Conclusion générale
p. 293-302
Texte intégral
1Le Brésil avait atteint en 2011 le premier objectif du Millénaire pour le développement en réduisant de moitié la proportion de sa population vivant dans l’extrême pauvreté, et ce près de 10 ans avant la date proposée (Campello et Neri 2013). Entre 2003 et 2011, ce que l’on définit au Brésil comme la « classe moyenne »1 a vu ses effectifs augmenter de 65,8 à 105,4 millions de personnes, devenant le groupe majoritaire de la population (Pereira 2015). Le Programme Bolsa Família (PBF) n’est ni le seul ni le principal responsable de ces transformations, mais, conjointement avec l’expansion du secteur de travail formel et l’augmentation du salaire minimum2, il a joué un rôle important. D’autres auteurs défendent que le PBF a permis une expansion de la citoyenneté des pauvres, et même de la démocratie brésilienne de façon plus générale. Les données présentées dans ce travail nuancent la portée de ces affirmations.
2Après 18 ans, le PBF a pris fin en octobre 2021, quand il desservait 14,6 millions de familles brésiliennes avec un transfert mensuelle moyenne de 191 R$. À sa place, une mesure provisoire présidentielle a créé à sa place l’Auxílio Brasil (« Soutien Brésil »). En 2023, lors de son retour à la présidence, Lula a rétabli le PBF. Le PBF n’a jamais fait consensus au Brésil. Sa légitimité politique a été assurée pendant plusieurs années par la bonne performance économique du pays sous les gouvernements du Parti des travailleurs (PT), et par la mise en avant des effets positifs issus du programme. Même si l’existence du PBF n’a été que marginalement contestée dans la sphère politique pendant son existence, l’opposition à la manière dont il a été conçu n’a jamais cessé. Le débat politique sur le programme ne se concentrait pas seulement sur le montant des ressources ou le nombre de bénéficiaires, mais principalement sur la nature même de l’aide sociale. L’opposition au PBF – et en fait à tout programme de transferts de revenu direct – n’est pas une force politique minoritaire. Au contraire, elle trouve ses racines dans les représentations sociales dominantes de la pauvreté dans le pays. Même si l’État y est vu comme le principal responsable pour aider les pauvres, et l’aide sociale en soi est soutenue, les désaccords sur le PBF se font sur la manière d’aider les pauvres. Les pauvres sont majoritairement vus comme profiteurs de l’aide fournie par l’État, avec le stéréotype largement diffusé de la femme faisant des enfants pour augmenter son allocation. De façon encore plus consensuelle, l’idée d’une aide sociale de type paternaliste et normative — où le comportement des bénéficiaires est la cible de l’action sociale — est très répandue, dans laquelle il faut maintenir les conditionnalités liées aux soins des enfants et à l’obligation de travailler.
3Dans un tel contexte, nous ne pouvons pas ignorer l’effet que l’opinion publique a eu sur la discontinuation du PBF et son remplacement par un nouveau programme en 2021. Le soutien politique généralisé que le programme a acquis parmi les grands partis politiques et ses principaux représentants donnait une fausse impression de stabilité du programme. Hall (2013) a considéré très peu probable que le programme soit contesté par les élus, à moins qu’ils soient intéressés par un « suicide politique ». Quelques bénéficiaires interviewées dans notre enquête ont aussi exprimé une telle perception : « qui est le fou qui va mettre fin au PBF ? », nous dit l’une d’elles. Cette pensée est directement associée à l’attribution du succès du PT grâce au programme, ce qui parait être surestimé par rapport à l’effet isolé qu’il a effectivement eu dans les victoires récentes du parti. C’est en s’appuyant sur cette prémisse que le président Bolsonaro a changé le nom du programme, en envisageant une manière de profiter lui-même de cette « bénéfice » électoral. En 2022, en s’approchant des élections présidentielles et avec un large désavantage en comparaison à Lula, à nouveau candidat, Bolsonaro a articulé la déclaration d’état d’urgence nationale, en vue de la crise économique qui touche le pays, pour pouvoir augmenter la valeur de bénéfices de son nouveau Auxílio Brasil. Ce mouvement, sans précédent, vu que ce genre d’augmentation de bénéfices sociaux si proche des élections n’est pas autorisée par loi, démontre comment cette surestimation du pouvoir électoral est répandue.
4Il est important de noter que, avant 2022, l’Auxílio Brasil a en effet réduit le nombre de bénéficiaires en relation au PBF, ce qui a résulté dans une augmentation importante de la fille d’attente du programme, ainsi qu’une augmentation généralisée de la pauvreté et même de la faim au Brésil. Cette restructuration a été facilitée par un contexte de crise économique. Cela est lié non seulement à la demande (ou acceptation) sociale pour une politique d’austérité où l’assistance aux pauvres peut être présentée et vue comme un coût superflu, mais aussi à la stigmatisation des bénéficiaires comme non-contributeurs au bon fonctionnement de l’économie. La régulation de la pauvreté par l’assistance sociale opère en cycles (Piven et Cloward 1971), et les représentations sociales de la pauvreté se transforment selon ces cycles (Paugam et Selz 2005). Dans le cas du Brésil, on observe que la crise économique s’accentuant depuis 2015 a pu déclencher la réduction de ces politiques.
5C’est dans ce contexte que nous avons cherché à comprendre les dynamiques de régulation familialiste de la pauvreté à l’échelle locale. Nous avons démontré que les individus responsables de la mise en œuvre du PBF ne sont pas protégés ou isolés de ces dynamiques. Au contraire, même les assistantes sociales partagent ces représentations dominantes de la pauvreté, et les intègrent dans leur travail. Nous avons ainsi identifié dans les relations entre bénéficiaires et assistantes sociales du PBF un cercle vicieux qui a pour origine et finalité précisément ces représentations sociales des pauvres. En « adaptant créativement » les règles du PBF, les assistantes sociales essaient de le « perfectionner » d’après leurs perceptions de la manière dont les ressources du programme pourraient être mieux distribuées. Plus les stratégies de dévoilement d’informations utilisées par les assistantes sociales sont agressives, plus l’insécurité envers la continuité des allocations chez les bénéficiaires est grande, et plus ces derniers tendent à modifier ou omettre des informations les concernant. Quand les assistantes sociales estiment que les tentatives pour les tromper augmentent, cela renforce l’image de bénéficiaires fraudeuses, et légitime leurs stratégies d’enquête invasives et agressives.
6Alors, même si ce phénomène est intéressant en soi en ce qui concerne l’étude de la régulation de la pauvreté, nous avons trouvé qu’il ne peut pas être isolé de la relation entre le PBF et la politique électorale, qui est loin d’être simple. Plusieurs travaux mentionnent la possibilité d’existence des pratiques clientélistes ; d’autres en parlent comme quelque chose d’évident, sans présenter de preuves, ou confondent clientélisme avec d’autres phénomènes proches (patronage, achat de vote), mais qui ont une logique de fonctionnement très différente ; rares sont ceux qui présentent des preuves de l’existence de telles pratiques, ce que ce travail a pour ambition de faire, tout en problématisant l’usage du terme « clientélisme » pour identifier ce type de rapports entre bénéficiaires du PBF et candidats politiques. En octobre 2016, au milieu des élections municipales, un ministre de la Cour suprême du Brésil a dit, dans une déclaration publique : « Avec un PBF généralisé, ils veulent un modèle de fidélisation [électorale] qui peut les maintenir pour l’éternité au pouvoir. Maintenant, l’achat de vote est institutionnalisé ». Ces affirmations ont un objectif politique — la disqualification du programme par l’emploi d’une étiquette stigmatisante — ou essaient de faire passer pour du clientélisme ce qui est un choix politique des électeurs. D’un point de vue normatif, ce type d’affirmations masquent aussi le détournement électoraliste qui peut exister dans la mise en œuvre du PBF. Mais elles servent à stigmatiser des rapports sociaux — en les isolant de leur contexte d’origine et en ignorant leur signification — en les jugeant d’après une référence idéale de citoyenneté.
7Ces affirmations ont aussi pour effet de disqualifier le vote des pauvres. Par exemple, les bénéficiaires du PBF qui votent aux élections présidentielles motivés par le PBF sont dépeints comme « ignorants », ou même comme des sous-citoyens qui ne devraient pas avoir droit au vote3. Ce type de discours est fondé, depuis la réélection de Lula en 2006, sur la corrélation entre le vote pour le PT et le fait d’être bénéficiaire du PBF. Le comportement électoral des pauvres, fondé (en partie) sur l’intérêt matériel est ainsi traité comme preuve du clientélisme du ou dans le PBF. Il est cependant difficile d’imaginer que l’étiquette « clientéliste » puisse être mobilisée pour identifier le même type de rationalité de vote chez les non-pauvres. De plus, nous avons démontré dans ce livre que le vote des bénéficiaires du PBF n’a pas de motivations homogènes.
8Au niveau local, le PBF joue un rôle important dans les dynamiques électorales. Si le gouvernement fédéral est vu comme le responsable de la création et du maintien du programme, c’est la mairie qui est responsable de la sélection des bénéficiaires et du règlement des problèmes bureaucratiques. Plus qu’un rôle administratif, les bénéficiaires reconnaissent à la bureaucratie municipale un pouvoir discrétionnaire dépassant le rôle formellement attribué aux mairies dans le PBF. Le programme est mobilisé par les élus et les candidats politiques (liés à la mairie) dans leurs échanges avec les bénéficiaires (ou de potentiels bénéficiaires) en vue d’obtenir leur soutien politique. Pour cela, ils s’appuient sur l’insécurité généralisée expérimentée par les bénéficiaires en ce qui concerne la stabilité du versement des allocations. En conséquence, le PBF peut effectivement être utilisé pour initier et maintenir une relation personnelle de type clientéliste entre électeur et candidat politique. Par exemple en facilitant l’insertion d’un individu dans le programme ou en résolvant un problème lié à sa bureaucratie — de façon réelle ou théâtralisée — actions importantes qui appellent des contre-dons, vu le caractère durable du PBF. Cependant, il ne faut pas supposer que tous les bénéficiaires du PBF — ou tous les pauvres — s’engagent de la même manière dans de telles pratiques. La réciprocité en tant que norme culturelle n’est pas une caractéristique homogène des rapports politiques des pauvres du Nordeste. L’existence d’attitudes diverses permet aussi de supposer que le rapport que les pauvres du Nordeste brésilien ont avec la politique de manière générale n’est pas homogène, pas plus que la signification de l’influence que le PBF a sur leur vote.
9Nous avons trouvé que la précarité d’emploi à laquelle les assistantes sociales de la mairie d’Angico font face les oblige à jouer le rôle d’« intermédiaires » dans les rapports entre bénéficiaires et candidats politiques. Essayer d’échapper à ces obligations signifie accepter le risque de perdre leur emploi. Quelques assistantes sociales peuvent aussi jouer ce rôle volontairement, motivées par des intérêts politiques, soit par réciprocité envers le parrain qui leur a donné leur emploi, soit par ambition de rentrer dans le cercle proche du maire pour gagner sa faveur et faciliter leur ascension professionnelle. Que les assistantes sociales soient motivées ou dépourvues d’intérêts politiques est indifférent pour les bénéficiaires sollicités lors de distributions de ressources à des fins électorales : les bénéficiaires reconnaissent dans les assistantes sociales une possibilité de contrôle de l’accès au PBF. L’assistante sociale n’est pas, pour les bénéficiaires, comme n’importe quel autre agent du maire que ces personnes sont habituées à recevoir et à écouter. Il s’agit de la même personne qui a un énorme contrôle — voire absolu pour quelques bénéficiaires — sur la distribution des allocations du PBF. En fait, même quand ce ne sont pas les assistantes sociales qui font cette demande, la confusion entre les deux rôles — agent de l’État et agent politique — reste établie.
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10Il est maintenant important de souligner la connexion qui existe entre les différents sujets étudiés dans ce livre qui sont les composantes d’un seul objet sociologique de recherche : la régulation de la pauvreté. On comprend que le PBF n’est pas l’objet central de la recherche, que des résultats similaires auraient certainement pu être obtenus en prenant comme point de départ empirique un autre programme d’assistance sociale. En ce sens, le PBF a fonctionné dans cette recherche comme une amorce pour l’étude de notre objet, puisqu’il rassemble de façon privilégiée plusieurs éléments du débat et de l’expérience vécue de la pauvreté au Brésil. À partir de l’étude de cette politique publique, nous avons pu relier successivement les représentations sociales de la pauvreté à l’intervention sociale de l’État — depuis la sphère institutionnelle de formulation des lois et des politiques publiques à leur mise en œuvre —, et cette intervention de l’État à la politique et aux pratiques électorales. Dans ce travail nous avons analysé de façon particulière la prééminence des valeurs familiales dans l’exercice de la citoyenneté des pauvres.
11Les pratiques d’inclusion et d’exclusion des responsables de la mise en œuvre du PBF sont la conséquence des représentations sociales de la pauvreté qui ne sont pas restreintes à ces individus, pas plus qu’Angico. Il s’agit de la vision d’une pauvreté « naturalisée », où les pauvres sont vus comme responsables de leur situation et doivent agir de façon correspondante. D’après ces représentations, le PBF a un rôle idéal à jouer dans la régulation de la pauvreté : fournir une aide temporaire seulement aux familles qui subissent des besoins extrêmes. Pour maintenir cette aide, les familles doivent observer des conditionnalités qui ont pour fonction de renforcer de bonnes pratiques familiales et la protection des enfants, et qui sont vues comme la contrepartie d’un « bénéfice » reçu.
12En ce qui concerne la vie politique, la morale familiale est toujours au centre. Les élus et candidats politiques sont évalués d’après leurs capacités de remplir leurs promesses et de prendre charge de ceux qui ont plus besoin. La distribution de biens et de services de l’assistance sociale est ainsi le moment privilégié pour qu’ils puissent montrer ces valeurs et légitimer leur position de représentants élus. Ainsi, la distribution électorale des ressources de l’assistance sociale n’est pas vue comme quelque chose pour laquelle les élus sont évalués négativement ; c’est la manière dont cette distribution est faite qui compte. Dans ce contexte, les pratiques que l’on identifie couramment comme « clientélistes » dérivent de la prédominance de la morale familiale dans la sphère politique. Cependant, cela n’est pas la seule manière — ni la principale, pour le cas analysé — dont les pauvres bénéficiaires du PBF interagissent avec des hommes politiques, comme souligné au début de cette conclusion. En adoptant différentes postures selon leur besoin spécifique, selon leurs expériences passées avec des élus, ainsi que d’après l’évaluation collective des candidats politiques faite principalement au sein des familles élargies, les pauvres du Nordeste construisent la pratique de leur citoyenneté.
13Par ailleurs, nous voulons éviter que notre étude soit interprétée comme caractérisant une citoyenneté « dysfonctionnelle » — suivant la mise en garde d’Holston (2008). En effet, nous ne considérons pas que la prééminence des valeurs familiales sur d’autres domaines de la vie sociale soit une barrière au développement politique, pas plus que l’expression d’un « amoralisme » (Banfield 1958). Une « intrusion » des valeurs familiales dans la politique peut être vue comme « illégitime » (Kuschnir 2007), mais elle ne fait qu’exprimer les valeurs normatives d’une société sur une dimension de la vie sociale qui est la politique. Cela dit, le terme « clientélisme » peut nous aider à comprendre des rapports entre les pauvres et les élus et les candidats politiques qui utilisent l’assistance sociale, et le PBF spécifiquement, à des fins électorales, mais pas de façon généralisée. Les pratiques et les comportements analysés ici révèlent, au contraire, une complexité dans l’exercice de la citoyenneté des pauvres du Nordeste, qui ne peut pas être réduite par l’utilisation aveugle d’un concept tellement stigmatisé.
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14On constate ainsi que le mouvement politique de reconnaissance des droits sociaux des pauvres, qui a gagné force dans la période de redémocratisation (à partir 1985) et a inspiré la création du PBF, se trouve actuellement affaiblie. Le moment politique et économique actuel favorise le rejet d’un modèle d’assistance sociale fondé sur le droit, et aussi le renforcement de la responsabilisation des pauvres de leur pauvreté. Peu à peu, le PBF s’est éloigné des propositions qui l’ont inspiré en premier lieu. Même avec sa réinstauration en 2023, après l'élection de Lula, la tendance d’expansion de cette politique sociale a été rompue bien avant Bolsonaro.
15Après deux décennies de politiques de transfert conditionnel de revenu au Brésil, une conception citoyenne de l’assistance sociale semble n’avoir pas été assimilée, et notre cas d’étude montre que cette résistance peut être trouvée aussi chez les agents responsables de la mise en œuvre du programme. Les points que nous avons discutés ici montrent les raisons pour lesquelles il est actuellement difficile de renforcer le PBF pour en faire un droit social acquis. J’espère que cette étude pourra contribuer pour un débat urgent sur la protection des avancées déjà conquises par le Programme Bolsa Família, et surtout, sur le persistant déni au droit à l’assistance sociale prévu dans la Constitution brésilienne.
Notes de bas de page
1 La « classe C », une catégorie composée de ceux qui ont un revenu familial mensuel entre 1 064 R$ et 4 591 R$ (entre 329 et 1 421 $ en janvier 2017). Les autres catégories sont : classe A et B, avec un revenu familial supérieur à 4 591 R$ ; classe D, entre 768 R$ et 1 064 R$ ; classe E, inférieur à 768 R$.
2 Barros et al. (2010) estiment que les sources de revenus non liés au travail — comme le PBF, mais aussi le BPC — étaient responsables d’environ 50 % de la réduction de la pauvreté et des inégalités au Brésil pour la période de 2001 à 2007.
3 Comme l’a suggéré le député de l’État de São Paulo, Aldo Demarchi (DEM), précédemment cité (Balza 2016, article de presse).
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