La traduction n’existe pas, l’intraduisible non plus.
Synge, O’Casey, Joyce, Beckett, etc.
p. 21-58
Texte intégral
1La question qui peut paraître scandaleuse dans notre France encore hantée par une tradition intellectuelle qui ne sort de l’abstraction qu’exceptionnellement, chez certains êtres qui ont su se reconnecter au vivant - qui réfléchissent (comme un miroir) sans avoir à penser - ou qui vivent selon ce précepte anticartésien de Kenneth White : « je suis donc je ne pense pas » - cette question scandaleuse, donc, c’est : à quoi bon la théorie ? Ou : à quoi bon ajouter une théorie au nombre pléthorique des théories qui, jusqu’à preuve du contraire, ne servent que la personne du théoricien, n’ont rien à voir avec la vie du vivant et donc pas grand chose à donner ?
2La question que je pose là peut paraître scandaleuse…, mais c’est surtout par rapport à la traduction qu’elle se justifie, car il est impossible de concevoir une théorie de la traduction et bien sûr complètement vain de vouloir le faire. Mieux : même si l’on parvenait à échafauder une très belle théorie, un système, un ensemble de procédés, de mécanismes ou d’automatismes (ce qui, au moins partiellement, existe déjà d’ailleurs…), la question demeurerait : à quoi bon ?
3Dire ça, dire que la traduction n’est qu’exercice pratique, qu’elle ne vit qu’en tant que pratique, c’est déjà dire que l’intraduisible n’existe pas, c’est-à-dire que la question de l’intraduisible est une question de théoricien.
4Je suis venu à la traduction par amour pour certains textes ; j’ai un peu regardé la théorie, longtemps après, ce qu’on appelle la traductologie (qu’on ne va pas tarder à « baptiser » traductique), la sémiotique aussi, celle de Greimas, et j’en suis revenu en courant !
5Je n’oublierai jamais ce traductologue (ou ce traductologiste ?) qui, lors d’une soutenance où il était chargé d’un dossier de traduction, avait répondu au candidat qui lui demandait ce qu’il avait traduit que lui ne traduisait pas, qu’il ne s’occupait que de théorie…
6Pour moi, traduire correspond à la définition que Roland Barthes donnait de la critique littéraire idéale ; je précise : Barthes a certes accompli un long parcours dans la théorie littéraire et dans la pseudoscience de la littérature mais en fait seulement pour en sortir. Et c’est après le retour à l’air libre qu’il dit que la critique ne devrait être que « prolongement des métaphores de l’œuvre »1 soit : un texte littéraire sur un/d’autre(s) texte(s) littéraire(s). C’est d’ailleurs ce qu’est aussi la création littéraire. Qui qu’on soit, quoi qu’on fasse, il y a une tradition qui nous surplombe, à laquelle on appartient (cette tradition peut tout simplement se constituer à partir des auteurs qui nous ont influencés). Le créateur (ce mot est chargé, très lourd) devrait toujours reconnaître ses dettes, ne jamais oublier qu’il n’est rien et qu’il ne ferait rien sans tout ce qui lui a été donné. Certes, il faut savoir prendre, comprendre, tout ce qui est donné, mais ce savoir n’est pas une dispense d’humilité.
7Le traducteur a donc une position privilégiée : il ne peut absolument pas oublier qu’il puise dans - travaille sur - est au service de l’autre, voire quelque chose de beaucoup plus grand que lui.
8D’ailleurs, dans tous les cas, nous ne sommes rien.
9La meilleure manière de concevoir ce qu’on appelle l’intraduisible c’est de comprendre qu’on traduit tout le temps, même à l’intérieur d’une seule et même langue. Et dès qu’on entre dans la formulation d’idées nuancées, subtiles, le langage et les mots, étant par essence insuffisants, inadéquats et peu adaptés à la véritable expression et à la véritable communication (c’est tout seul et en silence qu’on communique vraiment, les mystiques sont là pour nous le rappeler), on est confronté à de l’intraduisible, en ce sens que tout ce qu’il peut y avoir de subtil à dire restera non-dit, ou mal dit ou insuffisamment dit. Parce que c’est indicible, inexprimable, hors de portée pour le langage, incommunicable (on ne saisit rien par les mots d’une langue, on ne saisit que par le sentir ou le ressentir, donc sans parler ni écrire).
10C’est le domaine de la poésie, la poésie omniprésente dès qu’on ouvre sa sensibilité et qu’on déploie ses capteurs ou qu’on cherche dans la distance ou dans la hauteur, vers l’invisible (je prends le mot poésie dans le sens de création). Et dès qu’on cherche loin ou haut, dès qu’on cherche l’introuvable, dès qu’on veut dire ce qu’on ressent, nommer « l’innommable » de Beckett, on peut écrire, certes… On peut écrire d’épais volumes, des poèmes crispés tendus ou un chant lyrique déployé : tout cela se construit sur un noyau de vide ou de trop-plein, ce qu’il y a à dire ne peut être dit. Livre de mille pages ou haikus, dans les deux cas on est motivé par cette conscience, ce ressenti, l’impossibilité de dire ce qu’il y a à dire, soit on ne le cerne pas et on tourne autour, soit ça déborde et ça surchauffe et il y a trop à dire, mais ce trop est l’expression d’un point aveugle. Et donc il faudra toujours recommencer, essayer encore et encore, déployer le chant ou procéder au goutte-à-goutte du minimalisme. Ou avoir recours à l’image ou au symbole, qui en dit le moins possible pour en dire le plus possible, qui concentre, qui condense pour un éventuel déploiement, mais déploiement ressenti et jamais dit, jamais manifesté, à jamais inaccessible pour le langage manifestement conçu pour de viles tâches et que l’artiste ou le poète tente de métamorphoser en l’élaborant (tentant de créer un langage dans le langage) ou en le méprisant : je me concentre et je ne garde que ce qui vient tout de suite comme ça, aussitôt dit dans la tête, aussitôt chanté, aussitôt écrit, aussitôt fini, finalisé, je ne reviens plus là-dessus. À quoi bon travailler, élaborer un texte ? À quoi bon s’acharner sur une matière qui ne nous appartient pas, voire même qu’on ne reconnaît pas et qui nous possède ; cette langue, quelle qu’elle soit, dans laquelle on se résigne à écrire ? Il faut se rendre à l’évidence : la poésie, qui est terre et ciel, matière et esprit, palpable et invisible, esprit de la matière, la poésie est une voix sans langue, elle voyage par diverses personnes interposées, elle demande asile dans une langue puis dans une autre, puis elle est expulsée. La poésie est sans feu ni lieu autre que la terre des origines et le ciel infini éternel. Et je veux croire qu’elle est sans foi ni loi autre que l’amour, non l’amour des mots, mais l’amour tout court, l’amour sans objet.
11C’est pour ça que la poésie en tant que genre n’est pas nécessairement ni en priorité, comme on le croit souvent en France, écriture et travail de/sur la langue. C’est un vécu. Il m’arrive de me demander si les plus grands poètes ne vont pas toujours incognito.
12S’il y a amour des mots, c’est surtout pour la musique, c’est-à-dire pour tout ce que les mots peuvent laisser entendre, seulement laisser entendre, dès que l’esprit s’en empare, s’en mêle, s’y mêle. C’est ce beau titre de Roland Barthes : Le bruissement de la langue.
13L’intraduisible, l’écrivain s’escrime avec déjà, bien avant que le traducteur vienne le seconder ; il tente de se traduire, disons de traduire ce qui se présente à lui dans l’abstraction cérébrale ou dans le frisson nerveux.
14C’est Thomas Bernhard qui, dans une de ses pièces de théâtre, La Société de Chasse, présente le personnage de l’écrivain comme un être dont la paroi interne du crâne est toute noircie de griffonnages.
15L’intraduisible dont nous voulons parler ici (passage d’une langue à une autre) n’est qu’une conséquence de cet intraduisible fondateur de la tradition écrite, c’est-à-dire de l’effort de représentation de l’irreprésentable ; et donc aussi de ce qu’on appelle littérature, quand elle ne s’est pas enlisée dans la mondanité, dans les formes, dans le commerce ou dans l’exploit technique (autant d’aspects qui se mélangent souvent). Cet intraduisible fondateur de toute littérature, donc, nous rapproche quelque peu des origines : religion, mythologie, spiritualité, essence de l’être, mystère des origines du vivant ou de l’humain et de toute langue, l’âme, l’invisible. Toute littérature dans ce sens ouvre sur l’ontologie, la métaphysique, la philosophie (celle des présocratiques, entre autres, chez qui on sent bien que religion, science, philosophie et poésie ne se sont pas encore séparées2). L’intraduisible relève du mystère de l’être, de l’esprit, du souffle et de la voix, car il y a des voix où le langage n’est plus le langage et où les mots sont métamorphosés en formules magiques, en mantras, sonorités et rythmes qui ont un effet au-delà de toute saisie par la raison. La question du sens est déplacée, à évacuer.
16Ce qu’on appelle sens ou signification n’est peut-être qu’une vibration électrique, une onde magnétique, un frisson, une exaltation, une extase éphémère, un éclair, une fulgurance ; quelque chose que l’on saisit ou qui nous saisit, indépendamment de tout effort cérébral ou de toute tension d’intention.
17Ce qu’il y avait à dire pour l’écrivain n’aura pas été dit. Ce qu’il y a à traduire est donc, si l’on s’en tient aux mots, aux phrases, en-deçà de ce qu’il y a à dire. Mais ce qu’il y avait à dire qui n’a pas été dit par l’écrivain, qui est au-delà des mots et s’y reflète un peu quand même, c’est toujours là, ça se balade dans le texte qui travaille le traducteur et que le traducteur travaille. C’est ainsi que tout texte peut être retraduit, à l’infini, avec plus ou moins de bonheur. Il est difficile de se prononcer sur les raisons du bonheur ou du malheur de certaines traductions. Il y a des cas évidents. D’autres où l’on suspend son jugement (je précise : jugement-évaluation et non jugement-condamnation).
18Or une traduction peut dire ou nommer ce qui n’avait pas été dit ou nommé dans le texte-source tout en y étant fortement présent, et c’est peut-être ça le plus grand bonheur d’une traduction. C’est peut-être ça « prolonger les métaphores de l’œuvre », métaphores qui ne sont que la pointe émergée de l’iceberg du non-dit, de l’implicite, du textuel non-manifesté, de l’irreprésentable.
19Tout commence peut-être à Babel.
20Et il y a deux lectures du récit de Babel : la lecture négative, c’est la multiplicité des langues comme entrave à la communication, nous sommes divisés, la traduction n’existe pas3 ; et la lecture positive, c’est : cette grande diversité, ce foisonnement, cette richesse sont affirmation secrète d’une unité transcendante. Nous sommes tous liés et interdépendants. La traduction n’existe pas mais, si on croit qu’elle peut exister, l’intraduisible n’existe pas non plus. Il n’y a division et séparation que dans la méprise.
21Le fait que des gens travaillent à cette tâche impossible qu’on appelle traduction signifie que le passage d’une langue à une autre, parfois chemin en lame de rasoir, est possible. Je dirais même qu’il est déjà construit : le traducteur ne fait que découvrir quelque chose qui existait déjà dans un possible platonicien, un potentiel à amorcer, à activer, à réaliser.
22S’il y a unité transcendante, il y a nécessairement moyen de construire des ponts entre les cultures, voire d’en découvrir l’existence, et d’échanger, de partager, de communiquer.
23Il y a une autre image biblique qui nous parle de la traduction : c’est celle du don des langues et des langues de feu, cette capacité des apôtres missionnaires de traduire immédiatement dans toutes les langues du monde les messages évangéliques. Cette connaissance innée de toutes les langues, je l’interprète comme l’affirmation de l’unité transcendante ou d’universaux qui peuvent se transmettre, « passer », quel que soit le médium choisi. Mais cela me semble aussi signifier que le traducteur doit avoir une conviction, une croyance, une foi, par rapport à ce qu’il traduit. C’est plus à la mode de parler d’identification : il faut, dit-on, que le traducteur s’identifie à ce qu’il traduit.
24On s’identifie souvent à ce qui nous ressemble, c’est-à-dire, dans la vie courante, à une image de miroir de nos défauts. Mais tout est vraiment plus subtil que ça : si on aime une différence, c’est aussi parce qu’entre l’autre et moi il y a toujours parenté, affinité : les différences sont superficielles, apparentes. C’est le fond commun d’humanité qui domine. On est toujours complice de l’autre quand on est ouvert, curieux et qu’on aime la vie. Philosophiquement, les différences ne valent quelque chose que sur la base d’une conscience avivée de ce que nous avons de commun. Connais-toi toi le même que les autres. Je sais que c’est difficile à concevoir en un temps où l’on a inventé le clonage de l’originalité ou de la singularité. Mais l’autre est moi en quelque sorte, ou il est en moi : il était déjà là, en mon être, quand j’ai décidé de le traduire. L’altérité n’est qu’une autre version, un autre visage, de l’identité.
25L’identité est une fiction, utile en nos sociétés industrielles de formatage de l’humain, mais pathogène, mortifère pour qui finira par ignorer ou nier sa multiplicité native ou potentielle et ira adhérer au grand rêve, à la grande fiction de l’unité et de la permanence (car tel est bien le sens implicite du concept d’identité, une sorte d’enfermement).
26Dans la traduction bien comprise, bien vécue, non vécue seulement comme un gagne-pain, c’est ça qui travaille : l’autre c’est moi (c’est ce que le traducteur a en commun avec l’acteur), et ce qui me fera me reconnaître en l’autre ne sera en fait qu’une fenêtre ouverte vers mes propres secrets, mes territoires vierges, mon potentiel de renouveau, ma métamorphose toujours imminente.
27La différence des langues est le masque d’une ressemblance, la diversité le masque d’une unité : on en prend conscience dans le domaine des symboles et de ce qu’on appelle archétypes.
28La traduction a quelque chose de platonicien, l’écriture aussi d’ailleurs. Traduire c’est écrire et, pour l’écrivain bien éveillé et honnête, écrire c’est traduire. C’est là une remarque que j’adresse en passant à tous ceux qui pensent que les traducteurs sont des écrivains frustrés, les traducteurs eux-mêmes le pensent parfois. Le traducteur est rarement vaniteux (on ne voit pas son nom sur la couverture), s’il l’est, par réaction à cette invisibilité, c’est qu’il n’est pas à sa place. Comme le signale Umberto Eco avec son humour singulier, il y a des traducteurs qui ont sacrifié toute leur vie à traduire une œuvre complète : manière de signaler que traduire est un acte d’amour et de générosité, un don de soi.
29Revenons à mes oiseaux... La traduction, l’écriture, exercices platoniciens : il y a un ciel d’idées au-dessus de la tête de l’écrivain quand il écrit. C’est un grouillement qu’il met en ordre (il écrit) ou qu’il ne met pas en ordre (il chante). Il y a sûrement des degrés, toute une échelle variable, entre écrire et chanter.
30Le traducteur essaiera donc, à partir des mots et des phrases sur la page du livre (et avec d’autres supports d’ordre biographique ou d’autres livres du même auteur, etc.) de se connecter à ce ciel d’idées qui était au-dessus de la tête de l’écrivain. Cette connexion ne pourra jamais être que partielle. On peut traduire une œuvre complète. Mais on ne traduit pas tout d’une œuvre complète. Vous l’aurez entendu, ce tout-à-traduire qu’on appelle intraduisible n’est pas dans les mots du texte, il est dans ce qui est à sentir, à détecter, à deviner, à « intuiter ».
31Je pense à ces traducteurs qui ont traduit des langues dont ils n’étaient même pas spécialistes, voire qu’ils connaissaient très imparfaitement : Baudelaire traduisant Edgar Poe ; Gide, Shakespeare ; Giono, Melville ; TS Eliot, de la poésie russe je crois… Il me semble qu’ils se moquent du problème de l’intraduisible. La traduction de l’intraduisible, voilà qui n’est pas du tout un problème pour eux.
32Et, à ce propos, il faut citer un extrait du journal de Jean Cocteau, La difficulté d’être : « J’ai de l’avantage à mal connaître une langue pour la traduire. J’éprouve plus de gêne en face d’un article de journal allemand ou anglais qu’en face d’un poème de Shakespeare ou de Goethe. Un grand texte possède son relief. Mes antennes le ressentent à la manière dont les aveugles lisent le braille. Si je savais trop l’une de ces langues, un poème me découragerait par l’obstacle infranchissable des équivalences. En le sachant mal, je le caresse, je le tâte, je le palpe, je le renifle, je le tourne et retourne. J’éprouve les moindres aspérités du sillon. Finalement mon esprit frotte contre ses aspérités comme l’aiguille d’un gramophone. Il ne s’en échappe pas la musique incluse mais l’ombre chinoise de cette musique. Ombre chinoise assez conforme à son essence. »
33Il y a des sensibilités qui vont droit aux sens sans l’aide des mots.
34Mais ces écrivains qui ont traduit des langues qu’ils connaissaient mal ou peu, ne nous disent-ils pas que cet à-vif du senti ou du ressenti de ce qu’il y a au-delà des mots et du sens, c’est quelque chose qui est, qui vit et agit également chez tout traducteur traduisant de la littérature ?
35Le traducteur ne va-t-il pas invariablement au-devant d’une langue qu’il connaît peu ou mal en quelque sorte, même et peut-être surtout quand il en est spécialiste ?
36L’intraduisible est omniprésent. Joyce n’est qu’un cas extrême de ce qui existe partout. Je pense à un autre cas extrême, le poème Jabberwocky de Lewis Carroll dans Au-delà du miroir, qu’on peut aborder, comme traducteur ou comme commentateur, de la même manière qu’on aborderait tout autre texte moins hermétique et moins problématique, certes, mais seulement au premier abord. Ce qui dépasse la norme nous permet de comprendre la norme. Mais il n’y a pas Finnegans Wake d’un côté et les autres textes de l’autre. Il y a des textes qui sont tous, à des degrés variables et sur des modes différents, des figures de l’intraduisible.
37Je n’imagine pas de rationalité impeccable de la traduction, ni de l’écriture d’ailleurs. Il y a une rationalité de toute création artistique mais qui ne relève pas du cérébral et de la préméditation. Je n’imagine pas non plus le règne absolu de la conscience, ni dans la traduction ni dans l’écriture, ni dans aucune création artistique douée de quelque rayonnement. Je crois surtout dans ce que Joyce appelait, dans Stephen Hero, « l’instinct esthétique » : une rationalité qui n’en est pas tout à fait une, un instinct de la construction d’une structure, le naturel du geste de créer.
38John Cowper Powys dit4 que tout auteur, quelle que soit son époque, doit être abordé comme un contemporain : d’une époque à une autre il n’y a que variation des primautés, des accents, des prédominances, mais on retrouve toujours les mêmes données, les mêmes pôles, les mêmes énergies.
39Les énergies de la pensée, de la langue, de la création sont à peu de choses près les mêmes d’une époque à l’autre, avec seulement des variations de force, de présence, de visibilité et, bien sûr, d’effets d’aveuglement dus aux époques, qui ont toujours la voix forte, leurs obsessions, leurs manies, leurs partis-pris obligatoires et leurs préjugés hégémoniques, voire tyranniques. Chez les hindouistes on pense que notre histoire est la même, que les mêmes histoires, individuellement et collectivement, se répètent, depuis 3000 ans avant Jésus-Christ (ça coïncide à peu près, soit dit en passant, avec l’installation du patriarcat et le début de l’écriture telle qu’on la connaît aujourd’hui).
40Voilà un argument qui va contre l’intraduisible, cette affirmation d’un inchangé, d’un inchangeable, de la condition humaine, une uniformité cachée par la diversification. Et quels que soient débats et démenées - tous les auteurs des origines à nos jours nous sont contemporains - les formes ne seraient qu’une danse des apparences faisant écran plus ou moins opaque sur un fond immuable. Manière de dire que les formes occupent toute la place dans le chant/champ littéraire et que parler d’intraduisible, concevoir l’intraduisible, c’est dire quelque chose d’ambivalent. Le recours à la désuète distinction entre fond et forme aura néanmoins l’avantage de nous permettre de poser quelques équations claires :
soit : peu importe le fond, seules comptent les formes ; ou le fond, c’est la forme ; l’intraduisible c’est l’impossibilité de faire coïncider deux formes étrangères ;
soit : l’intraduisible c’est un fond qu’aucune forme ne peut saisir, déjà dans le texte de départ ; donc, les formes, c’est un peu comme les ombres de la caverne de Platon et le fond c’est le grand ciel dehors, inapprochable, inaccessible, inexpugnable et changeant selon perspectives et orientations.
41Le langage littéraire est toujours un rideau de fumées sur le réel. La traduction tâchera d’éviter d’être un rideau de fumées sur un rideau de fumées…
42Et si on peut quand même dire, dans de telles conditions, que le fond c’est la forme, c’est parce qu’il n’y a que ça, la forme ou les formes, pour nous donner accès au fond. Quelle que soit l’incertitude fatale de ce fond entre l’émission de l’écrivain, la réception côté lectorat du texte-source, la réception côté traducteur et la réception côté lectorat de la traduction, il n’y a que ça, la forme ou les formes, comme clé, et c’est une clé mal ajustée, un peu tordue, faussée, voire corrompue. Sans compter que le fond reste une hypothèse, une improbabilité ; dans le meilleur des cas quelque chose de peu stable et d’incertain, voire de flou (c’est d’ailleurs ce qu’il y a d’artistiquement inacceptable et surtout d’insignifiant dans l’hyper-esthétisation de certains spectacles).
43L’intraduisible, c’est l’impossibilité de faire coïncider deux formes étrangères en tant que porteuses ou représentantes d’un message et l’effort conséquent, peut-être vain, de recherche d’une approximation, d’une analogie…
44Mais le contexte de la traduction, la situation du traducteur, sont tels qu’on ne sait pas toujours ni nécessairement ce qu’est le message. Et on ne peut pas plus garantir l’effet de sens des formes choisies par rapport à ce message déjà hypothétique…
45Traduire, c’est se vouer à l’intraduisible entre un fond de ciel d’idées incertaines et des formes aux effets incertains, ou entre des formes étrangères et la recherche de formes apparentées, c’est-à-dire censées produire des effets semblables (hypothétiquement). L’intraduisible, c’est un fond insaisissable et des formes qui ne coïncident pas. L’intraduisible ce sont des idées ou des pensées et la recherche de formes censées produire des effets en rapport avec ce fond d’idées ou de pensées ; le problème étant que ces idées et pensées sont du domaine par excellence de l’incertain, peut-être du subjectif du traducteur, et que les formes choisies n’auront pas à coup sûr un effet en rapport avec ces idées ou pensées, même en supposant qu’il n’y a pas eu maldonne ni méprise.
46Quoi qu’il en soit, il y a, par rapport à Joyce, cette figure singulière de la traduction et de l’intraduisible : si on traduit Finnegans Wake par La veillée funéraire de Finnegan, on n’a pas traduit – mais si on garde Finnegans Wake5 comme titre pour le bouquin en français, comme l’a bien fait Philippe Lavergne, là on a traduit…
47Je pense à la nouvelle traduction de la Bible qu’ont publiée il y a quelque temps les éditions Bayard : chaque livre est traduit par un duo composé d’un spécialiste de la langue et d’un écrivain qui ne connaît rien à cette langue (ça rappelle l’extrait de Cocteau que je vous ai lu tout à l’heure) et le parti-pris est de traduire le plus littéralement possible, sans le moindre effort de récriture ou d’enjolivement, sans chercher à littérariser. Eh bien je salue là une des plus belles initiatives de traduction, car quel que soit l’effet d’étrangeté, voire de maladresse ou de lourdeur (surtout par rapport à la norme et aux rigueurs de la langue française bien sûr), on a accès à quelque chose comme un esprit, une âme et qui soudain devient presque palpable. Je ne connais rien aux langues de la Bible mais j’ai lu la traduction de Lemaître de Sacy, qui raconte la Bible à un parterre de lettrés poéticiens et stylisticiens ; j’ai lu celle de Chouraqui, qui est excellente, connue et reconnue, mais qui me semble moins riche en matière première brute que celle des éditions Bayard.
48Je pense aussi à René Khawam, qui a retraduit pour les éditions Phébus Les Mille et Une Nuits : il dit que, quand il se heurte à quelque chose qui a du mal à passer dans l’autre langue, eh bien il se contente quand même d’une traduction littérale, il produit un calque sans vergogne, parce que, dit-il, l’effet d’étrangeté de ce qui ne se dit jamais dans la langue d’arrivée prend une force poétique incontestable.
49Voilà qui remet en question beaucoup de choses (il va sans dire que je parle ici de la traduction en tant qu’art).
50L’intraduisible ça veut dire non seulement : on ne peut pas tout traduire (il y aura toujours quelque chose qui n’entre pas dans les mots ou que les mots éclipsent et qui n’aura donc pas franchi la frontière, un fond d’idées ou de pensées ou d’effets de sens, incertain, irréductible, peut-être inépuisable), mais aussi : on ne peut pas traduire mot à mot, c’est impossible, il faut chercher une équivalence par analogie ou par contigüité à l’autre langue, à la langue de l’autre, et en bon français s’il vous plaît ! C’est le fameux problème formel, qui peut être un miroir aux alouettes, voire un aveuglement. Ça ressemble un peu à la quadrature du cercle !
51Or les éditions Bayard, René Khawam, mais aussi des gens comme Jacques Derrida ou Antoine Berman, surtout Antoine Berman, nous disent que la saveur de l’autre disparaît si on le fait passer sous le rouleau-compresseur de la stylistique de la langue d’arrivée, surtout si cette langue d’arrivée est le français, langue costard-cravate, langue nœud-pap’ par excellence et dont George Steiner dévoile, dans Après Babel, le profond conservatisme classique ou le classicisme invétéré, parfois bien caché sous les dehors des modernismes, voire même des surréalismes. Ici, on voit bien que la traduction pourrait donner lieu à certaines considérations critiques et à tout le moins peu égayantes sur la société, la politique, le « French way of life » etc., etc.
52Le littéralisme a ses vertus, que nie la traduction que je définis comme colonialiste.
53Car, quand on parle d’intraduisible en France, on entend surtout qu’on ne peut pas traduire littéralement. Or il faudrait toujours bien peser une traduction littérale avant de la congédier.
54Mais n’y-a-t-il pas quelque chose d’absurde à parler d’intraduisible ? Car c’est une évidence qu’il n’y a aucune coïncidence envisageable entre deux langues. C’est même une lapalissade ! On récrit toujours. Et c’est un jeu. L’aspect ludique domine. Et il y a plus ou moins de liberté, c’est-à-dire plus ou moins de respect de la langue et du texte de départ.
55La traduction n’existe pas mais, par amour du jeu, l’intraduisible n’existe pas non plus.
56Reste que tout se passe au-delà des mots et du sens. C’est cela qui rend l’exercice d’analyse textuelle ou de commentaire littéraire si délicat et qui en fait souvent quelque chose de besogneux qui peut tourner au grotesque.
57Et c’est parce que tout se passe au-delà des mots et du sens, tout en étant peu ou prou dans les mots et dans le sens, que je n’ai rien contre l’idée de traduire à partir d’une traduction ; par exemple, ces poètes irlandais qui écrivent exclusivement en gaélique et que j’ai traduits à partir de traductions anglaises de leurs textes, qui ont été faites par des poètes irlandais.
58Qu’aucune langue ni aucun texte ne puissent être entièrement subsumés par une autre langue, un autre texte, voilà qui tient à la nature même des langues. C’est un problème de forme ou des formes et un problème de relation au réel, de positionnement devant le réel et de traitement du réel.
59Mais surtout : le texte-source a lui-même une source, invisible, intangible, et c’est cette source dont le traducteur essaie de se rapprocher, avec plus ou moins de bonheur.
60Et il y a aussi le problème esthétique, j’entends le problème de la réception : quel que soit le bonheur de ma traduction de tel ou tel texte, peut-on garantir que mon texte sera reçu par les lecteurs de la langue d’arrivée comme le texte original a été reçu par les lecteurs de la langue de départ ? Même au niveau lexical le plus élémentaire, il n’y a pas toujours coïncidence des spectres sémantiques. Là, on est vraiment dans le brouillard. Mais il est bien entendu que la traduction d’un texte ne sera qu’une création inspirée par le texte-source et que le texte de la traduction aura son autonomie comme texte littéraire c’est-à-dire comme source d’effets (si on tient compte de toutes les contingences de temps et de lieu, ça devient très compliqué, vaut mieux ne pas y penser !).
61« On ne peut pas tout traduire », disait celui qui fut mon maître en traduction, Jean Fuzier (traducteur des Sonnets de Shakespeare et des poètes britanniques du 17e siècle, entre autres John Donne), « mais il ne faut rien ajouter » : je sais maintenant qu’il y aura toujours des ajouts, des écarts, des torsions, des transformations sauvages, quelle que soit la qualité de la traduction, parce que le domaine de la langue ou des langues est bel et bien celui où l’humain n’est pas maître et qu’entre émission et réception nous sommes dans le domaine par excellence de l’imprévisible et des impondérables.
62On ne peut pas tout traduire à cause d’un foisonnement tout abstrait et irréductible ; il n’y a aucun ajustement possible, formel ou autre, entre langue-texte de départ et langue-texte d’arrivée ; esthétiquement, on ne peut jurer de rien : tel est le visage brouillé de ce qu’on appelle intraduisible.
63John Millington Synge est un excellent modèle de l’intraduisible. Sa langue a commencé par se chercher par l’intermédiaire d’autres poètes, notamment François Villon et Giacomo Leopardi. Françoise Morvan montre bien comment Synge trouve sa langue en traduisant Villon6. C’est une langue qui se « musicalise », se nourrit de la tradition mythologique et folklorique irlandaise ; elle symbolise la langue interdite par le colonisateur britannique, chez qui il va fréquenter le meilleur, William Shakespeare et William Morris (en France, il avait fréquenté Molière). Bref, il crée une langue, invente dans son laboratoire intellectuel et spirituel une langue où se mêlent, se bousculent et se trament ensemble la Bible, Shakespeare et surtout la traduction anglaise littérale, littéraliste, des structures du gaélique d’Irlande tel que parlé par le peuple irlandais : on appelle ça l’anglo-irlandais (chez Synge c’est une manière de bousculer un peu la langue du colonisateur). Il faut ajouter que cette langue impossible comprend aussi des influences gréco-latines et pas mal de néologismes. C’est d’un singulier unique dans la littérature mondiale ; ce singulier tient au fait qu’aucun anglophone n’a jamais au grand jamais parlé une langue pareille mais que tout anglophone de l’Amérique du Nord à l’Australie l’a toujours comprise, la comprend et la comprendra ! Langue poétique s’il en fut, langue qui dépasse les bornes : c’est une langue littéraire et populaire, vulgaire et poétique, avec quelque chose de sacré, de hiératique.
64Il y a deux traductions connues des pièces de Synge : Maurice Bourgeois, en 1942, et Françoise Morvan, fin des années 80 et début des années 90. Il y a eu d’autres essais de traduction des pièces de Synge, notamment The Playboy of the Western World et Deirdre of the Sorrows7, par des gens qui auraient mieux fait de s’abstenir et de faire ce qu’ils faisaient d’habitude.
65Chez Maurice Bourgeois, il y a des trouvailles intéressantes, inspirées de la paysannerie du Berry, mais on ne retrouve pas la flamboyante singularité de la profération à la Synge8.
66Françoise Morvan a produit la meilleure traduction du théâtre de Synge à ce jour : son parti-pris de donner l’équivalence du français breton est excellent. Mais cette recherche rigoureuse et exclusive d’une équivalence par la voie/voix du français de Bretagne, où l’on sent le même esprit de résistance, la même haine de l’état que chez Synge et qui se fonde sur un accord historique, culturel, spirituel et linguistique entre deux peuples, donne quelque chose qui, devant un public qui n’est pas breton, produit des effets que le texte de Synge ne produit pas.
67Certes, une traduction est un texte autonome, mais il faut, je crois, que rien ne jure avec l’effet de sens général du texte de départ. C’est un point commun avec le travail de mise en scène (qui est un travail de traduction) : il faut définir certaines bases, certains éléments de sens absolument incontournables, indispensables et se débrouiller pour qu’ils se retrouvent dans le texte d’arrivée (ou dans la mise en scène). Il y a des limites qui tiennent au simple fait que nous sommes au service de l’autre. La traduction de Morvan est une traduction poétique, certes, mais elle semble s’adresser à la Bretagne et semble difficilement accessible pour d’autres régions de France.
68Il y a peut-être quelque chose à chercher pour qui voudrait retraduire les pièces de Synge, entre l’aplatissement orné de Bourgeois et la fervente bretonnisation de Morvan ; quelque chose qui relèverait davantage de l’invention d’une langue française inexistante, c’est-à-dire bousculée dans ses habitudes et régénérée à coups de maladresses, de barbarismes et de métissages ; une langue inexistante, déboussolante et désarçonnante, mais qui resterait compréhensible pour tout francophone. Les antipodes de la langue de bois en quelque sorte.
69Cela dit, la traduction de Morvan reste le plus bel hommage rendu à l’œuvre de Synge, théâtre intraduisible ou théâtre de l’intraduisible et qui peut encore faire exister des traductions et qui pourrait même aider à rajeunir, à assouplir, à dépoussiérer cette vieille langue française toujours possédée par le démon du classique (une amie irlandaise propose une nouvelle orthographe pour « classic » : class-sick).
70Voici une citation de Morvan, à propos de sa traduction de Synge, qui va dans le sens de ce que j’ai essayé de vous dire sur l’intraduisible et l’écriture :
71« Ce que l’on veut traduire n’est pas même un langage mais du souffle, une manière de restituer le souffle trop grand de l’univers et de lui donner corps, provisoirement, mais avec énergie ; ce rythme qui porte le texte, cette manière de prendre l’air et de le restituer, il est plus présent, il importe plus que la rigueur de la syntaxe et la précision du vocabulaire. »
72Sean O’Casey, c’est une langue où l’on reconnaît certains traits de structure identiques à ce que fait Synge ; mais l’effet d’ensemble n’est pas celui d’une langue inventée, d’une langue poétique impossible et résonnante ; l’effet d’ensemble est celui d’une langue des quartiers populaires et des milieux ouvriers de l’époque d’O’Casey à Dublin, avec cette singularité généralement comique de mots déformés, mal prononcés, de souche gréco-latine ou d’origine administrative, mots qui se veulent savants et qui trahissent une prétention grotesque chez des personnages grossiers et ignorants. Et il y a un autre trait distinctif dans cette langue qui, comme celle de Synge, est hautement théâtrale : une tendance à l’exagération, une expression hyperbolique, grandiloquente, symbolisation d’un décalage des personnages par rapport à la réalité ou à leurs réalités.
73Je mets toujours Synge et O’Casey côte à côte, parce que leurs langues se ressemblent ; mais cette ressemblance ne tient pas longtemps : la langue d’O’Casey pose surtout des problèmes d’époque, elle est farcie de références historiques et mythologiques incompréhensibles pour un public non averti, et c’est surtout ça qui pose problème pour la traduction. La langue de Synge, c’est un esprit qui fait tout tourner dans sa spirale, qui métamorphose tout et se maintient en dehors de tout ça ; c’est pour ça que c’est une langue intraduisible et c’est pour ça que la traduction de Françoise Morvan est la meilleure mais non la dernière. Il y aura d’autres retraductions de Synge, mais ce que sa langue charrie ne pourra jamais entrer entièrement dans une autre langue, il y aura toujours fuite (comme pour un robinet ou une baignoire).
74Le théâtre de Synge reste un gymnase pour traducteurs. Sa langue, on peut la définir avec le logo des éditions Tristram : « matière inflammable ».
75Henry Robinson et Joseph Campbell ont écrit, dans un guide qu’ils ont conçu pour accompagner et éclairer le lecteur de Finnegans Wake, que ce texte est :
76« une puissante allégorie de la chute et de la rédemption de l’humanité… Un composé de fable, de symphonie et de cauchemar… C’est une mécanique qui ressemble à celle du rêve, un rêve qui a libéré son auteur des nécessités de la logique commune et qui lui a permis de compresser toutes les périodes de l’Histoire, toutes les phases du développement de l’espèce et de l’individu dans une structure circulaire dont chaque partie est le début, le milieu et la fin. »
77Et un journaliste, Alfred Cazin, a écrit que Joyce « ...a peu à peu, et avec une patience à toute épreuve, assumé toute l’amplitude et l’irrésistible puissance de son âme pour écrire en définitive comme si l’art n’avait plus sa place dans le monde. »
78Pour voir ce que Robinson et Campbell ont vu dans ce livre, il faut l’avoir bien lu, il y a effectivement une trame secrète d’inspiration gnostique. Dés son premier chef d’œuvre, Dublinois9, Joyce a donné le ton : il voit, il montre, vers 1920, une humanité dégénérée (la nôtre). Comment s’étonner de sa fibre gnostique c’est-à-dire, pour aller à l’essentiel, la primauté qu’il donne à la conscience ; une Conscience qui dépasse ce que la psychanalyse entend par ce mot et qui, comme l’atteste la fin de Dublinois, a trait à la place de l’homme dans l’univers infini et à l’éveil qui conditionnera la reconnection de l’homme à ses sources. Démarche que le progrès et la modernité se sont consacrés à rendre impossible (sauf pour une petite minorité). La rédemption dont parlent les deux critiques que j’ai cités, c’est le chemin du gnostique. « Les livres ne changent que leur auteur », dit Christian Bobin. Il n’y a pas de salut de l’humanité. Il n’y a que le salut de ceux qui, tel Joyce, savent, selon cette expression de Cioran, « sortir de l’humanité ».
79Quant à la place de l’art dans le monde, et Joyce a vu loin, il est vrai que tout semble être fait depuis longtemps pour condamner tout art ou toute culture véritables ; sans parler des tendances infantiles, infantilisantes, et de l’hystérie hyperesthétisante de notre époque (Jean Vilar avait prévu tout ça10). Ces tendances, qui sont le masque d’un énorme vide culturel, se cachent la plupart du temps derrière un irrespirable esprit de sérieux. Si nous excluons cet « art » et cette « culture » devenus des affaires d’état, on peut dire, pour faire écho à la petite phrase d’Alfred Cazin, le journaliste cité plus haut, que la vraie place de l’Art et de la Culture, c’est précisément la place qu’on ne leur fait pas.
80Le travail de Joyce dans Finnegans Wake, c’est d’abord, comme le dit Seamus Heaney11, « un acte de vengeance contre la langue du colonisateur britannique ». C’est aussi une trame mêlée de religion, d’ésotérisme, d’histoire et de mythologie, qu’il faut avoir la patience d’observer longtemps si on veut trouver le fil rouge, la clé, le code. Enfin, et c’est peut-être là le plus important, c’est un travail de déstructuration de la langue anglaise par lequel Joyce transcende le contexte même de l’histoire et des conflits pour atteindre à une sorte d’absolu de la pensée, de la langue. Un lyrisme d’une toute nouvelle espèce, qui travaille au niveau de chaque mot, de chaque vocable, et qui enfile ses perles imperturbablement, de 1922 à 1939 ; c’est-à-dire que Finnegans Wake est une construction parallèle aux autres œuvres de Joyce, lesquelles restent, contrairement à Finnegans Wake, extraverties, mais se retrouvent « mixées » (au sens culinaire) et métamorphosées, à la fois compressées et épandues et en fin de compte dépassées, transcendées… Néantisées et infinitisées.
81Ce n’est pas une structure en cercle, comme le disent Campbell et Robinson, c’est une structure en spirale : Finnegans Wake, c’est la belle catastrophe, le beau final couronnant une œuvre léguée comme une sorte de cadeau empoisonné. Une tombe égyptienne « irlandisée » et européanisée.
82Il faut penser à ce que dit Philippe Lavergne à propos de Finnegan’s Wake12 - « ce souterrain communément appelé conscience mais que nous appelons absence »… : c’est une écriture du Démon (au sens où Socrate entendait ce mot), une énergie, un élan, une pulsion, une compulsion, une manie. « Une écriture moqueuse », dit aussi Philippe Lavergne. Voilà qui est faible comparé à la conscience comme absence, absence à soi, quelque chose en Joyce (potentiellement peutêtre en chacun de nous) qui vit, qui va, qui écrit, qui crée. « Une force qui va » comme dirait Victor Hugo. L’image de l’artiste du Portrait de l’Artiste qui, dans l’acte créateur même, « se lime les ongles », c’est ça que ça veut dire : je suis médium d’une force qui agit sans moi, sans le moi (toute création artistique douée de quelque rayonnement a quelque chose d’impersonnel. Ça aussi c’est gnostique). Jung avait dit à Joyce qu’il était schizophrène : conscience coupée en deux ? Bien sûr que non ! Conscience coupée en mille et une nuits, conscience coupée en tant de fils et de filaments et de brins de trames de moires qu’on touche là quelque chose que j’appelle le degré absolu de l’écriture.13
83Milan Kundera se dit « graphomane ». Joyce était sismographe d’un séisme de l’Être, qui, ça va de soi, tourne au jaillissement volcanique, et c’est pendant le refroidissement de la lave que Joyce travaille en se débrouillant pour accomplir un tour-de-force : il fixe des formes qui ne se fixent pas, resteront instables, volatiles, comme un gaz inflammable, incertaines comme ces formes qu’on voit danser dans la nuit noire quand on fixe longtemps son regard sur un point ; une autre image qui marche ici, c’est : l’aurore boréale de Finnegans Wake.
84Ce qui nous a été légué avec Finnegans Wake, c’est un livre des mystères mais aussi un livre des clés : il y a une nouvelle dans Dublinois qui s’intitule Clay, soit Argile : l’argile de la création, notre fragilité commune, notre vulnérabilité commune. Nous ne sommes rien. Mais il se trouve que Joyce parlait français et, quand il écrit Clay, il pense aussi au mot français « clé » prononcé avec un accent anglais. Voilà de l’intraduisible intraduisible !
85Mais l’intraduisible de Finnegans Wake c’est ceci : y aura-t-il un jour un traducteur qui ait vécu ou qui vive ce que Joyce a vécu dans ses mondes internes ?... En tout cas, voilà encore un gymnase pour traducteurs.
86C’est un livre d’argile, sur l’argile, friable, éphémère, vouée à dissolution. Mais c’est aussi un livre de clés donc de serrures et de portes. Mais il faut passer par l’argile. Être argile, être ce que l’on est. Les clés seront faites à partir de l’argile, modelées, sculptées dans l’argile.
87Regardez un tour de potier en mouvement : c’est une spirale.
88Joyce a mis 17 ans pour composer ce délire14. Philippe Lavergne a mis 20 ans pour le traduire, ce qui est bien la moindre des choses.
89Beckett, lui, a écrit, à 26 ans et en trois semaines, son premier roman, Dream of fair-to-middling Women15, jamais publié de son vivant. Il a dit que pendant le temps consacré à l’écriture de son roman il était « chauffé au blanc16 ». Cela se passait dans un petit hôtel parisien, il connaissait Joyce, travaillait un peu pour lui, avait déjà accès aux premières épreuves de Finnegans Wake, ça s’appelait Works in progress. Beckett a écrit ce premier roman sous l’influence de Joyce, certes (il a en quelque porte traduit du « Finnegans » à l’intérieur d’une même langue). Mais on y trouve et le jeune Beckett qui était en effervescence et ne se censurait pas et le Beckett que nous connaissons tous, ce Pascal du 20e siècle.
90Un chanteur américain de souche africaine, Bobby Mac Ferrin, vient de publier un CD qui s’intitule VOCAbuLaries : il s’inspire d’une grande diversité de langues anciennes, c’est un travail sur des sons insolites qu’il transforme, dit-il, par une sorte d’alchimie, en un langage : l’intraduisible c’est tout simplement ça : toute langue est un ensemble de sons, de sonorités et d’effets, qui ne peut avoir d’équivalent nulle part. Toute langue est une musique. Mais on peut la donner à entendre dans d’autres langues : c’est comme transposer une partition d’instrument pour un instrument différent.
91Un musicien que je connais a analysé un discours de Ionesco d’un point de vue harmonique et mélodique, il a ensuite mis au point des nappes sonores correspondantes et a réenregistré ce discours avec ce fond sonore : quand on écoute le tout, Ionesco ne parle plus, il chante. C’est-à-dire, et c’est ce qu’a révélé le travail de ce musicien : parler c’est déjà chanter.
92Une note de musique, un accord, une mélodie, ça n’a pas de sens, ça a divers effets imprévisibles. Je sais bien qu’un mot écrit n’est pas une note, qu’une phrase écrite n’est pas une mélodie, mais dés que c’est vocalisé ça devient musical. Note, accord, mélodie ou rythme, on est là dans un univers de signification qui n’a plus rien à voir avec le rationnel, on est là dans le domaine du subtil. C’est ce subtil qui fait le défi de toute traduction, surtout mais pas seulement pour le théâtre et la poésie ; c’est ce subtil qui est l’essence de l’intraduisible, la manne et de l’écrivain et du traducteur. La vitamine.
93Cette manne, c’est un point obscur, un fond d’obscurité, inconnu ou méconnu, insaisissable, irréductible, autour de quoi l’œuvre de tout artiste tourne en spirale, partant jusqu’à la zone la plus éloignée de ce centre obscur et y revenant sans jamais y avoir accès ; mouvement perpétuel du noyau noir de l’être jusqu’aux zones périphériques les plus excentrées et retour, ainsi de suite tout à l’avenant. C’est une spirale. Et c’est l’œuvre (pas seulement ni nécessairement littéraire) d’une vie.
94Tout bien considéré, l’intraduisible, c’est cette obscurité profonde, lointaine et proche et agissante, à laquelle nous sommes tous condamnés mais qui est le cœur battant de toute création ou, tout simplement, de toute action, de toute vie.
95La forme la plus primitive de toute littérature, c’est le cri inarticulé du premier homme devant un univers mystérieux, incompréhensible. Après, les choses se sont civilisées, mondanisées, compliquées, obscurcies.
96Mais c’est ce cri inarticulé qui, quand il se fait entendre ou sentir, sous une forme ou sous une autre, donne de la valeur, de l’impact, de la force, une résonance, un rayonnement, à ce qu’on appelle littérature, à ce qu’on appelle art.
Notes de bas de page
1 Dans Le Plaisir du Texte, Seuil, Points, Paris, 1982.
2 Il faut regarder l’œuvre de Jean-Pierre Garnier-Malet, physicien, et de Philippe Bobbola, astrophysicien et biochimiste, pour comprendre que science et religion ou spiritualité sont en train de se réunir aujourd’hui, ou de converger, voire de fusionner, ce par rapport à la question de la relation de l’homme à l’univers, à l’espace-temps, au devenir et à la possibilité pour l’homme de maîtriser et sa vie intérieure et son avenir. C’est peut-être la première fois que la science sort de son isolement, quitte sa tour d’ivoire, pour offrir aux hommes le moyen de bien vivre. On n’est pas sûr que ces messages soient entendus là où il faudrait qu’ils le soient…, mais ce n’est qu’un début.
3 Il est peut-être utile de rappeler que le motif dominant du récit de Babel, c’est la division comme conséquence de la mégalomanie des hommes.
4 Dans The Meaning of Culture, The Traveller’s Library, « Lightning Source », Londres, 1936 et 2003.
5 Finnegan se compose de fionn, qui en vieil irlandais signifie « tête blanche ou tête claire ou blonde » ; et de – egan, qui signifie « jeune ». Et wake, c’est à la fois l’éveil, la veillée funèbre et le sillage.
6 Voir les excellentes introductions qu’elle a écrites à sa traduction du théâtre de J.M. Synge, chez Babel-Actes Sud.
7 Pièces généralement traduites par Le Baladin du monde occidental et Deirdre des Douleurs. Le titre de la première pièce, Françoise Morvan l’a traduit par Le Beau parleur des terres de l’ouest. Elle explique bien pourquoi dans ses introductions.
8 Et il y a une « francisation » systématique des prénoms irlandais, fort éloquente dans une traduction réalisée pendant l’occupation de la France par les allemands.
9 Voir la nouvelle traduction de Jacques Aubert, chez Gallimard, Folio, de ce recueil de nouvelles magistral, Dubliners, qui avait été traduit par Gens de Dublin.
10 Voir (entre autres) Memento et Le théâtre, Service Public, Gallimard NRF, 1981 et 1986.
11 Dans un entretien accordé à ARTE en 1996, année de l’Irlande en Europe.
12 Dans son introduction à sa traduction, chez Gallimard, « Folio ».
13 Je retrouve le même Esprit, j’ai le même ressenti, devant les textes posthumes d’Aragon, publiés par Gallimard : La Défense de l’Infini.
14 Il faut penser au mot « délire » comme à un anagramme de « délier », dit un écrivain contemporain dont j’oublie le nom…
15 Titre que j’ai traduit par Donzelles et cotillons : Eden revisité.
16 In a white heat.
Auteur
Université d’Avignon
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