Entretien
p. 17-53
Texte intégral
1Laure Adler. Bonjour et merci d’être fidèles à ce rendez-vous des Ateliers de la pensée. Après Emmanuel Todd, nous allons changer d’univers avec Thomas Jolly, quoique... nous allons voir. En tout cas, ces Leçons de l’Université s’inscrivent dans une démarche à la fois pédagogique et de mise en perspective de la profondeur du travail théâtral, car c’est vrai que nous, spectateurs, quand nous allons voir un spectacle, nous avons tendance à en sortir en disant : « Oui, bon, pas mal », « Peut mieux faire », « Oh c’est super », etc. Bref, dans la subjectivité du jugement et rarement dans la reconnaissance et la prise en charge du travail théâtral qui s’est fait générale ment pendant des années. Alors je suis très heureuse d’accueillir Thomas Jolly qui, comme vous le savez, règne dans cette Cour d’honneur en roi, quoiqu’il soit très difficile et très dangereux d’être roi... Ma première question s’adresse donc à celui qui, quand il n’était pas encore roi était un petit enfant, comme tout le monde : pourquoi le théâtre et à partir de quand, Thomas ?
2Thomas Jolly. Bonjour à tous et à toutes. D’aussi loin que je m’en souvienne, je crois que cela a démarré avec un livre de Pierre Gripari que m’a offert ma mère, Sept farces pour écoliers, où j’ai découvert cette forme avec des dialogues, cette succession de petites pièces que j’ai donc montées avec mes amis dans ma chambre. Cela a démarré comme ça. Avant, il y a eu de la danse classique aussi, puis la musique et ensuite, en cinquième, vers onze ans, je rentre dans un atelier et, l’année d’après, dans une compagnie d’enfants, directement. Assez rapidement, le théâtre n’est donc plus seulement un loisir, c’est déjà presque un travail avec l’apprentissage de textes, des filages, raccords, séances de notes, mises et repassage de costumes, etc., avec une vraie exigence de la part de cette professeure qui mettait en scène des enfants. On était cinquante en scène pour de vrais spectacles, on partait en tournée, etc. Donc très vite, cela devient une activité, pas professionnelle mais intense, en tout cas pas un loisir, et j’adore ça.
3Laure Adler. À partir de quel moment avez-vous choisi de vouer votre vie au théâtre ? Car vous avez été comédien et vous avez appris le théâtre très jeune mais vous avez d’abord incarné des rôles avant de devenir metteur en scène. Comment s’est donc fait ce basculement ?
4Thomas Jolly. Acteur est mon premier métier, c’est vrai, et c’est celui-là que j’ai toujours voulu faire. Comment s’est opéré ce basculement ? Grâce à cette compagnie d’enfants, parce que c’était vraiment une aventure extraordinaire pour moi et puis après, parle chemin de l’étude et du lycée, des options théâtre... Je dis souvent que je suis un enfant du théâtre public, c’est-à-dire que, vraiment, mes parents n’ont jamais déboursé un centime pour que je puisse apprendre ce métier, ils ne s’y sont jamais opposés et pour apprendre, j’ai profité, où je pouvais, des options théâtre facultatives et obligatoires. Puis je suis allé à l’université de Caen en Arts du spectacle, jusqu’à ce que je décide d’y monter une compagnie étudiante pour jouer. La première pièce que l’on ait faite, c’était quand même Huis-Clos de Jean-Paul Sartre, on avait 17 ans et je ne suis pas sûr que cela ait été une très bonne idée (rires), mais c’était l’expérience, c’était super. Ensuite, je rentre dans l’équivalent du Conservatoire de Caen, qui n’existait pas à l’époque, une école qui s’appelait l’ACTEA1, dont c’était la première année, on essuyait donc un peu les plâtres, on était la toute première promo de cette formation. Enfin, au lycée, grâce à l’option, je découvre les spectacles de Stanislas Nordey, d’abord La Dispute de Marivaux, puis Contention de Didier-Georges Gabily, et je suis stupéfait de ce que je vois. Je crois voir une chose neuve, je crois surtout être appelé à provoquer mon intelligence et mon discernement, être sollicité par les acteurs, en entendant cette langue de Marivaux, et je me dis qu’il faut que je rencontre ce metteur en scène. Je vois qu’il a une école à Rennes, je passe le concours, je vous épargne tous les détails de ce concours mais en tout cas, je rentre à l’école du TNB2 en 2003. Donc c’est par l’acteur d’abord et aussi par le travail de Stanislas Nordey, je dois le reconnaître, que tout cela s’est passé.
5Laure Adler. Quelle serait votre définition du théâtre aujourd’hui ? Et a-t-elle évolué depuis que vous avez commencé à faire de la mise en scène ?
6Thomas Jolly. Ce que je trouve très beau dans cet art, c’est qu’il suffit d’être trois pour le faire : quelqu’un qui écrit, quelqu’un qui dit et quelqu’un qui écoute et regarde. Voilà, à trois, on peut faire du théâtre, après, tout le reste, c’est du bonus. Ça, c’est ma définition et c’est aussi pour cela que je voulais travailler avec Stanislas Nordey au départ, c’est que le texte est pour moi la matière première. Le poète, la poétesse, sont pour moi les grands artistes du théâtre et nous autres, acteurs, metteurs en scène, scénographes, etc., ne sommes que les porteurs. Cela n’a pas changé, c’est-à-dire que j’ai voulu apprendre le théâtre comme ça, je l’ai appris comme ça, j’en étais heureux à l’école et c’est ce que j’essaie de continuer de faire, c’est-à-dire de partir des exigences, des commandes. Mon plaisir de metteur en scène et d’acteur c’est d’être commandé par un auteur, qu’il soit vivant ou mort, pour remettre l’ouvrage sur le métier. On ne monte pas Shakespeare comme on monte Sénèque, comme on monte Marivaux, comme j’ai monté Guitry, Mark Ravenhill, Damien Gabriac, Georg Kaiser, et c’est aussi mon plaisir de spectateur d’être déplacé. Alors peut-être que ça a bougé, c’est-à-dire qu’au tout début, je pense que je voulais absolument que les textes s’imprègnent de quelque chose de moi, et finalement, plus ça va, plus je me pense en retrait. L’expression « metteur en scène » ne me plaît pas trop, parce que je trouve cette fonction louche : elle a juste un peu plus de cent ans alors que le théâtre en a deux mille cinq cents et les acteurs étaient bien là avant, les auteurs aussi. Je me pense donc comme un acteur qui en fait jouer d’autres ou comme un traducteur scénique, cela me va bien, c’est comme cela que je me définis, en tout cas.
7Laure Adler. Oui, mais en même temps, vous n’allez pas jusqu’au bout d’une des définitions du théâtre actuel, du jeune théâtre contemporain, qui décide de travailler en collectif. Vous assumez la signature de la mise en scène, vous jouez le rôle principal, mais vous n’allez pas forcément vers le collectif. Est-ce qu’il y a une partie de travail collectif à l’intérieur de votre troupe ?
8Thomas Jolly. Oui, tout à fait. On y a réfléchi au tout début, en 2006, quand on a monté la compagnie. Pour être clair, à ce moment-là, quand je sors de l’école du TNB, avec le parcours de formation que j’ai eu, j’ai vingt-quatre ans et cela fait un peu plus de dix ans que le théâtre est quotidien, que je l’apprends chaque jour, que je n’arrête pas, entre les divers ateliers, les spectacles, les stages, etc., du lycée jusqu’au TNB, de bosser et de faire du théâtre. Et tout à coup, du jour au lendemain, à l’issue de cette formation, arrivent deux ennemis : la solitude et l’inactivité. Alors la solitude, pour l’acteur, cela ne marche pas, un acteur n’est jamais seul, même s’il est seul en scène, il y a forcément quelqu’un qui le regarde, un régisseur lumière, un créateur... Et puis, en ce qui concerne l’inactivité, la réponse est dans le mot même, acteur/inactivité, cela ne fonctionne pas (rires). Et ça, ça me met en colère, cela me surprend, je ne l’avais pas vu venir. Cela me met en colère parce que je me dis que l’acteur doit donc dépendre du désir, de la projection et de la disponibilité d’un metteur en scène et je ne trouvais pas cela juste par rapport à d’autres artistes : le pianiste peut travailler, le peintre peut peindre, le danseur est obligé de travailler sinon il perd sa technique, alors que les acteurs devraient attendre pour pouvoir faire leur travail ? Je voulais m’y opposer. Partageant ce constat avec d’autres acteurs, nous montons cette compagnie, La Piccola Familia, d’abord, et c’est cela la jolie histoire, pour être un groupe de travail. Ce n’était pas du tout pour monter des spectacles, ni pour que je fasse de la mise en scène, au départ, c’était vraiment pour « rester chauds », continuer à garder chaudes nos machines voix, nos machines souffle et mémoire, pour travailler des textes, des lectures, des échauffements, de l’improvisation... Bref, travailler, être actif et pas seul. Et puis, comme premier matériau, nous prenons Arlequin poli par l’amour de Marivaux, et nous montons ce spectacle vraiment en quatre semaines, dans une école de musique à Gaillon avec quatre projecteurs...
9Laure Adler. Et l’on pourra le revoir ou le découvrir, pour celles et ceux qui n’en auraient pas eu la chance, dès la rentrée, dans un nouveau lieu théâtral à Paris qui s’appelle La Scala.
10Thomas Jolly. Oui. Ce spectacle a été créé par l’énergie collective parce que, je vais y revenir, dans le travail de mise en scène que je pense, le collectif est important. Ce spectacle tourne depuis douze ans. Tous les ans, on se dit que c’est la dernière année et en fait non, il repart ! Pour le metteur en scène que je suis, c’est très émouvant parce que nos arts sont éphémères, on les perd, même si les captations et quelques photos peuvent rester. Par exemple, je suis allé à Bordeaux voir Arlequin au printemps, et quand je vois le public, qui n’était pas né au moment où l’on a créé cela, j’ai l’impression d’être un vieux metteur en scène (rires). Il y avait des jeunes scolaires de neuf ans, or, cela fait douze ans que nous avons créé ce spectacle et je me dis que c’est formidable qu’il reste vivant. C’est aussi très émouvant pour moi de savoir et de pouvoir voir d’où je viens. C’est d’ailleurs amusant de constater qu’en fait il y avait déjà pas mal de choses présentes. Mais pour revenir sur la question du collectif, quand je dis que je suis un acteur qui en fait jouer d’autres, c’est que je pars de cette posture-là de l’acteur et qu’avec les autres interprètes, nous travaillons beaucoup dramaturgiquement la table. La table est notre principal endroit, avant le plateau, pour se mettre d’accord sur tout un tas de choses, de règles, pour devenir savant, aussi, sur ce que l’on raconte, sur ce que raconte son personnage, son texte, sa partition, mais aussi sur ce que racontent les autres. Par exemple, dans la pièce Henri VI, il n’était pas question de mettre un pied sur le plateau sans être très au fait, très au clair sur ce qu’était la guerre de Cent Ans, cette chose qui fait un peu saigner du nez. La guerre de Cent Ans et ce qu’en fait Shakespeare, parce qu’il n’est pas historien, il est poète. C’est un temps d’étude que j’adore, qui est une chance que l’on se donne aussi de pouvoir étudier un sujet plus avant que si l’on ne faisait pas ce métier. Et puis je pense les acteurs comme des créateurs, vraiment. Il y a une très belle phrase d’Olivier Py, qui dit : « Donnez aux acteurs le rôle qui est le leur. » Mon rêve de metteur en scène est de dire : « Toi, acteur, je te donne ce rôle, vas-y ! » Et ça fonctionne. Pourquoi ? Parce que pour moi, ce qu’il y a de plus beau dans la prise en charge d’un acteur, c’est la rencontre entre la matière inerte qu’est le texte et la matière vivante et mouvante qu’est l’acteur, en scène, devant le public. C’est cela qui m’intéresse. Toutes les répétitions ne sont que la préparation de cette rencontre qui doit advenir devant les gens, au moment de la représentation. Donc moi, je suis là comme un, je vais tenter ce jeu de mots, « entremetteur en scène », c’est-à-dire que j’essaie de faire en sorte que s’opère la rencontre entre un acteur et son texte, de lui donner des outils mais certainement pas des commandes ou d’en faire un exécutant. C’est à cet endroit que la question du collectif dans le travail existe.
11Laure Adler. Mais nous avons notre place, nous, public, à l’intérieur de votre démarche théâtrale, parce que vous en tant qu’acteur et metteur en scène, vous donnez à l’acteur la mission de nous faire passer le texte. Mais vous avez aussi, dès votre surgissement dans le monde théâtral contemporain français et même européen, imprimé votre signature en allant chercher dans le répertoire des textes qui ne nous étaient pas encore parvenus. Vous venez de parler d’Henri VI de Shakespeare : on savait que ce texte existait mais qu’il n’était pas monté. Il y a chez vous un travail d’élucidation du texte, que ce soit Shakespeare ou évidemment Sénèque, qui part de la table pour arriver jusqu’à chacun d’entre nous, spectateurs. Est-ce que ce ne serait pas une de vos définitions du théâtre, l’élucidation des textes majeurs de compréhension de notre humanité ?
12Thomas Jolly. Cela me va, j’aime bien (rires) !
13Laure Adler. Mais c’est vrai, il y a de ça...
14Thomas Jolly. Alors là, on entre dans quelque chose qui est fait de beaucoup d’éléments. Comment expliquer... Un spectateur qui vient au théâtre, pour moi, est un miracle. Quelqu’un qui prend du temps, qui prend de l’argent, qui prend un risque, pour venir s’asseoir devant une scène, c’est un miracle et il faut le préserver. Il ne faut pas aller dans son sens mais il faut accompagner cela. C’est une chose qui me surprend, me met en colère et me déçoit, quand je sors de l’école, un peu coincé dans mon monde de formation, etc. Tout à coup, je me rends compte que finalement le théâtre traîne avec lui des a priori qui inquiètent et intimident, les bâtiments comme les œuvres, et je me dis que non, le théâtre est un outil pour notre temps, très important pour chacun d’entre nous, il faut que tout le monde puisse y avoir accès, il faut surtout qu’on travaille, que l’on continue et que l’on aille plus loin, malgré soixante-dix ans de décentralisation, de démocratisation, etc. Cela passe par tout un tas de choses mais aussi par le geste scénique, ce que j’avais dit aux acteurs pendant Henri VI : un spectateur perdu une seconde est un spectateur perdu à jamais. Pourquoi ? Parce que dans Shakespeare, tout est dit, absolument tout, mais tout n’est dit qu’une fois. Donc, si à ce moment-là, on n’écoute pas ou l’on est perdu et que l’on ne comprend pas que X est le cousin d’Y et que c’est pour cela qu’il veut lui prendre la couronne, ou ce genre de choses, eh bien, la pièce est perdue. Voici une petite anecdote : je travaillais sur Sacha Guitry...
15Laure Adler. … c’est comme cela que vous avez été reconnu par la communauté théâtrale.
16Thomas Jolly. C’est vrai, au festival Impatience de 2009. J’étais à Neufchâtel-enBray, en Seine-Maritime, nous faisions une résidence sur Toâ de Sacha Guitry, dont les histoires ne sont vraiment pas très compliquées. Je voulais travailler sur la forme de la mécanique de cet humour, de cette comédie, nous étions donc très ancrés là-dessus. Nous jouons ce que l’on appelle une maquette devant un parterre de spectateurs à Neufchâtel-enBray et les gens sont contents, à la fin, ils nous disent « c’était super » et tout ça, mais aussi « par contre, on n’a pas compris l’histoire, et la fin... » Je suis alors stupéfait parce que la fin est quand même toute bête, c’est qu’on pensait que le personnage principal avait une maîtresse alors que non, c’est vraiment un quiproquo de boulevard assez simple et je me dis : « Mon Thomas, tu ne peux pas tripper tout seul dans ton coin, faire tes idées, tes trucs de forme et tout ça, si d’abord tu ne garantis pas la clarté de ton histoire ! » En plus, Guitry n’est pas compliqué à rendre clair. Donc, je me suis donné cela comme mission, c’est-à-dire qu’avant toute chose, avant les idées dramaturgiques et scénographiques, je rends clair ce qui est dit par l’auteur, sinon je ne monte pas cet auteur, ou je fais une adaptation. Mais à partir du moment où je me saisis d’un auteur et de sa pièce, mon rôle, ma mission, c’est de le rendre, de le mettre en 3D. Le travail commence ainsi.
17Laure Adler. Une des marques de fabrique de votre travail théâtral, Thomas Jolly, et ce depuis le début, dans Guitry mais on a pu le vérifier dans le Henri VI de Shakespeare, c’est la manière dont vous utilisez la matière « temps » : vous suspendez le temps, vous créez des accidents dans le temps, que nous allons vivre grâce à vous et avec vous. Autre caractéristique de votre travail, c’est une grammaire scénographique faite d’artifices ultras contemporains. Pouvez-vous nous parler de ces deux ingrédients qui constituent, je crois, l’essence même de votre théâtre ?
18Thomas Jolly. Le temps, c’est une chose que j’ai découverte avec Henri VI, parce qu’il était une clé : on savait que cela allait durer autour de treize heures de scène, dix-huit heures avec les entractes, et qu’il fallait interroger cette notion-là. Shakespeare est le meilleur organisateur du temps, ce n’est pas fatalement moi, c’est lui qui me l’a appris, c’est-à-dire que c’est tellement bien écrit, bien rythmé et bien structuré qu’on disait « Thomas Jolly met les entractes aux moments de cliffhanger », mais pas du tout, c’est Shakespeare qui arrête son acte à un endroit de cliffhanger et qui le reprend derrière, dans la continuité et, déjà, avec une notion de sérialité puisque dans les trois pièces d’Henri VI, le personnage qui finit la première partie commence la deuxième partie et le personnage qui finit la deuxième partie commence la troisième partie... Il y avait déjà chez lui toute cette structuration et cette construction du temps. Si bien que, c’est assez bluffant d’ailleurs, même si on met Richard III à la suite des Henri VI et si on les joue dans la continuité, on arrive à vingt-quatre heures, ce qui est... étonnant. C’est un petit peu comme quand on lit l’Iliade ou l’Odyssée, qui étaient lues à voix haute : chaque chant dure une heure et c’est un cycle de vingt-quatre heures aussi, donc on se dit que c’est marrant comme les auteurs inscrivent déjà la temporalité dans le geste même d’écrire, et dans l’oralité. Cela, je l’ai appris avec Shakespeare, dont je me suis fait un allié, car tout à l’heure, je vous disais qu’un spectateur perdu une seconde est un spectateur perdu à jamais, et cette notion me permet donc de tenir dans ma main le spectateur dans le temps avec nous. Après, en ce qui concerne les questions de spectaculaire... je crois au spectacle. Je crois au discours et au sens, mais je crois au spectacle. Je crois à l’image, aux effets, et ce n’est pas qu’un goût personnel : les textes que je choisis, que ce soit Shakespeare ou Sénèque, demandent cela. Encore une fois, je ne vais pas m’en excuser, ce sont bien souvent les auteurs qui me commandent des choses. Prenons Sénèque, parce que c’est plus près de moi en ce moment : démarrer un spectacle avec l’apparition d’un fantôme est un sacré défi. Comment puis-je répondre scénographiquement ? Comment puis-je répondre musicalement ? Avec la lumière, avec la machinerie ? Comment est-ce qu’en termes de mise en scène je peux répondre à cela ? Évidemment, ce sont des outils. Ce n’est pas pour être rétro, mais je vous avoue que je suis un peu triste quand je vois un théâtre se construire sans cintres et sans dessous parce que je me dis que l’on est en train de retirer tout un tas de possibles entre le ciel, la terre et l’enfer, entre le dessus et le dessous. L’opéra, par exemple, qui, tel qu’on le connaît en Europe, ne serait que la résurgence fantasmée de ce qu’était le théâtre antique et en serait donc plus proche que ne l’est le théâtre aujourd’hui, l’opéra conserve ce caractère extraordinaire de boîte à images et de déploiement scénographique, avec des métiers incroyables que j’ai redécouverts : perruquier, modéliste pour les chapeaux, accessoiriste, truqueur...
19Laure Adler. Bruiteur...
20Thomas Jolly. Bruiteur !
21Laure Adler. Car le son est toujours très important chez vous.
22Thomas Jolly. Et maquilleur, aussi. J’ai monté un opéra dont on a changé la distribution entre Paris et Amsterdam et j’étais sidéré de voir les mêmes personnages ! Ce n’étaient pas les mêmes interprètes mais c’étaient les mêmes personnages et je me suis dit que l’on pouvait vraiment faire des choses incroyables. Je crois que tous ces métiers-là sont des métiers d’illusion qui me plaisent. Le théâtre se classe dans le spectacle vivant, ce qui implique deux éléments, spectacle et vivant, et ça me fait penser à cette phrase de Victor Hugo que je cite souvent parce qu’elle me semble assez juste et qu’elle correspond à ce que je veux faire : « Il y a deux manières de passionner la foule au théâtre : par le grand et par le vrai. Le grand prend les masses, le vrai saisit l’individu. » J’essaie d’être toujours au milieu de cet équilibre-là : spectacle vivant, spectacularité, scénographie, effets, musique, etc., donnés et commandés par le texte et pas par mon goût personnel qui serait je ne sais quoi, pop ou autre. Ce qui importe d’abord est donc ce que demande le texte et puis le vrai, l’individu, l’acteur, et son lien avec le spectateur.
23Laure Adler. Quand et qu’avez-vous lu de Sénèque la première fois et comment s’est opéré votre cheminement pour arriver à Thyeste ?
24Thomas Jolly. Je travaille sur Shakespeare et je m’interroge sur le meurtre de Rutland, dans la troisième partie, qui est un meurtre d’enfant, en scène... chose assez rare. Comment représenter l’infanticide en scène ? Je lis donc pas mal de choses sur les pièces représentant des infanticides, et évidemment, on tombe sur Sénèque : Médée et Thyeste. Donc je lis et relis Médée de Sénèque, dans la traduction de Florence Dupont. Je suis chez moi, je lis le texte, je referme le livre et tout d’un coup, je suis saisi par ce que j’ai compris. J’ai compris pourquoi, et je me trouve affreux, pourquoi Médée tue ses enfants. Je suis contre l’infanticide, évidemment (rires). Mais j’ai compris, et cela me sidère qu’un acteur ait à ce point décrypté le mécanisme et la logique, enfin, une certaine logique qui débouche sur cet acte abominable et parvienne à me le faire comprendre de manière cohérente. Il me semble logique qu’elle fasse cela. Et je me dis que ce n’est pas possible, que s’est-il passé ? Je continue donc à lire et je tombe sur Thyeste, de Sénèque, et là (tout cela se passe en 2008-2009), je me demande ce que c’est que cette pièce ? Qu’est-ce que c’est que cette chose impossible à monter, irreprésentable, qui va si loin ? D’ailleurs, Sénèque le dit : « Voici le crime terrible dans l’histoire des hommes, l’avenir refusera d’y croire car on ne peut pas l’imaginer », et effectivement, je n’ai jamais pu imaginer qu’un oncle pouvait tuer ses neveux pour les faire bouffer à son frère ! Enfin, je n’avais pas imaginé ce type de procédé pour se venger, aussi mécontent soit-on. Nous étions en plein dans Henri VI et je range cette pièce, comme beaucoup d’autres, dans mon petit coffre à trésors avec l’intention d’y revenir le moment venu. Et ce moment est donc venu. Pour tout vous dire, nous avons commencé le travail sur Thyeste au lendemain d’Henri VI à Avignon en 2014, puisqu’en juillet nous étions là et en août, nous étions déjà à Rouen en train d’ouvrir cette saga des Tantalides, de travailler sur cette mythologie et donc de commencer à tourner autour de Thyeste. Et puis la proposition d’Olivier Py en 2016 a fini de me décider de le suggérer pour la Cour d’honneur. C’est irrépressible, je ne sais pas comment vous le dire, je suis face à un théâtre d’une cruauté absolue, à une langue tout à fait incroyable dans la traduction de Florence Dupont, et aussi face à un théâtre qui demande énormément d’invention. Pour être honnête, j’avais une image de la tragédie romaine un peu immobile, un peu hiératique, un peu comme une suite de monologues... Ce qui est vrai, mais il y a tellement de spectaculaire dans le théâtre de Sénèque que quand j’en parle avec Florence Dupont, elle me dit : « Mais évidemment, vous pensez bien que les Romains, qui adoraient les combats de gladiateurs, n’allaient pas se contenter d’avoir des personnages debout, hiératiques et mous qui disaient des monologues. » Il y avait des bains de sang sur le plateau avec de l’eau rougie au safran, les personnages étaient amenés par des grues... Bref, tout à coup, je découvre une théâtralité hallucinante de machineries dingues, très loin de ce que j’avais pu croire de la tragédie antique. Et effectivement, dans le texte, à toutes les pages, je suis commandé par Sénèque sur des choses impossibles à faire ! Un palais qui tremble, Jupiter qui frappe à la voûte céleste, Tantale qui féconde une maison... c’est quand même ça le texte, il engrosse une maison, c’est cela qui est écrit... Des choses impossibles ! Et cela a fini de me convaincre.
25Laure Adler. Alors justement, cela vous a convaincu... Donc vous prenez Sénèque à la lettre ?
26Thomas Jolly. Oui.
27Laure Adler. Vous le prenez au sérieux, vous croyez ce qu’il dit ?
28Thomas Jolly. Comme tous les autres, oui.
29Laure Adler. Vous allez donc nous faire croire à ce qu’il dit. Prenons un exemple concret issu de votre scénographie de Thyeste que l’on peut voir en ce moment à la Cour d’honneur : la corporéité du crime, si j’ose dire. C’est-à-dire que Sénèque raconte le repas, le banquet, mais ensuite il raconte l’intérieur des entrailles et ce qui s’y passe... Et vous, en tant que metteur en scène, vous décidez d’y aller. Pourquoi et comment ?
30Thomas Jolly. Alors, je décide d’y aller d’une certaine manière, c’est-à-dire que l’on peut peut-être s’attendre à du gore, à ce que l’on se jette des seaux de faux sang dans ce type de pièce, mais ce n’est pas du tout cela qui est prévu par l’auteur. Encore une fois, je lis ce qui est écrit et je vois effectivement une description anatomique absolument infâme, très méticuleuse, très précise, et plus elle est précise, plus elle m’horrifie parce qu’elle joue sur un vieux principe qui fait tenir le théâtre depuis le 1er siècle et même, j’imagine, avant, que les Grecs appelaient la phantasia, c’est-à-dire la faculté de se représenter à soi-même, via l’orateur, une œuvre ou une image. Je pense que c’est ce qui fait tenir le théâtre depuis très longtemps et que tous les auteurs un peu malins, quand il y a une chose un peu trop compliquée à réaliser scéniquement, ont recours à ce que l’on appelle le hors-champ et à cette phantasia. Shakespeare nous raconte ainsi maintes batailles : on sort de la coulisse, « je reviens du champ de bataille, quinze mille soldats sont sur le sol avec des pieux dans le cœur », etc. On comprend très bien alors qu’on est juste sorti de la coulisse.
31C’est une faculté géniale parce que cela rend aussi au spectateur sa capacité de représentation mentale. Mais cela ne va pas de soi, il faut créer les conditions de cette représentation. C’est pour cette raison que le texte du messager, qui raconte d’abord le voyage de ce train fantôme dans cette forêt fantastique, doit être dit dans les conditions de cette création d’images. Ensuite, sur la représentation de la dissection et de la cuisson des enfants, du feu qui ne veut même pas les cuire et ce genre de choses, moi-même, avec tous les moyens du monde, avec beaucoup de temps et tout le talent des équipes qui travaillent aux accessoires, en scénographie, etc., nous n’arriverions pas à représenter cela. En tout cas, si nous le faisions, ce serait bien moindre que ce que chacun peut s’imaginer. C’est la grande force du texte, donc à ce moment-là, on tait un peu les effets. Je mets une actrice seule pendant trente minutes, avec un projecteur, face aux gens, qui raconte ce crime et j’imagine que le noir permet, je le souhaite en tout cas, d’avoir les projections mentales de ces images qu’elle nous dit. Mais c’est l’auteur qui me demande cela, encore une fois. Si je montais un texte de grand guignol, j’adorerais aussi faire des faux membres que l’on arrache, mais ce n’est pas le théâtre de Sénèque.
32Laure Adler. Justement, qui parle dans Thyeste ? Il y a plusieurs bouches d’ombre, si j’ose dire, qui expriment ce qui est en train de se produire, et à ce moment-là, il faut bien que vous choisissiez, pour nous spectateurs, une manière de raconter l’histoire. Il y a plusieurs porteurs narratifs de cette histoire. Alors comment avez-vous travaillé pour que ce texte nous parvienne ? Parce que chacun a son histoire sur le plateau de Thyeste et ces histoires vont s’unir et se développer, mais nous, il faut qu’on les comprenne... Je pense donc qu’il y a eu un travail très important de votre part pour savoir qui allait nous raconter l’histoire. Où était Sénèque dans votre mise en scène ?
33Thomas Jolly. Sénèque nous convie à un théâtre qui est d’abord un théâtre ludique, malgré tout. Ce n’est pas un théâtre politique ni philosophique, même s’il y a un peu de tout cela, c’est un théâtre empathique et ludique. On venait à dix-sept ou vingt mille dans les théâtres romains pour un consensus passionnel. Les gens savaient très bien ce qu’ils venaient voir, un petit peu comme nous aujourd’hui, on irait voir Le Petit Poucet ou Le Petit Chaperon Rouge. Je n’ai pas vu les mises en scène du Petit Chaperon Rouge par Joël Pommerat, par exemple, mais j’imagine que ce qui nous plaît...
34Laure Adler. Alors allez-y, c’est sublime.
35Thomas Jolly. Oui, il paraît ! Ce qui nous plaît, c’est ce qu’il fait du Petit Chaperon Rouge et notre plaisir vient de la variation autour de ce thème. Pour les romains, c’est la même chose. Atrée, Thyeste, ils connaissent cela par cœur, mais en revanche, qu’en a fait Sénèque ?
36Laure Adler. Ils le connaissaient par cœur, eux ?
37Thomas Jolly. Oui. Et par conséquent, on se demande comment Sénèque va créer des accidents, des trucs de suspense...
38Laure Adler. Il fallait donc étonner les spectateurs du temps de Sénèque.
39Thomas Jolly. Il fallait les étonner, les éblouir, les effrayer, leur donner du... je vais le dire...
40Laure Adler. De la viande !
41Thomas Jolly. … du show. C’était le show, il fallait faire le show avec ça. Oui, donc il fallait notamment de la viande. C’est donc la première chose. La deuxième chose, c’est qu’on est dans un théâtre extraterrestre, pour nous. Le monde n’est pas du tout le même au moment où Sénèque écrit et la façon de se représenter l’individu non plus. Par exemple, au temps des Romains, on n’a pas de nom avant quatorze ans alors que nous aujourd’hui, on se prend tous en selfie.
42L’individualité n’est donc pas du tout du même ordre. La question du rituel, de la religion, qui n’est pas une croyance mais un système établi entre dieux et êtres humains, tout cela forme un théâtre que je dis extraterrestre parce qu’on est très loin de ça. Et surtout, à mon avis, ce qu’il ne fallait pas faire - personnellement je ne le voulais pas - c’était réduire la pièce au fait divers. Il faut absolument garder le texte dans une sphère mythologique parce que sinon la pièce se réduit comme un petit pois. Il n’y a aucune psychologie, évidemment, on ne peut pas comprendre Atrée, il n’y a pas de logique chez lui, on peut en chercher et c’est formidable, cela crée des débats et des discussions, on en a eu plein, mais on se borne à un moment donné. En effet, il y a des phrases toutes bêtes, quand par exemple Atrée dit : « Il faut oser un crime » ; son crime, dont il dit : « Je ne sais pas ce que c’est, ça arrive, ça arrive. » En fait, ce ne sont pas des personnages, ce sont des organismes qui sont soumis à des signes extérieurs comme les dieux, le climat, les cataclysmes, etc., et des signes intérieurs comme les organes qui remuent, les membres qui refusent de bouger, ce genre de choses. Ces espèces d’organismes sont donc soumis à ces forces intérieures et extérieures et aucunement à une construction psychologique que l’on retrouverait par exemple chez je ne sais quel serial killer, tyran ou dictateur. Bien sûr que l’on voit plein de choses, de dictateurs, de faits divers, d’atrocités dans l’histoire ou dans l’actualité, mais en restant dans la zone mythologique, on peut tout se permettre parce qu’elle n’a ni bienséance, ni religion, ni morale, ni rien, et tout peut advenir. C’est ce que demande la furie au début, elle convoque « tout » (elle dit d’ailleurs « tout sombrera »), tous les crimes et toutes les atrocités, pour que l’espace en soit infesté. Donc, pour revenir à votre question : comment dire Sénèque ? Il est dans tout cela. On essaie d’entrer. Je travaille comme ça, alors je ne sais pas si je vais être assez clair. Il n’y a aucune identification. Je vais très bien, je n’ai pas du tout envie de tuer ou de manger des enfants, il n’y a aucune identification parce que je suis sans cesse, moi-même, en empathie avec ce que je dis. Et je pense que l’acteur qui est empathique avec son personnage crée aussi une porte pour le public, c’est-à-dire que l’acteur est un vecteur.
43Finalement, l’empathie pour Atrée passe par moi parce que je suis emphatique et que donc, possiblement, le spectateur peut l’être. C’est donc comme cela que nous avons travaillé, beaucoup en empathie et pas du tout en incarnation, en identification ou en psychologie, en essayant finalement de rester nous-mêmes, des organismes soumis aux forces et aux mots de Sénèque.
44Laure Adler. J’aurais beaucoup d’autres questions mais en voici une dernière en ce qui me concerne, parce qu’on va laisser ensuite la parole à la salle : la pièce de Thyeste commence avec le mythologique et s’achève, c’est en tout cas comme cela que je l’ai perçu, avec l’humain. L’humain trop humain, puisqu’elle redéfinit, finalement, ce que signifie être un être humain.
45Thomas Jolly. Oui.
46Laure Adler. Et je me demande si ce n’est pas ça qui vous intéresse, dans ce théâtre de Sénèque.
47Thomas Jolly. Moi je trouve que c’est plus puissant de rester là-haut dans la mythologie... Là-haut (rires)...
48Laure Adler. Dans le ciel, avec les dieux, il y est déjà, Thomas !
49Thomas Jolly. (rires) Non, mais rester dans cette sphère mythologique parce que, pour moi, comme elle n’a pas de limites, elle interroge les miennes.
50Laure Adler. Et les nôtres aussi d’ailleurs.
51Thomas Jolly. Oui. Parce que si je limite moi-même cette histoire, pour le spectateur et pour la pièce, alors très bien, ce peut être des limites intéressantes, censées et passionnantes, mais qu’est-ce qu’on renvoie comme questionnement pour chacun ? Parce que la vraie violence de la tragédie n’est pas tellement de tuer et de manger des enfants, la vraie violence de la tragédie, quand on y arrive, j’espère que l’on y touche un peu du doigt, c’est que l’on reste dans les ténèbres, tous. C’est ça la vraie violence, c’est qu’elle n’apporte aucune solution, rien, elle montre simplement l’impasse dans laquelle les êtres humains arrivent à se mettre et nous restons tous dans les ténèbres, je le sens bien. D’ailleurs, je parlais juste avant cette rencontre avec une spectatrice qui me disait : « C’est bizarre, les applaudissements à la fin, nous, on en avait envie mais c’est... je ne sais pas... » Ma mère aussi m’a dit : « Je voulais me lever mais ce n’est pas possible, je ne peux pas me lever parce que c’est trop atroce, je suis déprimée à la fin. » Mais oui, parce que cela veut dire que la tragédie fonctionne et c’est cela sa vraie violence. Florence Dupont m’a livré une petite anecdote rigolote : à la fin des tragédies, on a essayé de le faire mais je pense que c’est mieux qu’on ne l’ait pas fait, à la fin du texte donc, entraient deux acteurs comiques qui faisaient un sketch et dès qu’il y avait un rire général dans l’assemblée, le spectacle s’arrêtait. Ils prévoyaient plusieurs sketchs mais si ça marchait au premier, c’était fini. Pourquoi ? Pour couper le flux lacrymal, pour maîtriser cet état dans lequel on est en sortant d’un film « coup de poing », où on est un peu moody comme ça pendant deux heures, « Ah tiens, je suis allé voir ça, etc. », comme un Lars von Trier, par exemple. Et ils coupaient ça parce que ça faisait partie du jeu et qu’il ne fallait surtout pas rentrer avec cette chose-là. Vitruve disait que la tragédie entrait par le fondement grâce aux caisses de résonance sous les sièges et qu’elle traversait, faisait vibrer les spectateurs par le fondement. Voilà, c’est ce qu’il dit. Et donc, comment allions-nous terminer ? Alors oui, restons dans les ténèbres, très bien, c’est d’ailleurs ce que dit Thyeste à la fin. J’ai trouvé cette phrase dans De la colère et j’avais envie de la projeter parce que je me disais qu’il y avait peut-être un début de solution dans ces ténèbres, parce qu’elles servent à quoi ? Elles servent à rallumer la lumière, c’est ça aussi qui m’importe, pour qu’effectivement, l’humain dans ces ténèbres se dise qu’il va rallumer la lumière, que sa lumière va être telle ou telle chose, etc. Et ce que nous dit Sénèque, c’est que la vengeance et la violence ne mènent nulle part, que depuis deux mille ans c’est la même chose et qu’à un moment donné, on ne va pas pouvoir passer à côté de cette réalité toute bête qui est que nous sommes tous vivants au même endroit en même temps, quoi qu’on en pense, même si on ne le voulait pas, c’est comme ça. C’est comme dire « le ciel est bleu », il est bleu, c’est tout. C’est d’ailleurs ce que dit chaque rideau qui se lève dans tous les théâtres et si on n’accepte pas ça, on ne peut pas vivre ensemble. L’indulgence mutuelle, parce qu’on n’est pas tous obligés d’être d’accord, permet le désaccord ou la différence en évitant le rejet. De même que l’accueil, la curiosité, l’allant vers l’autre, le débat plutôt que le rejet, sont toutes ces choses qui me semblaient importantes : pour redonner un peu d’humanité à la fin.
52Laure Adler. J’imagine que vous avez beaucoup de questions dans la salle... oui, madame ?
53Première intervenante. C’est juste pour rebondir sur ce que vous venez de dire sur l’humanité. Ma question va au-delà de Thyeste, que j’ai vu et que j’ai aimé. Qu’est-ce qui vous plaît chez les monstres, ou vous attire, je ne sais pas comment le formuler... ?
54Thomas Jolly. C’est une très bonne question. Je commence à me dire qu’il se passe quelque chose, que j’ai un penchant pour cela. Je réfléchis à voix haute parce que c’est vraiment une réflexion que j’ai en ce moment. Pour jouer un monstre, quand on est acteur, il faut forcément le défendre, trouver sa part d’humanité, parce que si on fait son procès à peine entré sur scène, ce n’est pas très intéressant. Donc, quand on est acteur, on est obligé d’aller à la rencontre d’un fonctionnement, d’un état d’esprit qui est monstrueux, qui est hors de l’humanité, qui ne me ressemble pas. Et cette démarche que j’ai à faire vers lui, chercher sa part d’humanité, me renvoie à moi et à ma part de monstruosité, aussi. C’est un drôle de voyage, pour un acteur, de faire Atrée, de faire Richard III, etc., et quand je vois Arlequin poli par l’amour, je me rends compte que déjà, je me posais sans le savoir cette question-là. Dans le travail de l’acteur, c’est une chose qui me passionne. Je crois aussi que les monstres sont des êtres humains superlatifs, déployés, et ce n’est pas très loin du métier d’acteur, finalement (rires). D’où aussi l’expression « monstres sacrés », à mon avis. Aller déployer comme ça une humanité, exhiber une humanité, c’est finalement le métier que l’on fait tous les jours, même si on ne joue pas un monstre. Je crois qu’il y a de ça. Il s’agit aussi de mettre une loupe sur les monstres, parce que ceux d’aujourd’hui, les monstres contemporains, sont fondus. C’est facile de reconnaître Richard III, il est bossu et il a le bras atrophié, c’est moins facile de reconnaître des monstres contemporains. Le théâtre peut mettre une loupe là-dessus, et m’interroger sur la façon dont, à un moment donné, étant tous faits de chair et de sang, on peut à ce point avoir quelqu’un qui sort de l’humanité, comme le dit Florence Dupont à propos d’Atrée, qui devient un monstre mythologique. Mais Richard III, c’est la même chose, étant rejeté par l’humanité, il décide de s’en rejeter lui-même, il dit : « Eh bien, puisque les cieux ont ainsi façonné mon corps, que l’enfer fasse mon âme difforme pour y répondre. » Ce sont des choix de douleur, au départ, au moins pour ces deux exemples, qui les font sortir de l’humanité. Qu’est-ce qui pousse quelqu’un, dans un fait divers ou dans une situation internationale, qu’est-ce qui pousse un être humain à sortir de l’humanité pour la violenter ? Ça, c’est une question qui, je crois, est un peu éclairée par ces monstres-là.
55Laure Adler. Oui, monsieur ?
56Deuxième intervenant. Dans la pièce, j’ai été à un moment très attiré, très attentif à la description du palais, à la fonction du roi, à ce qu’Atrée dit à propos de cette fonction et à la peur qu’il a d’être roi. Je voudrais avoir des éclaircissements sur cela, notamment sur la description du château, avec ce mur vertical et la population en bas. Comment est fait le château des puissants et pourquoi cette peur d’être roi ? Voilà, si vous pouviez m’éclairer là-dessus ? Parce que j’y ai vu une actualité.
57Thomas Jolly. Alors, on n’oublie pas que Sénèque a été précepteur de Néron et conseiller de Caligula, ce qui est quand même un bon exemple et une chose assez intéressante sur la question du pouvoir. Il était donc certainement un observateur assez fin. Ce que le chœur dit sur le rôle du roi nous renseigne aussi sur ce qu’il pense, c’est-à-dire que la royauté ne se trouve pas dans une couronne ni dans une vaisselle d’or, mais dans une profondeur d’âme. Le roi est celui qui ne craint rien, le roi est celui qui ne désire rien et ceux qui en rêvent s’accrochent à des sommets glissants. Atrée n’a qu’une couronne, c’est tout, il n’a rien d’autre, et en plus, cette couronne a été acquise de manière suspecte puisqu’il y a eu cette tricherie avec son frère et qu’il dit que sa légitimité est douteuse et son pouvoir branlant. C’est un tyran, il le dit : « Dans mon royaume, la mort est une faveur qu’on sollicite », donc c’est vraiment un roi seul dans sa tour, qui crée de la violence, de l’oppression et de la terreur dans sa population, qu’il ne voit jamais. Il dit même à un moment donné : « Faire vouloir au peuple ce qu’il ne veut pas : voici la vraie puissance » (rires). Donc on est quand même dans un Machiavel en puissance. Après, qu’en dire ? Il a peur bien sûr, dans ce palais vivant, habité, infecté aussi, par Tantale, juste avant qu’il n’entre en scène, il vit dans un univers inquiétant et surtout, avec une couronne qui ne tient pas très bien sur sa tête. Pourquoi ne tient-elle pas bien sur sa tête ? Parce que comme pour Richard III, la couronne importe moins que la lignée. Souvent, on croit que ces personnages qui sont rois ne pensent qu’à eux-mêmes, à leur ego, mais en fait, c’est assez étonnant, c’est pour l’avenir que c’est important. On se souvient que Richard ne veut pas être roi. C’est un scoop : Richard ne veut pas être roi, il veut engendrer une lignée de rois, il le dit dans le tout premier monologue, dans la première scène, après la visite de Clarence : « Et puis après, j’épouserai Lady Anne, moins par amour que dans un autre but, étroitement secret auquel, en l’épousant, je parviendrai. » Lady Anne ne sert à rien, elle n’a pas de sang royal, elle servira simplement à lui faire des enfants. Là, c’est la même chose : les enfants d’Atrée, Agamemnon et Mélénas, sont-ils ses enfants ? C’est sa lignée qui est mise en cause, donc son histoire, donc son...
58Laure Adler. Son éternité ? Sa lignée ?
59Dans le public. Sa postérité !
60Thomas Jolly. Sa postérité, merci ! Et c’est davantage cela qui est interrogé, d’ailleurs il le dit : « L’avenir parlera de toi avec horreur, mais l’avenir parlera de toi. » C’est cela qui est important : ce n’est pas pour maintenant, mais pour après. C’est là où la question de la royauté est moins une chose égoïste et narcissique qu’une pensée, très orgueilleuse, de soi dans le temps, d’une projection de soi dans le temps via sa descendance. C’est clair, ça va comme réponse (rires) ?
61Laure Adler. Oui, il n’y a pas que les rois qui veulent l’éternité (rires)... Alors, une dernière question, oui, monsieur ?
62Troisième intervenant. Bonjour, je voulais vous remercier et puis peut-être revenir à Sacha Guitry après Thyeste, pour finir dans un fou rire général qui nous libèrera bien sûr de la tragédie. Je voulais vous féliciter d’avoir fait chanter les enfants de la Maîtrise de l’Opéra Grand Avignon et de votre proximité avec eux pendant toute cette expérience, qui continue. Mon fils fait partie de ces enfants qui vivent une expérience qui restera gravée dans leur mémoire, je pense. Et il y a aussi les enfants de la Maîtrise de l’Opéra Comique, bien sûr, il ne faut pas oublier les petits Parisiens. Je voulais en revenir à Sacha Guitry...
63Laure Adler. C’est vrai que c’est un très très beau moment, ce surgissement des enfants et leurs voix... c’est quelque chose de magique qu’a réussi Thomas.
64Thomas Jolly. Merci.
65Troisième intervenant. Bravo d’avoir pris les locaux pour faire ça. Et j’avais une question sur Thyeste : est-ce qu’il a piqué la femme d’Atrée (rires) ?
66Laure Adler. On ne le sait pas, ça !
67Troisième intervenant. C’est mon retour à Sacha Guitry parce que finalement...
68Thomas Jolly. Finalement, on n’est pas si loin, eh oui.
69Troisième intervenant. Quand on parle de Thyeste, il y a l’horreur de manger des enfants, de faire manger des enfants et tout, mais personne ne dit : il lui a piqué sa femme.
70Laure Adler. Oui, est-ce qu’il croit que... ?
71Troisième intervenant. Il y a une discussion incroyable à ce sujet. Brigitte Salino donne cette version dans sa critique, ma femme m’a dit : « Mais pas du tout, elle n’a rien compris ! » Répondez-nous !
72Thomas Jolly. Alors, avec les mythes, on fait comme on veut, c’est cela qui est chouette. Je vous donne ma version, parce que cette affaire est quand même une partie en trois coups, et là, on ne voit que le deuxième coup : la vengeance d’Atrée. Mais avant, il y a un coup monstrueux de la part de Thyeste. Ils sont jumeaux. Ils ont fui leur patrie, ils arrivent à Mycènes dont Sthénélos est le roi, mais ce dernier a perdu son fils et, comme ils sont ses neveux, il dit : « L’un d’entre vous sera le roi mais comme vous êtes jumeaux, comment fait-on pour vous départager ? » Ils vont voir l’oracle - j’adore, parce que dès qu’il y a un problème, on va voir l’oracle (rires) -, qui dit : « Jupiter m’a dit que celui qui aurait le bélier d’or dans sa bergerie demain matin sera le roi. » Atrée, ne pouvant pas résister jusqu’au lendemain, va donc voir à sa bergerie, y voit le bélier d’or, rentre et dit à sa femme Érope : « Chérie, chérie, demain tu es reine et je suis roi, dormons, vite, vivement demain ! » Ils s’endorment. Le lendemain, c’est la cérémonie du bélier et, ô stupeur, le bélier est chez Thyeste ! Atrée dit : « Non, mais ce n’est pas possible » (« Thyeste dit », « Atrée dit », cela n’existe pas, bien sûr, c’est moi qui raconte). Thyeste dit : « Écoute, c’est comme ça, on avait dit que c’était la règle, on est jumeaux, voilà, je suis le roi, tu n’es pas le roi... », « Mais il était dans ma bergerie ! », « Non, tu mens, ce n’est pas vrai… » Du coup, Atrée dit : « Si jamais Thyeste m’a trahi, alors que le soleil fasse demi-tour. » Et Jupiter fait faire demi-tour au soleil. Donc, que s’est-il passé ? Il s’est passé forcément que la femme d’Atrée, Érope, a été voler le bélier pour Thyeste et qu’a priori, étant jumeaux, eh bien... soit elle se trompait (rires), soit elle avait une relation avec Thyeste. D’ailleurs, Atrée en est convaincu puisqu’à la fin, je ne sais pas si vous vous souvenez de ce twist final, parce que l’on est au 1er siècle après Jésus-Christ, mais Sénèque nous fait un twist comme au cinéma, comme Shyamalan, il dit : « Tu allais te jeter sur mes fils avec la complicité de ma femme, mais une chose t’a retenu : c’est que tu pensais que mes fils étaient les tiens. » Donc, a priori...
73Laure Adler. C’est génial, d’ailleurs, comme réplique.
74Thomas Jolly. C’est un twist de dingue ! Et donc, a priori, pour Sénèque en tout cas, oui, Érope a eu des enfants avec Thyeste. Ils sont jumeaux en plus, donc on ne peut pas savoir... enfin, c’est compliqué (rires) ! Mais alors, pour la petite histoire, que se passe-t-il après ? Thyeste a donc mangé ses enfants, il veut se venger, évidemment, puisque cela ne va jamais s’arrêter, il va voir l’oracle qui lui dit : « Pour te venger de ton frère, il faut que tu fasses un fils à ta fille. » Il va donc aller violer sa fille Pélopia, qui ne va pas le reconnaître, et elle va mettre au monde Égisthe. Mais là-dessus, Atrée va tomber amoureux de Pélopia et va croire qu’Égisthe est son fils... enfin, bref ! Voilà. Et après, on arrive à une chose que l’on connaît un peu mieux : Agamemnon, Ménélas, la guerre de Troie, les Atrides et compagnie.
75Laure Adler. Pour quand est la suite, alors ?
76Thomas Jolly. Mais j’adorerais ! Ce que me disait Florence Dupont, c’est que les mythes n’existent pas et que ce sont beaucoup les auteurs tragiques qui les ont faits, parce que tout le monde les racontait. Elle me disait aussi cette chose assez jolie, c’est que le personnage théâtral préexistait à l’actualité, c’est-à-dire que l’on disait, dans la vie : « Tu es méchant comme Atrée. »
77Laure Adler. Merci Thomas, on va twister avec Sénèque grâce à vous, bravo !
78Thomas Jolly. Merci.
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