Acter la créativité
p. 11-15
Texte intégral
1La leçon qui va nous être instruite par Philippe Henry offre un état des lieux du théâtre vivant dans la France d’aujourd’hui, tel que seul peut le dresser un fin observateur des pratiques culturelles. Cependant, le regard clinique ne suffit pas : il vire au diagnostic et, de là, à des propositions utiles autant au monde du théâtre qu’à ses tutelles, entrepreneurs et politiques. La leçon se mue alors en une performance. D’une part, elle pourrait être considérée comme un acte performatif, qui transforme le regard sur le spectacle vivant, quand, pour citer John Austin, dire, c’est faire1. Elle crée un échange avec des données, des idées, des propositions et des exemples. Elle signale des points de discussion et d’appui pour concevoir différemment le monde du spectacle vivant et de la culture. Dans son ouvrage Spectacle vivant et culture d’aujourd’hui. Une filière artistique à reconfigurer2, Philippe Henry décrit ce milieu comme exemplaire « de la mutation dans laquelle est engagée notre société ». Philippe Henry propose ici une analyse qui ne se contente pas d’être interdisciplinaire, esthétique, sociologique, économique, communicationnelle, mais qui interroge intimement les tensions, les équilibres et déséquilibres du monde de la culture. Elle part d’une réalité objective, la réinsère dans une histoire et son devenir, la restaure dans sa capacité à agir, à peser, à transformer peut-être. Voilà bien une performance. D’autre part, cette leçon est une performance rhétorique car elle a été donnée durant le Festival d’Avignon, le 21 juillet 2009, dans le cadre de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse : elle est inscrite dans une situation ordinaire de communication. Philippe Henry en a fait un engagement quasi physique d’une parole en acte et cet acte s’enrichit d’une valeur symbolique, selon le processus décrit par Richard Schechner, professeur à la Tisch School of the Arts de New York University et à l’origine des « performance studies »3 : nous pourrions alors, renversant la proposition d’Austin, penser un quand faire, c’est dire aussi. Car, c’est bien cela qui est en jeu dans les Leçons présentées à l’Université d’Avignon durant le Festival. La parole publique que Philippe Henry nous a adressée peut être entendue par l’universitaire, l’étudiant, le « professionnel de la profession », et par le passionné d’un monde en train de faire, de se refaire, de se défaire.
2Que dit en effet cette leçon ? Philippe Henry y souligne trois points sur l’état actuel du fonctionnement du monde du spectacle vivant en France. Tout d’abord, il nous rappelle que le monde des arts de la scène n’est pas un monde à part et qu’il est symptomatique des évolutions et des changements contemporains. Les deux crises des « intermittents du spectacle », en 1992 et en 2003, ont mis en évidence la fragilité et les injustices du statut reconnu aux agents du spectacle, public comme privé. Elles ont été des moments intenses de recherche socioéconomique : elles ont démontré l’urgence et la nécessité de véritables données sur la réalité de l’emploi et des professions du monde du spectacle. Si entre 1995 et 2006, le nombre d’entreprises du spectacle vivant a connu une forte croissance et si le volume de travail des intermittents du spectacle a lui aussi augmenté, la majoration des effectifs a été supérieure et a, de ce fait, entraîné une baisse conséquente du volume annuel moyen de travail par intermittent. Face à ce constat, Philippe Henry souligne l’inventivité d’un milieu qui, au regard de son évolution démographique, va porter une multitude d’initiatives et réinventer le travail, sa relation aux publics et à l’esthétique. Notamment portée par les petites structures - ne récusons pas trop vite l’empire du small is beautiful, l’innovation des « classes créatives », dont font partie les professionnels du spectacle vivant, amènent à défricher de nouvelles voies artistiques, à refonder les piliers du développement culturel et à faire évoluer l’ensemble de la société. Pour Richard Florida, économiste engagé dans la sociologie urbaine, aujourd’hui professeur de Business and Creativity à l’Université de Toronto4, les classes créatives désignent une population urbaine, mobile, qualifiée et connectée et se définissent en apportant sur les territoires qu’elles habitent les trois T, Talent, Technologie et Tolérance. Pour Florida, la confiance que nous plaçons dans nos classes créatives est sans doute le meilleur atout dont on puisse disposer, car ce sont elles qui favorisent ce brain drain qui est en mesure d’offrir de nouveaux contours à l’idée même de progrès ou, puisque ce concept peut gêner à juste titre, d’entrée dans le futur. Enfin Philippe Henry illustre un glissement en cours tant dans le spectacle vivant que dans le spectacle enregistré, qui rétablit le spectateur au cœur d’un jeu trop souvent réduit à un dialogue entre professionnels et politiques. C’est rappeler la vertu d’une économie plus flexible, réciprocitaire et redistributive, seule à même de susciter de nouvelles émotions.
3Reste alors à créer les conditions d’une politique efficace et bénéfique. Les propositions de Philippe Henry, formulées tout au moins pour l’espace français et francophone, ne devraient pas sombrer dans le silence et laisser insensibles les acteurs de la vie culturelle. C’est le vœu qu’il faut exprimer pour le destin de ce livre : qu’il soit lu et médité.
Notes de bas de page
1 John L. Austin (1911-1960) : Quand dire, c’est faire, trad. Gilles Lane, Paris, Ed. du Seuil, 1960 (« Points Essais »).
2 Spectacle vivant et culture d’aujourd’hui. Une filière artistique à reconfigurer, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2009.
3 R. Schechner, Performance : expérimentation et théorie du théâtre aux USA, trad. Marc Boucher, Montreuil-sous-Bois, Editions Théâtrales, 2008.
4 R. Florida, The Rise of Creative Class, New York, Basic Books, 2002 ; Id., The Flight of the Creative Class : The New Global Competition for Talent, New York, Harper Collins Business, 2005 et, du même, le controversé Cities and the Creative Class, New York, Routledge, 2005. Voir les sites www.creativeclass.org et www.martinprosperity.org.
Auteur
Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse
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