Joseph, qui ne sont pas là ce soir, travailler dans de quotidiennes et intenses séances avec Alexis. Finalement, ce tableau dure combien de temps dans le spectacle ?
19Stephan Gruss : Quatre à cinq minutes.
20Natalie Petiteau : Cinq minutes finalement pour le produit d’un travail assidu de la part d’artistes qui sont polyvalents. Dans le teaser, on aperçoit Andrew Ducrow qui saute dans un cerceau en feu et c’est Charles qui incarne Ducrow à ce moment-là : vous êtes des artistes capables de créer divers tableaux en piste et cela est aussi une dimension patrimoniale de votre art parce que même si, finalement, vous innovez en permanence, eh bien, un petit peu comme un musicien, vous avez vos gammes de départ et vous créez sans cesse à partir de ces bases et à l’infini. Alors j’ose à peine vous demander si vous avez déjà en tête la quarante-cinquième création.
21Stephan Gruss : Il y a plein d’idées qui se bousculent. Mais c’est vrai que, pour revenir sur le travail, cela vient aussi de ce savoir-faire que l’on se transmet dans la famille. Que ce soit dans toutes les disciplines, le travail en liberté, la haute école, et surtout peut-être l’acrobatie, ce savoir-faire, c’est une école, c’est-à-dire que c’est une manière de faire. Et cette manière de faire, c’est quoi ? C’est rechercher la beauté du geste, rechercher pratiquement le geste parfait. Et on le retrouve dans cette discipline que j’affectionne particulièrement, l’acrobatie à cheval, dans laquelle on a une façon particulière de se tenir debout sur le cheval. Quand on voit un membre de la famille Gruss, cela n’a rien à voir avec n’importe qui d’autre parce qu’il y a une école qui s’est transmise, il y a une manière de faire. C’est ce que j’expliquais il y a quelque temps, quand on a fait une répétition publique où les gens, justement, pouvaient assister à ce travail de répétition. Donc, ils me posaient des questions et je leur ai dit : « Eh bien, voilà, n’importe qui debout sur un cheval, vous allez le voir amortir avec les genoux. Nous, on amortit avec les pointes de pied. » Quelqu’un me demande : « Mais pourquoi vous faites ça, vous, et pourquoi les autres ne le font pas ? » D’abord, nous on le fait parce que quand on est debout, jambes tendues, sur le cheval, on a l’impression de voler, et les autres ne le font pas parce que c’est peut-être cinq ou six ans de travail en plus pour arriver au même résultat.
22Et dans chaque numéro que l’on va mettre au point, on va rechercher cette excellence, cette beauté du geste pour pouvoir faire rêver le public. C’est ce que dit souvent mon père : « le travail effacé par le travail », « sublimer le naturel de la nature », ça veut bien dire la même chose, c’est-à-dire que montrer des choses extraordinaires en donnant cette impression de facilité, c’est ce qui fait que le public reste vraiment sans voix. Il y a donc cette recherche et je crois qu’elle est propre à tous les arts, que ce soit les musiciens… Vous avez des musiciens, ceux qui atteignent l’excellence, qui vous diront qu’ils ne peuvent pas rester un jour sans toucher leur instrument. J’ai discuté récemment avec un photographe de l’Opéra de Paris, il me disait que les danseurs sont tenus de danser six à huit heures par jour, tous les jours, six jours par semaine, même quand il y a des spectacles. Pour nous, c’est la même chose. Vous pouvez venir n’importe quel jour sous notre chapiteau, à partir de huit heures du matin, il y a des chevaux qui sont au travail. Et le secret, il est là. C’est qu’il faut vraiment être passionné, il ne faut pas avoir peur de se lever tôt. Ensuite, on a la chance de fournir un travail énorme et d’avoir la récompense lorsqu’on est tous en ligne au final et que le public se met debout. Ce n’est pas seulement dire « bravo ». Parce que quand on vous dit « bravo », c’est que vous avez bien fait votre travail. Mais quand on vous dit « merci », là, c’est différent, c’est que vous avez vraiment touché les gens et qu’il y a une émotion qui est passée. Et c’est ça qu’on vient rechercher dans le spectacle vivant, c’est l’émotion.
23Natalie Petiteau : Oui, absolument, c’est le cœur de la création artistique. Sans vouloir trahir un secret, je sais qu’il y a une citation que vous affectionnez particulièrement, elle est de Frédéric Lenoir, dans son Petit traité de vie intérieure3, où il explique que « la création artistique, acte gratuit, sans utilité réelle, est une activité symbolique qui s’adresse au plus profond de l’être ». Je ne suis pas du tout étonnée que vous ayez souhaité mettre en exergue cette citation parce que je crois qu’elle correspond exactement à ce que la famille Alexis Gruss présente en permanence sur la piste : c’est l’émotion. C’est plus que de l’admiration devant le geste parfait, ça va au-delà. C’est-à-dire que je crois que ce qui fait effectivement la grande différence, c’est cette émotion que votre piste produit parce que, finalement, c’est elle qui inspire tout cela. Si on vous demandait de faire ce que vous faites en dehors d’une piste, je crois que ce ne serait pas possible ?
24Stephan Gruss : On peut toujours s’adapter ! Moi, il m’est arrivé une fois de le faire… on parlait de notre saison parisienne, voici une de mes expériences sur scène : j’avais été invité très gentiment par Shirley et Dino qui avaient monté un cabaret au théâtre Monfort. Et donc, quand j’avais fini le spectacle dans le bois de Boulogne, je prenais ma voiture, j’arrivais vite et je passais en dernier sur la scène. Mais c’est vrai que j’étais un petit peu perdu parce que ce n’était pas mon univers. D’un autre côté, je peux vous raconter une autre anecdote, on avait fait, il y a quelques années, à l’occasion d’une catastrophe, je ne me souviens plus laquelle, un spectacle pour rassembler des fonds. Et comme Shirley et Dino sont des amis, ils étaient venus sur la piste avec nous pour faire un ou deux sketchs sur le spectacle. À la suite de cette rencontre, je leur avais demandé si ça les intéressait, par exemple, de faire un projet avec nous. Et Gilles, de Shirley et Dino, m’avait dit : « Écoute, quand je suis entré sur la piste et que j’ai fait mon numéro, j’ai eu la plus grande terreur de ma vie, je me suis senti complètement perdu, j’avais l’impression qu’il y avait des yeux partout autour de moi. » Cette expérience l’avait terrorisé, ce qui prouve bien qu’il faut apprendre à maîtriser les espaces scéniques. Nous, c’est vrai qu’en grandissant sur la piste, on a cette chance de pouvoir la maîtriser. Et je pense que la piste vous permet ensuite de vous adapter à n’importe quelle autre forme de scène parce qu’elle présente beaucoup de contraintes. Ce ne sont pas tellement des contraintes parce qu’on peut tout faire sur cette piste, mais c’est surtout la façon de le faire. Pour ne pas avoir de spectateurs dans le dos, quand vous vous adressez par exemple au micro sur la piste, vous ne pouvez pas vous planter devant et ne pas bouger, il faut s’adresser à tout le monde. Donc, il y a une façon de se déplacer, une façon de s’adresser au public et tout ça, nous, on a la chance de pouvoir le fréquenter très tôt et cela nous donne une expérience pour pouvoir évoluer.
25Natalie Petiteau : Oui, un espace infini qui se définit un peu comme un Olympe, finalement, sur lequel, ou au bord duquel, quand on le côtoie, on a l’impression d’être tout près des dieux, des dieux de la piste que vous êtes.
26Alors, Alexis, je vois que vous avez pris des notes, que vous avez écouté très attentivement. On est en train d’inverser un peu les choses, c’est la quatrième génération qui écoute la cinquième, mais je pense que vous avez peut-être envie de rebondir, sans faire de mauvais jeu de mots, sur tout cela.
27Alexis Gruss : On me traite d’enfant de la balle, on ne peut que rebondir quand on est enfant de la balle, c’est normal. C’est formidable parce que là, on vit un moment extraordinaire. Comme me le disait un jour Didier Lockwood, cet incroyable musicien de jazz, ce violoniste fabuleux qui nous a quittés il n’y a pas longtemps : « Tu sais où est le sourire de l’éternité ? » Je lui ai répondu : « Non. » « Dans la transmission. » La transmission, c’est primordial. Et la transmission passe forcément par le cerveau et par la main. Cette dissociation que nous avons mise en place depuis des décennies et des décennies est, je crois, une erreur fondamentale. On a parlé de la piste et de lieu de création et vous vous souvenez de la première rencontre à l’université d’Avignon… D’abord, je voudrais vous remercier du fond du cœur, Natalie, pour tout ce que vous faites, parce que c’est incroyable de faire venir un cirque – vous imaginez ? – dans l’université. C’est un sacré bazar. Remarquez que l’inverse ne serait pas mal non plus. Et la direction, la présidence, tous ceux qui nous ont entourés et qui ont permis que l’on fasse cette première leçon, grâce à votre rencontre avec Firmin. Vous vous rappelez de tout cela. Et nous avions fait ce spectacle d’une heure dans la cour à côté et c’était un moment de partage absolument extraordinaire. Et qu’est-ce qu’on avait installé là ? On avait installé la piste. Alors, la piste, lieu de création…
28J’ai fait une recherche sur l’éducation, et comme on a trouvé que le contraire de l’éducation, c’était la séduction, il était normal que la troisième version du triptyque soit la création. Alors j’ai fait une recherche, avec mes amis, et on n’a rien trouvé dans le latin, on n’a rien trouvé en grec, mais on a trouvé en Inde. Le mot « créer », ça vient de l’Inde. Cela part de rien. Ex nihilo. Créer, c’est rien. Et à partir de là, tout a commencé. En réalité, nous sommes dans un monde où on n’a qu’à se servir : toutes les idées, tout ce que nous pouvons faire, dans n’importe quel domaine que ce soit, tout est déjà à notre portée et c’est à nous de nous en servir. Et là, il faut se donner du mal pour le faire, comme le fait admirablement bien Stephan pour les créations de spectacles et comme le fait aujourd’hui Firmin pour les idées, pour trouver d’autres formules pour s’adapter à la situation. Pourquoi on fait des tournées dans les Zénith et non plus sur les places ? Parce que tout cela, ça vient de notre volonté de nous adapter au monde dans lequel nous sommes. La particularité de la piste, c’est son diamètre de treize mètres. Alors là, celui qui pourra m’expliquer d’où ça vient… Les écuyers comme moi vous diront que cela vient de la longueur de la chambrière. Pourquoi ? Parce que la chambrière, c’est le prolongement du cerveau et le prolongement du bras, qui donne les indications aux chevaux en liberté pour faire tel ou tel mouvement. Et puis on s’aperçoit que si elle fait treize mètres de diamètre, elle fait quarante mètres de circonférence. Peut-être que vous ne le savez pas ou peut-être que vous le savez, ce sont exactement les mêmes dimensions que celles de la planète sur laquelle nous vivons. La Terre fait treize mille kilomètres de diamètre et elle fait quarante mille kilomètres de circonférence. Et la matière est exactement la même, c’est de la matière fertile, c’est de là que tout naît, c’est de là que tout vient. Tout part de là, tout part de la terre. Demandez à un cheval si on n’est pas bien à galoper sur de la terre, il n’y a pas un meilleur endroit pour galoper. Et notre particularité, c’est d’avoir un ingrédient fertilisant incontournable : le crottin de cheval. Et ça, ça donne naissance à plein de choses, ça donne naissance d’abord à des émotions incroyables. Pourquoi ? Parce que l’homme (quand je dis l’homme, c’est l’humain, n’allez pas me reprendre sur l’homme et la femme, c’est quelque chose qui m’est très désagréable ; pour moi, l’humain, c’est tout ça), a toujours rêvé de tout défier. L’humain cherche le défi. Et le premier défi de l’humain, qui n’est pas naturel, c’est l’équilibre, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse. Et cette piste de treize mètres de diamètre est un espace scénique extraordinaire, on ne peut même pas imaginer.
29À l’université, vous pouvez faire une étude là-dessus, parce qu’on parle de la force centrifuge, mais moi, j’en ai discuté avec un ami qui s’appelle Michel Klein, un vétérinaire de quatre-vingt-dix-huit ans aujourd’hui. C’est un passionné de magnétisme. Et il vous expliquera que tout mouvement dans un espace circulaire provoque de l’électricité, du magnétisme. On n’est pas poussé du centre vers l’extérieur, c’est le mouvement dans le cercle qui vous attire à l’extérieur, on est attiré par l’extérieur. Et quand vous maîtrisez votre équilibre, comme l’a si bien expliqué Stephan, debout sur un cheval au galop, que vous regardez les projecteurs qui sont sous la coupole du chapiteau et que vous jonglez avec cinq massues comme le font encore aujourd’hui Charles et Alexandre, comme l’a fait merveilleusement bien Stephan, vous vous dites : l’être humain, c’est quand même une machine absolument incroyable. À l’origine de tout cela, c’étaient les militaires. Je ne suis pas tout à fait d’accord quand on dit que c’est un lieu de spectacle. C’est la forme de la piste qui en a fait un lieu de spectacle. Le spectacle est né après le mouvement dans la piste. Ce sont ceux qui se sont produits dans cet espace-là qui ont attiré le public, lequel s’est mis autour. Tout est né comme ça. Naturellement. Par intérêt, par savoir. Parce que si on a une passion de la recherche de l’équilibre, on a aussi une passion (et ici on est dans un lieu qui ne peut pas dire le contraire) de la connaissance. Il faut essayer de savoir.
30J’aime cette petite citation, qui est celle d’un enfant qui accompagne un sculpteur qui va chercher un morceau de marbre. Peut-être que vous la connaissez. Tous les matins, l’enfant regarde le maître tailler la pierre. Un jour, la sculpture est terminée et un magnifique cheval apparaît. Et l’enfant émerveillé demande au sculpteur : « Comment savais-tu qu’il y avait un cheval dans cette pierre ? » C’est ça, le spectacle. Nous, on est dans ce monde-là où on offre une somme de boulot considérable. Qu’est-ce que vous pouvez offrir de plus beau que des années et des années de travail, d’expérience, de transmission ? En deux heures et demie de temps, vous voyez un siècle et demi de traditions qui se transmettent de génération en génération. Moi, ce que je trouve de beau dans la transmission, c’est la chose la plus éphémère qui existe : la transmission du geste. Et la transmission du geste (ça c’est une petite citation qui me vient à l’esprit), elle vient de la main, car la main est la seule chose qui peut manifester notre pensée sur la terre. Il n’y a pas autre chose qui puisse manifester notre pensée sur la terre. Alors aujourd’hui avec les portables, les ordinateurs, vous allez me dire que… oui… non… Rien n’égale la pensée du cerveau humain, l’architecture. Et ici, on est dans une ville où on trouve des traces de l’architecture et du travail qu’a fait la main des hommes, ici à Avignon, en particulier. Et pour le spectacle vivant, c’est cela qu’il faut protéger.
31J’ai été émerveillé d’entendre Stephan expliquer un petit peu ce qu’est la création, parce que c’est fondamental. On a, parce que l’évolution de notre société est ainsi, on a de moins en moins envie de faire de l’effort. Et l’effort, encore une fois, je le répète, c’est la plus belle chose que vous pouvez offrir aux autres. D’où la qualité et la diversité des spectacles que nous avons mis en scène depuis ma rencontre avec Silvia Monfort, rencontre qui est liée, du reste, à l’importation de la piste. Je ne sais pas si vous vous rappelez de l’histoire, je l’avais évoqué dans les dernières rencontres que nous avons eues ici à l’université : Silvia a fêté le bicentenaire du cirque. Il y en a un qui est témoin, il est en face de moi : Philippe Goudard. Il a été mon premier élève. Et un bon. Il travaillait avec Hélène Marty, qui avait quitté ses études, aux Ponts et Chaussées ou quelque chose comme ça, et lui avait quitté ses études de médecine, pour faire un duo aérien sous la coupole de mon petit chapiteau qui était planté en plein cœur de Paris, boulevard Sébastopol. Philippe et Hélène au bambou aérien… Voilà ce que je trouve formidable. Et il figure parmi les professeurs de l’université de Montpellier… C’est ça, la belle transmission. Et quand je vois mes petits-enfants, à côté de moi… Celui qui est en train de préparer la septième génération n’est pas là, il n’est pas venu aujourd’hui, c’est son frère qui est là… Vous voyez, on a des projets. Et la citation de ma petite-fille (on ne s’écarte pas du sujet, je reste bien dans le sujet) : ma petite-fille, Célestine, la fille de Firmin, est entrée dans la loge quand on a appris que la septième génération arrivait et elle nous a dit, à Gipsy et à moi : « Papy, Mamie, vous n’avez vraiment pas de chance ! » Je lui dis : « Eh bien, pourquoi on n’a pas de chance ? » Elle répond : « Vous allez être arrière-grand-père, vous allez être arrière-grand-mère… jeunes. » J’ai trouvé cela formidable ! Voilà comment fonctionne notre travail, comment fonctionne notre famille. Et je suis convaincu, encore une fois, que c’est par les rencontres que viennent les naissances. Et si nous sommes ce que nous sommes aujourd’hui, c’est grâce à vous et si nous ne sommes plus ce que nous sommes aujourd’hui, ce sera aussi grâce à vous. Voilà ce que je voulais dire et souligner un peu. Et puis féliciter mes enfants, quand même. Parce que là, on est dans une phase de notre civilisation Gruss où les choses se retransmettent. Je crois que je vous avais déjà expliqué que pour moi, la plus belle image, la plus belle illustration de la transmission, c’est le relais quatre fois cent mètres. Passer le témoin à pleine vitesse et ne pas attendre d’être au bord de la route pour le passer, c’est ce qu’on est en train de faire et c’est ce qu’ils sont en train de faire, de le prendre, le témoin, et de poursuivre pour gagner la course. Voilà. Merci de m’avoir écouté.
32(Applaudissements)
33Natalie Petiteau : Merci Alexis d’avoir ainsi démontré à quel point la création est véritablement une forme d’action sur le monde. Je crois que tous les membres de votre famille la conçoivent comme telle, mais peut-être que l’on peut rentrer encore plus dans le détail et rebondir justement sur la façon dont la mise en scène, parce que la piste est une scène, se fait. Stephan, voulez-vous revenir sur ce thème-là ?
34Stephan Gruss : Oui, au niveau de la mise en scène, c’est vrai que pour chercher l’inspiration, comme tous les créateurs, je sors beaucoup, je vais voir beaucoup de spectacles. Ça peut être des concerts, j’adore la musique, je l’ai déjà dit, ça peut être du théâtre, des comédies musicales, je vais beaucoup au cinéma aussi. Et je me rends compte que, d’année en année, avec la vidéo et toutes ces choses-là, plus on va voir des spectacles, plus on se rend compte que cette technique, qui est à notre disposition, vient un peu masquer l’essentiel. Alors que moi, j’ai un peu le réflexe inverse, c’est-à-dire que j’ai la chance de pouvoir assister à la naissance du travail sur la piste. Les répétitions sont effectivement un moment passionnant pour nous parce que c’est là que tout se crée. Car il ne faut pas oublier l’essentiel : c’est ça, c’est le travail, c’est la beauté du geste. Avec les chevaux, c’est un travail quotidien, on l’a rappelé. Le cheval est un animal absolument extraordinaire, au niveau du contact et de la façon dont il ressent tout, la façon dont il ressent nos humeurs. C’est très important d’être conscient de cela, que le cheval est une véritable éponge au niveau du travail et qu’on ne peut pas le brusquer. On est capable de lui faire faire des choses vraiment incroyables, mais il faut aller à son rythme.
35Dans ce spectacle, Origines, notamment, ça a été intéressant parce qu’on a voulu tirer au canon, tirer des coups de fusil, le cheval devait passer sous un cerceau de feu… Ce sont des moments qui durent trente ou quarante secondes dans le spectacle, peut-être moins pour certains et ça a demandé plusieurs années pour habituer les chevaux, pour pouvoir faire ce travail justement où ils sont en parfaite confiance. Au début ils sont effrayés de tout, ça c’est un petit peu le problème avec les chevaux. Et donc, pour en revenir à la mise en scène, quand je vois ma famille, je me dis que j’ai aussi cette chance, je suis metteur en scène de grands artistes que sont tous les membres de ma famille, que ce soient mes parents, que ce soit mon frère, je travaille avec ma sœur aussi… Je me souviens de ma sœur qui répétait son numéro de fil avec une petite lumière, on voyait à peine le câble et je voyais la beauté de ses pas de danse, de ce qu’elle faisait. Donc, ça, c’est le diamant brut. Et la mise en scène, pour moi, c’est de trouver l’écrin, c’est-à-dire de trouver la musique qui va souligner son geste, l’éclairage qui va la mettre en valeur, raconter une petite histoire pour ne pas qu’elle arrive, monte simplement sur son fil et fasse son numéro. Donc je suis dans cette démarche-là de vraiment mettre en valeur, à mon tour, le travail de l’artiste. Travail qui doit être effacé, bien sûr, par le travail, on l’a souvent dit. Et donc, tous ces éléments, la musique, les éclairages, le costume, la narration, la mise en scène, sont là vraiment pour valoriser ce travail brut et je trouve que c’est un peu dommage maintenant que dans beaucoup de spectacles, on perd justement l’essentiel… on camoufle un peu. Alors que tous ces outils ne sont pas là pour camoufler, ils sont là pour mettre en valeur.
36Natalie Petiteau : Vous nous livrez ici une très belle évocation de ce qui fait la spécificité de la compagnie Alexis Gruss et de la piste Alexis Gruss, c’est-à-dire que la famille fait tout de A à Z. Si vous allez sous d’autres chapiteaux, vous ne verrez jamais un spectacle ainsi « fait maison ». On s’y contente d’inviter tel artiste qui va proposer tel tableau, de le mettre à côté de tel autre couple d’artistes qui va proposer tel autre tableau et il n’y a pas de mise en scène, de ce fait. Ou plutôt, chaque artiste fait sa mise en scène.
37Alexis Gruss : Je voudrais juste apporter une petite précision pour que cette explication soit bien claire. Parce qu’ici, on est dans une région, en Vaucluse, où il y a des vins absolument extraordinaires. Je connais plein de petits viticulteurs mais aussi des négociants. La plupart du temps, le négociant ne sait même pas comment on plante une vigne. Cela, c’est un peu la particularité de notre travail à nous. C’est qu’on commence par planter la vigne, on élève la vigne, le pied, puis on cueille le raisin et on fait l’ensemble. Le cru Gruss 2019, c’est un bon cru. C’est le cru d’Origines, en plus, c’est de la vieille vigne. C’est toujours dans les vieilles vignes qu’on fait les bons vins. C’est toujours un petit peu dommage de faire des comparaisons. Je pense qu’on ne peut pas faire de comparaison parce que les choses sont tellement différentes et tellement complémentaires les unes des autres qu’il ne faut pas les dissocier. Après, c’est une appréciation de goût et puis c’est surtout une appréciation de culture. C’est la culture qui fait la différence. C’est la connaissance des choses qui fait la différence.
38Si vous saviez un tout petit peu… On est en extase devant des musiciens classiques ou de jazz qui font des variations et des improvisations sur des thèmes musicaux. Mais les improvisations et les variations que fait ma famille sur la piste, à chaque représentation, si vous aviez un peu la connaissance de cela, vous seriez en admiration permanente. Je dirais que c’est le modèle du genre de l’équilibre entre le corps et l’esprit. C’en est même l’équilibre parfait. Je l’ai expliqué : mes petits-enfants ou Stephan, quand ils jonglent debout sur un cheval au galop, il faut imaginer que le cheval avance et quand vous jetez quelque chose en l’air, le temps qu’il monte et qu’il descende, le cheval a fait cinq ou six mètres. Il est au galop, il tourne, et il faut que le jongleur regarde en l’air et pas par terre pour chercher son équilibre, et les cinq massues doivent lui retomber dans les mains, à chaque fois ! Et c’est là qu’il y a eu un loupé dans nos familles, dans notre métier. Ce qui n’a pas été le cas dans le théâtre. Pourquoi on se bat (Natalie, je vous remercie encore une fois pour tout cela), pourquoi on se bat pour le Pôle d’Action Culturel Équestre ? Quand j’ai choisi ce nom, je n’ai pas pensé que P-A-C-E, ça faisait pace, ça fait la paix. Et dans le « Pôle d’Action », c’était l’« action » qui m’intéressait. Parce que quand je suis arrivé à Paris chez Silvia, c’était un Centre d’Action Culturelle, c’est comme ça qu’elle nous a fait venir. S’il n’y avait pas d’action, il n’y avait pas de rencontre, il n’y avait pas de choses abouties. Et c’est tout cela que j’essaierai de mettre en place, ici, dans ce Vaucluse, avec des difficultés, comme vous le savez parce que ça fait un moment que vous nous connaissez. Un homme qui nous connaît bien aussi depuis un moment, c’est François Marillier. Pierre Lapouge nous suit également depuis bien longtemps. On n’arrive pas à s’implanter. On n’arrive pas à s’implanter parce qu’il y a une sorte d’attitude… : « Bon, oui, ça existe depuis toujours donc ça va continuer. » Non, ce n’est pas vrai. Stephan parlait des mises en scène et des moyens scéniques qu’on met à la disposition des artistes. Aujourd’hui, vous allez dans n’importe quelle salle de spectacle du monde, il y a des écrans partout. Et l’écran… Son nom suggère bien ce que ça veut dire : c’est un écran. Et ça dissimule quoi ? Un savoir-faire. Savoir et faire. Et ça, c’est fondamental. On appauvrit notre société, notre monde, parce qu’on a négligé cela. On avait un voisin à Paris qui s’appelle le Cirque du Soleil, je ne sais pas si vous en avez entendu parler, eh bien, j’y ai vu un appauvrissement catastrophique des performances artistiques, parce qu’on a développé l’image et la technique d’une manière parfaite ! Mais là, on est dans le monde de l’illusion. Ce à quoi faisait allusion tout à l’heure Stephan, sur le cœur, et comme l’a dit aussi Natalie, c’est que, la différence qu’il y a entre l’illusion et la magie, c’est que l’une, on peut l’acheter, et l’autre, il faut la mériter. La magie, ça se mérite et c’est un travail considérable. Alors que l’illusion, la femme coupée en deux, je vais vous donner un numéro de téléphone et vous allez acheter le numéro. (Alors, c’est toujours la femme qu’on coupe en deux, personne n’a jamais rien dit, on n’a jamais coupé un mec…) Voilà comment le spectacle a son rôle à jouer.
39Avignon est une capitale du spectacle vivant. Aujourd’hui, il y a exactement trente ans, j’ai été invité par Alain Crombecque, qui était directeur du Festival d’Avignon à l’époque, et j’ai installé ma piste de treize mètres de diamètre, avec l’orchestre de Frédéric Manoukian, qui est aujourd’hui l’orchestre de Laurent Gerra. On a donné je ne sais pas combien de représentations. On est resté deux mois, on a fini après le Festival. C’était un moment extraordinaire, mais Alain Crombecque, c’était l’homme qui ouvrait les portes. Et à l’époque, 1989, vous vous rappelez quel était le sujet principal, c’était la Révolution française et le Festival d’Avignon avait tout prévu, sauf un spectacle sur la Révolution française. Et comme je présentais mon spectacle à Paris, Alain Crombecque est venu et m’a dit : « Si vous voulez, on vous fait faire le Festival In. » J’avais trouvé cette formule intéressante et j’avais envoyé des cartes postales à mes amis : « Venez au Festival d’Avignon, le cheval y hennit in. » Voilà comment avancent les choses. Et depuis, nous sommes revenus en 1990 et c’est là que ma passion du Sud a commencé avec mes relations avec Jean-Pierre Darras, avec François Marillier, avec la famille Estévenin de Châteauneuf-du-Pape, avec tous ces gens-là qui nous ont accueillis admirablement bien. Et puis ce fut notre arrivée au château de Piolenc, qui remonte à 1994. Voilà. Je vais repasser la parole à Stephan et à Natalie, mais en tout cas, c’était vraiment formidable de partager avec vous, de pouvoir raconter un petit peu l’histoire de notre vie ici, qui est très liée à notre histoire familiale parce que mon arrière-grand-mère, Maria Martinetti, est née à Noves. Vous connaissez ce petit village ? Nous avons notre caveau de famille à Sérignan-du-Comtat et, deux tombes à côté de la famille Gruss, il y a la tombe Martinetti. Alors si c’est un hasard, moi je veux bien mais Einstein disait que « le hasard, c’était Dieu qui se promenait incognito ».
40Natalie Petiteau : Merci Alexis de ces belles considérations, je pense que maintenant, il est temps de donner la parole à la salle. Je vais passer le micro à celles et ceux qui voudraient poser des questions.
41Stephan Gruss : Le plus dur, c’est de commencer.
42Première intervenante : Bonsoir. Je suis auteur-compositeur-interprète, donc je suis plutôt dans la musique. J’avais rencontré Stephan quand il était jury à l’EDA, l’Entrée des Artistes, je ne sais pas s’il s’en rappelle, j’avais joué Annette, une grand-mère… il y avait plusieurs disciplines entremêlées, avec une histoire. Et donc, ma question est en rapport avec la mise en scène : plusieurs fois, j’ai été voir le spectacle de Cheval Passion et je trouve dommage qu’il n’y ait justement pas de création d’une histoire qui pourrait lier les différents numéros. Est-ce qu’un jour ce serait envisageable de créer un partenariat avec Cheval Passion ?
43Stephan Gruss : Je crois que le problème avec Cheval Passion est un problème de dates. Parce que nous, depuis quarante-quatre ans maintenant, on a notre saison parisienne, qui commence fin octobre et qui se termine à la fin des vacances de février, c’est-à-dire début mars. Et le spectacle de Cheval Passion est au mois de janvier, je crois, c’est vraiment le moment où on est à Paris en train de présenter notre spectacle et je pense que c’est pour cela qu’on n’a pas eu de collaboration. Mais c’est vrai que, encore une fois, pour un événement comme celui-là, qui est assez court, ils prennent différents artistes et puis ils essaient de monter un spectacle avec ces artistes.
44Nous, notre processus de création est complètement différent, puisque c’est vraiment de l’artisanat comme on l’a dit. On démarre… on imagine un thème, chacun va apporter des idées de numéros, de tableaux, et puis moi, avec tout cela, je vais composer un spectacle. Et de plus en plus, on va vers une vraie narration, c’est-à-dire que ça fait des années maintenant que les numéros ne sont plus annoncés et qu’il y a une succession de tableaux avec un fil conducteur, un thème… Notamment dans le spectacle Origines, nous avons la chance d’avoir de la musique live, et c’est un point d’honneur pour nous de pouvoir travailler avec des musiciens. Nous avons donc un orchestre de dix musiciens qui nous accompagne sur chaque création et c’est vrai que, pour nous, concevoir un spectacle vivant sans musique vivante, c’est quelque chose de complètement aberrant quand on voit la dimension que cette musique peut donner à nos différents spectacles. L’orchestre fait un travail absolument extraordinaire. Le chef d’orchestre a les yeux constamment fixés sur la piste, surtout quand on sait qu’on travaille avec des animaux, que c’est du spectacle vivant et qu’il se passe toujours des choses. Nous avons donc un certain nombre de codes entre nous pour que la musique puisse coller parfaitement à chaque numéro.
45Et dans le spectacle Origines, en plus des dix musiciens, nous avons une chanteuse, qui a aussi le rôle de narratrice dans toute la première partie du spectacle. Il faut savoir que dans cette première partie historique, chaque tableau que l’on présente sur la piste a un rapport avec l’histoire. C’est ce que j’ai cherché à mettre un peu en valeur en racontant d’abord le parcours d’Astley, ensuite celui des Franconi, celui de Ducrow et celui de Baucher. Je trouvais dommage de présenter ces tableaux sans qu’il y ait des petites explications. Après, il ne faut pas non plus que la narration vienne plomber le rythme du spectacle et donc on a travaillé avec cette chanteuse-narratrice, qui s’appelle Eva Poirieux, pour justement mettre en scène ces petites explications et qu’à chaque fois elle intervienne dans l’introduction des tableaux. Par exemple, pour le tableau des saltimbanques, lorsqu’Astley va les chercher dans la rue pour leur demander de le rejoindre sur la piste, on a carrément écrit une chanson, qu’elle chante et qui raconte cette rencontre entre Astley et les saltimbanques. Et non seulement il y a la chanson, donc il y a l’explication, mais vous avez en plus sur la piste tout ce tableau où Astley arrive avec son cheval sur la place du village : il y a le danseur de corde, les petits chiens qui font leur numéro, des acrobates, des voltigeurs et cette rencontre entre Astley et les saltimbanques. Donc voilà, la mise en scène, pour moi, c’est essayer de lier tous ces tableaux et de faire en sorte d’embarquer le spectateur dans une histoire. Et c’est vrai que… je ne sais pas si à Cheval Passion il y a un metteur en scène extérieur qui vient pour essayer de faire le lien, mais je pense qu’il y a aussi des contraintes de temps, parce que ça demande du temps, tout simplement.
46Alexis Gruss : Pour aller un peu plus loin dans ce qu’explique Stephan, on a régulièrement des rencontres dans les grands espaces comme les carrières et tout ça. Nous avons fait… mais je ne sais pas si vous êtes venus dans le théâtre antique d’Orange, c’est un cadre très très différent. Il y a toujours la piste, parce que ça, c’est fondamental, et puis il y a l’espace qui est autour. Je ne sais pas si vous avez vu, mais on a fait un spectacle avec le Cadre noir de Saumur, qui a été pour moi une petite merveille, sur l’équilibre justement, avec un funambule qui marchait à trente mètres de haut du sol, pendant que Laurence Sautet faisait sa démonstration longues rênes avec son cheval lusitanien. L’année d’après, on a fait venir la Garde républicaine et on a réuni quatre-vingt-dix chevaux, ensuite on a fait le Grand Prix Hermès au Grand Palais, puis nous avons été, le 1er février 2018, au Salon du Cheval de Bordeaux, puis au Salon du Cheval à Paris… À partir du moment où on nous prend, on prend tout. On n’a pas envie d’être décortiqués et assemblés par un négociant quelconque. Pierre Lapouge, que je connais bien (du reste ce sont Pierre et Nicole Lapouge qui sont à l’origine de Cheval Passion et des Crinières d’or), a fait venir des membres de ma famille, mon frère, mon cousin Lucien, mais c’étaient des numéros qui étaient décortiqués…
47Stephan Gruss : Mais je crois que la question, c’était plus : prendre un metteur en scène extérieur pour justement arriver à un spectacle avec un fil conducteur, comme nous le faisons.
48Alexis Gruss : Oui. Mais les contacts sont difficiles parce que dans l’organisation des festivals, en principe, celui qui organise le festival est aussi le metteur en scène. La plupart du temps, c’est toujours comme ça. Et c’est très difficile de les changer. C’est-à-dire que c’est quelqu’un qui engage, qui rassemble, c’est exactement le même principe que les négociants. Le négociant a le libre choix de choisir ses cépages et ses assemblages, c’est un assembleur. Et la mise en scène, ça veut bien dire ce que ça veut dire, c’est quelque chose qui est fait pour mettre en scène un ensemble de choses. C’est un peu comme la grande cuisine, par exemple. Les ingrédients sont déjà là et on n’a qu’à se servir pour cuisiner… C’est pour ça qu’il y a certaines enseignes avec un grand M jaune dans lesquelles je ne vais pas parce que ce n’est pas la même qualité de nourriture que chez mon ami Gagnaire ou chez Paul Bocuse. Ce n’est pas le même prix non plus ! Voilà.
49Deuxième intervenant : Bonsoir, je suis un ami de la famille Gruss et j’en profite au passage pour remercier Alexis et ses fils de m’avoir accueilli avec autant d’amitié et autant de chaleur humaine. Comme je vois qu’il n’y a pas beaucoup de questions, je vais m’amuser à en poser une, alors je connais leur réponse, c’est une question où je suis un peu la mouche du coche. En deux mots : je voudrais avoir l’avis de Stephan et d’Alexis sur cette actualité qui traîne quand même maintenant depuis plusieurs années, sur la place des animaux dans le cirque et sur la position de certains cirques de dire : « Eh bien, c’est fini, on arrête avec les animaux et puis on va trouver autre chose. » Je sais que dans les spectacles Gruss, il y a évidemment des chevaux puisque c’est vraiment essentiellement un spectacle équestre, mais petit à petit vous avez éliminé, le mot n’est pas très beau, mais vous vous êtes séparés d’autres animaux. Dans votre esprit, Stephan et Alexis, quel est exactement le rôle de l’animal dans le cirque et comment vont évoluer les cirques aujourd’hui ?
50Stephan Gruss : Pour répondre, je vais laisser mon frère parler parce que c’est lui qui s’est occupé d’un animal qu’on n’a plus, notamment, c’est Syndha.
51Deuxième intervenant : Oui, je pensais à elle, entre autres.
52Stephan Gruss : Bien sûr !
53Deuxième intervenant : Je vous ai connus à une époque où il y avait des tigres…
54Alexis Gruss : C’était pour héberger un artiste qui avait des fauves et qui était dans la misère.
55Stephan Gruss : Voilà.
56Alexis Gruss : C’est la vérité, ce n’était pas pour nous rendre service, c’était pour lui rendre service à lui.
57Stephan Gruss : Mais c’est vrai que nous, avec la complicité qu’on a avec nos chevaux et ce savoir-faire équestre que l’on défend et qu’on essaie de mettre en valeur dans chacune de nos créations, on n’est pas tellement concernés par ce problème, même si l’opprobre, ce sentiment que les gens ressentent envers les cirques et le problème des animaux nous touche bien sûr indirectement. Mais c’est aussi pour cela que depuis de nombreuses années, nous, on a pris ce virage à fond. Si autrefois le cheval avait une place importante, même s’il y avait aussi beaucoup de travail de saltimbanque et d’autres animaux, maintenant c’est le cœur de notre spectacle, on peut dire que 99 % du spectacle est tourné sur cette complicité, sur ce rapport que notre famille entretient avec cette cavalerie exceptionnelle de cinquante chevaux. Alors, on n’a pas parlé de cette cavalerie, mais c’est vrai qu’elle est absolument incroyable, elle est composée de chevaux de races différentes, des pur-sang arabes, des lusitaniens, des pures races espagnols, des frisons, des chevaux de trait pour la voltige comme des cobs normands, des boulonnais, il y a des falabella… Il y a vraiment des chevaux qui viennent de la planète entière et qui sont présents dans tous nos spectacles. On s’en occupe tous les jours, on a des rapports avec eux absolument incroyables, il n’y a pas une personne qui vient voir le spectacle et qui n’est pas surprise par cette complicité et, d’ailleurs, s’il n’y avait pas cette complicité, il n’y aurait pas la qualité de ce spectacle. Donc, pour nous, les chevaux font partie de notre famille et c’est ce qu’on veut mettre en avant dans nos spectacles. Ce rapport avec les chevaux mais également ce rapport dans la famille, parce que c’est ça aussi qui touche les gens, je pense, de voir trois générations réunies par une même passion et qui vont justement se transmettre cette passion du cheval et du travail équestre.
58Deuxième intervenant : Oui, merci pour ta réponse, Stephan, et je ne voudrais pas qu’on se méprenne sur ma question, ce n’était surtout pas un reproche, au contraire, je comprends très bien votre philosophie du spectacle et votre travail avec les chevaux, que j’admire, mais c’est vrai qu’à notre époque on entend dire que les animaux dans les cirques vont disparaître et ça questionne, ça interpelle, mais je partage complètement votre avis.
59Stephan Gruss : Et pour parler de Syndha, comme Firmin va vous en dire un petit mot…
60Deuxième intervenant : Oui, mais je ne voulais pas apparaître comme quelqu’un qui n’avait rien compris à votre travail, au contraire !
61Stephan Gruss : Je répondais à l’assemblée en général. Comme je sais que toi, tu nous connais très bien…
62Firmin Gruss : Bonjour à tous. Pour répondre un peu à la question par rapport à Syndha, j’ai fait une rencontre ce matin chez un commerçant, qui disait : « Je n’aime pas les animaux dans les cirques. » Je lui ai expliqué : « C’est normal, vous n’avez jamais passé autant de temps que nous avec eux, à part les suivre sur les réseaux sociaux ou à la télévision avec les images qu’on vous a transmises. » L’ignorance est vraiment la première chose à combattre. Donc, ça, c’est déjà la première étape. Par exemple, l’éléphante Syndha qui était avec moi et dont je me suis occupé dès l’âge de quatorze ans et jusqu’à plus de trente-cinq ans, est partie en retraite l’année dernière, dans un safari en Italie. Mais ça a été une décision familiale, parce qu’elle avait quarante ans et qu’elle approchait de la retraite, mais aussi parce que c’était le moment de reconvertir notre travail à travers des spectacles équestres. L’image d’Alexis Gruss, notre vrai savoir-faire, comme l’a expliqué Stephan, notre valeur ajoutée, le spectacle avec les Farfadais et la nouvelle mise en place des tournées dans les Zénith, toutes ces choses ont donc fait que c’était le bon moment pour que Syndha prenne sa retraite et voilà, nous avons pris un bon virage, je pense. C’est vrai que cet opprobre, malheureusement, nous touche aujourd’hui, c’est ça qui est terrible, mais c’est toujours une question d’ignorance. La personne qui m’a attaqué ce matin au sujet des animaux, je lui ai dit : « Oui, vous avez un téléphone d’une marque chinoise qui n’est pas très recommandée apparemment, sur la manière dont il est fabriqué, dans l’exploitation des minerais, etc. » Je ne sais pas si on n’est pas plus vulnérable aussi dans notre métier parce que c’est un métier qui passionne, c’est un métier où tout le monde a toujours rêvé, je pense que toutes les générations sont passées sous un chapiteau et ont vu cette émotion, cette sensibilité que Stephan a décrites pendant toutes ces explications avec mon père. Et je crois qu’aujourd’hui, on essaie toujours de toucher ce qui est cher aux gens, ce qui est cher à notre liberté aussi, parce que la liberté, c’est ça. Est-ce qu’un animal est malheureux, on en parlait tout à l’heure… Je ne sais pas si aujourd’hui les jeunes, ou l’humain en général, est heureux de passer son temps dans une voiture, derrière un bureau, derrière l’ordinateur, à regarder la même chose, je ne sais pas si ça le rendra plus heureux demain, mais moi, je peux vous dire que mon éléphant, quand je m’en occupais du matin au soir, et nos chevaux, dès huit heures du matin sur la piste, eh bien, on fait tout pour qu’ils soient le plus heureux possible. Voilà.
63Alexis Gruss : La question est normale. On l’entend régulièrement. Tout cela, ça vient de la connaissance. Moi, je vais citer un écuyer de cirque, il s’appelle François Baucher [1796-1873]. Il a été en conflit avec le premier écuyer du Cadre noir de Saumur, le comte d’Aure [1799-1863], qui entend parler de ce cavalier, Baucher, qui se donne en représentation dans les cirques. Alors, je vais vous resituer quand même le cirque dans lequel il se produisait, c’était le Cirque de l’Impératrice, qui était dans le bas des Champs-Élysées. C’était un cirque somptueux, qui était un peu comme le Cirque d’Hiver de Paris, mais beaucoup plus grand, et là, Monsieur François Baucher se donnait en représentation avec son cheval Partisan. Et le comte d’Aure fait écrire par George Sand, dans la presse : « Que ce saltimbanque ravale son titre d’écuyer car, à se donner en spectacle dans sa sphère obscure, il dévalorise l’équitation française. » Et François Baucher répond : « Monsieur le Comte, vous qui souhaitez que je ravale mon titre d’écuyer parce que je me donne en spectacle, je vous rappelle quand même que Molière et Shakespeare avaient eux aussi la bassesse de jouer leurs pièces en public. En imitant ces grands génies dans ma sphère obscure, je ne fais que répondre à leurs voix qui me crient sans cesse : « Élevez votre intelligence sur la ruine des préjugés ! » Le problème des animaux dans les cirques, c’est le préjugé. Le problème de notre société, ce sont les préjugés. Le préjugé est un obstacle, un rempart, un mur à l’éveil de la réflexion, de l’intelligence.
64En réalité, la grande rivalité qu’il y avait entre Baucher et d’Aure, c’est que l’un éduquait les chevaux, c’était François Baucher, et que le comte d’Aure les dressait. Dressage et éducation sont fondés sur deux choses différentes : l’un sur la soumission, et l’autre sur la liberté. Le dressage, c’est la soumission, parce qu’on emploie des aides et des choses, comme n’importe quelle personne qui viendrait à planter une fleur dans un pot pour que la fleur pousse droit. Vue son incompétence, il va mettre un poteau dans le pot et il va attacher la plante au poteau. Alors que l’autre, qui va avoir la passion des fleurs et la passion de la beauté et de la nature, va acheter un sécateur, oui, le mot est terrible, et va apprendre à tailler les branches. Pas à n’importe quel moment, pas à n’importe quel endroit, un jour précis. Et il va exposer sa plante au bon endroit. Et la plante va être magnifique, beaucoup plus belle. Cela, c’est la différence et c’est la traduction du message de François Baucher face au comte d’Aure. Elle est redoutable pour nous aujourd’hui. Parce qu’en réalité, la question, ce n’est pas plus d’animaux dans les cirques, c’est plus de cirque. C’est pire. C’est bien pire que ça.
65Le mot cirque est un mot qui a été massacré, et à une vitesse… On a eu de grands moments d’émotion la dernière fois quand on a parlé de Syndha et tout ça, parce que nous, on n’a pas ce sentiment. Nous, on est quoi ? On n’est pas des… On est des… On ne sait même pas nous définir. Lors de l’émission de radio que j’ai faite avec mon fils Stephan cet hiver à Paris, la journaliste nous dit (on était en direct sur RFI, Radio France Internationale, c’est une des radios importantes parce que c’est écouté dans le monde entier) : « Mais dans votre communication, on ne voit plus le mot « cirque ». Pourquoi vous ne vous appelez plus « cirque » ? » Mais je n’ai pas besoin de le mettre. Je le suis… Vous ne pouvez pas dissocier Gruss du cirque. Mais nous, notre ambition, avec ma famille, c’est que les gens n’aillent plus au cirque mais viennent chez Gruss. Comme quand je vais à Lyon, chez Bocuse, ou quand je vais à Paris chez Guy Savoy ou quand je vais chez Gagnaire, je ne vais pas au restaurant. Voilà ce qu’on essaie de faire et c’est pour cela que le mot « compagnie » est important et que le travail que nous faisons ici à l’université d’Avignon, grâce à Natalie Petiteau et à toute l’équipe, qui ont bien voulu nous recevoir, est important aussi. On va essayer de faire cela, je dis bien essayer, mais on a besoin de vous, pour ça… Pas pour aller contre une idée mais pour trouver une autre idée. C’est par le biais de la compagnie que l’on y parviendra. Voilà. On n’a pas besoin de s’en cacher, comme l’a si bien souligné Natalie tout à l’heure, nous sommes les seuls et uniques, peut-être dans le monde, en tous les cas à cette échelle, à mettre dans la bouteille ce qu’il y a sur l’étiquette : chez Gruss, c’est du Gruss. À cent pour cent, avec des aménagements et des ingrédients qu’on intègre chaque année pour avoir un cru différent. Mais c’est ça qui est intéressant chez nous. Et c’est par cette méthode-là qu’on arrivera certainement à pérenniser notre savoir-faire. Et puis le Pôle d’Action Culturelle Équestre est pour moi un rêve que j’ai depuis des années et des années, qu’on a beaucoup de mal à mettre en place, je ne sais pas pourquoi, c’est certainement en relation avec notre enseigne. Voilà, c’est très compliqué sur le plan politique.
66Natalie Petiteau : Merci Alexis. J’aime beaucoup la phrase d’une enfant que vous citiez parfois qui, après vous avoir vu et entendu, disait : « Mais alors Gruss, ça veut dire “ cheval ” ? »… Tout à l’heure, vous disiez très justement que finalement, à force d’écouter le discours des animalistes, il n’y aura plus de cirque mais moi, j’irai plus loin encore : il n’y aura plus d’animaux non plus. Parce que de toute façon, la condition de la vie de cheval dans la maison Gruss, je crois qu’elle est bien meilleure que la condition de la vie de cheval dans quelques centres équestres. Et par conséquent, si on veut effectivement faire le ménage, il faudrait à ce moment-là le faire complètement. Et puis, pensons à tous ceux qui sont très heureux d’avoir un poisson rouge dans un bocal ou un canari dans une cage... Donc, il faut réfléchir à la façon dont on envisage effectivement les choses pour les animaux domestiques. En revanche, je crois que vous avez merveilleusement démontré à quel point sur la piste le rapport entre l’homme et le cheval est un rapport extrêmement spécifique mais sans doute faut-il s’appeler Gruss, de la famille d’Alexis, pour véritablement mener cela jusqu’à son terme. Merci à vous. Merci Stephan, merci à tous.
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