Entretien Christophe Honoré
p. 56-89
Texte intégral
Introduction par Emmanuel Ethis
Christophe Honoré, écrivain, metteur en scène, réalisateur, au côté de Mireille Calle-Gruber, professeur à l’Université de la Sorbonne Nouvelle Paris 3 et écrivain, et de Laure Adler, a présenté le 18 juillet 2012 une leçon autour de son projet, Nouveau Roman, création présentée dans le cadre de la 66e édition du Festival d’Avignon. Les liens de Christophe Honoré avec l’Université d’Avignon se sont construits autour de cette création puisqu’une collaboration s’est faite entre les étudiants du Master Stratégie du Développement Culturel et les comédiens de Christophe Honoré. En effet, ces étudiants, en dialogue avec les comédiens, dialogue qu’ils ont par ailleurs traduit dans un échange de courriels pertinent et drôle, ont joué le rôle de conseillers sociologiques sur les personnages de Nouveau Roman. Cette expérience montre à quel point, les liens entre les mondes de l’art et l’Université sont essentiels à la fois à la création et à la recherche et rejoint le propos des leçons d’Université que nous organisons lors de chaque Festival d’Avignon depuis 2005.
Laure Adler. Dans les journaux on a pu lire que l’artiste associé du Festival d’Avignon 2012 était Simon McBurney, mais je trouve que la constellation à la fois géographique, sentimentale, littéraire et théâtrale s’est faite autour de Christophe Honoré. Pourquoi ? Parce qu’on a pu l’écouter en tant qu’auteur, avec une mise en scène de Robert Cantarella. Parce qu’il a porté le texte, publié aux éditions Actes Sud, qui s’intitule Un jeune se tue, interprété par de tout jeunes comédiens, de la Comédie de Saint-étienne, qui se confrontent au public pour la première fois. Parce qu’on a pu aussi découvrir et entendre un moment très intense de théâtre, La Faculté avec l’Académie d’Eric Vigner qui atteste du renouvellement du théâtre aujourd’hui dans un paysage un peu perclus de rhumatismes. Il faut saluer le questionnement philosophique et artistique d’Eric Vigner, qui dirige le Théâtre de Lorient, où Christophe est artiste associé tout au long de l’année. Et puis il y a Nouveau Roman. Nouveau Roman, c’est une histoire incroyable dont je peux parler, parce que j’ai « partagé » les étudiants de Christophe. C’est-à-dire que dans cette université où j’ai la chance d’enseigner, j’ai eu les mêmes étudiants que Christophe, mais je ne leur disais pas la même chose. J’ai compris, pendant trois mois, temporellement, comment pouvait s’élaborer un projet à l’intérieur du cerveau d’un artiste comme Christophe, à partir d’un matériau bien réel qui est le nouveau roman, un matériau réel qui pourtant n’existe pas, à partir de l’écriture, de ces personnalités qui ont adhéré à ce non-mouvement qu’est le nouveau roman, mais aussi comment un artiste s’échappe de ce matériau qui a pris réalité puisque ces personnes ont réellement existé. Je donne d’abord la parole à Mireille, afin qu’elle resitue historiquement, intellectuellement et politiquement Nouveau Roman de Christophe et dise ce qu’est aujourd’hui le « nouveau roman ».
Mireille Calle-Gruber. Je suis très heureuse que Nouveau Roman, car le titre de Christophe Honoré est Nouveau Roman et pas le nouveau roman, soit présenté et ait une nouvelle vie. Il reçoit une nouvelle vie grâce à ce spectacle. C’était un véritable défi que d’aborder cette question : le nouveau roman existe-t-il ? Le nouveau roman n’existe pas et il existe pourtant. Il est dans une indéfinition totale puisque, d’une certaine manière, dire quand il commence est bien difficile. Et au cours de la pièce, les différentes possibilités sont abordées. On pourrait prendre 1932, au moment où Nathalie Sarraute commence à écrire Tropismes, qu’elle ne publie qu’en 1939. On pourrait choisir le début des publications d’Alain Robbe-Grillet, qui font scandale, notamment Le Voyeur. Ou encore la constitution autour des éditions de Minuit de ce groupe d’écrivains, dans les années 50. Mais on pourrait aussi considérer que le groupe n’est complet qu’en 1958, au moment où Claude Ollier commence à écrire. On constate donc, pour le début, un flou complet. D’une certaine manière, du « nouveau roman » s’écrit avant même que ça ne s’appelle le nouveau roman. D’autre part, le titre, le mot de nouveau roman ne vient pas des écrivains eux-mêmes, l’appellation est donnée par un critique littéraire, Emile Henriot : en 1957, dans un article du Monde, qui fait le lien entre la republication de Tropismes, chez Minuit, et la publication de La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet, Henriot prononce ce mot. Alain Robbe-Grillet et Nathalie Sarraute commencent à parler de nouveau roman. Le terme arrive en quelque sorte par défaut : parce qu’on ne sait pas comment nommer cette nouvelle approche. C’est-à-dire, ce qui n’est pas comme d’habitude, notamment ce qui n’est pas – dans la pièce de Christophe Honoré on l’entend bien –, balzacien, le roman « à la Balzac », en d’autres termes un roman considéré comme traditionnel. Mais comme le dit très bien le personnage de Michel Butor, ça n’est pas Balzac lui-même qui est incriminé, mais ceux qui écrivent comme Balzac au XXe siècle, qui feraient du Balzac en répétant des modèles qui sont désormais caducs et désuets. De même, pour la fin du nouveau roman : quand le nouveau roman se termine-t-il ? Faut-il considérer que c’est l’abandon du dictionnaire par exemple, qui fut cette tentative pour créer aux éditions de Minuit un groupe complet qui institue des formules, des définitions ? Cela se situerait dans les années 1960 déjà, très vite. Serait-ce lorsque Robbe-Grillet et Jean Ricardou se disputent, après le colloque de Cerisy ? D’abord, une rencontre a eu lieu à Cerisy en 1971, suscitée par Jean Ricardou qui, lui, appartient à une autre génération (il est né en 1932). À ce moment-là, on parle de « nouveau nouveau roman ». À Cerisy se succèdent dès lors des rencontres : l’une autour de l’œuvre de Michel Butor, organisée par Georges Raillard en 1972, une autre en 1973 sur Claude Simon, organisée par Jean Ricardou et en 1974 sur Robbe-Grillet. Après quoi, le groupe va se disperser. Et cependant on continue à parler de nouveau roman. Je pense qu’une des forces du défi de Christophe Honoré, c’est d’avoir bien su distinguer entre le mouvement « nouveau roman » et les œuvres littéraires. C’est-à-dire que le nouveau roman ne recouvre pas seulement des œuvres littéraires, mais, plus largement, toute une époque, toute une sensibilité, un moment politique effectivement, comme le disait Laure. Car il y a l’après-Auschwitz, l’après-guerre, toute la question : « Que faisaient-ils pendant l’Occupation ? », quelles étaient les positions politiques des uns et des autres et on voit très bien qu’elles sont très différentes. Ensuite il y a la Guerre d’Algérie, le Manifeste des 121, que tous ne signent pas quoi qu’on en ait dit. Là aussi les subtilités sont grandes et les contrastes plus subtils qu’on ne croit. Et puis c’est aussi déjà la fin du siècle. C’est un mouvement qui se trouve entre un après-guerre (un après-catastrophe, un après-désastre) et la fin du XXe siècle, au bord de quelque chose d’autre : ce que l’on entend très bien dans la pièce grâce au jeu des écrans, c’est-à-dire depuis cette rétrospection qui fait que la pièce ne présente pas seulement une chronologie, ce qui serait faux, parce qu’il n’y a pas qu’une chronologie dans le nouveau roman, mais la relecture que nous faisons à partir de notre sensibilité aujourd’hui. Nous sommes déjà dans le XXIe siècle et nous recueillons un héritage, et cela par Philippe Sollers, par Marie Darrieussecq, par les différentes interventions sur écran qui font travailler cet entre-deux. On pourrait aussi dire, et je m’arrêterai là, que le nouveau roman se termine avec l’entrée à l’Académie française de Robbe-Grillet. Ce moment-là serait vraiment la fin, c’est-à-dire le reniement, d’une certaine manière, d’un nouveau roman qui a toujours critiqué l’académisme. Robbe-Grillet refusait le mot académique et finalement se retrouve à l’Académie française, mais il y est sans y être, puisqu’il n’a jamais prononcé son discours d’entrée et n’a pas sacrifié au rite d’intronisation. Un article dans le Monde, en 2004, disait que : « Le nouveau roman finit sous la coupole. » Et ce verbe « finir » peut aussi signifier que le nouveau roman s’épuise, qu’il touche vraiment à sa fin. Le label est, je crois, très important : il y a l’appellation « nouveau roman », qui dit tout cela, et puis il y a la singularité des œuvres que chaque écrivain revendique. Au fond, depuis très longtemps, aucun écrivain ne voulait plus être sous la bannière du nouveau roman. J’ai proposé à Michel Butor de venir voir le spectacle avec moi et il m’a dit : « Surtout pas ! Je ne veux pas voir Nouveau Roman ! »
Laure Adler. Christophe, au début de ta pièce, ton frère s’avance sur le plateau : il vient expliquer comment tu en es venu au théâtre. J’ignorais que ta première vocation, c’était le théâtre. Et l’amour du théâtre est passé par l’amour du cinéma, et notamment par Hiroshima mon amour. Est-ce une fiction ou est-ce la vérité ? Et est-ce que ton entrée dans le nouveau roman s’est faite par l’intermédiaire de Marguerite Duras ?
Christophe Honoré. J’ai emprunté Hiroshima mon amour, au CDI de mon collège breton, quand j’étais en classe de 5e. 1982… Le livre se trouvait dans les étagères réservées aux professeurs. Et je me souviens très bien de la documentaliste qui n’était pas très enthousiaste à l’idée que je le lise. À partir de ce jour, toutes mes rédactions ont comporté des citations de Marguerite Duras… Évidemment je ne prétends pas du tout, à douze ans, avoir saisi la complexité de Duras, mais ce texte m’a frappé. Peut-être parce qu’il avait cette forme particulière de cinéroman. Je ne venais pas d’une famille où il y avait énormément de livres, mais mes parents étaient abonnés à France Loisirs. Quelques années après, ma mère, qui avait assisté à ma « révélation durassienne », fut très contente de me choisir L’Amant dans le « Livre du mois ». Et c’était un cadeau qui me désolait. Je pensais prétentieusement : « Non, Duras, c’est pas L’Amant. Enfin ça, c’est pour vous… » Parce qu’après Hiroshima, mon amour, je m’étais mis à lire Duras avec discipline : Le ravissement de Lol. V. Stein, Le vice-consul… Je me souviens aussi que je vivais ça comme une humiliation de lire Marguerite Duras dans l’édition de France Loisirs et pas dans celle de Minuit.
Laure Adler. C’est ce qu’on sent à l’intérieur du spectacle : ce n’est pas un spectacle historique, un spectacle de reconstitution, de restitution, mais il se passe autre chose. Je voudrais savoir s’il y avait un mot de toi à l’intérieur du spectacle, ou si c’étaient uniquement des citations.
Christophe Honoré. Je voulais pouvoir m’approprier tous les mots énoncés dans la pièce, même si je n’étais pas leur auteur. C’est une pièce dont je refuse de me revendiquer comme l’auteur, parce qu’effectivement elle est nourrie de citations, de comptes-rendus d’improvisations, de documents, d’extraits de films... Et en même temps, je me sens plus « possédant » de Nouveau Roman dont je n’ai peut-être écrit que vingt milles signes, que de La Faculté, la pièce que j’ai écrite pour Éric Vigner. Se savoir possédant et s’effacer de toute revendication de possesseur. C’est une question essentielle il me semble, pour les écrivains de ma génération : l’appartenance et l’éparpillement de l’auteur. L’effacement de l’auteur est sinon l’un de nos objectifs, en tout cas une donnée contextuelle. J’imagine que nous allons vivre dans les vingt ans prochains, la disparition du droit d’auteur. Et ça ne m’effraie pas. Non, je trouve ça plutôt stimulant et joyeux. Les écrivains et plus généralement les artistes d’aujourd’hui peuvent difficilement revendiquer une place, disons de prophète, ou de témoin spécialiste, ou de propriétaire d’une vérité. On doit admettre que nous sommes traversés. Par les œuvres du passé, les informations, l’accessibilité des documents, l’ubiquité permanente de nos vies. Il me semble que notre travail d’auteur est de l’ordre du tamis. On décide de montrer ce qui reste après le passage de la vague. Il n’y a pas d’intérêt à s’interroger sur ce qui nous appartient vraiment à nous. Revendiquer d’être des non-possesseurs, des non-propriétaires me semble un des signes essentiels de notre attention au monde d’aujourd’hui.
Laure Adler. Parlons de cette notion d’auteur. Ça fait penser à Walter Benjamin et à son art de la citation. On peut dire que Nouveau Roman est une œuvre dans la postérité de Walter Benjamin. On peut aussi penser à Marguerite Duras, à cette notion d’auteur et à l’interpellation qu’elle nous lançait : « Chacun de vous peut écrire, à condition d’aller au fond de ce puits noir. » Personnellement je ne pense pas que chacun de nous puisse écrire, hélas. Cette notion d’auteur, de non-auteur, que revendique Christophe aujourd’hui, en citant par exemple Duvert ou Guibert, est-ce qu’elle n’est pas née justement dans cette constellation intellectuelle, artistique, non pas d’une démission de l’auteur mais d’une non-revendication de l’appropriation d’un texte ?
Mireille Calle-Gruber. Le nouveau roman refusait la notion d’auteur, déjà. Il considérait que c’était le travail du texte, que quelque chose venait pendant l’écriture, avec l’écriture, qu’avant l’écriture il n’y a pas d’auteur, il n’y a pas de pensée, il n’y a pas d’idée à exprimer. Nathalie Sarraute disait que l’expression, c’est bon pour les citrons : on les presse et il sort des idées ou du jus. Je crois que la lecture que fait Christophe se situe dans cette postérité, ou la porte à conséquence. Bien sûr, j’entends beaucoup de choses, en écho avec des textes. En même temps, ce ne sont pas des citations, même pas de fausses citations, ce sont des réécritures. Vous êtes dans un processus de réécriture qui demande une écoute au plus près. Je dois dire que je suis très admirative et je pense que vous êtes l’auteur de ce texte. Vous êtes l’auteur, parce que d’une part il y a le texte : tous les mots sont de vous. Même quand on entend des morceaux du discours de Stockholm de Claude Simon, quand on entend des bribes d’entretiens avec Duras, quand on entend des déclarations de Sarraute, tout cela est remixé, passé par un travail de montage, de collage littéraire, qui fait partie de cette esthétique que l’on trouve déjà chez un Robbe-Grillet, chez Michel Butor. Michel Butor travaille le montage, le collage. Claude Simon ne cesse de faire des ruptures et des reprises. Ce n’est pas une question de fond mais de forme. Il y a plusieurs facteurs : vous êtes l’auteur, mais il y a aussi les acteurs, qui jouent avec leur auteur. Et « auteur » dans ce spectacle reprend tout son sens, c’est-à-dire « celui qui donne naissance à ». En fait, ces personnages sont à la fois des auteurs, des acteurs, et jouent sur ce décalage entre les deux. Dans le choix que vous avez fait des comédiens et aussi dans le travail (on sent bien qu’ils ont dû s’imprégner de ces textes et les adapter à eux-mêmes), je trouve qu’à un certain moment, c’est eux. Vous avez choisi la perspective de l’esthétique du nouveau roman, que vous avez, à votre tour, opérée au plan du théâtre, qui est la non-représentation, le non-mimétisme. Il ne s’agit donc pas de faire en sorte que Butor ressemble à Butor : il se trouve que Butor est, sur scène, autre qu’il est en réalité, une femme très élancée avec de belles jambes. Et bien, c’est Butor dans son côté échassier. Butor dit de lui : « J’étais maigre quand j’étais jeune, maintenant je suis gros, mais je suis resté un maigre de l’intérieur. » C’est exactement cela : on est à l’intérieur de Butor sur scène, avec le personnage. Et je trouve que ce côté élégant, supérieur, un peu « au-dessus de la mêlée », érudit, c’est Butor et ça a toujours été Butor. Pareil pour Robbe-Grillet : je trouve qu’il est génialement vu, alors qu’il ne correspond pas du tout à son physique, parce que c’est le « scout du nouveau roman » : avec ses culottes courtes, il a ce côté enfantin, infantile, en même temps volontaire, et il est celui qui mène la troupe, alors qu’il se voulait un personnage un peu royal, qui habitait un château, qui voulait être imposant. Cela me paraît très fort. Et, du coup, les citations, ou le texte que vous avez réécrit à partir de cela, sont revisités complètement par ces personnages. Vous le faites très bien dire par Lindon/Verny (pour moi, ce Lindon, c’est aussi un peu Françoise Verny : genre éditeur très autoritaire) : « Le Roi a deux corps, et la littérature-Roi a aussi deux corps : le texte et l’icône. » L’auteur, c’est celui qui travaille avec labeur pour élaborer un texte, qui est très singulier, qui n’est que l’émanation d’une personne. Les personnages de Christophe refusent le collectif, c’est très clair : ils ont toujours refusé de signer des choses ensemble, de faire des livres à plusieurs mains. Ils revendiquent la singularité de chacun. Et en même temps il y a la marque de fabrique : un label stratégique, économique pour Lindon, et puis intellectuel, mais c’est aussi une icône que ce nouveau roman. C’est de la littérature. Et autre chose.
Laure Adler. Sur le statut d’auteur : il y a des moments où ces textes sont les textes des auteurs. Lorsque Marguerite Duras, soit Anaïs Demoustier, dit la recette de la soupe aux poireaux, c’est bien le texte de Marguerite Duras. Quand l’un de vos comédiens dit cette magnifique et sublime tirade de La Route des Flandres, il me semble que rien n’a été touché au texte de La Route des Flandres.
Christophe Honoré. Ce n’est pas La Route des Flandres, c’est au moment des Géorgiques, en fait.
Mireille Calle-Gruber. C’est aussi de La Route des Flandres que vous avez pris…
Laure Adler. Comment vous avez fait pour choisir, pour ponctionner, pour restituer, ne pas restituer, réécrire ? Comment s’est faite la fabrique d’écriture ?
Christophe Honoré. Ce texte de Claude Simon est un entretien réécrit par l’auteur au moment des Géorgiques, parce qu’on lui posait la question du référent, de ce qu’il s’était en fait vraiment passé pour lui. Du coup il a réécrit cet entretien paru dans le Figaro, je crois.
Mireille Calle-Gruber. C’était bien dans le Figaro : « La déroute des Flandres ».
Laure Adler. C’est un entretien et pas un texte.
Christophe Honoré. Quand j’ai réuni les acteurs la première fois, je crois que c’était en septembre de l’année dernière, j’ai confié à chacun un roman de leur auteur/personnage. Ainsi j’ai donné Le Vent à Sébastien Pouderoux, qui joue Claude Simon. Il m’a rappelé trois jours après en me disant : « Je ne vais pas y arriver. Je suis toujours sur les deux premières pages, je ne comprends pas ce que je lis. » Je savais que mon premier travail serait un travail de transmission avec les acteurs. C’est pour ça que j’ai proposé aux étudiants d’Avignon de devenir des dramaturges personnels pour chacun des acteurs. Il fallait une succession de transmissions qui permettaient de faire émerger des textes, ceux qui étaient les plus parcourus par les différents participants au projet... Après, il y a eu le montage : on dit que le spectacle est long, il l’était beaucoup plus au début. On avait à peu près six heures de spectacle à la première lecture du livret. On a dû faire une sélection, en restant attentif à ne pas écarter un auteur : je ne voulais pas du tout sacrifier Pinget, ni Ollier, ni Claude Mauriac… Il a donc fallu organiser la parole d’une manière relativement collective. évidemment, Duras, Robbe-Grillet et Sarraute prennent un peu plus d’espace. Mais je crois que finalement, quand on regarde le spectacle, même Catherine Robbe-Grillet finit par être très présente... Le choix s’est fait aussi sur mon goût personnel pour certains textes. On l’a construit en trois étapes : on a répété d’abord à La Colline, puis à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, ensuite à Lorient. Jusqu’à la Chartreuse, les comédiens me disaient : « Non, non, on peut pas faire ça, Christophe, les gens ne vont rien comprendre, tu ne te rends pas compte, nous-mêmes, on ne comprend pas ce qu’on dit. » Ils étaient assez perdus. Et au fur et à mesure, ça s’est éclairci. Aujourd’hui je suis bluffé par eux, je trouve qu’il y a une fluidité dans la parole et dans la pensée.
Laure Adler. Au fond vous n’avez jamais choisi de textes d’écriture. J’ai cru que c’était un extrait de La Route des Flandres, et je pense que je ne serai pas la seule à l’entendre comme ça. Ces textes que vous avez choisis pour incarner chacun des personnages du nouveau roman, ce sont donc plutôt, et ce n’est pas du tout un jugement de valeur, des « textes périphériques », pas le cœur de l’écriture de chacun.
Christophe Honoré. Il y a quelques extraits de Pour un Nouveau Roman d’Alain Robbe-Grillet et de L’ère du soupçon de Sarraute, de Fable de Pinget… Et un texte de Michon... Et pour le reste, ce sont plutôt des entretiens, des articles qu’ils ont écrits dans des revues. Ça permet que la parole soit relativement libre.
Laure Adler. Vous avez fait un choix d’acteurs qui pouvait être complètement à l’opposé de la représentation réelle de ces personnes, de grands écrivains qui vont traverser, je pense, le XXIe siècle. Ludivine Sagnier interprète ainsi Nathalie Sarraute, elle qui est une sorte d’icône de beauté, de sensualité. Est-ce que vous avez songé plutôt à la présence de la voix, à l’intensité dramaturgique, ou avez-vous voulu être à contre-courant des personnes bien réelles qui ont constitué cette non-école du nouveau roman ?
Christophe Honoré. Non, je ne cherchais ni le contre-courant, ni le contre-emploi. J’ai d’abord établi ma distribution sur la personnalité des comédiens. J’avais besoin d’un groupe mélangé, des acteurs plus expérimentés au cinéma, d’autres au théâtre. Des âges différents… Pour faire groupe, j’avais besoin d’individus qui… comment dire, ne s’harmonisent pas avec évidence. Puis, une fois ce choix fait, j’ai commencé à rêver à chacun d’eux dans les divers personnages… Ludivine Sagnier, je l’ai très vite imaginée en Sarraute. À cause des chemisiers à imprimés Léopard de Sarraute, je crois... Puis j’ai découvert que Nathalie Sarraute avait voulu être actrice, elle le dit dans un entretien : « Oui j’aurais voulu être actrice, mais pour être actrice, il aurait fallu être belle. » Pour que Ludivine rejoigne Sarraute, on est parti de l’idée que Ludivine était la Sarraute que Sarraute elle-même aurait rêvé d’être.
Laure Adler. Mais elle était belle.
Christophe Honoré. Oui, elle l’était ! Mais vous voyez ce que je veux dire : une présence d’actrice, belle, qui n’aurait pas douté de sa beauté. Nathalie Sarraute, on aurait pu la présenter comme une vieille institutrice, un peu rabat-joie ou je ne sais quoi. Et, au contraire, je disais à Ludivine : « Ne gomme pas ta sensualité. » L’écriture de Sarraute est d’une grande sensualité, une féminité, même si elle s’en défendait absolument… Ce sont des choix intuitifs… Une fois le choix effectué, le travail avec l’acteur débute.
Laure Adler. Il y a du rythme, de la vitesse. Quand je suis allée voir votre spectacle, il y avait à côté de moi des gens qui ne savaient pas ce que voulait dire « le nouveau roman ». Ils se disaient : « On va partir à l’entracte. » Et ils sont restés, parce qu’ils ont découvert non seulement Nouveau Roman, mais également le nouveau roman. À la fin, ils ont dit : « On ne s’est pas ennuyé une seule seconde. On va acheter des livres du nouveau roman. » Pensez-vous, Mireille, que c’est aussi un cheminement ? Et on demandera aussi à Christophe comment il perçoit ce type de compliments. Est-ce que c’est un cheminement pour ouvrir des spectateurs de théâtre à ce continent de la littérature, qui aujourd’hui est un peu oublié ?
Mireille Calle-Gruber. Tout à fait, je disais que c’est une chance qu’aujourd’hui nous ayons cette possibilité de transmission. Christophe Honoré a employé très justement ce terme de transmission. Il a fait ce travail de transmission déjà par les acteurs, qui sont effectivement très jeunes, qui sont une génération qui n’a pas lu le nouveau roman. Vous avez aussi travaillé avec les étudiants, avec ces générations présentes et à venir et vous avez donc abordé ces questions et ces problèmes-là. La question du groupe est très importante puisqu’en essayant de constituer ce groupe d’acteurs, on retrouve le problème de la constitution du groupe du nouveau roman, qui n’est pas un groupe, qui n’a pas d’école, qui n’a pas de manifeste. Donc, on ne va pas transmettre comme quelque chose qu’on sait d’avance. Voilà ce qui est important : ce qui a été saisi là, c’est que le nouveau roman est un lieu d’interprétation et de création. Et c’est pour ça que vous appelez la pièce Nouveau Roman, et non pas Le Nouveau Roman. Non pas une école qui n’existe pas, qui ne s’est jamais définie comme telle, qui n’a jamais eu contrairement au Surréalisme un manifeste ou des manifestes et des lois, des règles, mais une école qui se cherche. Transmettre un processus de recherche, d’une certaine manière, c’est plus difficile que d’imposer une doxa déjà figée. D’autre part, la pièce donne corps, redonne sensualité à quelque chose qui passait pour être « intello », désincarné, abstrait, des schémas. Il y a la parodie du schéma, Claude Ollier… La mise en scène est très bien vue, avec Jean Ricardou en arrière-plan. Lors de la deuxième phase du nouveau roman, en 1971, lorsque Jean Ricardou décide : « On va faire un colloque et on va voir vraiment qui se considère nouveau romancier », ils se retrouvent sept. La théorisation va finir par faire fuir les romanciers. J’ai beaucoup aimé ce que vous nous dites… : « Pour certains, le nouveau roman c’est illisible. » Or vous montrez que le nouveau roman a un corps ; le nouveau roman c’est aussi le coming out, l’homosexualité déclarée de Pinget. Et c’est très beau, parce que c’est une transmission qui est généreuse. Dire aujourd’hui : le nouveau roman, on peut le lire, c’est un lieu de création, d’interprétation, un lieu de pensée, de réflexion sur l’esthétique et de renouvellement, c’est une manière généreuse de donner à relire. Le nouveau roman a été plombé par les polémiques comme : « La cafetière est sur la table », il n’y a plus que des choses, il n’y a plus de personnages. Vous redonnez chair, sans pour autant tomber dans la psychologie. Toute la scène de dénudation, de dépouillement de Pinget est très belle. Elle est intime. Il y a quelque chose de très physique qui se joue-là. De même, Sarraute : elle ressemble à Isabelle Huppert, je trouve, et il y a justement ce dialogue avec Isabelle Huppert. Elle a effectivement cette beauté-là.
À un moment elle dit : « Nous les auteurs, on fait avec ce qu’on n’a pas. » Je trouve que c’est une belle leçon. En même temps, les acteurs rendent à leur auteur une présence physique. Je crois que les jeunes générations, les étudiants, sentent très bien cela. Il faudrait faire une relecture du nouveau roman par rapport aux différences sexuelles, aux études de genre, à ce qu’on appelle aujourd’hui les gender studies. Et l’on s’apercevrait que Duras n’est pas seule à prendre parti effectivement pour la libération sexuelle, mais aussi les plus neutres, soi-disant… On ne doit pas oublier que Nathalie Sarraute et Monique Wittig, qui a été fondatrice du Mouvement de Libération des Femmes, étaient très proches, que Monique Wittig était en admiration devant Nathalie Sarraute et que le soutien de Claude Simon a été pour quelque chose dans le prix Médicis de Monique Wittig. Lorsqu’elle a publié son premier roman, L’Opoponax, il a fait une superbe critique dans l’Express en faveur de Monique Wittig. C’est intéressant de voir que le nouveau roman n’a pas le sectarisme auquel des épigones, ou une critique seconde a donné voix à tort. Je pense que le nouveau roman est vivant dans toutes ces contradictions qui apparaissent sur la scène.
Laure Adler. Ça fait plaisir d’entendre le nom de Monique Wittig, parce qu’elle est complètement oubliée et c’est vraiment dommage. Il faut rappeler qu’elle était aussi très proche de Delphine Seyrig. Vous avez raison de souligner qu’il y a une perpétuation souterraine dans les principes de l’écriture du nouveau roman qui se font chez des écrivains : vous avez cité Tony Duvert, Hervé Guibert. Mais chez les écrivains de la nouvelle génération, est-ce que vous voyez des gens qui continuent à prendre comme principe d’écriture d’aller vers là où on ne sait pas, de laisser (parce que ça aussi c’est une dimension très importante que vous avez su retranscrire théâtralement sur l’espace du plateau), de nous donner une place à nous spectateurs et à nous lecteurs de nouveau roman. Parce que c’est aussi ce qu’ont fait les écrivains qui ont appartenu de près ou de loin au nouveau roman : ils ont laissé de la place au lecteur. Est-ce que, souterrainement, ça continue ?
Christophe Honoré. Ce n’est pas flagrant. Pour une séquence qui était prévue dans la pièce, on a repris tous les suppléments de la rentrée littéraire de l’an passé et on a traqué les références au nouveau roman. Il n’y en avait pas une seule. Alors on a essayé de voir la part consacrée à la forme, à la composition, dans les articles parus et on s’est aperçu que cette part était dérisoire. La majorité des articles sur les romanciers d’aujourd’hui font soit une place importante à la biographie, pour éclairer les rapports entre l’auteur et l’œuvre, soit ils nous expliquent en quoi ce roman résonne avec notre époque, les sujets d’actualité… Et quand dans un papier on parle d’écriture, c’est majoritairement pour valoriser une langue invisible, qui se lit très facilement. Pour la critique littéraire, c’est comme s’il n’y avait aucun héritage du Nouveau Roman dans la littérature française d’aujourd’hui. Nous appartenons aujourd’hui à une génération dont les références sont souvent décrétées comme venant de la pop-culture, parce que les journalistes repèrent plus facilement cette pop-culture. Ainsi, il est beaucoup plus facile pour un journaliste, par exemple, de voir du Lynch chez Eric Reinhardt que d’y voir du Robbe-Grillet.
Laure Adler. Pourquoi, à un moment du spectacle, avez-vous fait faire aux gens du nouveau roman un geste, qui nous rappelle hélas une sinistre période, c’est-à-dire brûler des livres ?
Christophe Honoré. J’ai été très surpris en lisant des textes de Sarraute ou de Robbe-Grillet, de leur violence à l’égard des autres auteurs. Simon, parlant de Sartre, est frontal dans ses attaques. Il me fallait montrer leur volonté de faire table rase. D’où cette image : on va brûler les écrivains qui les emmerdent. Je vois bien que ça choque, cette idée que des écrivains puissent brûler d’autres écrivains.
Pourtant, on est souvent d’une mesquinerie et d’une sauvagerie sans nom sur les œuvres des autres... Je crois qu’il n’y a pas plus Robespierre que les artistes envers les autres artistes.
Mireille Calle-Gruber. Ce qui est intéressant, c’est de savoir qui vous brûlez.
Laure Adler. Balzac ? Stendhal ?
Mireille Calle-Gruber. Non, Balzac ne brûle pas si j’ai bien compris. Il y a Roger Martin du Gard.
Christophe Honoré. Anatole France…
Mireille Calle-Gruber. Claudel, Bernanos… Il y avait quelque chose de violent à l’époque. Sartre était violent. Il n’y a que Butor qui échappe à sa critique : il dit que Butor est le seul qui pourra devenir un écrivain. Quant à Claude Simon, une tentative de rencontre en 1964 à la Mutualité entre Sartre et lui a avorté… Le nouveau roman est d’ailleurs peut-être le dernier mouvement littéraire qui fait table rase, parce que, depuis, il me semble qu’on est plutôt dans le respect ou l’intégration du multiple. Mais il y a peut-être quelque chose d’autre qui apparaît et qui se rapproche de la pop-culture, c’est le fait que ces écrivains sont aussi des cinéastes, des metteurs en scène, des peintres. Claude Simon a d’abord été peintre et il continue à travailler l’écriture comme il travaille la matière picturale. C’est un sensoriel. Tout cela aussi apparaît par la multiplicité des moyens que vous employez sur scène. Par exemple, au moment où il reçoit le prix Nobel, Claude Simon se met à chanter un pastiche de La Californie. Claude Simon, en effet, ne savait pas faire de discours, sauf quand il les avait bien écrits et répétés. Au fond le roman a toujours été un fourre-tout, on a toujours dit que le roman n’était pas un genre ou qu’il était de mauvais genre. C’était le dernier dans la catégorie des genres littéraires. Les nouveaux romanciers, eux, en ont fait une forme, en travaillant de façon poétique la prose. C’est pour cela qu’ils s’opposent à Sartre, pour qui la prose est valable lorsqu’on a « quelque chose à dire », alors que la poésie ne serait qu’ornement. évidemment, ça a fait hurler les nouveaux romanciers qui, au contraire, travaillent la langue, le poids des mots, le rythme. Le mélange des genres (ce qui était interdit à l’époque classique) permet de rejoindre la culture pop, ou la non-culture pop aujourd’hui : la recherche de Christophe Honoré éloigne des rigidités, des sectarismes ou des exclusions classiques. De ce point de vue-là, vous tirez le nouveau roman vers une postérité qui peut être productrice.
Laure Adler. Pourquoi, à la fin de la première partie, avoir ménagé un temps pour les spectateurs en leur posant des questions ? C’est un dispositif théâtral très vieillot, très ancien.
Christophe Honoré. J’avoue que cette séquence, c’était un peu moins pour les spectateurs que pour les acteurs. Qu’ils soient dans une situation d’alerte permanente. Ce débat les a obligés à beaucoup travailler. Et puis, c’était une manière, certes un peu naïve, de donner une place au spectateur dans la pièce, comme ces écrivains donnaient une place au lecteur dans leurs romans. C’est Catherine Robbe-Grillet et Mauriac qui animent ce débat. Et lors de la dernière à Avignon, au moment des questions du public, on a vu une femme se lever dans la salle, prendre le micro et déclarer : « Tout est vrai, mais je ne reconnais rien et je suis Catherine Robbe-Grillet. » La comédienne sur scène qui joue Catherine Robbe-Grillet a commencé à trembler. Les spectateurs se sont mis à applaudir la vraie Catherine, et alors la comédienne, Mélodie Richard, s’est mise à crier sur le public pour qu’il se taise. Elle a demandé un moment de silence, disant que jamais il ne lui arriverait de nouveau de rencontrer ainsi son personnage… Elles se regardaient, ces deux Catherine, de la scène à la salle. C’était un temps à part, précieux. Avec Nouveau Roman, je savais que j’allais commettre un acte de profanation… profaner le réel. Et de voir Catherine Robbe-Grillet assistant à cette profanation, était à la fois très troublant et très émouvant.
Mireille Calle-Gruber. Est-ce que la réplique de Duras était prévue ? Anaïs a dit « Est-ce qu’il y a Duras dans la salle ? », pour répondre à Catherine Robbe-Grillet. C’était génial.
Christophe Honoré. Oui, c’était parfait. C’était dit très simplement, genre : « Si Duras est là j’aimerais bien la voir aussi. » Mais ça révélait d’une manière très exacte, la nature de notre projet.
Laure Adler. Chacun de nous est Marguerite Duras.
Mireille Calle-Gruber. Justement, cette improvisation de Duras nous permettait tout à coup d’être ailleurs. On était dans l’éternité de la fiction.
Christophe Honoré. L’éventualité de la présence des morts.
Mireille Calle-Gruber. Ils étaient tous là en fait. C’est pour cela que je dirais, à l’inverse de Catherine Robbe-Grillet : rien n’est vrai mais je reconnais tout.
Laure Adler. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un acte de profanation. Vous avez parlé au tout début de cette intervention de la lecture d’Hiroshima mon amour, qui est un scénario, qui a été une commande d’Alain Resnais et qui normalement aurait dû être exécutée par Françoise Sagan. Cela nous rappelle le côté improvisé des choses. Puis il y a eu ce travail extraordinaire d’Emmanuelle Riva qui avait pris des photos pendant le tournage d’Hiroshima au Japon, et on s’est aperçu que Duras répondait aux différentes demandes, à la fois techniques, du peu de moyens qu’avait Alain Resnais, etc., et pouvait modifier le scénario. Et je me demande à l’issue de notre conversation, après avoir vu le spectacle, s’il n’y a pas un côté « work in progress » dans votre matière et dans votre fabrique d’écriture, comme Duras l’avait fait au moment d’Hiroshima mon amour.
Christophe Honoré. J’ai toujours eu ce fantasme de la Factory : j’adorerais avoir un endroit avec une troupe de comédiens et de techniciens où le lundi on décide « on va faire un film » et, la semaine d’après, « on va faire une pièce de théâtre »… Et la suivante, on ne fait rien, on me laisse écrire tranquille…
Laure Adler. Castellucci le fait, vous pouvez le faire.
Laure Adler. Laissons maintenant la parole aux spectateurs qui souhaiteraient poser des questions.
Spectatrice 1. J’étais spectatrice de Nouveau Roman et au moment de l’interaction j’avais envie de poser une question, qui portait à la fois sur l’importance de la Deuxième Guerre Mondiale pour ces écrivains et sur leur rapport au politique. J’avais trouvé très fort le moment où c’était évoqué, notamment à travers le texte de Claude Simon. Et d’autre part, je pensais que ça allait changer le rapport au politique, ce qui apparaît bien dans la deuxième partie du spectacle, il me semble. Je voulais poser cette question, puis je l’ai censurée parce que je me suis dit : « Attention, ce n’est pas possible d’être aussi naïve : ce n’est pas Butor, Duras, Robbe-Grillet que tu as en face, mais ce sont les comédiens et ils ne peuvent pas te répondre. » Je ne savais pas qu’ils avaient les « uberfiches » ! Je les avais trouvés tellement imprégnés de ces écrivains que je les prenais pour les écrivains.
Christophe Honoré. Je parie sur la croyance du spectateur, sa naïveté, et non pas sur son goût pour la convention. C’est difficile, parce qu’aujourd’hui la valeur est accordée à ceux qui travaillent le vraisemblable. Ceux qui font des œuvres devant lesquelles on peut s’exclamer : « Ah oui c’est exactement ça ! » Comme si on espérait du spectateur qu’il reconnaisse. Moi je suis plus touché quand le spectateur croit. Et pour croire, il faut accepter son innocence. L’innocence n’est pas l’ignorance. Finalement je me demande si je n’ai pas un goût désuet pour le « didactique »… Vous auriez dû poser votre question. Les acteurs auraient répondu à côté, ils n’auraient pas récité la leçon. Mais ils auraient peut-être dit des mots justes et forts.
Spectateur 2. Ne pensez-vous pas que toute la pièce est une sorte de réécriture du Camion de Marguerite Duras où l’on voit un film qui n’est pas un film ? C’est un scénario filmé où l’on voit Depardieu et Marguerite en face, qui dit de façon énigmatique, comme un Sphinx : « Vous voyez ? » Pendant tout le film du Camion, on voit seulement les deux personnages qui parlent du film futur comme s’ils étaient dans la chambre noire, et l’on voit circuler, comme sur les quatre écrans chez vous, un camion, une voiture. Je crois donc que l’idée centrale de la mise en scène de votre pièce est une transmission ouverte.
Christophe Honoré. Le Camion est l’un des plus beaux films français, un film insensé. Duras n’est pas seulement une très grande écrivaine mais aussi une des cinéastes majeures du cinéma français. Elle a inventé une forme inédite de cinéma français. Je comprends ce que vous voulez dire. Nouveau Roman est une pièce qui refuse de se jouer. D’abord, parce que ce qu’on voit ne raconte rien en soi. Des chaises, de la moquette, des gens qui fument et se parlent. Ce qu’on voit représente une idée. L’idée qui dit l’importance d’évoquer le Nouveau Roman. Ensuite, la question de l’incarnation. J’aime bien quand Duras parle dans India Song du « dépeuplement » de l’acteur qui n’est présent, à rien, qu’à lui-même. Je l’ai répété constamment aux acteurs : « Soyez présents à vous-mêmes. » Lutter contre la « personnification » de votre présence sur scène. Ce qui est beau, c’est quand on ne sait jamais si les acteurs sont eux-mêmes ou bien les avocats des écrivains ou des modèles. Ce qui est encore plus beau, c’est quand ils sont tout ça à la fois. Je comprends et je partage votre sentiment. Je ne cesse dans ce spectacle d’interroger la mise en scène du film de Marguerite Duras, Le Camion.
Spectatrice 3. En voyant le spectacle, je me suis dit que ces jeunes acteurs n’avaient pas lu Nouveau roman, et c’est formidable, car ça leur a donné, comme dans vos films d’ailleurs, une jeunesse et une fraîcheur extraordinaires, inimitables, qu’ils ne pouvaient pas composer. Par rapport à la non-représentation, le non-mimétisme de l’acteur avec l’auteur qu’il était censé incarner, j’ai trouvé justement que ce qui a été dit, par rapport à l’actrice qui joue Butor, la « maigreur intérieure », était très beau. En outre, je voudrais savoir pourquoi vous aviez choisi l’actrice Anaïs Demoustier pour incarner Marguerite Duras.
Christophe Honoré. En effet, l’image de Duras est la plus partagée dans le public. Tout le monde a une image de Duras. Il est vrai qu’Anaïs doit lutter contre l’image que les spectateurs ont de Marguerite Duras, beaucoup plus que les autres, parce que les romans de Duras ne s’affranchissent pas du corps de Duras.
Mireille Calle-Gruber. Vous donnez la voix de Duras, ce qui est intéressant. Deux fois on entend la voix de Duras.
Christophe Honoré. Duras, le corps de Duras, on ne pouvait pas faire sans. Alors j’ai gardé la trace de la voix. Faire passer la voix reconnaissable, détectable, de Duras dans un corps nouveau. Nous avons tenté de faire advenir une figure de Duras qui aurait la jeunesse d’Anaïs. Une Duras d’avant la renommée, d’avant Duras. Une jeune femme qui doute encore, tremblante, adolescente. L’adolescence, je crois que c’est le temps de Duras sur lesquel on s’est fixé. Etrangère au groupe, désinvolte, drôle, joueuse, narcissique… Je comprends que pour les lecteurs, ceux justement qui ont lu et aimé Duras au temps de sa gloire, il peut y avoir l’impression qu’on leur impose peut-être une autre figure, qui ne correspond pas à ce qu’ils ont vécu avec elle, l’image de Duras qu’ils ont construite.
Laure Adler. Oui, mais c’est peut-être aussi une des forces de votre spectacle, Christophe : vous venez d’exprimer votre gêne vis-à-vis de Duras, mais cette Duras que vous avez dans votre tête, que chacun d’entre nous a dans sa tête, elle est imaginaire. Donc votre spectacle est aussi une mise en abyme de l’imaginaire.
Mireille Calle-Gruber. Et puis Duras, c’est aussi l’enfant, dans L’Amant notamment. Elle se présente toujours à la fois, quand elle a quinze ans et quand elle a quatre-vingts ans. Moi, je suis très convaincue au contraire par ce personnage, je trouve aussi que c’est Duras. Et puis ce rose bonbon qui l’habille lui va si bien.
Spectateur 4. Par rapport à Anaïs-Duras, je dirais qu’au contraire, comme disait Mireille, l’actrice est parfaite, elle est exactement la photo de la Duras qu’on connaît à 17 ans. Et je dirais même : Marguerite Duras se coiffe comme Anaïs Demoustier. Une autre remarque, par rapport à l’imitation : rappelez-vous que Thomas Bernhard a écrit une petite nouvelle, L’Imitateur des voix (titre français : L’Imitateur), et à la fin de la prestation de l’imitateur, quelqu’un du public lui demande d’imiter sa propre voix et il répond : « Cela, je ne peux pas. » Je crois que c’est le paradoxe du jeu même des acteurs et des actrices : ils sont en train d’imiter, mais ils ne s’imitent pas eux-mêmes. Donc ils sont toujours décalés par le jeu et dans le jeu, ce qui est extrêmement salutaire : la transmission transgressive qui est tout le temps ouverte et performative.
Spectatrice 2. Pourquoi avez-vous choisi Anaïs ?
Christophe Honoré. Anaïs, je l’ai connue sur le tournage de La belle personne. Ensuite, je suis venu à Avignon avec elle pour une pièce de Victor Hugo : Angelo, tyran de Padoue. C’était alors sa première expérience au théâtre. Elle a une force très rare chez une jeune comédienne ; une exigence, une liberté. Elle ne cherche pas à plaire. Face à Duras, elle était assez paniquée. Paniquée aussi à l’idée de travailler des improvisations. Mais j’avais confiance en elle, plus qu’elle en elle-même… Vous savez, c’est très agréable de travailler avec des jeunes acteurs, et de les voir prendre de l’assurance, de les voir se révéler. Quand vous les observez évoluer, s’épanouir, vous avez un peu l’impression d’y être pour quelque chose, et bêtement peut-être, mais profondément, vous êtes content.
Laure Adler. Nous aussi, nous sommes contents d’avoir vu Nouveau Roman et d’apprendre que ce spectacle va partir en tournée dans toute la France, pendant plus d’un an. Donc je pense qu’il va évoluer, que ce travail d’improvisation va se perfectionner. Et je crois que Michel Butor et Claude Ollier, un jour, viendront finalement voir le spectacle et apostropher leurs vrais personnages sur l’espace du plateau. Merci infiniment Christophe.
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