Éduquer et séduire
p. 8-58
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Mots-clés : art équestre, art du spectacle
Texte intégral
1La deuxième leçon du Pôle d’Action Culturelle Équestre s’ouvre avec les remerciements que Natalie Petiteau adresse à Alexis et Firmin Gruss.
2Natalie Petiteau. C’est avec bonheur que l’université d’Avignon les accueille en ses murs, car ils ont toute leur place dans cet établissement. Ils y avaient été accueillis pour la première fois le 9 juin 2016, pour un afterwork où sont apparues toutes les connexions qui existent entre la mission d’une université comme celle d’Avignon, tournée vers la culture et le patrimoine, et leur travail d’écuyers, de circassiens, de porteurs d’une éducation artistique et culturelle dont on sait aujourd’hui l’importance. Depuis, un beau chemin a été parcouru : une première leçon du PACE s’est tenue le 30 mai 2017, qui a donné lieu, en décembre suivant, à une publication sous le titre Ex ducere, soulignant l’importance accordée à l’éducation dans le cadre de cette collaboration. Merci au directeur des Éditions Universitaires d’Avignon, et au personnel de ce service, pour ce travail rapide et efficace. Il existe donc déjà un petit livre qui rend compte de la leçon du 30 mai qui a explicité la philosophie d’Alexis Gruss, transmise à ses enfants. Alexis Gruss avait particulièrement souligné les principes qui avaient présidé à la création de la première école de cirque en France, en 1974, laquelle est à l’origine de ce qui est aujourd’hui le CNAC à Châlons-en-Champagne. Il avait aussi, dans cette leçon, expliqué ses liens privilégiés avec Avignon, qui ont une longue histoire. Il avait enfin souligné sa volonté de ne pas se contenter de transmettre par la parole, mais de le faire aussi par le geste. Cela a lieu chaque jour, de mai à septembre, à Piolenc, lieu d’implantation du PACE. Pour que le plus grand nombre de personnes sache qu’il existe quelque part un lieu de transmission de ces gestes, il faut que la parole soit donnée ici à Alexis Gruss et à ses héritiers.
3Mais avant d’écouter Alexis et Firmin, il convient de rappeler ce qu’est le PACE tel qu’il a été présenté notamment à la Direction régionale des affaires culturelles. Il faut d’ailleurs remercier les membres de cette instance qui ont fait le déplacement depuis Aix-en-Provence ce soir. Le PACE se veut un vivier de création artistique, un lieu de transmission et un espace voué à l’éducation artistique et culturelle. Il pourra être un lieu y compris de protection des artistes se produisant en piste et il permettra une inscription dans l’espace provençal de cet immense patrimoine que sont les arts équestres de la piste que la famille Alexis Gruss est seule à savoir maîtriser dans leur totalité, qu’il s’agisse de la haute école, du travail en liberté ou de la voltige. Cela fait six générations que ce savoir-faire est transmis au sein de cette famille. La spécificité de la compagnie Alexis Gruss réside en cela, dans sa façon de faire briller en piste un art ancestral à partir duquel elle sait aussi constamment innover. Or la famille Alexis Gruss se caractérise également, entre autres, par son extrême générosité : l’une de ses préoccupations est donc de transmettre son savoir au-delà de son cercle restreint. C’est du reste déjà cela qu’Alexis Gruss avait en tête en créant la première école du cirque en 1974. Le PACE à Piolenc est en définitive un rameau de l’École au Carré, née grâce à Silvia Monfort.
4Le lien tissé entre le PACE et l’université d’Avignon a donc une logique forte. Ces deux institutions ont l’éducation artistique et culturelle pour mission. Cette rencontre est née de la volonté commune de transmettre un patrimoine et d’animer la vie culturelle. Cette nouvelle leçon veut aller au-delà de ce qui a été dit le 30 mai 2017, elle est annoncée sous le titre Éduquer et séduire, il s’agit donc de réfléchir aux raisons qui ont fait rapprocher ces deux termes, très chers à Alexis Gruss dans ce qu’il fait au quotidien, très présents dans les principes d’éducation qu’il a inculqués à ses enfants. Pour engager la réflexion, Firmin Gruss est questionné en premier lieu sur l’éducation qu’il souhaite proposer à ses filles. En tant que père d’élève, comment conçoit-il l’éducation qu’il propose à Jeanne, née en 2006, et à Célestine, née en 2010 ? En quoi ce qu’il leur propose est-il la garantie essentielle de la continuité de son art ?
5Firmin Gruss. Comment éduquer des enfants ? Lorsque l’on a reçu une bonne éducation, il est facile de retransmettre les bons principes. Aujourd’hui, de nombreux problèmes affectent notre société et touchent notamment notre métier, qui est ancien. Se déplacer avec un chapiteau à travers la France, à travers de nombreux pays, travailler avec des animaux est devenu très difficile. Or, notre famille a une particularité : elle est étroitement liée au cheval qui a toujours été présent dans son histoire, et plus présent que dans tous les autres cirques. Continuer à être une compagnie circassienne équestre, seule de son espèce en France, est aujourd’hui un challenge difficile à relever en raison de toutes les contraintes qui pèsent sur une telle entreprise.
6Mais une fois ce problème maîtrisé, nous pouvons nous réjouir des enseignements tirés de cette exception. Avoir passé autant de temps à éduquer des chevaux et en famille permet d’avoir de véritables valeurs : on a une manière de faire, un état d’esprit et quand on parle de « père d’élève », cela renvoie à une manière de transmettre d’une génération à l’autre à laquelle nous nous référons sans cesse. Nous raisonnons en permanence en fonction des valeurs ainsi acquises. Par exemple, mon père nous a toujours appris que dans l’acrobatie à cheval, ce qui compte n’est pas la réussite de l’exercice, mais la manière dont on y arrive.
7Concrètement, pour la première fois cette année, je commence intensivement des entraînements avec mes enfants. Pourtant, je ne leur ai pas encore appris le travail avec les chevaux, j’ai commencé par l’équilibre, qui est une de mes disciplines de prédilection, parce que je suis équilibriste sur échelle libre. Ma mère m’a appris cette discipline, et j’estime que pour être un bon élève, il faut d’abord avoir tous les outils en main. Et l’équilibre en est un, essentiel. Car nous avons également une autre philosophie dans notre famille : celle d’avoir la possibilité de choisir la discipline que l’on travaillera, par vocation, par envie. Or, si on maîtrise l’équilibre, si l’on a l’agilité liée à l’acrobatie et la sensibilité liée à la musique et à la danse, on dispose de tous les atouts pour s’épanouir dans les diverses disciplines de la piste. Ainsi, j’apprends à mes filles l’équilibre, l’acrobatie, et aussi la condition physique pour qu’elles aient une bonne constitution et une parfaite maîtrise de leur corps. Ma mère, en complément, pendant une demi-heure chaque jour, leur donne des cours de danse, à la barre. Et si ma mère arrive à donner des cours de danse à ses petits-enfants, c’est parce que elle-même a reçu de tels cours de ses parents, de ses grands-parents et de son entourage. Si l’on n’a pas eu soi-même l’expérience des disciplines, il est difficile de les transmettre. C’est une expérience formidable de commencer à transmettre à ses enfants, et à force de transmettre au quotidien, les gestes s’imposent naturellement et la transmission se fait ainsi.
8Natalie Petiteau. Il faut préciser que la mère de Firmin est Gipsy Gruss, née Bouglione, qui a été reine du cirque et qui est une artiste de grand talent et de réputation internationale.
9Il était donc important de donner la parole en premier lieu à Firmin puisqu’il a ainsi témoigné de la façon dont les valeurs se transmettent dans sa famille, de la quatrième génération, celle d’Alexis, à la sixième. Ce discours illustre parfaitement comment les principes qui ont été placés par Alexis Gruss non seulement à la base de l’éducation de ses enfants, mais au cœur de l’école du cirque qu’il a fondée en 1974, sont encore soigneusement transmis à ses petits-enfants. Être un artiste équestre capable de se produire en piste, cela ne veut pas dire simplement monter sur un cheval ! Cela veut dire maîtriser toutes les disciplines artistiques présentes sur la piste. Dans notre université particulièrement tournée vers la culture, il est primordial de souligner à quel point la piste est un lieu où se concentrent la danse, le mime, le théâtre, la musique. Elle est un lieu de synthèse de tous les arts de la scène qui mérite toute notre attention, toute notre estime.
10Je me tourne maintenant vers Alexis : nous avons déjà parlé de vos méthodes d’éducation, le 30 mai dernier, mais ce qui me frappe, en revenant sur l’actualité universitaire où l’on parle beaucoup de parcours individualisés, c’est que madame la Ministre aurait pu s’adresser à vous pour l’aider à bâtir le nouveau plan étudiant ! Car en matière de parcours individualisés, vous en savez beaucoup plus que nous et depuis longtemps. Vous avez mis cela en œuvre depuis plusieurs décennies avec vos chevaux. Pour avoir eu la chance de vous voir travailler vos chevaux à Piolenc, je peux attester que si l’on parle beaucoup d’éthologie dans le monde équestre, vous n’avez pas attendu que cela soit à la mode pour le mettre en œuvre. Il y a longtemps que vous savez écouter vos chevaux. Pouvez-vous en dire plus sur ces méthodes qui intéressent vivement l’université ?
11Alexis Gruss. Je tiens tout d’abord à vous dire merci à tous d’être venus si nombreux. Ce jour d’inauguration de Cheval Passion est le seul où nous pouvions être là en raison du calendrier des spectacles à Paris. Merci aussi à Natalie de nous recevoir dans cette université, car c’est par les rencontres que viennent les naissances.
12Vous avez parlé d’éthologie, mais ici nous sommes dans un lieu d’ethnologie… Ce ne sont pas des méthodes, mais des manières d’observer, de comprendre, d’analyser, de chercher. J’en parlerai à propos des chevaux, car chez les humains, c’est un peu plus compliqué ! Avec le cheval, on a un peu moins de difficulté à pratiquer l’éthologie, parce que il est ce qu’il est. On essaie de découvrir petit à petit ce qu’il est, et à partir de là on essaie de le faire grandir, de l’éduquer par une méthode qui est le contraire de la séduction.
13J’ai en effet compris depuis longtemps que l’éducation est indissociable de la séduction. Éduquer, c’est conduire à l’extérieur pour faire grandir, on va vers l’autre et on l’aide à grandir. Le contraire, c’est s’approprier l’autre pour soi, ce qui est la séduction, se ducere… Mais je ne vois pas comment on peut transmettre quoi que ce soit, à un humain ou à un cheval, s’il n’y a pas avant tout une part de séduction… Cela marche ainsi avec les chevaux, et avec les humains aussi. Seulement, attention, tout est dans la dose. Nous vivons aujourd’hui dans une société où il y a un véritable débordement, où l’on est bien plus dans la séduction que dans l’éducation. Les médias évoquent beaucoup en ce moment mai 1968. On était alors passé de l’éducation à l’enseignement et l’on avait bien fait. Faire accéder tout le monde au baccalauréat était aussi une idée formidable. Pourtant, on a commis une petite erreur quand on a dit « il est interdit d’interdire »… On ne peut pas éduquer sans parfois interdire. Et on ne peut pas enseigner sans éduquer et inversement. Je ne pense pas qu’on puisse faire l’un sans l’autre, comme il faut un père et une mère pour faire un enfant : un et un font trois… Éducation et enseignement, cela fait des gens respectueux et instruits. Ce sont les animaux, les chevaux en particulier, qui m’ont expliqué tout cela. Grâce à eux, je sais que l’on ne peut pas faire l’économie, dans le processus d’éducation, de moments de séduction, parce que s’il n’y a pas cette émotion l’un pour l’autre, rien ne peut se passer. Sinon, on entre dans un autre système qui n’est plus l’éducation, mais qui est le dressage.
14Faites l’expérience de planter une fleur dans un pot : si la fleur a poussé de travers, tout le monde vous dira de mettre un tuteur, et d’attacher la plante dessus. En ce cas, vous faites du dressage. Mais moi, j’aime bien en savoir un peu plus : j’ai un ami à Sérignan, le village de l’entomologiste Jean- Henri Fabre, qui me dit de ne pas faire ainsi. Il m’a expliqué qu’il faut tailler avec un sécateur à un endroit précis. Je taille donc. Puis il me dit de tailler une autre branche… celle-là et non pas cette autre. Il faut tailler juste, et le faire aujourd’hui. Si on le fait demain, ce sera trop tard… C’est ainsi que j’ai compris la différence entre le dressage et l’éducation. L’éducation est fondée sur la réflexion, sur l’analyse, une telle démarche relève de l’ethnologie, ou de l’éthologie si l’on parle des rapports avec les animaux. Telle est la méthode que je tente de transmettre à mes enfants depuis longtemps. Il faut essayer de comprendre. Toutes les espèces qui sont sur cette planète sont différentes les unes des autres, et elles sont tellement complémentaires les unes des autres qu’elles sont indissociables les unes des autres.
15Il en va de même pour l’éducation et l’enseignement. Une chose me frappe quand j’interroge les personnes qui viennent assister aux séances pédagogiques du matin, à Piolenc. À ceux qui me disent qu’ils dépendent du Ministère de l’Éducation nationale, je demande quel est leur métier : ils me répondent qu’ils sont enseignants… Cela me choque : enseigner, c’est un métier, et éduquer, c’est un autre métier. Ce sont deux choses différentes, mais tellement différentes qu’elles sont indissociables l’une de l’autre. Et il en va de même de la séduction avec l’éducation. Ce que donne l’alliance entre éducation et séduction est extraordinaire et devrait permettre de supprimer quelques lois : c’est le respect. Le respect, c’est la fondation de la liberté, et le respect ne peut être obtenu que par l’éducation, et par une part de séduction. Là encore, tout est dans l’équilibre, un équilibre par lequel on pourrait vivre ensemble, se respecter, sans avoir des lois qui nous obligent à le faire. Voilà comment cela se passe avec mes chevaux que je travaille le matin.
16Sur l’éducation de mes chevaux, il me faut encore vous raconter une anecdote toute récente. Le 29 décembre 2017, je travaillais un cheval encore pratiquement sauvage, venu du Portugal. Nous sommes au centre de la piste, à pied. Je lui mets une longe double, en me disant que si le cheval tire sur cette double longe, comme une partie est attachée à ma main tandis que l’autre partie est libre, je pourrai lâcher cette partie libre et le cheval partira sans se faire mal. Mais il a été plus rapide que moi : il est parti et il m’a cassé deux côtes... Voilà comment l’expérience est chose essentielle, il faut apprendre, et seule la vie peut apprendre ce que j’ai appris ce jour-là... Du reste, je souligne que dans PACE, on insiste sur le mot « action »… essentielle, donc, dans l’éducation. On insiste aussi sur la dimension culturelle : la culture est indissociable elle aussi de l’éducation. On parle, enfin, de la dimension équestre dans ce PACE, parce que nous sommes une famille d’écuyers, d’acrobates à cheval, de jongleurs à cheval. Or, il faut retransmettre tout cela car le geste est la chose la plus éphémère au monde.
17Je l’ai dit à notre ministre de la Culture, Fleur Pellerin, qui était venue voir le spectacle quand on a fait l’arbre de Noël des enfants des personnels du Ministère : « Madame, ce que vous avez fait pour nos chers disparus avec les musées, c’est formidable, mais tout ce qui a été fait devant vous sur notre piste a été fait par des vivants. Il ne faut pas les négliger »... Sur ma carte de vœux, j’ai écrit « Que le spectacle vivant demeure au cœur de notre culture »… Pour cela il ne faut pas négliger le geste. Le geste est la chose la plus fondamentale parce que toute trace de notre expérience de la vie ne peut être confirmée que par la main. C’est la main qui a tout construit. Avec l’aide du cerveau bien sûr. C’est pour cela qu’il y a un trait d’union entre savoir et faire…
18Natalie Petiteau. Entre les parcours individualisés et la séduction, le PACE nous conduit décidément à aborder des sujets d’actualité… Quand on pense à l’histoire du rapport entre l’homme et le cheval, jusqu’au milieu du XXe siècle, on est dans une histoire de rapports de domination, quand on mesure à quel point le cheval a été un instrument de guerre, on retrouve là aussi le rapport de domination, d’hommes sur d’autres hommes... Vous bousculez tout cela avec les notions d’éducation et de séduction. Et dans ce travail d’éducation que vous faites avec vos chevaux, vous avez pour but, en tant qu’artistes, qu’ils exercent une séduction sur le public. Sur la piste, le cheval est passé de la culture de guerre à la culture du plaisir. Firmin, dans ton travail de père d’élève, quelle part fais-tu à l’éducation et à la séduction ? Dans ton quotidien, comment uses-tu de l’éducation, com- ment mets-tu en œuvre la séduction ? Alexis, avez-vous de vraies méthodes de séduction ? Vous avez un rapport d’éducation avec vos chevaux, mais avec le public quel est votre rapport de séduction ?
19Firmin Gruss. La différence réside entre éducation et instinct. Le dressage se fait par instinct, et l’éducation se fait par expérience et connaissance. Quand un artiste arrive à accomplir un flic-flac1 ou un saut périlleux2, quand il arrive à accomplir une prouesse, à sauter sur un cheval au galop, il le fait par son éducation bien plus que par son instinct. Par ailleurs, avec nos animaux, nous avons une complicité. Si cette complicité était une souffrance pour le cheval, lors du deuxième saut, celui-ci fuirait, par instinct. C’est là qu’intervient la séduction qui permet de trouver la sensibilité qui conduit à créer une relation durable. Le corps humain est extraordinaire, instinctivement il fait des choses formidables, mais la difficulté est d’arriver à ce que cet instinct soit une méthode et non pas un geste vulgaire. Lorsque l’on travaille avec les chevaux, instinctivement on séduit, on caresse son cheval, on le récompense, on l’encourage, on ne peut que construire dans ce sens. Mais il faut aller plus loin. Si un conflit éclate dans l’écurie – car notre particularité est d’avoir cinquante étalons – il pourrait être vu par certains comme un événement exceptionnel et inquiétant, mais pour moi cela est naturel, parce que je n’ai connu que des chevaux entiers dans notre cavalerie, et je sais que leur instinct peut les pousser au conflit. Cette différence entre l’éducation et l’instinct est à la base de tout. Nous éduquons nos chevaux pour qu’ils ne se battent pas quand ils sont côte à côte sur la piste. Par leur éducation, ils surmontent leur instinct. Quand j’apprends aujourd’hui à mes enfants à tenir en équilibre, je ne peux que constater qu’ils ne tiennent pas naturellement en équilibre. Je les éduque en développant leur instinct et je leur apprends, avec ces connaissances transmises par l’éducation, à maîtriser des capacités.
20Alexis Gruss. C’est formidable que Firmin ait soulevé cette question de l’instinct, parce que je suis convaincu que « instinct naturel » est un pléonasme. Parce que la nature est instinctive. Tout ce qui est sur la planète est instinctif. C’est là que l’éducation joue un rôle fondamental. C’est la première chose qui doit intervenir. Lorsque l’on vient au monde, ou quand une plante commence à pousser, ou quand un animal arrive sur la planète, si rien ne vient modifier son comportement, il reste à l’état sauvage, à l’état instinctif. Le premier instinct, tout le monde le connaît… certains diront qu’il découle de la nécessité de la procréation, moi je ne le crois pas, c’est dû à un plaisir tout à fait personnel … et vous voyez bien à quoi je fais allusion ! C’est là que l’éducation joue un rôle fondamental. Ce qui s’est passé sur toutes les chaînes de télévision en novembre et décembre3, où l’on parlait de harcèlement, renvoyait à des événements où la nature avait repris le dessus, en s’emparant d’une défaillance de l’éducation.
21Un cheval, lorsqu’il commence à travailler avec une longe, instinctivement il tire. Mais moi, en pratiquant ce que l’on appelle l’éthologie, je m’emploie à comprendre pourquoi il tire, moi je sais que c’est son instinct qui le guide. Souvent, des gens qui passent à Piolenc me disent qu’ils ont un problème avec leur cheval, que leur cheval tire quand il est monté. Oui, mais pour tirer il faut être deux ! Cela veut dire qu’au bout des rênes, quelqu’un tire aussi… Instinctivement, on tire l’un l’autre et c’est là qu’il y a un travail considérable à faire.
22Cela me conduit à revenir à cet anniversaire des 250 ans de la piste de 13 mètres de diamètre. Cette question me touche infiniment, car plus je me suis intéressé à cet espace scénique, plus j’ai découvert des choses absolument extraordinaires. C’est un vrai lieu d’éducation. Pour l’équilibre en premier lieu, comme Firmin l’a expliqué à propos de ses filles. Gipsy, mon épouse, lui a appris à tenir en équilibre sur son échelle. L’équilibre, ce n’est pas naturel, l’équilibre, ça s’apprend. Et à un certain point, si on l’apprend bien, comme c’est le cas de mes petites-filles, on tient en équilibre sur ses mains. Et on finit même par savoir tenir sur une seule main, puis à passer d’une main à une autre. Et avec cette formation, qui est totalement contre nature, on va séduire. On revient ainsi au commencement et à l’opposé de l’éducation, puisque séduire est l’opposé d’éduquer. Avec le cheval, c’est la même chose, dans le mouvement circulaire sur cette piste de 13 mètres de diamètre. Cette piste, composée de terre végétale, c’est le seul espace scénique au monde qui soit infini par sa forme, infini par sa matière et fertile dans tous les sens du terme, avec des ingrédients fertilisants incontournables, le crottin de cheval ! Si vous semez sur un tel terrain, ça pousse et ça grandit. Ça s’élève, ça s’éduque, et il en va de même pour un cheval en mouvement, avec un écuyer sur son dos. C’est comme cela que Philip Astley a découvert que la piste était un moyen extraordinaire pour former les chevaux à la guerre. Car la piste, au départ, ne servait pas à autre chose qu’à former un cheval à trouver son sens de l’équilibre, à main gauche et à main droite. Un cheval qui sait galoper sur la piste, et un écuyer qui tient sur son dos en piste en faisant des changements de main au galop, acquièrent une aisance incomparable. Et l’écuyer a dès lors bien plus d’habileté dans ses gestes pour se servir de son sabre ou de ses armes sur les champs de bataille. Et en plus, s’il était désarçonné, il apprenait, dans ce cercle de 13 mètres, à remonter sur le cheval au galop. Il ne le faisait pas pour faire du spectacle ou pour se faire applaudir, mais pour sauver sa vie. Un cavalier désarçonné sur un champ de bataille, s’il n’avait pas la technique du voltigeur pour remonter sur son cheval au galop, il était mort. Tout simplement. Et tout cela est né de cet espace scénique de 13 mètres. C’est un monde de création, de 40 mètres de circonférence, comme le terre fait 40 000 kilomètres de circonférence à hauteur de l’équateur... Depuis ma plus tendre enfance, que ce soit dans le cirque de mon père, au cirque Krone en Allemagne, au cirque Knie en Suisse - je ne cite que ces deux là parce que ce sont les meilleurs et parce que l’on y trouve un respect fondamental de l’animal -, ou plus récemment au festival de Monte-Carlo, j’ai vu sur cette piste de 13 mètres toutes les espèces d’animaux de la planète, à plumes, à poil, aquatiques, et j’y ai vu aussi toutes les espèces d’hommes et de femmes, de toutes couleurs, de toutes religions. Il n’y a que dans cet espace que j’ai vu une telle diversité, jamais ailleurs. Non seulement cet espace est infini par la forme et par la matière, et fertile, mais en plus il est universel. Avec mon spectacle, je peux aller dans le monde entier : tout le monde le comprend. Parce que c’est un spectacle fondé sur des langages universels : la musique, le rythme, la lumière, la beauté du geste. Nous, les artistes, nous avons là un rôle majeur sur cette planète, car nous sommes là pour sublimer le naturel de la nature. La nature, il faut s’en occuper, il ne faut pas la laisser comme elle est. Au moindre pot de fleurs, il faut accorder une attention quotidienne si l’on veut qu’il soit beau, mais il faut le faire avec un sécateur !… Abandonnez le tuteur ! Voilà ce que je voulais vous dire sur ce lieu que je veux créer à Piolenc depuis 24 ans, puisque nous sommes dans la 24e année de Piolenc. C’est la première fois depuis 24 ans que l’on m’écoute. Pour cela, je dis un grand merci à Natalie et au président de l’université d’Avignon qui m’ont ouvert les portes de cet établissement pour y présenter notre spectacle. La terre que j’avais alors utilisée, en juin 2016, était celle avec laquelle nous avions fait toute la tournée dans les Zénith. On m’a demandé, lors de cette tournée, pour- quoi je venais avec ma propre terre. Je répondais que dans cette terre se trouvent mes racines…
23Natalie Petiteau. Je remercie vivement Alexis Gruss pour sa gratitude à l’endroit de l’université d’Avignon et je rappelle que le premier président à lui avoir ouvert les portes de cette maison est Emmanuel Ethis, vice-président du Haut Conseil à l’Éducation Artistique et Culturelle. C’est lui qui avait rencontré Firmin en 2015 et qui lui avait alors lancé le défi de faire un afterwork semblable à celui que le ballet Preljocaj avait donné cette année-là. Il est le premier, avec Damien Malinas, vice-président en charge de la culture, à avoir deviné tout ce qu’il pouvait y avoir de fertile dans les échanges entre la piste d’Alexis Gruss et l’université d’Avignon.
24Cette piste est fertile : songeons que le contraire de ce mot est « stérile »… ce qui est lourd de sens. Or l’historienne que je suis est aussi intéressée par le fait que ce lieu fertile est celui sur lequel le cheval, et l’homme avec lui, sont passés de la guerre à la paix, ce qui sera au cœur de la prochaine création de la compagnie Alexis Gruss, Origines. À l’issue de cette mutation, la piste est devenue un lieu privilégié pour l’éducation artistique et culturelle. Mais aujourd’hui, nous sommes dans une économie de la séduction qui s’appuie de plus en plus sur les technologies nouvelles, alors que la piste sur laquelle vous travaillez, qui est le lieu d’expression de votre compagnie, résiste en partie à cela. Finalement, ce contexte d’une économie de la séduction qui donne une place croissante aux technologies nouvelles, que vous impose-t-il ?
25Firmin Gruss. J’avoue qu’il est paradoxal d’utiliser aujourd’hui encore cette piste. Pourtant, en 2018, avec la nouvelle création qui aura lieu à Piolenc, nous allons plus que jamais la mettre à l’honneur. Car nous travaillons déjà à cette 44e création de la compagnie Alexis Gruss. Elle aura pour thème l’hommage à Philip Astley qui, il y a 250 ans, en 1768, a pour la première fois utilisé cet espace scénique pour faire du spectacle. Notre nouveau spectacle va donc s’appeler Origines. C’est une idée originale et une mise en scène de Stephan Gruss, mon frère aîné. Dans la famille, nous sommes complémentaires, puisque j’ai la responsabilité technique mais aussi administrative de la compagnie, ma sœur a la responsabilité de toute la cavalerie, et mon frère gère toute la partie artistique. La préparation de ce spectacle a déjà commencé, et dès notre fin de saison parisienne, nous arriverons à Piolenc et serons en pleines répétitions pour démarrer ce spectacle en avant-première à Piolenc, dans le parc, mi-juillet, puis pour le présenter à Paris dans une nouvelle saison d’octobre à mars, et enfin dans les Zénith de France.
26Je suis très étonné quand je vois aujourd’hui tous ces spectacles qui s’appellent cirques et qui n’ont plus cet espace scénique. Pour vous, peut- être est-il évident que le cirque se fait dans cet espace circulaire, comme son nom l’indique…, fait de terre végétale et de sciure. En réalité, aujourd’hui, ce que l’on qualifie du nom de cirque, on le voit dans des théâtres, dans des halls, dans la rue, pourtant le seul lieu qui s’appelle cirque est chez nous, sur notre piste, circulaire... Ce n’est pas de la prétention, c’est juste la réalité. Mais passer le râteau tous les matins, arroser, ratisser, aplanir demande beaucoup de travail et une connaissance bien particulière. Or notre famille a su faire les concessions nécessaires pour pérenniser ce lieu et le faire évoluer. Ce spectacle va donc être pour nous une étape importante. Car j’ai dû me résoudre à enlever le mot « cirque » de l’affiche des spectacles Pégase et Icare, parce que malheureusement défendre une forme de spectacle telle que le nôtre, assimilée à toutes les formes d’art qui portent le nom de cirque mais qui n’en sont pas, c’est difficile. C’est délicat. Aujourd’hui, nous sommes partis dans une voie qui consiste à nous définir comme « compagnie Alexis Gruss », avec son savoir-faire, sa famille et sa spécificité équestre.
27Alexis Gruss. Nous avons une chance formidable d’être ici : les 250 ans de la piste que nous allons fêter cette année nous rattachent à Avignon parce que il y a exactement 44 ans, une grande dame de théâtre, directrice du centre culturel de la ville de Paris, apprend qu’en 1774 Philip Astley a importé cette piste de 13 mètres en plein cœur du Marais. Or Silvia Monfort, puisque c’est d’elle dont je parle, était partenaire de Jean Vilar lors de la création du Festival d’Avignon. Silvia, par ailleurs grande résistante, décorée par De Gaulle et par Patton, je tiens à le rappeler, s’est battue pour l’art dramatique et elle s’est aussi battue pour le cirque à Paris. En 1974, pour le bicentenaire de l’arrivée d’Astley, elle a donc organisé une exposition qui a admirablement bien marché, si bien qu’elle a voulu l’illustrer par un spectacle vivant. Mon beau-père, Firmin Bouglione, dont le cirque d’hiver se situe non loin du Carré Thorigny, lieu du centre culturel de Silvia, va voir l’exposition et rencontre Silvia qui lui dit qu’elle aimerait avoir un spectacle. Il lui propose le cirque que je dirigeais alors avec mon père et mon frère. Et le 25 mai 1974, nous avons donné notre premier spectacle du cirque à l’ancienne dans la cour de l’Hôtel Salé qui est maintenant le musée Picasso.
28Dès le premier mois avec Silvia, elle me demande de quelle tutelle je dépends. Je lui explique qu’en raison du travail avec les animaux, tous les cirques sont rattachés au ministère de l’Agriculture. Choquée de cette situation, elle s’est employée à nous faire rattacher au ministère de la Culture. Elle était par ailleurs très soucieuse d’agir pour aider le cirque. Je lui ai donc expliqué que l’urgent était d’avoir un cadre pour former les artistes et qu’il fallait donc créer une école du cirque. La ville de Paris lui ayant confié, pour son centre culturel, le bâtiment de la Gaîté Lyrique, boulevard de Sébastopol, entre la gare de l’Est et le Châtelet, nous sommes allés le visiter. En découvrant le foyer, j’ai aussitôt dit à Silvia que c’était un endroit formidable pour établir une école du cirque. Et le 15 octobre 1974, on a ouvert la première école du cirque en France, que j’ai dirigée pendant dix ans avec elle. J’ai finalement abandonné cette responsabilité pour plusieurs raisons : on m’expliquait qu’il fallait y inscrire un grand nombre d’élèves sans recruter trop de professeurs, alors que pour bien faire, c’était le contraire dont j’avais besoin ! Je voulais beaucoup de professeurs et très peu d’élèves, car notre métier ne peut pas se transmettre en masse. Pour apprendre à faire un saut périlleux, il faut deux professeurs, l’un pour apprendre à tourner et l’autre pour ne pas tomber sur la tête...
29Quoi qu’il en soit, en raison du prestige acquis aux côtés de Silvia, Jack Lang m’a choisi comme cirque national en 1981. Mais après m’être beaucoup déplacé avec celui-ci, et après que François Léotard ait mis fin au statut de cirque national, j’avais plus que jamais la volonté de pérenniser mon savoir- faire par la transmission et non par les boniments. Je voulais de l’action. Nous sommes en 1994 et nous arrivons à Piolenc4. Cela fait donc 24 ans que j’y suis. De cet endroit se dégage une chose inimaginable. C’est un vrai lieu de transmission, avec une végétation d’une densité extraordinaire, et des pierres extraordinaires, une histoire extraordinaire. Nous avons beaucoup débroussaillé, mais j’ai su tout de suite où je monterais le chapiteau, où je mettrais les écuries, où j’installerais les caravanes, il y avait tout. Et aujourd’hui nous sommes à la veille de l’aboutissement de mon rêve consistant à en faire un Pôle d’Action Culturelle Équestre. Et ces quatre lettres de PACE signifient la paix, et cela n’est pas un hasard. J’aime bien la définition que donne Einstein du hasard : c’est Dieu qui se promène incognito… Cela ne fait peut-être pas plaisir à tout le monde, mais moi ça m’arrange ! Est-ce le hasard qui a fait que nous nous retrouvons ici au cœur de l’université, ce lieu de la connaissance, de la transmission, de l’éducation, de l’enseignement ?... je pense que cette rencontre à l’université, entre Natalie et ma compagnie puisque maintenant on parle de la compagnie Alexis Gruss afin de ne plus afficher ce mot « cirque », si beau mais désormais si décrié, va donner quelque chose de formidable.
30Natalie Petiteau. J’aimerais souligner que l’une des spécificités de la compagnie Alexis Gruss réside entre autres dans le fait que, compte tenu de son art de la transmission, trois générations sont en piste actuellement. Vous êtes, Alexis, la quatrième génération d’écuyers Gruss, vous avez transmis votre savoir et votre savoir-faire à vos quatre enfants, y compris Armand, décédé en 1994, et vous contribuez aujourd’hui à former vos huit petits-enfants, dont quatre se produisent déjà dans des performances de haut niveau, tandis que vos quatre petites-filles ont aussi fait des apparitions dans le spectacle cet hiver.
31L’une des autres spécificités de votre compagnie tient au fait qu’elle est la seule capable de monter elle-même un spectacle de A à Z, donc de le concevoir, de le mettre en scène, de le réaliser, de le produire, et de le donner chaque jour, parfois trois fois par jour… Il faut que le public réalise ce que signifient trois spectacles par jour : cela implique plus de sept heures en piste. C’est du reste la raison pour laquelle, dans le cadre de l’Université Populaire d’Avignon qui cette année travaille sur le thème du corps, nous reviendrons sur le corps de l’artiste circassien… souvent mis à rude épreuve. Vous êtes donc la seule compagnie entièrement autonome. Si l’on donnait à un producteur lambda le budget avec lequel vous faites vos spectacles, aucun ne serait capable de faire ce que vous faites. Ce que vous faites est magique. Vous pérennisez votre art tout en vous adaptant, en rejetant le mot cirque parce que les temps sont ce qu’ils sont et qu’ils en ont fait un terme péjoratif, pour le grand public en tout cas. Vos créations sont véritablement de la magie, mais trop peu mises en valeur par les médias. Quand on parle de théâtre équestre, le grand public pense à Bartabas, avant de penser à vous. Ce qui est dommage, car il faut aussi penser à vous. L’université d’Avignon avait autrefois donné la parole à Bartabas dans ses Leçons de l’université, mais maintenant il brille bien plus d’étoiles dans les yeux des gens qui sont allés voir Quintessence que dans ceux des spectateurs qui ont vu Ex anima, qui a reçu beaucoup de critiques négatives. Nous nous devons donc de protéger et de valoriser ce que vous faites, car même si vous ne vous appelez plus cirque, ce que vous montrez sur votre piste est un patrimoine de notre vie culturelle absolument irremplaçable. Quand Firmin mène la poste à dix-sept chevaux, votre compagnie préserve un patrimoine tout en l’enrichissant, puisque vous bâtissez à partir de tableaux anciens des tableaux contemporains dont la réalisation est bien plus difficile : Andrew Ducrow, au XIXe siècle, inventeur de ce tableau de la poste, ne le réalisait qu’avec neuf chevaux. Vous réinventez en permanence les arts de la piste en allant toujours plus loin, et vous le faites à partir de vos racines. Cela est un pan essentiel de notre vie culturelle et de notre patrimoine. Oui, il faut sauver les châteaux abimés par le temps, y compris celui de Piolenc d’ailleurs…, mais le spectacle vivant est un patrimoine sur lequel nous nous devons de veiller tout aussi scrupuleusement. Ce patrimoine de la piste tel qu’il s’est constitué en France à partir de l’installation de Philip Astley, en 1774, est fondamental pour notre vie culturelle et artistique. Il faut prendre conscience que les spectacles donnés sur les pistes parisiennes au XIXe siècle étaient aussi importants que ceux qui étaient produits dans les théâtres ou à l’opéra. Ils étaient sur un pied d’égalité, ce que l’on a oublié. Or la piste donnait à voir à la fois les arts aristocratiques du cheval mais aussi les arts plus populaires des saltimbanques. La piste a donc opéré une synthèse à nulle autre pareille dont vous êtes aujourd’hui les seuls représentants, d’autant mieux que c’est vous qui fabriquez tout. Vous aimez dire qu’il y a dans la bouteille ce qui est sur l’étiquette : en effet, tout est signé Gruss sur votre piste, et vous êtes les seuls à savoir encore faire ainsi. Sous n’importe quel autre chapiteau, vous voyez une addition de numéros d’artistes venus d’horizons divers mais qui ne sont pour rien dans la conception globale du spectacle présenté. Ils sont juste embauchés par celui qui exploite l’enseigne sous laquelle ils se produisent. Le spectacle n’est pas conçu avec l’unité que vous savez forger. C’est pourquoi votre piste porte un patrimoine à défendre et un avenir artistique et culturel sur lequel nous devons veiller avec soin.
32Alexis Gruss. Merci, Natalie, de ce que vous dites. Je suis né dans un caravane pendant l’occupation, et sur la caravane était inscrit le mot « cirque »…
33[Grande émotion d’Alexis, silence, puis applaudissements]
34Renier ce que l’on est … [silence, émotion]
35Quand on voit ce qui se passe aujourd’hui… en février, je pars avec Firmin, nous nous débarrassons de notre éléphante… Ils ont réussi ! Quand vous avez un animal depuis 40 ans et qu’il faut vous en séparer… Mais je l’ai fait, pour protéger ma famille, pour protéger notre travail. Pour protéger notre culture, aussi, notre réputation. Ils ont gagné. Tout le monde baisse les bras. On est dans un monde complètement perturbé. Nous sommes tous très touchés par cette séparation dans ma famille, et même mes amis le sont. Nous étions très attachés à cet animal. On nous le prend, sans que nous ayons le droit de dire quoi que ce soit. Elle va partir le 12 février, et j’ai même des difficultés à avoir les documents pour l’emmener en Italie. On vous interdit de l’avoir, mais on vous interdit aussi de l’emmener ailleurs... Je vais finir par l’amener à la préfecture, et je vais leur dire de s’en occuper, comme cela je la verrai de temps en temps ! Voilà le monde dans lequel nous sommes.
36Avec mon ami François Marillier, qui est là ce soir, nous parlions souvent du nom que nous aurions intérêt à afficher, il proposait le mot « troupe », mais Gipsy mon épouse disait que nous ne sommes pas une troupe, mais une famille. Pourtant, aujourd’hui, pour exister encore, nous devons changer de nom. Et je dois renier celui qui était inscrit sur ma caravane natale…
37Je l’ai dit à madame la ministre, Françoise Nyssen, quand elle est venue nous voir : le costume que l’on m’a taillé ne me va pas du tout. La couleur ne me va pas, la forme ne me va pas, la taille ne me va pas, rien ne me va. Trouvez-moi un costume qui correspond à ce que je suis. Je suis avant tout un créateur, j’ai mené à bien 43 créations, la 44e est en route. On a de plus formé des centaines de personnes. Or il n’y a pas une école au monde où quelqu’un sait tenir un cheval comme on le tient chez nous, sans lui tirer dessus, mais en l’accompagnant. On explique qu’il ne faut pas tirer, et que le cheval se porte mieux, beaucoup mieux.
38Aujourd’hui on dénature tout. Par exemple le cirque n’existe pas en Chine, et pourtant on parle sans cesse en France du cirque de Pékin, mais il n’existe pas. J’ai visité la Chine de Canton à Pékin, je suis rentré dans une vingtaine d’établissements, à leurs frontons était inscrit en anglais et en chinois « théâtre acrobatique ». Mais pas cirque… Mais le théâtre acrobatique est une des parties qui peut s’associer à l’art équestre. C’est comme cela que les choses ont commencé, chez Astley puis chez Franconi, où les écuyers ont rencontré les troupes de saltimbanques – saltimbanque signifie « sauter sur le banc ». Le théâtre acrobatique, c’est une chose importante mais qui n’est pas du cirque. Le seul qui devrait avoir l’enseigne cirque sur son fronton, il a mis théâtre équestre, c’est le seul qui a une piste de 13 mètres. Les autres non. Les autres s’appellent cirque, mais ils n’ont plus de piste. Ils ont des scènes, des planchers. Moi je dis que Holiday on Ice, c’est sur de la glace, le théâtre, c’est sur une scène, et le cirque c’est sur une piste, infinie par la forme, infinie par la matière, et fertile. Le seul endroit au monde où l’on peut rêver les yeux ouverts, pour citer Hemingway.
39Aujourd’hui on parle d’école supérieure des arts du cirque, dont j’ai été diplômé le 25 janvier 2017, j’ai passé mon examen, je suis professeur de cirque, et mon fils Firmin aussi. Vous avez deux professeurs en face de vous. Nous acceptons la règle. Mais je suis diplômé depuis un an d’une école que j’ai moi-même créée il y a plus de 40 ans ! Si nous voulons, mes fils et moi, retransmettre en toute légalité, il nous faut avoir passé un examen devant tous mes élèves ! Car Gérard Fasoli, qui est le directeur du CNAC, était mon élève, et c’est lui qui a mis cet examen en place sur mon impulsion, cette possibilité d’obtenir un diplôme par validation des acquis de l’expérience pour pouvoir transmettre notre savoir-faire. Cela a ouvert la porte à d’autres artistes qui vont aussi pouvoir transmettre leur savoir-faire en toute légalité. Mais au CNAC, il n’y a plus de chevaux…
40Firmin Gruss. Et moi je n’ai pas passé le bac, mais j’ai mon saut debout à cheval !!
41Alexis Gruss. Puisque nous parlons de baccalauréat, j’aimerais souligner que les trois aînés de Stephan l’ont passé : Charles et Alexandre à 17 ans, Louis à 16 ans... Avec mention. Non seulement nous transmettons notre savoir-faire, mais en plus il y a une école classique au sein du cirque. Du reste, c’est la seule raison pour laquelle mes petits-enfants rentrent dans le château : l’une de ses pièces sert d’école. Vous voyez donc qu’il y a à Piolenc un ensemble de choses formidables. Il y a un mouvement extraordinaire de connaissances, de transmission, ouvert à d’autres. Le PACE va permettre à des artistes de disposer d’espaces qui n’existent nulle part ailleurs. Je veux aménager certains terrains en place publique. Pourquoi en place publique ? Parce que l’agora, c’est le vrai lieu de rencontres. Dans toutes les villes de France et de Navarre, toutes les places ont un nom en rapport avec l’histoire, toutes les histoires sont parties d’une place. À Piolenc, ce PACE va offrir la possibilité à des compagnies de venir avec leur matériel, leur chapiteau, elles pourront s’installer, on pourra les aider, nous avons la technique du montage, du démontage, on sait comment faire, et ici dans le Sud il y a des techniques particulières face au mistral qui ne fait pas de cadeau. Mon chapiteau, depuis 1994, est toujours debout, parce que nous avons appris les techniques qui garantissent sa solidité. Mon père nous l’a transmis, et maintenant c’est Firmin et Stephan et mes petits-enfants qui savent faire une telle installation.
42Natalie Petiteau. Merci Alexis, merci Firmin, de toutes ces réflexions, si riches et si émouvantes. Nous allons maintenant donner la parole à la salle.
43Une intervenante. Je suis désolée pour votre éléphante. J’ai découvert votre spectacle Quintessence à Metz l’année dernière, qui m’a beaucoup plu. Je vais revenir sur quelque chose que vous avez dit, qui pour moi est essentiel en travaillant avec les animaux, pas seulement les chevaux. Vous parlez d’instinct. J’aimerais votre avis de professionnel. Les gens qui n’ont pas d’instinct ne peuvent donc pas travailler avec des animaux ? Vous parlez de transmission et d’éducation, mais sans instinct, est-il possible de se lancer dans un métier du spectacle ?
44Firmin Gruss. L’instinct est présent chez chacun et dans la nature. Pour faire une parenthèse sur l’éléphante, et afin de répondre à votre question sur le travail avec les animaux, j’aimerais préciser mon parcours avec notre éléphante Syndha. De 1984, date de son arrivée chez nous, à 1994, date de notre arrivée à Piolenc, j’avais commencé à m’en occuper. Mais après la tempête de 1999, je suis devenu son cornac. Et c’est grâce au travail d’éducation que j’avais déjà appris avec les chevaux que j’ai su m’occuper aussi de l’éléphante. Toute éducation permet de développer une analyse, et permet donc de construire une manière d’enseigner.
45Alexis Gruss. L’instinct, c’est la nature, il n’y a pas une espèce, végétale, humaine ou animale, qui ne fonctionne pas instinctivement. Mais l’humain a un rôle fondamental, car l’instinct n’est pas intelligent. Je ne vais pas dire qu’une chose faite à l’instinct est bien ou mal faite, mais puisqu’elle est faite instinctivement, cela veut dire qu’elle est faite sans réflexion, sans analyse. Or l’humain, lui, et je persiste et signe, est la seule espèce sur cette planète capable d’aller jusqu’à l’éducation par son intelligence.
46Firmin Gruss. L’éducation est à la base de tout. On va franchir un cap dans notre société, je crois, où l’on va reprendre l’éducation. Dans notre famille, le bonjour, la bise sont des choses fondamentales. À partir du moment où vous partez droit, en commençant par savoir dire bonjour, vous partez bien ! De plus, moi qui ai la particularité d’avoir pour spécialité l’équilibre, je peux vous dire qu’il faut être en équilibre pour être droit. Si vous partez loin en déséquilibre, vous arrivez à l’échec. Quand on voit les difficultés que rencontrent les femmes aujourd’hui, elles sont dues à des défauts d’éducation. S’il y avait une éducation et si on nous montrait des choses plus intelligentes à la télévision, certains problèmes n’existeraient pas. Je reconnais que je dis cela un peu par rancœur, car nous n’avons jamais eu un vrai reportage télévisuel, une véritable émission instructive qui montre la complicité, le savoir-faire et l’éducation de notre famille. Un tel sujet serait pourtant intéressant…
47François Marillier. Natalie n’a pas osé prononcer le mot cirque, mais il faut oser !
48Alexis Gruss. Non, elle a raison…
49François Marillier. Je vous propose une alternative : j’utilise toujours l’expression « arts authentiques de la piste ». C’est cela le patrimoine qu’il faut préserver et que vous êtes seuls à détenir aujourd’hui.
50Alexis Gruss. En 2014, 2015 et 2016, nous avons occupé le théâtre antique d’Orange avec trois spectacles absolument extraordinaires, que nous avons produits, que nous avons créés, avec toute ma famille, sans aide extérieure. Je me souviens avoir demandé audience à l’époque au préfet de la région, qui est aujourd’hui préfet d’Ile-de-France, qui s’appelle Monsieur Cadot, un homme remarquable. Je vis une partie de l’année à quelques kilomètres d’Orange : quand vous êtes un artiste, un créateur, et que vous visitez ce lieu extraordinaire qu’est le théâtre antique d’Orange, vous vivez une expérience d’une grande richesse. Car d’un seul coup, j’ai découvert que l’orchestra du théâtre antique d’Orange mesure 13 mètres de diamètre… J’ai trouvé cela incroyable, puisque c’est exactement la dimension de ma piste. J’ai alors eu cette idée de monter un spectacle qui s’appelait à l’époque « Ciel et terre », titre peu heureux, certes… J’ai fait quelques démarches, à la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC), à Paris à la Direction générale de la création artistique (DGCA), je suis allé voir des chaînes de télévision, nationales, privées, Equidia et d’autres. À chaque fois, on me dit que c’est intéressant mais rien de plus. J’ai quand même monté un premier spectacle. Et puis le préfet m’a de nouveau reçu, et il a invité Monsieur Denis Louche, directeur de la DRAC PACA. Le préfet demande ce que l’on peut faire pour Monsieur Gruss, c’était alors pour le deuxième spectacle, avec le Cadre Noir de Saumur, et je m’arrange avec l’École Nationale d’Équitation, avec l’Institut Français du Cheval et de l’Équitation, pour avoir des moyens à peu près raisonnables afin de transporter les quarante chevaux du Cadre Noir, de Saumur à Piolenc, et pour faire trois spectacles dans le théâtre antique d’Orange. Mais le directeur de la DRAC a dit au préfet « Monsieur Gruss, on ne sait pas dans quelle case le mettre »… J’ai répondu « Monsieur le directeur, si un jour vous avez une case libre, pensez à moi ! ». Ensuite il y a eu une deuxième conversation, puisque monsieur le préfet insistait pour que la DRAC me soutienne : « Que pourrait-on faire, demandait-il, puisque c’est de la culture ? ». Mais le directeur de la DRAC a répondu que je ne faisais pas de la culture, mais de l’événementiel. Alors, quand vous avez pris la claque de la case inexistante, puis celle de l’événementiel, vous avez de quoi être découragé… Et pourtant nous avons fait ces spectacles, en plus de nos créations annuelles pour Paris. Ces trois spectacles étaient exceptionnels, somptueux. En 2016, nous avons amené au total quatre-vingt-dix chevaux. Cinquante chevaux de la Garde et quarante de la famille Alexis Gruss. Mais aucune chaîne de télévision n’a voulu les diffuser, parce que je n’ai pas voulu céder la totalité des droits. Songez à tous les droits que la famille Halliday va toucher ! Chaque fois qu’une chanson est diffusée, des droits reviennent à la famille, mais nous, nous aurions dû accepter de ne plus toucher quoi que ce soit au-delà de la première diffusion ! Nous, les artistes vivants, quand le spectacle est fini, tout est fini. Mais les soixante chevaux sont toujours là, car il y a aussi les anciens qui sont encore à Piolenc. Il faut les nourrir, et il y a aussi cinquante personnes à faire vivre, employées à l’année, ne serait-ce que pour les soins à donner aux chevaux. Mais aussi pour les spectacles qui ont lieu à répétition, parce que c’est notre seul moyen de survie. Je ne suis pas en train de demander la charité, mais je suis en train de vous expliquer notre vie, le travail que nous fournissons chaque jour pour séduire le public. Il y a eu par exemple quatre week-end de suite à Paris au cours desquels nous avons donné trois spectacles le samedi, et trois le dimanche. C’est de l’alimentaire, pour parvenir à joindre les deux bouts à la fin de l’année. Nous ne faisons pas un cirque semblable à celui des spectacles éphémères comme celui qui se joue à Avignon pendant cinq jours à Cheval Passion. L’année dure 365 jours pour nous, et non cinq jours ! Mais que font les artistes des Crinières d’Or après ces cinq jours ? C’est sur cela que je souhaite insister : grâce à Piolenc, grâce au PACE, j’aimerais trouver des gens pour m’aider à structurer notre monde, le monde du cheval et le monde du cirque. Pour le résumer, j’ai un problème : Alexis, cela a un rapport avec les chevaux, et Gruss ça a un rapport avec le cirque, je suis mal loti des deux côtés. Des deux côtés, rien n’existe. Certes, il y a des pôles cirque comme à Marseille, il y a le CNAC à Châlons-en-Champagne, l’école Fratellini à côté du Stade de France, il y a aussi une école à Châtellerault, elles sont structurées, mais elles ne veulent pas entendre parler de notre forme de spectacle. Nous, nous sommes les « trad », les traditionnels, ils ne savent même plus dire le mot en entier tant cela les énerve. La tradition est pourtant la chose la plus fondamentale qui existe, comme l’a dit mon ami Claude Nougaro : « Toi, Gruss, ton cirque, c’est un oiseau, mais cet oiseau ne se pose pas sur les branches, il se pose sur les racines ». C’est le plus beau compliment que l’on ait pu me faire.
51[Applaudissements]
52Natalie Petiteau. Je propose que nous terminions sur cette note positive qui rappelle aussi que le cirque est un lieu, la piste. La piste Alexis Gruss est unique, c’est un lieu de poésie, c’est le lieu d’une concentration de culture, de vie artistique. Il est fondamental que nous redonnions une véritable impulsion en vous aidant ne serait-ce que par un dialogue comme celui de ce soir, dialogue que vous pourrez poursuivre avec Alexis, Firmin mais aussi Stéphan, mais également les représentants de la sixième génération, à Piolenc, à partir de mi-mai.
53Firmin Gruss. Les espèces qui survivront ne sont pas les plus fortes, mais celles qui s’adapteront. Lutter contre l’image négative que l’on donne actuellement du cirque ne sert à rien. C’est pourquoi nous nous adaptons en prenant le nom de compagnie Alexis Gruss. Celle-ci continue à utiliser la piste comme espace scénique sur lequel elle fait preuve de toutes ses capacités. C’est cela la force de ce métier que nous perpétuons. C’est pour cette raison que nous faisons ce choix, preuve d’éducation, qui doit nous permettre de pouvoir continuer à trouver les moyens de vous séduire par la beauté de ce que nous savons faire.
54Alexis Gruss. J’ai deux citations qui sont ma bible et que j’avais déjà présentées dans Ex ducere, mais elles sont si importantes pour l’éducation de tous ces jeunes qui viennent à l’université que je tiens à les rappeler ce soir. L’une est de Victor Hugo : « L’étude du passé et la curiosité du présent donnent l’intelligence de l’avenir ». L’autre est signée du grand écuyer François Baucher : « Élevez votre intelligence sur la ruine des préjugés ».
Notes de bas de page
1 Saut par renversement arrière.
2 Saut au cours duquel le corps réalise un tour complet autour de son axe horizontal.
3 Déclenchement de l’Affaire Weinstein.
4 Sur l’histoire de l’installation de la compagnie Alexis Gruss à Piolenc, voir Alexis et Firmin Gruss, Ex ducere, Avignon, Éditions Universitaires d’Avignon, 2017.
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