Chapitre 4 : L’assistance sociale et la politique électorale
p. 227-292
Texte intégral
1Ce chapitre a pour objet l’utilisation politico-électorale de l’assistance sociale, notamment du Programme Bolsa Família (PBF).1 Deux axes d’observation ont été choisis pour conduire cette analyse : la description du fonctionnement de la « machine politico-électorale » et le point de vue des bénéficiaires de l’assistance sociale. L’objectif ici est de décrire la dynamique des rapports entre des électeurs pauvres — les bénéficiaires du PBF — et les élus et candidats politiques, afin de répondre aux questions suivantes : qui sont les acteurs impliqués ? Quel est le contenu de la relation (qu’échangent-ils) ? Quelle est la temporalité de la rencontre (relations à long terme ou épisodes isolés) ? Plus spécifiquement, l’objectif du chapitre est de décrire la mobilisation de la machine politique à l’époque des élections à Angico. Pour cela nous ferons dans une première partie le récit ethnographique des pratiques observées au sein de l’assistance sociale à Angico, avec des détails de leur mise en œuvre dans chaque unité observée. Ensuite nous analyserons les différentes postures prises par les assistantes sociales concernant leurs participations dans ces pratiques. Enfin, nous conclurons avec une analyse des facteurs qui permettent l’utilisation électorale du PBF.
2Avant tout, il est important de rappeler qu’à ma connaissance, il y a très peu de travaux qui font la démonstration de l’utilisation active du PBF à des fins électorales, et c’est précisément la contribution de ce chapitre. Au niveau institutionnel, notre approche rejoint celles qui disent que le processus d’usage électoral des programmes de transferts conditionnels de revenus (PTCR) peut intervenir dans plusieurs moments de la mise en œuvre du programme : lors de la sélection des bénéficiaires, du choix des institutions et du personnel responsable, mais aussi dans la manipulation des bénéficiaires par des élus pour obtenir des récompenses politiques (Adato et Hoddinott 2010). Pour éclaircir ce dernier phénomène, il faut aussi prendre en compte les dynamiques politiques à l’échelle locale pour deux raisons. La première est que les candidats politiques sortants considèrent normalement la « redistribution tactique » de politiques sociales comme partie d’une stratégie électorale (Dixit et Londregan 1996). La deuxième raison est que, non seulement pour le PBF, mais dans la majorité des PTCR, les élites politiques locales qui influencent les politiques publiques locales et qui ont le pouvoir de mobiliser des votes — les « caciques électoraux », « political bosses », ou les « coronéis » qui continuent à exister dans le Nordeste du Brésil — ont été intégrées dans la structure d’administration de ces programmes (Brun et Diamond 2014). Dans ce cadre, les politiques de protection sociale à large échelle peuvent avoir un effet de complexification des machines politico-électorales en élargissant la population cible et en augmentant l’objectivation des moyens de contrôle2. Dans plusieurs cas, le budget du PBF dépasse à lui seul le budget total des transferts du Fonds de participation des municipalités3. Cela veut dire que, dans ces municipalités, la population reçoit directement du gouvernement fédéral un montant total plus grand que la valeur reçue par la mairie pour toutes autres dépenses.
3Dans ce chapitre, nous verrons que l’utilisation de l’assistance sociale à des fins électorales dépend directement des pratiques informelles de mise en œuvre du programme décrites dans le chapitre précédent. Plus précisément, l’insécurité créée et renforcée par les rapports entre les assistantes sociales et les bénéficiaires permet l’utilisation électorale de l’assistance sociale, d’autant plus que les programmes concernés n’arrivent pas à se consolider en tant que droits acquis, et que leur mise en œuvre et la distribution des ressources afférentes ont toujours un caractère personnalisé ou discrétionnaire, comme nous espérons l’avoir déjà démontré.
4Ce chapitre est fondé principalement sur les informations données par les assistantes sociales et doit être interprété comme leur vision du phénomène. Les récits ont été recueillis au fur et à mesure que les assistantes sociales les vivaient. Nos rencontres tous les deux ou trois jours — vu que le temps passé à Angico était partagé entre deux institutions distinctes — ont garanti le suivi des expériences vécues par les assistantes sociales. En outre, à plusieurs reprises j’ai été personnellement témoin des événements dont on pouvait rediscuter ensuite. Cela veut dire que même si les données recueillies sont constituées principalement d’entretiens et de conversations avec les assistantes sociales, leur sujet était toujours des événements présents. La combinaison de l’observation directe et des entretiens répétés s’est montré ainsi le principal avantage de l’approche méthodologique choisie.
1. La politique locale et ses enjeux institutionnelles et culturelles
1.1. Le contexte politique
5En plus des détails sur le fonctionnement du système électoral brésilien — voir dans l’encadré 4.1 le résumé fait par de L’Estoile (2013) —, voyons quelques éléments de l’histoire politique du Ceará qui sont d’importantes clés de lecture pour ce livre. La vie politique dans l’État du Ceará a été largement étudiée. Une de ses caractéristiques est que quelques familles ont accaparé les actions et les services de l’État pour leur propre intérêt. Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, voici comment Cordeiro la caractérise :
L’absence d’autonomie provinciale [vis-à-vis de l’État fédéral], la dépendance exacerbée en période de sécheresse, la privatisation de la politique, dont l’exercice sert des intérêts familiaux, l’utilisation des partis pour entretenir le patronage local, l’impuissance de l’électeur de l’arrière-pays [sertanejo], les forces de police comme une extension de la puissance des « coronéis », la victoire politique en tant que légalisation de l’arbitraire, le contrôle des postes de l’administration, de l’enseignant au juge, la violence comme la forme la plus efficace d’intimidation des opposants. (Cordeiro 2007 : 148, notre traduction)
6Encadré 4.1 Détails sur le fonctionnement du système électoral
« [L]e vote est obligatoire pour les citoyens qui ont entre dix-huit et soixante-dix ans, facultatif entre seize et dix-huit ans et après soixante-dix ans, et pour les analphabètes (qui n’avaient pas accès au vote jusqu’en 1988). Cette obligation fait que le vote concerne massivement les classes populaires. D’autre part, les scrutins obéissent à des règles différentes : les charges exécutives électives de président de la République, gouverneur d’État, de maire — prefeito — font l’objet d’un scrutin majoritaire (à un ou deux tours selon les cas) ; en revanche, les titulaires de charges dépendant du pouvoir législatif (députés fédéraux, députés au niveau de l’État ou vereadores, c’est-à-dire membres de la Chambre municipale) sont élus selon un système proportionnel personnel (et non par liste). Dans le détail, le système est assez complexe et donne lieu à des commentaires experts de la part de ceux qui sont les plus engagés dans le jeu électoral. Ces postes sont très convoités dans la mesure où ils sont très bien rémunérés (un salaire de député municipal, vereador, dans une petite commune correspond au moins à dix salaires minimum), sans compter les bénéfices associés, officiels ou non. Du fait du nombre souvent élevé de candidats et de la dispersion des votes, un candidat peut être élu avec quelques centaines de voix dans une commune comptant 20 000 habitants environ. Ce système fait qu’un candidat n’a pas besoin de l’emporter dans l’absolu, mais doit seulement faire mieux que ses concurrents, qui peuvent avoir la même étiquette politique. Pour cela, le plus sûr est de se constituer une “base”, une sorte de réduit électoral » (de L’Estoile 2013 : 122-123).
7Il faut noter que les partis politiques brésiliens sont fortement ancrés dans les dynamiques politiques locales, antérieures à la création des partis nationaux et à la redémocratisation en 1945. Ces partis ont dû trouver dans chaque État fédéré des élites politiques pour s’installer et nouer des liens sur des bases personnelles et non idéologiques. La fidélité des groupes familiaux formant la classe politique du Ceará dépendait de la capacité des partis à leur distribuer des ressources (Parente 2007). Cette structure détermine la vie politique du Ceará jusqu’à nos jours, et certaines familles monopolisent l’exercice du pouvoir politique.
8Cette introduction a pour objectif de démontrer que la politique des partis au Ceará est floue, ainsi que ses identifications idéologiques. Pour les électeurs, l’histoire personnelle des candidats et des groupes politiques est plus importante que leur dénomination à un moment donné. Les alliances entre les partis suivent aussi une dynamique similaire. Même si les partis sont nationaux, les alliances sont toujours réalisées au niveau de l’État fédéré — et parfois même de la municipalité. Par conséquent, un parti peut faire une alliance nationale pour soutenir un candidat à la présidence, alors que ses membres dans différents États fédérés soutiendront l’opposant en fonction de leurs propres alliances locales.
1.2. La politique du point de vue des acteurs locaux
9Dans la tentative d’appréhender en détail l’organisation de la machine politico-électorale, les termes « clientélisme » et « achat de vote » étant stigmatisant, leur utilisation a été évitée. En aucun cas je n’ai utilisé des termes ou des définitions sur ces sujets que les personnes interrogées n’auraient pas utilisés elles-mêmes. J’ai privilégié l’utilisation de termes populaires pour décrire des différentes étapes ou aspects des rapports entre candidats politiques et électeurs. L’appropriation par moi-même de ces termes populaires et leur utilisation dans mes rapports avec les participants de l’enquête faisait partie de l’approche ethnographique.
10Par conséquent, deux précautions ont été prises pendant l’enquête de terrain : 1) observer les stratégies de formulation, de dénonciation, de justification et d’omission des termes avant de les utiliser avec les personnes interrogées ; et 2) recueillir les définitions locales de l’utilisation électorale des politiques publiques, pour éviter d’imposer à mes interlocuteurs mes propres catégories de pensées et des mots dont ils ne feraient pas usage. Ces précautions ont permis non seulement de comprendre comment ces phénomènes sont perçus, mais aussi comment les acteurs adaptent leur comportement en fonction des attentes du chercheur sur le sujet. Ceci doit être pris en compte dans l’analyse du discours des personnes interrogées, notamment en considérant que le terme « clientélisme » n’apparait pas fréquemment. Au Brésil, même si le terme est bien connu, il est souvent employé dans le monde académique et politique, mais n’est pas d’usage populaire courant.
11Les termes alternatifs les plus couramment utilisés ont été : « politicage » (politicagem), intermédiaires (intermediários et atravessadores), et parrainage (apadrinhamento). Le premier terme, « politicage », renvoie dans ce contexte à la confusion entre politique électorale et politiques publiques, exprimant une manipulation ou ruse intentionnelle — qui comprend l’achat de votes avec des ressources et des services publics. Chaque fois qu’un élu ou un fonctionnaire public fait usage de ressources publiques à des fins explicitement électorales, l’étiquette « politicage » est utilisée. Le terme a un sens négatif et il n’est jamais employé par de hauts fonctionnaires. Il s’agit d’une étiquette normative, de dénonciation qui d’une façon générale traduit l’idée de corruption. Toutes les pratiques qui sont décrites dans ce chapitre et le prochain sont systématiquement définies comme « politicage ».
12Les deux termes qui font référence au personnage de l’intermédiaire4, intermediários et atravessadores5, n’ont pas toujours le même sens. Comme pour des brokers dans la littérature états-unienne, ces intermédiaires sont vus aussi comme des facilitateurs dans l’accès aux services publics. Évidemment, ils sont soumis à des règles informelles qui déterminent l’acceptabilité de leurs actions, et qui changent pour chaque programme et chaque agence. Ils ne doivent pas être confondus avec les agents des candidats politiques responsables de l’achat de vote direct, même si ces deux rôles peuvent être pris par la même personne6. Les intermédiaires des politiques publiques sont directement liés à l’administration publique locale — normalement en occupant des postes distribués par le maire — et ont une liaison personnelle avec les coordinateurs des programmes et des projets publics.
13La dernière catégorie, apadrinhamento, fait référence au lien spécifique entre « patron » et « clients ». Le terme vient de la relation de parrainage des enfants dans le baptême catholique. Dans le Nordeste, les coronéis étaient invités à parrainer des enfants pour établir un lien presque familial avec d’autres familles. Ce lien garantissait la protection du patron face aux aléas de la vie et la pauvreté, et la fidélité des clients, notamment pour le vote. À Angico, le terme était utilisé pour identifier une relation durable entre un élu ou ses intermédiaires et des citoyens, normalement usagers des politiques publiques de distribution discrétionnaire auxquelles le parrainage donne un accès privilégié. Il renvoie donc à la garantie (ou à l’attente d’une garantie) d’un bon piston7 : recommandation ou privilège accordé à quelqu’un pour obtenir un avantage. Apadrinhamento peut aussi faire référence au lien entre l’élu et ses protégés à qui le premier garantit l’emploi dans une institution publique, configurant des pratiques de patronage. L’accès à des postes élevés est normalement réservé à quelqu’un qui a un parrain important, le meilleur étant le maire lui-même. Il s’agit donc d’une expression de (néo)patrimonialisme, une confusion entre intérêts privés et publics (Weber 2008 ; Médard 1982).
14Quant au terme « clientélisme », qui porte un caractère normatif et moral fort, il est apparu à quelques reprises lors de discussions sur la nature illégale des activités décrites et observées. Les acteurs l’utilisent peu, car il est fortement stigmatisant, sauf pour faire référence à des phénomènes tels que l’achat de vote, le patronage, et le ciblage électoral de ressources publiques. C’est donc à travers l’utilisation de termes alternatifs que j’ai pu appréhender les différentes sphères des rapports entre candidats politiques et électeurs pauvres, et le rôle que l’assistance sociale y joue.
15Dans mes premières conversations avec les assistantes sociales, pour aborder le sujet de l’achat de vote, j’attendais qu’elles choisissent les termes et qu’elles formulent leurs propres définitions. En général, elles commençaient avec des euphémismes n’entrainant pas de transgressions juridiques ou éthiques. Elles décrivaient des actions d’achat de vote — qui seront détaillées dans le chapitre suivant — en parlant de « faire campagne », de « travailler dans les élections », de « demander le support » ou de « demander des votes ». Peu à peu, je les confrontais avec l’imprécision de ces termes pour décrire les activités dont j’étais témoin. L’assistante sociale Márcia (28 ans, CRAS), hésitante, me posa la question : « Tu veux dire que c’est de l’achat de vote, non ? ». En comprenant l’hésitation comme l’expression d’une honte, j’ai insisté sur le fait que je ne la jugeais pas, ou que je n’essayais pas de l’incriminer. Elle m’a interrompu pour compléter mon explication en disant « oui, je sais, tu veux comprendre tout le “dispositif de politicage” (esquema de politicagem),8 n’est-ce pas ? D’accord, allez, je te raconte ».
1.3. La place des assistantes sociales parmi les différents acteurs concernés
16Le premier pas pour comprendre le fonctionnement de la machine politico-électorale d’Angico est de situer les acteurs concernés par rapport aux interactions possibles et observées. Les trois groupes les plus importants sont : les élus, les assistantes sociales et les usagers de l’assistance sociale. Un quatrième groupe d’acteurs d’importance secondaire dans la mise en place de la machine politico-électorale est formé par les hauts fonctionnaires de l’assistance sociale et les intermédiaires entre candidats politiques et électeurs — même s’ils ne forment pas un groupe homogène.
17Des stratégies de fidélisation d’électeurs par la distribution de biens ou de services sont adoptées de façon assez répandue par les différents partis politiques. Quantifier ce phénomène est un défi méthodologique évident, puisqu’il s’agit de pratiques illégales ou stigmatisées pour tous les acteurs concernés. L’approche la plus efficace est de mener l’enquête chez les électeurs, ce qui implique une difficulté à qualifier l’action des candidats politiques et de leurs agents. Puisque l’assistance sociale est au centre de l’étude, les stratégies d’achat de vote étudiées ne concernent que les hommes politiques ayant un pouvoir sur la distribution des ressources publiques. Au Brésil, il s’agit des candidats politiques ayant le soutien des maires, puisque la municipalité est le niveau de pouvoir responsable de l’exécution de toutes les politiques sociales. En conséquence, les usagers de l’assistance sociale — c’est-à-dire les bénéficiaires du PBF et d’autres programmes de plus petite échelle — sont les cibles des stratégies électorales observées.
18Pour mettre en place le système d’utilisation de l’assistance sociale à des fins électorales, élus et candidats politiques comptent sur la participation des employés des secrétariats d’assistance sociale — qu’elle soit volontaire ou forcée. Les assistantes sociales, comme les autres employés du secrétariat d’assistance sociale, doivent participer aux campagnes électorales afin de maintenir leur emploi. Alors que d’autres employés sont engagés dans des activités normales de campagnes — telles que la participation à des rassemblements, l’utilisation de matériel publicitaire, et éventuellement des activités d’achat de vote —, les assistantes sociales sont quant à elles censées franchir un pas de plus. Elles doivent faire leur travail tout en tâchant de convaincre les usagers de voter pour le candidat soutenu par le maire (ou directement pour lui-même). Pour cela, il leur est demandé de faire usage de leur relation d’intimité avec les usagers ou à défaut de leur connaissance des besoins des usagers pour utiliser l’aide sociale comme élément de négociation. Elles peuvent par exemple ouvrir l’accès à des ressources normalement indisponibles ou à de nouvelles ressources disponibles spécifiquement en période électorale.
19L’engagement des assistantes sociales dans les campagnes électorales doit être compris dans le contexte de leurs possibles carrières, avec et sans le soutien des « parrains politiques ». D’après les assistantes sociales interviewées, l’accès à des postes stratégiques et à des postes de coordination dans les dispositifs de l’assistance sociale d’Angico — qui sont très bien rémunérés par rapport aux salaires locaux9 — est presque exclusivement réservé aux personnes ayant des parrains politiques. Ces liens de « parrainages » sont normalement fondés sur des liens familiaux avec des députés municipaux ou des personnes liées directement au maire. Tel est le cas en particulier de la coordinatrice générale du SAS : la personne qui occupait le poste au moment des élections de 2014 y était depuis seulement un mois. Elle avait remplacé une personne de la famille du maire, qui avait occupé le poste pendant deux ans et avait été licenciée par demande du Ministère public du Ceará — institution de contrôle indépendante des trois pouvoirs de la République — dans une action visant à identifier tous les employés proches des élus dans la municipalité10. Selon plusieurs personnes au sein du SAS, cette personne proche du maire continuait sa coordination en coulisses, et à l’occasion des élections de 2014, se dédiait surtout à l’organisation de la campagne politique au sein du SAS.
20Ce dispositif met en évidence le rôle des intermédiaires dans les rapports entre hommes politiques et électeurs pauvres au Brésil, qui sont reliés directement aux candidats et aux partis politiques, contrairement par exemple aux punteros en Argentine (Auyero 1999 ; Zarazaga 2014) qui représentent un quartier ou une zone géographique déterminée. Ces agents sont récompensés par leur travail quand le patron gagne des élections et leur donne alors accès à des emplois publics, renforçant le lien entre eux. Plus le patron a confiance dans l’agent, plus le poste offert sera important, importance mesurée non seulement par le statut ou le salaire du poste, mais aussi par son utilité dans le processus électoral.
2. L’utilisation politico-électorale de l’assistance sociale
21Le maire d’Angico à l’époque de l’enquête de terrain, en charge de 2013 à 2016, avait une longue carrière politique dans la municipalité et était membre d’un parti de centre qui composait la base de soutien du gouvernement fédéral du PT. Au Ceará, cependant, le parti en question appuyait le candidat du PMDB au gouvernement, Eunício Oliveira. Le maire a donc rejoint la campagne électorale de 2014, mobilisant des ressources pour que son candidat puisse avoir de bons résultats à Angico. Si Angico participe de façon importante à l’élection du candidat du PMDB, le maire pourrait non seulement demander un appui politique plus tard, mais Angico serait aussi privilégié dans la distribution des ressources du gouvernement du Ceará, ce qui est encore plus important pour la réélection du maire.
22Cependant, soutenir le candidat du PMDB n’a pas été une tâche facile, le maire ayant dû aller contre le candidat du PT, parti qui reste très populaire dans le Nordeste. Le maire a donc adopté une stratégie consistant à ne pas mentionner sa position par rapport aux élections présidentielles, tout en concentrant sa campagne sur les personnalités des deux candidats au gouvernement du Ceará. Pour le succès du PMDB au Ceará, de bons résultats à Angico étaient nécessaires, étant donnée la taille de la ville, et le soutien du maire était un grand avantage, celui-ci pouvant mobiliser les ressources de la mairie pour la campagne.
23Au premier tour, la campagne électorale à Angico fut relativement calme. Le maire a mobilisé quelques ressources pour soutenir le candidat représentant du PMDB au gouvernement de l’État du Ceará : seulement les fonctionnaires de la mairie occupant des postes de confiance ou des bénévoles ont participé à la campagne, et le travail dans le SAS fut relativement normal. Au cours du mois précédant l’élection, le maire a convoqué tous les employés de la mairie à une réunion dans sa maison. L’objectif était de présenter les candidats qu’il soutenait à tous les niveaux : les députés de l’État et les députés fédéraux, ainsi que le sénateur et le gouverneur.
24Malgré cela, le premier tour des élections n’était pas favorable au maire et au PMDB : le candidat représentant du PT a eu environ deux tiers de votes valides à Angico, et au niveau de l’État du Ceará cette différence n’était presque pas significative : 47,81 % pour le PT, et 46,41 % pour le PMDB, soit une différence d’environ 60 000 votes. De cette différence on pouvait tirer deux conclusions importantes, qui ont été commentées par tous à Angico : 1) ce résultat était un échec pour le maire, qui n’avait pas su utiliser ses ressources pour faire une bonne campagne pour son candidat ; et 2) il restait néanmoins une possibilité de victoire au second tour puisque l’écart y était très faible au niveau de l’État au premier tour entre les deux candidats, mais pour cela il faudrait que le maire parvienne à inverser la tendance à Angico.
2.1. La machine politico-électorale et l’achat explicite de vote
25Le lendemain du premier tour des élections de 2014, compte tenu de la mauvaise performance du candidat soutenu par le maire, l’ambiance tranquille de la campagne électorale à Angico a changé. Dès le lundi suivant, le premier tour du dimanche 5 octobre 2014, tous les employés du SAS ont été appelés pour des réunions d’urgence avec les coordinateurs de la campagne11. J’ai commencé mon enquête dans le CRAS le lendemain, et l’assistante sociale Joana (26 ans, PBF/CRAS), avec qui j’avais déjà un lien de confiance depuis l’année d’avant, m’a raconté les détails de cette réunion. Chaque coordinateur était responsable de deux ou trois unités d’assistance sociale, et ils étaient des employés du SAS participant déjà activement à la campagne électorale. L’injonction faite lors de ces réunions par les coordinateurs de la campagne était claire : « travailler ou être licencié » (ou trabalha ou vai pra rua), où « travailler » signifiait coopérer dans la campagne, et plus précisément, demander les votes de tous les usagers de l’assistance sociale.
26Par conséquent, un guide des opérations à faire a été donné aux assistantes sociales : aux personnes déclarant déjà soutenir le candidat du maire, les employés de la mairie devaient renforcer les services de l’assistance sociale et dire que l’on comptait avec leurs votes pour le « maintien du bon travail de l’assistance sociale ». Aux personnes indiquant voter pour le candidat adverse, les agents — dont des assistantes sociales — devaient offrir des marchandises et des produits correspondant aux besoins les plus importants des familles en retour de leur soutien politique. Une fois l’offre acceptée, les agents devaient prendre note du nom et de l’adresse ainsi que des biens promis. Parmi les produits et services mis à disposition pour la campagne, au-delà des ressources normalement disponibles dans l’unité — des paniers d’aliments et de lait —, on trouvait : la facilitation de rendez-vous médicaux, des matériaux de construction, des prothèses, des fauteuils roulants, des bouteilles de gaz, et couches jetables. Dans une certaine mesure, il s’agit d’une mise à jour des pratiques qui font partie de la mémoire collective de la région, où les coronéis donnaient aux électeurs allant pieds nus le pied droit de la chaussure avant l’élection, et le pied gauche après, seulement dans le cas d’une victoire du candidat.
27Concernant le choix des candidats à la présidence, la consigne était de ne pas en discuter. Si le sujet était abordé, il suffisait de déclarer que « notre candidat est avec... » et de compléter avec le nom du candidat soutenu par la famille. Cela n’était possible que grâce aux alliances faites par le PMDB, parti du candidat soutenu par le maire d’Angico : Le PMDB était le principal allié du PT au niveau national (briguant la vice-présidence dans la candidature de Mme Rousseff), tandis que dans l’État du Ceará le PMDB et le PSDB (centre droit et principal parti d’opposition au PT à ce moment) étaient alliés en opposition au parti du gouvernement.
28À Angico, entre les deux tours de scrutin, du 5 au 26 octobre, les services du SAS ont été suspendus, sauf ceux qui ne dépendaient pas uniquement de la municipalité, tels que le PBF. Un fonctionnement minimal était assuré avec le moins de personnel possible, et le reste du personnel participait aux activités liées à la campagne électorale. Dans le CRAS où j’étais, une sortie collective a été organisée dès le 6 octobre pour commencer à couvrir systématiquement les rues des quartiers dont le CRAS avait la charge. À la suite d’une plainte anonyme, la Police fédérale est venue sur site. Les agents du CRAS ont fait semblant que l’activité concernait le travail du CRAS, et ont arrêté la campagne pour la journée. La coordination a alors décidé de changer de stratégie pour les jours suivants : plutôt qu’un quadrillage systématique des rues, les agents ont formé des binômes et ont été répartis sur différentes zones pour camoufler l’objectif de leur action. Le groupe d’opposition était également actif dans les quartiers cibles de l’action du SAS, où il cherchait à prendre sur le fait les employés de la mairie qui feraient campagne sur leurs heures de travail — ce qui est illégal, passible de sanctions administratives et pénales — au point de rentrer dans des maisons au moment des visites pour vérifier ce que certains binômes faisaient.
29Dans le CRAS, l’atmosphère était particulièrement agitée. Depuis le début de la campagne électorale — en juillet 2014 —, certains employés avaient été licenciés pour leur implication (avérée ou présumée) avec l’opposition. Je fus témoin du licenciement d’une psychologue du CRAS. Juste après l’avoir rencontrée, elle a été appelée en urgence pour voir un employé du SAS. Dès qu’elle est partie, les assistantes sociales m’ont raconté qu’elle serait probablement licenciée, puisque l’employé qu’elle devait voir était un des coordinateurs de la campagne dans le SAS, et qu’il n’avait pas d’autres raisons de la voir personnellement. Les assistantes sociales discutaient entre elles des possibles raisons pour ce licenciement, ne croyant pas qu’elle soit par ailleurs une « informatrice ». Elles étaient toutes étonnées, car la psychologue ne s’opposait pas à travailler dans la campagne. Lors de son retour une heure plus tard, elle est effectivement allée chercher ses affaires pour s’en aller. Je n’étais pas présent dans la salle à ce moment, vu qu’elle pleurait et que les autres assistantes sociales voulaient lui parler. Plus tard j’ai appris que le licenciement était vraisemblablement le résultat des travaux d’une commission d’enquête sur la parenté des employés de la mairie avec les ennemis politiques du maire : une rumeur dans le SAS qui a été confirmée par ce cas selon les assistantes sociales. Ces licenciements auraient encore comme objectif de libérer des places pour leur redistribution pour des alliés politiques.
30Dans d’autres cas dont j’ai été témoin, plutôt que de mettre en œuvre des stratégies d’évasion pour éviter une participation active, un refus explicite de participer à certaines activités de la campagne a conduit à un licenciement. Ces licenciements ont été justifiés auprès de la coordinatrice du CRAS au motif que ces gens seraient des « informateurs » de l’opposition, divulguant au parti d’opposition les stratégies utilisées, et qu’ils seraient les auteurs de plaintes anonymes provoquant des enquêtes de la Police fédérale. Un cas qui a mobilisé le personnel du CRAS s’est passé dans la deuxième semaine de la campagne électorale entre les deux tours de scrutin, où l’assistante sociale Bruna (23 ans, CRAS) est venue au CRAS avec la chemise officielle de l’unité. Apparemment, une de ses collègues l’aurait alors dénoncée aux personnes liées à la campagne. En effet, porter la chemise officielle aurait été interprété comme l’expression d’une réticence à travailler dans la campagne, puisqu’habillée ainsi, elle ne pouvait pas sortir dans les rues sans être identifiée comme travailleuse du CRAS. La coordinatrice de l’unité, Aline, qu’on avait prévenu de ce problème par téléphone, était censée la punir. Elle a alors appelé tout le personnel pour une réunion et a expliqué le « coup bas » porté par cette personne qui avait dénoncé Bruna, car elle-même n’interprétait pas l’acte de Bruna comme un refus, seulement comme une insouciance. Aline m’a expliqué ensuite que si la personne avait dénoncé, c’était par ambition politique, pour démontrer aux responsables de la campagne sa propre fidélité envers le maire.
31Dans la semaine du second tour, les visites aux foyers ont été intensifiées, ainsi que les tensions. Le jeudi soir, trois jours avant les élections du 26 octobre, tous les employés du SAS ont été appelés à participer à un rassemblement dans l’un des quartiers les plus vulnérables d’Angico. Le vendredi, pendant la journée — et donc pendant l’horaire de travail de toutes les assistantes sociales — une réunion avait été organisée pour leur transmettre des instructions : on leur a demandé d’être des contrôleurs du parti12 dans les lieux de votation des quartiers où elles travaillaient, afin de « mettre la pression » sur les usagers de l’assistance sociale et lui faire respecter la parole donnée lors de la négociation13.
32Après une journée d’élection sans incident, le résultat tomba : le candidat au poste de gouverneur soutenu par le maire d’Angico avait perdu l’élection. Les assistantes sociales étaient incertaines de l’avenir proche, estimant que des représailles allaient se produire contre elles, et que les « promesses » faites aux électeurs ne seraient pas respectées. Certaines envisageaient déjà d’honorer elles-mêmes les promesses les plus urgentes, tout en restant dans une stratégie de temporisation quand des gens venaient dans l’unité pour réclamer ce qui leur avait été promis, en restant évasives, sans leur répondre directement, en demandant plutôt qui leur avait fait la « visite », et en expliquant que cela concernait plutôt le « secteur des bénéfices » du SAS.
33Les relations entre la coordinatrice et les assistantes sociales du CRAS se sont révélées différentes de celles au PBF. En effet, contrairement au PBF, il était impossible pour Aline de dissimuler les activités d’achat de vote dans le travail quotidien du CRAS, puisqu’elle était censée suspendre toutes les activités d’assistance sociale pour employer toutes les ressources disponibles pour la campagne électorale. Cela s’explique par le contrôle complet des services du CRAS par la mairie, contrairement au PBF où une suspension des travaux pendant quelques semaines serait vue par le MDS. La façon dont les bénéficiaires perçoivent les services des deux unités suit la même logique : le CRAS est parfaitement identifié comme un service promu par la mairie d’Angico, et un arrêt temporaire de services municipaux n’est pas un phénomène perçu comme étrange ou anormal.
34Cela dit, ma position dans le CRAS était plus délicate qu’au PBF, vu que je n’ai révélé à aucun moment à Aline mon intérêt pour les activités concernant les élections. Elle a accepté sans restriction que je suive les assistantes sociales dans leurs « activités quotidiennes », ce que je considère comme révélateur de son engagement paradoxal dans l’usage de son unité dans la campagne électorale. Même si elle ne discutait pas en ma présence des sujets liés à la campagne, les assistantes sociales du CRAS m’ont garanti qu’Aline ne leur avait donné aucune consigne quant à leur participation à mon enquête. Aline n’a pris aucune précaution pour me cacher la participation de ses employés à la campagne électorale, ce qui était assez simple à faire, à commencer par restreindre ma présence au CRAS durant les jours de campagne les plus actifs. À plusieurs reprises, Aline me voyait partant ou rentrant au CRAS avant ou après les sorties de campagne, en compagnie des assistantes sociales, ce qui lui indiquait très clairement que je savais avec précision ce qui se passait. J’ai demandé aux assistantes sociales que j’interviewais si Aline était au courant des questions que je leur posais, des activités que je suivais, et aucune d’entre elles n’a pu me donner une réponse définitive. En général, elles pensaient qu’Aline le savait, sans néanmoins en être sûres. Aline ne leur posait aucune question à mon égard et les assistantes sociales ne lui commentaient pas non plus nos conversations. Chaque jour Aline me demandait si tout allait bien avec l’enquête, et si j’avais besoin de quelque chose d’autre.
35Les assistantes sociales semblaient avoir une très bonne relation avec Aline, faisant preuve de démonstrations affectives régulières. Roberta (25 ans, CRAS) me disait bien aimer Aline, que c’était une « très bonne personne ». Pour Laura (35 ans, CRAS), Aline est aussi une « victime » de la machine politico-électorale d’Angico, même si Aline en a coordonné directement toutes les activités. Aux yeux de plusieurs assistantes sociales, Aline « fait de son mieux étant données les conditions ». Elles savent qu’Aline n’occuperait pas son poste si elle entrait en confrontation avec le maire. Aline est perçue comme une « bonne coordinatrice », car elle fait ce qu’elle est obligée de faire tout en étant « juste avec ses employés », « parfois [en] les défendant » face à ses propres supérieurs, et elle est aussi « très soucieuse des besoins des bénéficiaires ». Coordonner l’action du CRAS pour la campagne électorale est vu comme partie intégrante du poste de coordinatrice. Les assistantes sociales préfèrent que le poste de coordinatrice soit occupé par quelqu’un d’expérimenté dans le domaine. Ainsi, le fait qu’Aline ait accédé à son poste grâce à un parrain politique — connu par tous les employés du CRAS — n’interfère pas avec le respect que les assistantes sociales ont pour elle.
36À la fin de mon séjour à Angico en 2014, Aline a annoncé au personnel son départ du CRAS, ce qui m’a donné l’occasion de discuter avec elle de façon plus ouverte de son engagement dans la campagne électorale. Elle me dit que son départ a été motivé par des raisons personnelles, qu’elle l’avait demandé avant même les élections même, mais ses supérieurs lui ont demandé de rester à la coordination du CRAS jusqu’à la fin de la période électorale. Elle ne cache pas son mécontentement vis-à-vis des derniers événements : « je ne peux plus gérer ce politicage », en racontant comment il a été difficile pour elle de « perdre de très bons employés pour des raisons politiques absurdes » qui sont « toujours au-delà de [sa] portée ». Sans mentionner directement les activités électorales qu’elle a coordonnées personnellement au CRAS, elle dit que l’unité est « très vulnérable au politicage », « très ciblée par les hommes et femmes politiques à cause de sa zone de couverture », en faisant référence aux trois quartiers les plus pauvres et les plus peuplés d’Angico.
37Pour étayer son propos, Aline m’explique que la prochaine coordinatrice a déjà été choisie : Helena (24 ans), que plus tard je confirmerai être effectivement la jeune assistante sociale du PBF sur qui sa coordinatrice, Olivia, comptait pour développer l’utilisation politico-électorale du programme. C’est dans cette conversation que j’apprends qu’Helena est la nièce d’un député proche du maire, avec qui le mari d’Aline est ami. Selon elle, c’est dans le quartier où le CRAS est localisé — le plus peuplé d’Angico — que ce député a sa base électorale. Aline utilise l’expression « corral électoral » (curral eleitoral), qui renvoie à l’expression populaire « vote de licou » (voto de cabresto)14. Je demande à Aline pourquoi Helena a été promue coordinatrice dans la période postélectorale :
Postélectoral ? Ces gens-là ne savent pas ce que c’est ça. Mettre Helena ici c’est pour bien préparer le terrain pour les élections municipales [de 2016]. Ils ne prennent même pas de temps pour respirer, la campagne a déjà commencé. Avec sa nièce ici, le député va faire du CRAS le siège de sa campagne. Je pense qu’on aura deux ans sans de bons services ici. Et notre travail est essentiel, t’as vu ça, non ? Nous, en tant qu’assistantes sociales, nous avons un devoir avec ces gens qui normalement n’ont rien, absolument rien ! T’as visité des familles qu’on assiste ici, non ? T’as déjà vu des gens pauvres comme ça ? Chaque fois qu’une assistante sociale m’amène un cas différent, je suis choqué. Quand on pense qu’on a vu de tout, il y a toujours une nouvelle famille dans une situation encore pire. Et c’est pour ça que le travail du CRAS ne doit pas s’arrêter. C’est de ça que j’ai peur.
38Dans son discours, Aline laisse entendre qu’elle estime avoir fait son possible pour réduire l’utilisation électorale du CRAS, ou du moins qu’elle a maintenu de bons services malgré l’inévitable interférence des activités électorales. Ensuite elle explique comment elle a pu gérer l’ensemble du personnel, en protégeant les assistantes sociales compétentes, par exemple celles qui ont besoin d’une journée de travail flexible, qui seraient immédiatement licenciées si la nouvelle coordinatrice n’a pour objectif que le bon fonctionnement des campagnes électorales.
39Quand je lui demande si le placement d’Helena à son poste était une demande directe du maire, elle évite de répondre, en disant que « ce sont les règles du jeu… mais le maire est un homme très bon et juste, malgré ce que tu as pu entendre ». Comme on l’a déjà dit, tous les postes de coordination sont distribués à des alliés politiques, y compris pour Aline, qui est la femme d’un conseiller lié au maire. Aline essaie de se différencier des personnes complètement soumises aux « politicages », et même si elle est arrivée à son poste par ses contacts, elle pense être assez qualifiée et faire de son mieux avec. Cela correspond à l’image que les assistantes sociales ont d’elle.
40En synthèse, les activités ici décrites ont eu lieu presque tous les jours entre le premier et le deuxième tour des élections de 2014, du 5 au 26 octobre, à l’exception des jours où les employés étaient censés être à de grands rassemblements, ou quand les coordinateurs de la campagne soupçonnaient que des agents de l’opposition ou la police fédérale étaient actifs dans les quartiers couverts par le CRAS. Avec l’aide des assistantes sociales Márcia, Joana, Bruna et Carla — toutes sans aucun lien familial avec des élus —, nous avons compté 15 jours dédiés exclusivement aux sorties pour demander le support politique et l’achat de vote associé. À Angico il y a huit CRAS au total, et le CRAS où s’est déroulée l’enquête était le plus grand. Toutes les unités étaient impliquées dans la campagne électorale, mais les assistantes sociales n’ont pas pu confirmer si dans tous les cas des stratégies explicites d’achat de vote ont été faites, comme chez elles.
41Il est aussi important de souligner que le maire d’Angico joue un rôle de coordination générale de toutes les pratiques décrites. Même quand les agents ne reçoivent pas ses ordres directement — étant donné la taille et la complexité du réseau —, c’est en son nom qu’ils agissent. De plus, la population cible de ces actions reconnait cette autorité : ils savent que les agents représentent le maire, entre autres car ces agents sont, dans leur majorité, des employés de la mairie.
2.2. Stratégies cachées de la coordination locale du PBF
42Les activités d’achat de vote menées dans les bureaux d’assistance du PBF et du Centre de référence de l’assistance sociale (CRAS) se distinguent dans leur mise en œuvre tout en faisant partie d’une même structure et qui concerne les mêmes acteurs avec le même objectif : contraindre le vote des usagers de l’assistance sociale en utilisant les ressources des institutions. Elles se différencient seulement dans l’objet de la négociation, spécifique à chaque appareil de l’assistance sociale. Le PBF est un programme fédéral dont les ressources et les règles de fonctionnement sont externes à la municipalité, bien qu’elle les exécute. Ainsi, l’utilisation politico-électorale du PBF ne se fait pas de manière aussi explicite que dans le CRAS, dont les ressources sont originaires de la municipalité. En plus d’avoir des règles précisant la population cible, les ressources du PBF sont versées directement aux familles bénéficiaires, ce qui devrait empêcher a fortiori de conditionner sa distribution au soutien politique. Comment donc est-il possible que le programme soit utilisé à des fins électorales ?
43L’utilisation politico-électorale du PBF à Angico est enracinée dans un très fort conflit entre les assistantes sociales et la coordination du programme. Le PBF n’établit pas de règles sur l’occupation des postes de coordination, laissant la mairie les pourvoir. Il n’y a pas d’obligations de formation ou d’expérience. À Angico, ce sont des personnes de confiance du maire n’ayant normalement pas de formation professionnelle dans le domaine social qui occupent ces postes (c’était le cas dans trois des quatre municipalités voisines visitées15). Ces personnes ont un pouvoir qui va bien au-delà des attributions bureaucratiques et dépassent largement le pouvoir des assistantes sociales. En effet, les décisions des assistantes sociales, dont l’embauche n’est pas prévue par le PBF même si cela est la pratique courante, n’ont formellement pas un caractère définitif16 et peuvent être ignorées ou renversées par la coordination locale du programme.
44Lors de l’enquête dans le PBF d’Angico, cette tension entre les assistantes sociales et la coordination s’est révélée être au centre de la question de l’utilisation politico-électorale du PBF. Une fois que l’assistante sociale Denise (28 ans, PBF) eu mentionné le « politicage » comme étant le principal problème lié à son travail, nous avons pu aborder de façon plus ouverte l’interférence de la coordinatrice du programme, Olivia, dans le travail quotidien du PBF. Denise est fière de sa connaissance du programme, et je constate qu’elle est une référence pour les autres assistantes sociales. Par ailleurs, chaque fois qu’elle a un doute, elle dit qu’elle consulte des collègues plus expérimentés d’autres villes. Quand elle est appelée par la coordinatrice du PBF, Olivia, pour donner des explications sur ses rapports, elle s’appuie toujours sur les règles du MDS. Et Olivia lui répond régulièrement : « je ne veux pas entendre parler du Ministère ici ! », dans une tentative de renforcer l’autorité locale de la coordination sur le fonctionnement du programme. Selon Denise, ses décisions et ses rapports ne sont jamais définitifs.
45En reconnaissant le pouvoir d’Olivia sur les décisions du programme, Denise a développé un répertoire de stratégies pour essayer de la convaincre plutôt que d’entrer vainement en conflit avec elle. Pour illustrer leurs relations, Denise m’explique qu’avant d’évoquer des règles du programme comme argument, elle devait reconnaître leurs positions respectives en disant : « Je sais que le patron ici c’est vous, mais... ». Cet échange a lieu typiquement quand Olivia veut discuter avec les assistantes sociales de leurs décisions, mais cela n’est pas toujours le cas. Il arrive régulièrement que Denise constate que ses rapports ou ses recommandations de procédures sont ignorés ou renversés. Elle s’en rend compte quand certaines bénéficiaires reviennent au bureau du PBF pour demander des explications par exemple à propos d’un versement bloqué pour lequel l’assistante sociale avait dit à la bénéficiaire qu’il serait débloqué. Denise accède alors au système numérique du Registre unifié (Cadastro Único) et vérifie que sa recommandation est bien enregistrée dans le dossier de la famille, mais constate que l’action n’a pas été exécutée. Dans ces cas, elle sait que la seule explication est que la coordinatrice Olivia a renversé la procédure et elle va donc la voir. Denise lui explique la situation des besoins de la famille, en donnant l’impression de ne pas avoir compris pourquoi sa recommandation n’a pas été acceptée — elle fait comme si c’était une erreur du système — et insiste pour qu’Olivia le fasse. Si sa demande est rejetée, il ne reste à Denise qu’à expliquer à la bénéficiaire qu’elle a fait de son mieux, mais que c’est la coordination qui pose problème, et recommande donc à la bénéficiaire de discuter directement avec Olivia. De cette façon, Denise s’exonère de toute responsabilité sans entrer en conflit direct avec la coordinatrice.
46Un épisode similaire a été décrit par l’assistante sociale Joana (26 ans, PBF/CRAS), à qui Olivia a demandé de « faire une visite et bloquer l’allocation » parce qu’elle a « vu la bénéficiaire dans le bureau du PBF portant un sac de marque ». Joana raconte qu’elle a réalisé la visite et a trouvé une maison extrêmement précaire et ne pas connaitre l’origine du sac qui à son avis pouvait être un cadeau ou même une contrefaçon. Joana rapporte ce qu’elle a vu et demande donc que l’allocation continue. Après un certain temps, sachant qu’il s’agissait d’un cas retenant particulièrement l’intérêt d’Olivia, Joana a constaté que l’allocation avait été bloquée malgré son rapport. Elle dit que ses tentatives pour en discuter et convaincre Olivia sont restées vains.
47Après avoir constaté que la coordinatrice du PBF prenait régulièrement des décisions contre celles des assistantes sociales, j’ai cherché à comprendre ses motivations en enquêtant auprès des assistantes sociales. Pour elles, ce sont des motivations « personnelles » qu’elles ne connaissent pas forcément. Cependant, le renversement des décisions des assistantes sociales n’était pas aléatoire, mais utilisait des connaissances personnelles d’Olivia — au-delà de ses attributions dans la coordination du PBF — la renseignant sur la situation matérielle des familles bénéficiaires. Et, sur la base de ces renseignements, Olivia semblait poursuivre un objectif similaire à celui des assistantes sociales : éliminer du programme les bénéficiaires ne le méritant pas. Ana (25 ans, assistante sociale PBF) dit qu’Olivia « connait tout le monde » (conhece todo mundo), en faisant référence aux bénéficiaires du programme, et qu’elle prend ses décisions en utilisant cette connaissance. Chaque fois qu’une assistante sociale lui a demandé des explications sur des renversements, Olivia a évoqué soit des signes dans l’apparence des bénéficiaires qui lui donnait l’impression qu’il ne s’agissait pas d’une « vraie pauvre » (pobre de verdade) — des chevaux défrisés, un sac « chic », des chaussures « de gens riches » — soit une explication vague : « je connais bien le cas » (conheço bem esse caso).
48Au-delà des interactions avec les bénéficiaires dans le bureau du PBF, les assistantes sociales Joana (26 ans, PBF/CRAS) et Ana affirment qu’Olivia entretient un contact intense avec des bénéficiaires dans son propre quartier, y compris des locataires de maisons lui appartenant. Pour Ana, cette connaissance est aussi le résultat d’un réseau d’agents liés à la coordinatrice — qui ne sont pas employés dans le PBF — l’informant sur la vie des bénéficiaires dans leur entourage ou leur zone d’action. En se basant sur ces informations, Olivia demande aux assistantes sociales de conduire des visites, d’effectuer des blocages directement, ou elle renverse les décisions des assistantes sociales.
49L’existence de cette structure d’intermédiaires informels qui fourniraient des informations sur les bénéficiaires à la coordinatrice indique qu’elle ne cherche pas simplement à « faire de la place » dans le PBF pour de « vrais pauvres », ce que cherchent par ailleurs toutes les assistantes sociales interrogées. Quelques indices ont été trouvés pour établir une motivation électorale au comportement d’Olivia.
50Le premier indice est son quartier de résidence, où seule l’assistante sociale Helena (24 ans, PBF) était autorisée à conduire des visites de vérification du programme pendant la période électorale. En routine, les assistantes sociales prennent un quartier par jour pour conduire leurs visites chez les familles signalées par le MDS. Un rapport de ces visites doit être fait, normalement suivi d’une décision concernant un blocage. Au-delà de ce cas, en 2014, où deux quartiers étaient réservés à Helena, aucune répartition de quartier par assistante sociale n’a été faite pendant les trois ans où j’ai enquêté auprès du bureau du PBF, les assistantes sociales faisant leurs visites selon les besoins du moment.
51Le deuxième indice est la relation de la coordinatrice du PBF avec les locataires des maisons dont elle est propriétaire. Au-delà du contact personnel avec des bénéficiaires, cette relation est aussi marquée par le contrôle de l’exercice de leurs droits politiques. D’après les assistantes sociales Joana et Ana (25 ans, PBF), Olivia a interdit aux locataires d’afficher du matériel de campagne pour le parti d’opposition sur les murs de leurs maisons — une pratique courante au Brésil dans les périodes électorales. Je n’ai pas tout de suite associé ce fait au PBF, vu que les assistantes sociales elles-mêmes le racontaient pour démontrer la relation personnelle d’Olivia avec le maire d’Angico, et que son engagement dans les élections allait jusqu’à avoir un comportement abusif envers les locataires de ses maisons. Pour Joana et Ana, le fait que ses locataires étaient des bénéficiaires n’était pas spécialement significatif. En plus, l’effet de cette interdiction s’étend bien au-delà des locataires eux-mêmes, à travers les discussions qu’elle génère dans les quartiers pauvres. L’assistante sociale Natália (28 ans, CRAS), par exemple, qui n’était pas au courant que la coordinatrice du PBF louait des maisons ou qu’elle était personnellement impliquée dans de tels événements, raconte que quelques bénéficiaires lui ont demandé si elles pouvaient afficher du matériel de campagne sur les murs de leurs maisons sans risque pour la continuité du versement de l’allocation du PBF. Dans cette ligne, une bénéficiaire me raconte ce qui s’est passé avec une de ses cousines :
Ce n’est pas qu’ils [des personnes liées au maire] lui ont dit “non, c’est interdit” [d’afficher des signes de soutien aux candidats de l’opposition au maire], ils sont plus malins que ça. Ils ont d’abord demandé à ma sœur si elle était bénéficiaire du PBF, à quoi elle a répondu “oui”. Après ils ont demandé qui lui a donné les affiches, et elle a dit qu’elle les a prises dans la rue, où des gens les distribuaient. Après elle m’a dit qu’ils ont raconté plein de bêtises, en disant que c’est ingrat de sa part, que le maire fait beaucoup d’effort pour que le PBF marche bien. Ils lui ont demandé si elle avait quelques problèmes avec son allocation, qu’ils pouvaient le régler. Mais elle a dit non, qu’elle n’avait pas de problèmes. Et là ils ont dit “tiens, quand tu auras un problème ça va être difficile pour nous de régler ça, parce qu’on va donner la priorité aux gens qui ont donné leur soutien au maire. Mais bon, on espère qu’il ne va rien arriver avec ton allocation, n’est-ce pas ?” Tu imagines ce que ma sœur a pensé après ça, non ? Elle a trop peur, et veux enlever les affiches de sa maison, mais je lui ai dit non. S’ils osent toucher son allocation, on va faire un scandale. (30 ans, 3 enfants, allocataire depuis 2005, travailleuse informelle sporadique, nº 17)
52Un troisième indice montre l’implication directe de la coordinatrice : plusieurs bénéficiaires que j’ai rencontrées connaissaient la coordinatrice par son nom et la mentionnaient spontanément. Quand j’ai posé des questions sur d’éventuels problèmes avec leurs allocations, on me répondait couramment « j’ai vérifié cela auprès d’Olivia », ou « je vais voir Olivia pour régler ça ». La fréquence de l’évocation du nom de la coordinatrice ne correspond ni aux règles du programme ni aux pratiques quotidiennes de travail du bureau du PBF : aucune rencontre entre bénéficiaires et coordinatrice n’est strictement nécessaire pour le déroulement du programme.
53Finalement, le quatrième indice concerne des activités d’achat de vote explicites, directement liées à la coordination du programme. En 2014, l’assistante sociale Joana (26 ans, PBF/CRAS) me raconte la principale raison pour laquelle elle a décidé de quitter le PBF et de demander un transfert au CRAS. Au début des préparations des élections, en juillet, Joana reçoit une liste d’environ 15 foyers accompagnée d’une petite note écrite par la coordinatrice en disant « faire une visite et demander le blocage ». Dans leur quotidien, les assistantes sociales cherchent elles-mêmes les foyers à visiter dans la journée parmi les dizaines de dossiers qui attendent une visite de vérification, et cette liste avec nom, adresse et numéro d’identification des familles lui semblait étrange. Joana a quand même fait les visites pour mettre les dossiers à jour. Elle dit que seuls deux cas étaient effectivement des cas qui demandaient le blocage, et que peut-être deux autres auraient perdu leur allocation suite à une augmentation du revenu. Pour le reste, Joana ne voyant aucune raison de demander le blocage, ne l’a pas fait. Le lendemain, la coordinatrice est venue la voir et lui a demandé si les blocages avaient été faits. Joana lui a alors expliqué ce qu’elle avait trouvé dans ses visites. Olivia lui dit qu’elle a « perdu son temps », et qu’elle a demandé à Joana de faire simplement le blocage. Joana essaie de la convaincre, comme dans d’autres situations, mais sans succès. Olivia lui dit en définitive de faire les blocages et d’« arrêter de faire semblant de ne pas savoir ce qui se passe ». Je lui demande donc de quoi elle parlait et ce qu’elle a fait. Joana répond :
Ce n’est pas que je ne savais pas ce qu’ils font là dans le SAS, c’est juste que je n’aime pas être impliquée comme ça au milieu de ces trucs d’achat de vote. C’était évidemment des punitions de bénéficiaires qui étaient liés à l’autre candidat [de l’opposition], ou qui ont mis des affiches sur leurs maisons. Tu vois, j’ai déjà vu Olivia disant à des bénéficiaires “c’est le maire qui te donne ça”, et même si je sais que ces trucs existent un peu partout, je ne pensais pas qu’Olivia me demanderait quelque chose comme ça, explicitement. J’ai fait donc… j’ai fait les blocages parce qu’elle ne m’a pas donné d’option. Si je ne l’avais pas fait, j’aurais été sûrement licenciée. Mais c’était trop pour moi. Si c’était comme ça déjà au début de la campagne, tu imagines après en septembre, octobre ? Le lendemain j’ai cherché une amie qui travaille dans le SAS et je lui ai demandé si elle pouvait me placer ailleurs. Je pense qu’une semaine après j’étais déjà dans le CRAS.
54De façon similaire, Joana dit savoir qu’Olivia a une liste de personnes à protéger des blocages. Cette liste serait fournie — et constamment mise à jour — par les agents liés au maire, composée des numéros d’identification des familles bénéficiaires à qui cette « protection » est promise en retour de leur soutien politique. Denise pense qu’Olivia accepte parfois de revenir sur certaines de ses décisions arbitraires quand elle craint que les bénéficiaires qui lui en font la demande appellent une chaine de télévision pour se plaindre. Denise dit qu’Olivia a très peur de cela, et que les seules fois où elle a vu Olivia accepter la demande d’une bénéficiaire ayant eu son allocation bloquée sans motif faisaient suite à une menace de celle-ci d’appeler la presse.
55Je lui ai ensuite demandé si ce ne serait pas beaucoup plus facile pour la coordinatrice d’avoir une assistante sociale qu’elle pourrait contrôler et ainsi éviter les incohérences dans le système (des rapports ignorés ou renversés). Denise regarde dans la salle et me demande à voix basse que nous en parlions après, en dehors du bureau. À l’heure du déjeuner, nous sortons ensemble et Denise me dit que ma question est tout à fait pertinente : c’est le cas d’Helena (24 ans, PBF), la plus jeune des assistantes sociales. Denise dit ne pas savoir avec quelle fréquence Olivia fait des demandes exclusives à Helena, mais mentionne le fait qu’Helena soit la seule à avoir un quartier « exclusif ». En plus, dans quelques cas où il lui est arrivé d’avoir une confrontation avec Olivia sur ses décisions, Helena a été appelée à donner une troisième opinion, après visite. Denise ne sait pas si les visites ont été faites, mais chaque fois que cela est arrivé, Helena donnait un avis différent du sien. Dans un cas où la bénéficiaire est retournée voir Denise, la bénéficiaire lui a dit qu’aucune autre personne du PBF n’était venue la voir.
56En somme, la coordinatrice du PBF agit comme une « portière » (gatekeeper) du PBF en faisant la liaison entre les bénéficiaires du programme et le maire d’Angico. Cette utilisation politico-électorale du PBF est faite avec ou sans les assistantes sociales. Olivia semble chercher un moyen de maintenir de telles activités sans devoir entrer à tout moment en confrontation directement avec les assistantes sociales. Elle essaie d’abord d’orienter leur travail, en motivant le blocage des allocations par des explications. Si cela ne marche pas, elle peut quand même renverser les décisions des assistantes sociales, qui occasionnellement vont le contester. C’est dans ces moments qu’Olivia affirme son autorité, toujours sans faire référence explicitement aux activités illégales. Pour éviter des confrontations directes avec les assistantes sociales, Olivia fait aussi usage d’Helena, à qui elle peut faire totalement confiance.
57J’ai compris plus tard la raison de cette confiance. Helena est en fait la nièce d’un député d’Angico lié au maire, et sa filiation et sa fidélité dans les campagnes électorales lui ont garanti une promotion assez rapide au sein du SAS. Juste après les élections de 2014, où Helena semble avoir eu un rôle fondamental pour maintenir les activités d’achat de vote dans le PBF, elle a été promue pour être coordinatrice du CRAS où j’ai mené mon enquête, le CRAS où l’assistante Joana (26 ans, PBF/CRAS) était partie travailler après trois ans dans le PBF. Helena était non seulement la plus jeune, mais aussi la moins expérimentée des assistantes sociales, n’ayant travaillé qu’une année dans le PBF. À titre de comparaison, Joana avait trois années d’expérience dans le PBF et une dans le CRAS ; et d’autres travaillaient dans le CRAS depuis plusieurs années. Comme on le verra ensuite, le CRAS en question s’est montré très important pour le maintien de la machine politico-électorale dans l’assistance sociale d’Angico, et le fait d’y placer une coordinatrice dans laquelle le maire pouvait avoir totale confiance était essentiel.
2.3. Postures prises par les assistantes sociales : assimilation, résignation, contestation
58J’ai pu constater que l’inconfort provoqué par les dilemmes éthiques relatifs à l’utilisation politique de l’assistance sociale était constamment présent dans les discours des assistantes sociales. Dans le cas des CRAS, par exemple, les assistantes sociales doivent faire usage de leur connaissance du terrain et de leur contact intense avec les bénéficiaires pour atteindre les objectifs d’achat de vote qu’on leur impose. Leur relation avec les usagers du CRAS se construit à travers des visites régulières aux foyers, mais aussi dans des réunions de suivi se réunissant régulièrement dans l’unité, pour les personnes âgées et les femmes enceintes par exemple. Ce sont des personnes avec qui les assistantes sociales entretiennent souvent une relation étroite. L’assistante sociale Roberta (25 ans, CRAS) l’affirme : « en toute sécurité, je pourrais demander n’importe quoi à ces personnes et elles le feraient volontiers, grâce à notre relation ». Cela ne signifie pas, au contraire même, que les assistantes sociales acceptent l’instrumentalisation de leur relation avec les usagers à des fins politiques, bien que leur engagement dans de telles pratiques puisse être forcé. Comment se sentent-elles lorsqu’elles sont obligées d’entrer en confrontation avec les usagers de l’assistance sociale, de leur mentir et de les menacer ? Quelles sont leurs formes d’engagement politique et de contestation dans ce contexte ?
59Comme nous l’avons vu, les assistantes sociales ont un statut d’emploi précaire, où les licenciements sans justifications sont courants. Le maintien en poste est quant à lui conditionné à la participation aux campagnes électorales, ce qui implique normalement la participation aux achats de vote. Cela ne concerne pas exclusivement l’assistance sociale. En fait, tous les employés de la mairie sont systématiquement recrutés pour participer aux campagnes électorales du côté du candidat sortant ou de ses alliés. Les employés qui jouissent d’un statut d’emploi stable — ce qui n’était pas le cas des assistantes sociales rencontrées — peuvent refuser de participer, mais ils s’exposent alors à être la cible d’autres types de sanctions, comme le blocage dans la progression de carrière, comme était le cas de quelques assistante sociales j’ai rencontré lors de mon enquête, qui sont allés vivre et travailler à Angico après avoir constaté qu’à cause de leur opposition à la participation aux campagnes électorales, leurs carrières étaient « gelées » dans leurs municipalités d’origine.
60Comme il est difficile pour les assistantes sociales de se faire employer en dehors des mairies, elles acceptent généralement de participer activement aux campagnes électorales. En général, un compromis est trouvé pour que ces employés participent à des activités moins impliquantes, comme la participation à des rassemblements électoraux hors horaires de travail ou l’utilisation de matériaux publicitaires de campagne. Les activités qui demandent un engagement moral plus important sont imposées aux employés ayant des contrats temporaires, comme c’est le cas pour les assistantes sociales. Cela les force néanmoins à agir en contradiction avec leur éthique de travail — en particulier pour celles qui instrumentalisent leur relation avec les usagers de l’assistance sociale — ou illégalement, quand les activités électorales sont réalisées pendant les heures de travail et qu’il s’agit d’achat direct de votes. Dans ce contexte, à partir des données recueillies, trois attitudes face à cette participation ont été identifiées : l’assimilation, la résignation et la contestation.
61Le premier type de posture concerne les assistantes sociales qui ont complètement assimilé la logique de participation politique au sein de la mairie. Elles s’engagent dans les activités électorales avec enthousiasme, par ambition politique ou professionnelle. Dans les activités d’achat de vote, ces assistantes sociales faisaient un usage particulièrement efficace de leurs connaissances des besoins des usagers. C’était le cas de l’assistante sociale Alana (31 ans, CRAS), qui usait de menaces voilées, disant aux usagers que le CRAS pourrait être fermé en perdant le soutien que la mairie aurait d’un gouverneur allié. Alana était la seule assistante sociale se rapprochant de cette posture sans lien personnel avec des élus. Elle a manifesté une forte ambition de carrière dans le SAS et, selon elle, la participation active dans les campagnes lui garantissait alors non seulement de conserver son poste, tout en augmentant ses chances de promotion. Les autres assistantes sociales se rapprochant de cette attitude sont les cinq ayant une relation de parrainage qui précède leur placement à la mairie. Cette participation sans réserve dans les campagnes électorales se fait dans une logique de réciprocité, puisque plusieurs d’entre elles ont obtenu leur emploi précisément grâce à des liens de parrainage. Dans les périodes électorales, ces personnes organisent des actions d’achat de vote, vu qu’elles sont des personnes de confiance pour conserver le secret.
62Le deuxième type de posture correspond aux assistantes sociales qui se résignent par obéissance à participer aux campagnes électorales afin de garder leur emploi. J’ai identifié six assistantes sociales qui s’en rapprochent. Elles ne le font pas avec enthousiasme comme celles du type précédent, et ne vont jamais prendre d’initiative. Elles ne participent aux activités que quand elles y sont obligées. Il s’agit des personnes n’ayant pas de parrain politique garantissant leur emploi, et pour qui la participation aux activités électorales est la seule option pour assurer la continuation de leur travail, d’autant plus nécessaire qu’elles n’envisagent pas vraiment d’autres possibilités de travail en dehors de la mairie, et qu’elles ont de forts liens à Angico rendant inenvisageable un déménagement. La pression de la nécessité de conserver leur poste explique leur posture « neutre », de participation complète dans toutes les activités, sans interférer avec leurs valeurs morales.
63Elles ne sont pas nombreuses à assumer cette posture, car elles savent que les assistantes sociales ayant des liens familiaux avec des élus ont un avantage pour occuper les postes les plus élevés dans l’administration, comme le dit l’une d’entre-elles :
J’ai déjà essayé de lutter contre [les obligations de travailler dans les campagnes], mais ça ne change rien. C’est comme ça. À la fin nous sommes forcées de le faire quand même. Je ne vais pas chercher à les aider, mais je ne peux pas dire « non » tout le temps, parce que je ne peux pas perdre cet emploi. Tu sais où on peut travailler comme assistante sociale ici [à Angico] ? Nulle part. Je sais que je suis fixée ici, que je n’ai pas d’avenir dans le SAS, parce que les personnes avec des parrains [politiques] sont toujours privilégiées. Mais je dois rester quand même, donc je fais ce que je dois faire. (Laura, 35 ans, CRAS)
64Le troisième type rassemble les quatre assistantes sociales pour qui la participation aux activités de campagne électorale présente un problème moral majeur. Il s’agit des assistantes sociales ayant besoin de leur emploi temporairement, mais qui cherchent d’autres opportunités ailleurs, préférentiellement en dehors des mairies, ou qui briguent un concours public qui leur garantirait leur emploi. Elles sont généralement prêtes à déménager, et quelques-unes ont manifesté la volonté de partir vers des villes plus grandes (la capitale du Ceará ou d’autres capitales dans la région). L’absence d’un besoin urgent d’emploi contribue à leur résistance aux activités électorales. Elles y prennent part pour ne pas risquer de perdre leur emploi, mais elles vont essayer d’échapper aux activités non obligatoires, en faisant le minimum nécessaire. En plus de la violation de leur éthique professionnelle, ce qui empêche ces assistantes sociales de « bien dormir » c’est la violation de la confiance des personnes avec qui elles entretiennent un lien affectif. L’assistante sociale Carla (30 ans, CRAS) me raconte comment elle a participé à la campagne électorale de 2014 sans mettre à mal ses principes éthiques. Quand elle rencontre un bénéficiaire, elle se présente comme une assistante sociale de la mairie, mais souligne qu’elle n’est pas là pour « travailler », mais pour « demander le soutien » (pedir apoio) au candidat gouverneur soutenu par le maire d’Angico. Pour Carla, le fait de dire clairement que sa visite est de nature personnelle pourrait empêcher les usagers de voir la demande comme directement liée à l’assistance sociale.
65L’indignation de certaines assistantes sociales a été exacerbée par la disponibilité temporaire de ressources et de services alloués à l’achat de votes comparativement à la difficulté de les obtenir dans des périodes ordinaires, même pour les familles en situation très vulnérable. Certaines d’entre elles profitent de la disponibilité de ces ressources exceptionnelles pour aider les familles ayant les plus grands besoins. Un cas illustre bien les dilemmes moraux auxquels sont confrontées les assistantes sociales : c’est la seule fois où l’assistante sociale Márcia (28 ans, CRAS) a reçu une réponse négative à une demande de vote. Une mère dans une situation extrêmement vulnérable, avec un bébé ayant des besoins médicaux spécifiques, avait eu une mauvaise expérience personnelle avec le maire. Quand Márcia lui demanda de voter pour le candidat soutenu par le maire, elle dit donc qu’elle ne pouvait pas, tout en s’excusant avec effusion, étant donné le respect qu’elle a pour les assistantes sociales. Ce à quoi Márcia lui répondit : « Non, non, non, c’est moi qui dois présenter mes excuses de vous demander ça. Mais ne vous inquiétez pas, je vais obtenir ce dont vous avez besoin de toute façon, votez pour qui vous voulez ».
3. L’utilisation électorale du Programme Bolsa Família
66Cette section a pour objectif d’analyser les caractéristiques du PBF et de sa gestion locale, et les conditions institutionnelles qui permettent son utilisation à des fins électorales. Pour cela, les données seront complétées par des entretiens menés dans quatre municipalités voisines d’Angico, ainsi que des entretiens avec des cadres du PBF fédéral.
3.1. Les déterminants de l’utilisation politico-électorale du PBF
67L’utilisation de ressources publiques à des fins électorales est une pratique courante depuis longtemps dans la région Nordeste. Qu’est-ce qui rend alors le PBF pertinent pour la recherche de l’utilisation politico-électorale des politiques publiques au Brésil ? Y a-t-il une particularité liée au fonctionnement du programme ou les pratiques qu’on y a observées sont-elles seulement l’expression d’une structure problématique plus générale des politiques publiques dans la région ? Même si une réponse définitive à ces questions ne peut pas être donnée par une étude de cas, nos résultats suggèrent que l’utilisation politico-électorale du PBF est en continuité avec les pratiques préexistantes à l’intérieur du secrétariat municipal d’assistance sociale, mais avec une dynamique et une pertinence politique propres, sans précédentes.
68Le rôle des SAS a changé considérablement avec l’arrivée du PBF. Ces secrétariats étaient un outil permettant aux maires de se construire une image d’hommes généreux, qui « aident les pauvres ». Le responsable du secrétariat devait sûrement être à la fois quelqu’un en qui le maire pouvait avoir confiance, mais aussi une personne reconnue par la population comme directement liée à lui, pas un simple allié politique. Les ressources n’étaient pas abondantes, limitant le nombre de personnes aidées. Ces ressources étaient souvent complétées par des ressources propres des maires, mais avec une distribution parfois hors du cadre de l’assistance sociale, de façon à renforcer le caractère personnel.
69L’arrivée du PBF en 2003 transforme ce paysage, et du jour au lendemain ce secrétariat devient l’un des plus importants dans le scénario politique, contrôlant plus de ressources publiques que tous les autres bureaux publics dans la plupart des municipalités de petite taille. De plus, la valeur électorale immense du PBF est indéniable, ce qui place le SAS au centre de toutes les attentions. Les stratégies d’utilisation électorale du PBF observées ne peuvent pas se produire en dehors du programme simplement parce que les autres programmes d’aide sociale n’ont pas l’ampleur nécessaire pour avoir un impact électoral significatif. C’est pour cette raison que les maires placent leurs personnes de confiance à la coordination de ce secrétariat et du bureau municipal du PBF, et avec peu d’effort ils arrivent à convertir les ressources disponibles en soutien politique. Le fait que le PBF soit géré exclusivement par le secrétariat municipal d’assistance sociale, sans qu’aucune autre institution locale puisse vérifier les activités liées au programme, facilite l’action des maires. Le MDS prévoit que la gestion du programme soit suivie par un comité social qui rassemblerait plusieurs acteurs clés de la société, mais l’action de ces comités n’a jamais atteint l’objectif prévu dans la conception du programme, et à Angico, il n’interfère pas avec la mise en œuvre du PBF.
70Mais toutes les municipalités font-elles une utilisation politico-électorale du PBF ? Si oui, l’action des maires utilise-t-elle les mêmes moyens ? Quelques facteurs principaux en ce qui concerne la culture politique locale et la robustesse des institutions concernées sont apparus comme essentiels pour répondre à ces questions.
Interactions avec les institutions fédérales
71Les institutions fédérales ont une image positive au sein des administrations publiques municipales, notamment dans les petites municipalités. Ceci parce que les agents fédéraux ont une solide formation scolaire, et que les institutions fédérales ont une tradition bureaucratique forte. Ainsi, les interactions avec les institutions fédérales peuvent avoir un effet important dans l’administration publique municipale, en renforçant les bonnes pratiques par imitation, ou en décourageant les mauvaises par crainte.
72Dans une première municipalité voisine, les agents locaux disent que le PBF n’est plus utilisé (explicitement) pour l’achat de vote depuis que la municipalité a été l’objet d’un audit par le Contrôleur général de l’Union (CGU)17 quelques années avant. Quelques mois avant l’audit, un grand nombre d’employés municipaux du PBF étaient bénéficiaires irréguliers du programme, ce qui aurait été un grave problème pour la mairie et ces employés. Les agents de la CGU ont passé environ trois semaines dans la ville, en faisant un travail méticuleux. L’épisode a « traumatisé » le personnel, et selon les deux interviewés, a contribué à la construction de l’image du programme comme « intouchable » pour des activités « illégales », même si la secrétaire du SAS reste la femme du maire. La reproduction de cette image a garanti le maintien de quelques employés « clés » dans le PBF : des personnes non liées au maire, mais connues pour leur expérience dans la bonne gestion du programme.
73Cela indique une volonté du maire de ne pas faire usage du PBF à des fins électorales. En fait, même à Angico, si l’on compare le PBF avec le CRAS, on voit déjà une grande différence d’approche, car les activités électorales sont nettement plus restreintes et cachées dans les bureaux du PBF. En effet, le bureau du PBF à Angico a lui aussi été l’objet d’un audit quelques années avant, provoquant la démission de plusieurs techniciens inscrits eux-mêmes comme bénéficiaires du programme. Cet audit est devenu un cas connu dans la région. Cette pratique d’inscrire des employés dans le programme, pratique décrite par les assistantes sociales d’Angico, n’a jamais été répétée depuis.
74Une deuxième municipalité voisine montre comment le renforcement positif des bonnes pratiques peut aussi avoir un impact sur l’utilisation politique des ressources du PBF. Cette municipalité est reconnue comme une des plus efficaces du Ceará dans la gestion du PBF, et sa coordinatrice est souvent sollicitée pour aider dans des formations d’agents au niveau de l’État du Ceará organisées par le MDS. À partir de 2005 (avec un maire d’un parti d’opposition au gouvernement fédéral du PT), quand la municipalité a été reconnue par le MDS pour l’excellence de sa gestion du PBF, la responsable du SAS a encouragé les employés ayant le plus d’expérience à poursuivre leur travail, en les plaçant dans des postes élevés dans la hiérarchie, et ce au détriment de personnes ayant des parrains politiques. Cela est aussi le cas de la coordinatrice du PBF, qui est entrée au SAS sur concours public. La coordinatrice dit ne jamais avoir reçu une demande des hommes ou femmes politiques en vue de favoriser quelqu’un dans le PBF, directement ou indirectement. Elle n’arrive même pas à « visualiser un tel fait », tout en reconnaissant que le PBF est très vulnérable à ce type de stratégie, pour « traiter avec les plus pauvres, et donc les plus faciles à être manipulés ».
75Dans cette municipalité, il semble qu’il y ait un cercle vertueux de bonne gestion et d’élimination des mauvaises pratiques liées à l’utilisation électorale du programme. Si de telles pratiques subsistent — et probablement elles existent encore, même si la coordinatrice ne le (re)connait pas —, elles sont fondées uniquement sur la manipulation de l’information faite par des candidats politiques, c’est-à-dire la mise en scène théâtrale d’un pouvoir qui se présente comme garant et responsable personnellement des bienfaits du programme.
Organisation collective des usagers
76D’après la coordinatrice du PBF de la deuxième municipalité mentionnée, en raison de cette culture politique déjà institutionnalisée, toute personne qui voudrait essayer d’utiliser la structure du PBF à des fins électorales aurait des difficultés non seulement avec les employés, mais aussi avec les bénéficiaires du programme. Elle a confiance en ce que les bénéficiaires sont suffisamment informées des règles du programme pour qu’elles ne soient pas « trompées » par des intermédiaires essayant de profiter du programme. Une assistante sociale — elle aussi entrée dans le SAS par concours public — confirme que dans les rares occasions où les employés découvrent une bénéficiaire ayant reçu une promesse d’un intermédiaire, ils sont alors chargés de clarifier « la nature du programme comme un droit social ». Après ces années où les bénéficiaires se sont habituées à un traitement exclusivement bureaucratique du PBF, on peut supposer qu’une ingérence politique dans le PBF provoquerait une opposition organisée des bénéficiaires.
Forces d’opposition politique
77La force de l’opposition politique est aussi un facteur déterminant dans l’utilisation électorale de l’assistance sociale. La taille de la municipalité n’est pas ici pertinente, car les petites municipalités sont souvent fortement divisées en factions politiques qui vont au-delà des partis politiques, où l’opposition est constante et peut décourager de telles pratiques. C’est le cas d’une troisième petite municipalité voisine où le PBF ne compte qu’avec quatre employés : la coordinatrice, une assistante sociale, et deux techniciens. C’est l’assistante sociale Márcia, du CRAS d’Angico, qui m’a recommandé cette visite de sa ville de naissance :
Le “politicage” ici [à Angico] est très désorganisé. Là où je travaillais avant [municipalité voisine “C”], la machine de demande de votes est beaucoup plus efficace. Quand je travaillais dans la mairie là-bas, on avait des réunions obligatoires toujours à la fin de la journée de travail, pour ne pas risquer de confusion avec l’utilisation de ressources publiques. Elles se tenaient toujours dans les maisons des agents du maire, avec des listes de présence, ou dans la maison du maire à l’heure du déjeuner. Ils faisaient comme ça parce que la ville est divisée en deux vraies factions, et donc l’opposition était tout le temps attentive [em cima] : si quelqu’un [employé de la mairie] faisait quelque chose de stupide comme ça, d’aller demander un vote dans l’horaire de travail, c’était mort. (Márcia, 28 ans, CRAS, octobre 2014)
78Ce que Márcia appelle un « politicage organisé » serait une structure d’achat de vote qui ne fait pas l’utilisation explicite des ressources de l’administration publique, qui serait alors facilement découverte par l’opposition. Les entretiens avec la coordinatrice et l’assistante sociale de la municipalité ont vite éclairé la place du PBF. Elles se sont montrées complètement à l’aise pour décrire toutes les activités de la machine politico-électorale qui se produisaient dans la municipalité parce qu’elles n’étaient pas concernées : le PBF a été « oublié par les hommes politiques d’ici ». Ceci expliquerait aussi pourquoi la mairie ne mettait pas beaucoup de ressources à disposition de la gestion du programme, qui fonctionne avec le minimum possible depuis qu’elles y sont arrivées, il y a plus de cinq ans. Selon elles, le PBF « n’a pas de valeur électorale pour eux, parce que tout le monde sait que le maire pourrait en faire usage, c’est trop évident, et ici ils doivent être plus intelligents que ça pour s’en sortir… donc on est laissées tranquilles ». Ce qui ne veut pas dire que personne n’essaie d’en profiter. L’assistante sociale raconte qu’à chaque période d’élections, des bénéficiaires viennent chez eux pour éclairer des doutes concernant le programme et l’avenir de leurs allocations, ce qui serait le signe d’une tentative de désinformation à leur encontre. De plus, le groupe d’opposition au maire compte sur ses supporteurs pour dénoncer des stratégies électorales qui feraient usage des ressources publiques : des bénéficiaires qui sont liées à l’opposition se rendent souvent au bureau du PBF pour avoir des explications des raisons pour lesquelles leurs allocations ont été bloquées, et « rapidement menacent d’aller à la police en disant que le blocage était le résultat de leur filiation avec l’opposition ». Les employés du PBF racontent qu’ils ont dû plusieurs fois donner des explications des règles du programme directement à l’avocat des bénéficiaires — toujours la même personne, probablement employée du parti d’opposition.
79En comparant ces trois cas avec Angico, on constate que l’interaction de ces trois facteurs — les forces d’opposition politique, l’organisation collective des usagers, les interactions avec les institutions fédérales — résulte en des pratiques institutionnelles qui peuvent varier substantiellement. Spécifiquement dans le cas des institutions d’assistance sociale, ces facteurs produisent une « tradition d’accueil » (Dubois 2015) des bénéficiaires, qui est reproduite par les employés et dans une certaine mesure respectée par les élus. Même si l’on manque d’un nombre suffisant de cas pour l’élaboration d’une typologie, on peut esquisser des cas extrêmes. D’un côté des institutions avec une autonomie complète vis-à-vis de la mairie, accompagnée d’une culture politique fondée sur une plus grande séparation entre (certaines) des ressources publiques et la politique électorale. De l’autre, des institutions publiques dont les actions sont dépeintes comme des faveurs personnelles du maire, où la confusion entre la politique électorale et le gouvernement est normalisée auprès des usagers et des agents de l’assistance sociale.
80En ce qui concerne le personnel des bureaux du PBF, travailleurs sociaux ou coordinateurs, leur attitude varie également en fonction de leur relation avec la politique locale. Quand ils soutiennent le maire sortant (généralement par réciprocité du poste donné ou en raison de liens familiaux), ils expriment dans des discours idéalisés une plus grande défense de l’intégrité des services de l’assistance sociale, ce qui est loin de la réalité. Lorsqu’un employé n’est pas un partisan du maire, ou que la stabilité de son emploi ne dépend pas de lui, les critiques émergent facilement (en supposant une relation de confiance établie avec le chercheur). Ceux qui arrivent à garantir leur autonomie dans l’institution sont des individus qui combinent des compétences de gestion et de négociation politiques, contribuant à une bonne réputation auprès des institutions supramunicipales.
3.2. Légitimité réciproque : la persistance d’une relation de dépendance entre les pouvoirs fédéral et municipal
81Même si le manque d’information des bénéficiaires n’est pas le seul facteur qui permette l’utilisation politico-électorale du PBF, ce déficit d’informations est néanmoins décisif pour augmenter le pouvoir des autorités locales sur les bénéficiaires du programme. Existe-t-il une raison expliquant que le gouvernement fédéral ne traite pas le problème directement par une action de publicité contre l’usage électoral du programme ?
82Ansell (2014) a trouvé des indices qui pourraient éclairer cette question. L’auteur a conduit une enquête sur l’utilisation politique du Fome Zero (Faim zéro), un projet parapluie qui rassemblait plusieurs actions de lutte contre la faim et la misère, y compris le PBF, dans la première année du gouvernement Lula. Au début du programme Fome Zero, des stratégies administratives pour contourner les maires et démanteler les structures d’utilisation électorale des politiques publiques ont été mises en place. L’administration du programme au niveau local était faite par un comité de gestion municipale, ce qui a déclenché l’hostilité des élites politiques locales dans la région Nordeste. Sans entrer dans les détails, Ansell dit que la mesure a été vue comme contraire aux structures hiérarchiques traditionnelles qui valorisent l’histoire personnelle, et finalement la pression des maires sur le gouvernement fédéral a été suffisante pour que la mesure soit supprimée.
83Le poste de coordination du programme a alors été créé pour remplacer le comité, incluant au passage les maires dans le processus, tout en exigeant une formation obligatoire pour être coordinateur. Par ailleurs, un processus viable de sélection de bénéficiaires ne permettant pas que les allocations deviennent une monnaie électorale était défini18. D’autres études plus récentes — bien que moins complètes que l’ethnographie d’Ansell — sont en accord avec cette hypothèse. Pour Hunter et Power (2007), le partage des opérations administratives du PBF avec les mairies a été un choix stratégique du gouvernement Lula pour garantir le soutien au programme, permettant aux élites locales — indépendamment de leur appartenance politique — de récolter certains des avantages d’un programme extrêmement populaire. Fenwick (2009) montre que ce renforcement du pouvoir municipal a été construit au détriment de celui de l’État fédéré, car les mairies ont obtenu la mise en œuvre de la distribution des ressources issues directement du gouvernement fédéral, sans devoir négocier avec des intermédiaires, et sans pour autant que l’argent transite par les mairies puisqu’il va directement aux familles.
84Dans deux études sur le Nordeste brésilien, Bursztyn (1990, 2008) a identifié une relation de dépendance entre les autorités publiques nationales et locales qu’il a appelée « légitimation réciproque ». En bref, depuis sa création en 1889, l’État républicain a été confronté à un nombre croissant d’électeurs — le suffrage ayant été élargi à tout homme adulte en 1891 —, et à la nécessité d’un contrôle local d’une population dispersée. De l’autre côté, les propriétaires fonciers, les coronéis, avaient besoin de soutien pour faire face à une crise économique. Ainsi, les élites locales et nationales ont formé une alliance d’autolégitimation qui était fondée sur le contrôle de vote (vote de licou) dans les zones contrôlées par les coronéis.
85Cette structure est devenue une constante dans les relations entre les trois niveaux de l’administration publique du pays, et le PBF semble avoir été capturé par ce rapport d’interdépendance entre le gouvernement fédéral et local. En synthèse, le PBF est un outil que les élites locales peuvent utiliser pour fidéliser une population croissante et de plus en plus urbaine, où les mécanismes de réciprocité ne peuvent pas conserver leur caractère personnel. Avec la croissance relative du pouvoir bureaucratique face au pouvoir économique des élites, de nouveaux acteurs ont trouvé dans l’intermédiation des politiques publiques la légitimation nécessaire pour prendre la place des coronéis, donnant lieu à une nouvelle élite technocratique émergente. Dans quelques cas, la transition était moins abrupte et les vieilles oligarchies ont réussi à établir des alliances avec le nouveau gouvernement fédéral, principalement par une alliance au niveau national entre le PT et le parti de centre PMDB. D’une façon ou d’une autre, la nécessité d’une légitimité mutuelle est restée.
86Si cette légitimation était autrefois dépendante des ressources financières envoyées par le gouvernement fédéral et utilisées par les élites locales, maintenant elle est fondée sur des transferts en espèces versés directement aux bénéficiaires. Le contrôle est complexe, mais la logique reste la même : un maire peut utiliser le PBF comme une ressource politique, quel que soit son parti, sans risquer le bénéfice tiré par le gouvernement fédéral, vu comme responsable — ou créateur, dans le cas du PT — du programme.
Le rôle des partis politiques
87À l’époque de l’enquête, le maire d’Angico appartenait à un parti allié au gouvernement fédéral de la présidente Dilma Rousseff (PT), parti largement reconnu comme étant à l’origine de la création du PBF. Si le maire avait été issu d’un parti d’opposition au gouvernement, l’existence d’une structure d’utilisation politico-électorale du PBF telle que celle d’Angico serait-elle possible ?
88Le gouvernement fédéral est non seulement le responsable des ressources et de l’administration générale du PBF, mais le PT, qui occupait la présidence du pays au moment des élections, est aussi associé à l’identité même du programme, à travers l’image de son « père » charismatique, l’ex-président Lula. Cela veut dire que même si les mairies sont responsables de la mise en œuvre et du contrôle du programme, et peuvent utiliser le pouvoir discrétionnaire des agents en leur faveur, elles ne pourront pas s’en servir facilement contre le PT au niveau fédéral. En d’autres termes, l’utilisation du PBF pour contraindre les votes des bénéficiaires suppose un soutien complet — même s’il est feint — à l’existence du programme. Comme on le verra ensuite, le PT profite d’une image positive largement répandue chez les bénéficiaires du PBF, qui soutiennent le PT entre autres par rejet des partis qui critiquent le programme. Ainsi, rien n’empêche que des maires qui ne sont pas directement liés au PT fassent une utilisation électorale du programme. Cependant, pour que la stratégie soit efficace, le maire doit mettre en avant son pouvoir local sur la distribution du programme, pour gagner le vote du bénéficiaire quand celui-ci voterait pour le PT au niveau national.
89Cette stratégie correspond tout à fait à la culture et aux pratiques électorales au Brésil. Deux facteurs doivent être mentionnés afin de soutenir cet argument. Premièrement, en ce qui concerne la culture électorale, et spécialement dans la région étudiée, l’appartenance ou l’affinité avec un parti n’est pas l’élément le plus pertinent pour expliquer le choix d’un candidat par l’électeur. Par exemple, accrocher une affiche à la porte de sa maison est le résultat d’un « engagement » en faveur d’un candidat ou d’une faction, et non à un parti politique ou une idéologie19 : « plus qu’un choix individuel, le vote a le sens d’un engagement. Pour l’électeur, ce qui est en jeu dans une élection n’est pas de choisir des représentants, mais d’être situé sur un côté de la société. Et, tout comme le vote, la déclaration publique qui précède le vote est un engagement » (Palmeira 1992 : 27).
90Cette identification peut fonctionner dans un mouvement de bas en haut, lorsque le contact personnel avec un candidat engendre l’engagement politique en faveur d’un parti — ou un côté de l’espace politique — et le comportement électoral qui en résulte à tous les niveaux ; ou de haut en bas, lorsque l’affinité avec une personnalité politique charismatique augmente l’empathie avec les candidats de niveaux inférieurs du même groupe politique. Ces pratiques peuvent être complémentaires les unes aux autres, et les hommes et femmes politiques locaux peuvent les utiliser pour façonner des stratégies différentes pour recueillir des votes. Par exemple, quand un politicien local fait face à une résistance des électeurs à soutenir des candidats qui ne seraient pas soutenus par Lula, ce qui est son cas, il peut encourager les électeurs à voter pour le PT au niveau national et tout en faisant confiance à leur relation interpersonnelle au niveau local. Pour cela, il donne sa garantie qu’il travaillera avec et non pas contre le gouvernement fédéral en ce qui concerne les intérêts des électeurs.
91Deuxièmement, certaines pratiques politiques et électorales favorisent un comportement de vote multipartiste et réduisent l’identification personnelle avec des partis politiques. La classification des partis ou candidats à gauche ou à droite est hors de portée (ou intérêt) des électeurs ordinaires, notamment en ce qui concerne les politiques sociales telles que le PBF : à titre d’exemple, dans les élections de 2014, tous les candidats à la présidence ont affirmé leur compromis avec le maintien ou l’expansion des politiques sociales mises en place par les gouvernements du PT. Le changement constant d’alliances rend également difficile à identifier si un parti est favorable ou défavorable à un programme ou à une politique spécifique. En outre, comme souligné avant, il est fréquent que le même parti s’aligne avec différents groupes politiques en fonction du niveau des scrutins. Les élections locales et nationales étant tenues séparément, tous les quatre ans avec deux ans entre les deux, les candidats locaux peuvent tenter d’occulter leurs alliances formelles dans les élections précédentes si cela les arrange.
92Combinant ces deux aspects, la personnification du comportement de vote et les pratiques d’alliances politiques floues, il est possible de comprendre comment un candidat local, d’un parti d’opposition au PT au niveau national peut bénéficier politiquement du PBF en mettant en place certaines stratégies électorales comme celles décrites dans ce chapitre. Si dans un contexte de compétition clientéliste « normal » les patrons sont en concurrence pour obtenir le soutien des clients potentiels, le PBF donne au patron qui contrôle la mairie des ressources sans équivalents. S’il ne fait pas de doute sur le fait que le PBF permet aux maires d’utiliser des ressources publiques à des fins électorales, l’établissement de rapports clientélistes repose sur d’autres facteurs qui ne les concernent pas. Il nous reste à éclairer l’intérêt des bénéficiaires du PBF (ou de potentiels allocataires) à s’engager dans des relations clientélistes. La section suivante y est dédiée.
4. Le Programme Bolsa Família et la rationalité du vote
93Dans les études sur le comportement électoral des pauvres, des simplifications peuvent renforcer des stéréotypes de « mauvais citoyens », et génèrent souvent une interprétation équivoque sur la « culture de la pauvreté ». Pour le cas du Programme Bolsa Família (PBF), cette pensée a été reprise par des hommes et femmes politiques au Brésil pour suggérer que les bénéficiaires du programme devraient perdre leurs droits politiques20. En ce qui concerne l’utilisation de facto des PTCR à des fins électorales, la question posée par différents auteurs est de savoir si elle a évolué vers un nouveau partenariat entre hommes politiques et citoyens fondé sur le droit à l’assistance sociale, ou de savoir si les PTCR ont contribué à l’exclusion de ceux qui ne font pas partie du groupe des électeurs loyaux aux candidats détenant le pouvoir de distribution des programmes (De La O 2015 ; Bucheli 2015).
94Concrètement, il s’agit de définir quel est le rôle joué par les PTCR dans les pratiques dites « clientélistes ». D’abord, comme nous l’avons dit avant, nous devons résister à l’utilisation floue du terme « clientélisme » souvent employé pour désigner le comportement de vote des bénéficiaires des PTCR, en cherchant les logiques qui expliquent la fidélisation des électeurs aux partis ou aux candidats politiques identifiés comme responsables de l’octroi des allocations. Il faut considérer que la réciprocité ou l’obligation que les bénéficiaires peuvent avoir envers les responsables des programmes sociaux peut être le résultat de la peur de perdre l’allocation (Baez et al. 2012). Après, des stratégies actives peuvent aussi être utilisées et des électeurs peuvent être plus inclinés à voter pour les candidats sortants à la suite d’une promesse d’inscription dans des programmes sociaux, comme cela a été identifié dans les élections mexicaines de 2000 (Cornelius 2004). Dans ce contexte, la question concrète à poser est : comment les bénéficiaires du PBF choisissent-ils leurs candidats politiques ? Grâce à des entretiens approfondis, il est possible de comprendre la logique du vote des bénéficiaires, et comment cette logique est intégrée à l’achat de vote. Nous souhaitons ainsi rejoindre la démarche d’Heredia et Palmeira (2013) et dépasser l’opposition dichotomique entre le vote « “clientéliste”, stigmatisé, et le vote “idéologique” jugé plus “citoyen” » — comme l’a formulé de L’Estoile (2013 : 122).
95Le système électoral moderne au Brésil ne permet pas l’identification des électeurs individuels, le vote se faisant au secret dans un isoloir. Les rapports politiques personnalisés ne peuvent donc pas être analysés à partir du vote d’une personne, mais plutôt à partir de son soutien déclaré à un candidat. Ce soutien doit être visuellement clair, généralement par l’utilisation de matériel de campagne — tels que des drapeaux, des autocollants et des t-shirts. Le soutien des individus-clés dans une communauté, un quartier ou une famille est particulièrement important pour les candidats. Palmeira (1992) appelle ces individus « des électeurs ayant des votes multiples », et ils reçoivent des biens de plus grande valeur ou sont recherchés pour les distribuer ou collecter des demandes d’autres résidents. À Angico, tandis que la valeur normale des paiements pour l’achat de vote est d’environ 50 R$ (15 $), ces personnes-clés reçoivent deux ou trois fois ce montant. Au-delà des biens échangés les plus courants — comme les paniers d’aliments, du matériau de construction pour les maisons, et de l’argent en espèce —, les offres prennent aussi des formes exceptionnelles : une bénéficiaire dit attendre des prothèses dentaires, une promesse qui devrait être réalisée une fois qu’elle aura terminé un traitement en cours ; un politicien a promis à une autre de l’enregistrer en priorité dans le programme fédéral de distribution de maisons populaires21, mais comme le candidat n’a pas gagné les élections, il ne va rien faire pour elle.
96L’approche anthropologique choisie met l’accent sur le plan microsociologique des rapports politiques, sur les attentes culturelles de réciprocité qui précèdent les individus en deux dimensions fondamentales : matérielles (produits, services ou soutien) et symboliques (modèles d’évaluation et de perception dans les structures mentales des sujets). Le Nordeste du Brésil est caractérisé par une tradition historique de rapports politiques personnalisés. Ce travail soutient que, à travers l’héritage historique, le poids anthropologique de la gratitude a le pouvoir de transformer le PBF en « don »22 en créant un lien de réciprocité entre le donneur et le receveur. En conséquence, la représentation du PBF en tant que droit social est fragilisée.
97Pour de L’Estoile (2014), les rapports avec des hommes politiques sont pour les pauvres du Nordeste une forme de stabilisation d’un avenir incertain. Dans ce contexte, les individus ne s’engagent pas dans ces relations toujours en vue de la maximisation des intérêts économiques, ni exclusivement en raison de l’engagement dans des structures de réciprocité et de confiance. Pour l’auteur, ces relations doivent être expliquées par les différents « cadres de référence » qui composent les « champs d’opportunités » des pauvres pour faire face à cet avenir incertain. Dans cet esprit, je propose une analyse des rapports politiques du point de vue de l’électeur pauvre, motivés à la fois par des intérêts économiques et par des normes de réciprocité. Chaque individu ou groupe construit son système d’évaluation de ces relations en faisant usage des cadres de référence disponibles dans un contexte donné. Malgré le fait que ces cadres sont fondés sur des logiques différentes, ils font partie d’un même champ d’opportunités qu’ils structurent.
4.1. Le rapport des bénéficiaires du PBF avec la politique
98Recevoir des biens des candidats politiques ou chercher le SAS dans la période d’élections en raison de la disponibilité des ressources est un fait considéré comme normal par toutes les bénéficiaires interviewées. Elles sont aussi habituées à être approchées par des hommes et femmes politiques ou leurs agents (brokers) pour acheter leur vote, au point de les reconnaitre facilement, puisque ce sont toujours les mêmes qui passent dans le quartier. Les bénéficiaires considèrent aussi qu’il est « normal » d’être abordé par des assistantes sociales pour la même raison.
99Concernant la distribution de biens par les candidats politiques, aucune interviewée n’a déclaré refuser ces offres. Cependant, la manière dont ces offres influencent le choix d’un candidat politique est variable, et l’on identifie trois types d’attitudes : réciproque, instrumentale et indifférente. À partir de ces attitudes, nous allons analyser comment plusieurs dimensions de la citoyenneté des pauvres interagissent entre elles. Notre objectif n’est pas d’homogénéiser les expériences des bénéficiaires interrogées, mais au contraire, en partant des types idéaux, nous souhaitons comprendre les différences qui caractérisent les expériences de la population bénéficiaire du PBF. Ces attitudes sont définis selon les deux dimensions de la citoyenneté analysées dans la thèse : l’accès aux droits sociaux et l’exercice des droits politiques. Chacune comprend deux catégories d’analyse.
L’attitude réciproque
100L’attitude réciproque concerne le respect à la réciprocité dans la relation avec des candidats politiques. Dans cette attitude, les dimensions matérielles et symboliques de relations avec des candidats politiques se complètent afin de fixer une économie morale qui implique des droits et des devoirs, des obligations au-delà de l’échange matériel, des conditions de réciprocité négociées selon un calcul moral (Thompson 1971 ; Fassin 2009), ancrées dans des valeurs familiales et de respect mutuel. La distribution des biens ou services d’assistance sociale est une opportunité pour que ces candidats puissent démontrer qu’ils sont des « hommes de parole »23, et qu’ils sont capables de s’acquitter des promesses faites. Ceux qui sont déjà connus pour ne pas avoir tenu leurs promesses sont considérés comme de simples sources de fonds d’urgence dans les périodes électorales. Ce type de rationalité de vote s’approche de celle décrite par Heredia et Palmeira (2013 : 130) comme l’engagement (adesão) de l’individu — et de sa famille — sur le long terme, au-delà du « temps de la politique » qui est celui de la campagne électorale. La dynamique de réciprocité est renforcée aussi par un « engagement explicite et public de la parole, […] reconnu comme quelque chose qui crée une obligation (compromisso), un lien qui implique l’honneur des protagonistes » (ibid. : 135). Le terme de « hiérarchie intime » (intimate hierarchy), élaboré par Ansell (2014), met en évidence l’égalité morale dans le contexte de l’inégalité matérielle intégrée dans cette relation. Bien qu’ils ne soient pas essentiels, les biens ou services reçus dans le cadre de cette relation ont un poids important dans le vote. Pour le cas analysé ici, il s’agit presque toujours de services offerts par l’assistance sociale municipale, et facilités ou intercédés par les élus et candidats politiques. Le fait de distribuer des biens ou des ressources publiques n’est pas un critère négatif dans l’évaluation des candidats, si ce comportement est accompagné d’une vraie préoccupation pour les électeurs24, comme le démontre ces deux interactions avec des bénéficiaires :
— Quel est votre principal critère pour choisir un candidat ?
J’essaie de voter pour les candidats décents, tu vois ? Ceux qui font des promesses et ne les réalisent pas, qui viennent ici [dans le quartier] seulement en période électorale et après disparaissent, ils ne gagnent pas notre vote deux fois. Malheureusement, ceux-ci sont la majorité. Le problème est qu’il y a des gens qui oublient facilement ces choses [les promesses non payées] et votent pour eux à nouveau en échange d’un panier d’aliments. Mais mon vote ils ne l’auront pas. On a besoin de beaucoup de choses ici, un panier d’aliments tous les quatre ans c’est rien. (28 ans, 3 enfants, allocataire depuis 2007, femme au foyer, nº 3)
— Quelles sont vos impressions sur le maire d’Angico ?
J’aimais bien le maire, mais il m’a promis beaucoup de choses et ne les a pas réalisées. J’ai de la famille pour qui il a fait personnellement plein de promesses pendant les élections, et après il a disparu. Il a laissé les contacts de ses agents et tout, mais après ils ont tous disparu. Après, dans ces élections les agents du maire m’ont promis des paniers d’aliments aussi, mais je sais qu’ils ne vont pas les donner. Maintenant je ne vote plus pour ceux qui font des promesses vides, j’ai besoin de voir les résultats avant. (25 ans, 2 enfants, allocataire depuis 2011, employée domestique, nº 26)
101Les bénéficiaires évaluent aussi les candidats sur le contact direct qu’ils ont avec eux, leur disponibilité et leur volonté de les servir : ils parlent d’hommes « bons » et « décents ». En ce qui concerne la perception de l’assistance sociale, la vision dominante est que l’assistance sociale — y compris le PBF — est un bénéfice accordé aux pauvres dû à la préférence que l’on entretient à leur égard. L’assistance sociale est un acte de compassion, de bonté et donc, personnalisé. Elle n’est pas identifiée comme émanant de l’État, mais plutôt des personnes qui l’administrent ou qui ont créé certains programmes, comme c’est le cas des premières dames responsables de l’assistance sociale municipale, et aussi comme est le cas du PBF avec l’ex-président Lula. La faible sécurité est exprimée par une crainte de perdre l’allocation à n’importe quel moment, ou par une position de précaution consistant à ne pas compter avec ce revenu supplémentaire. L’engagement dans les relations avec des candidats politiques est une manière d’augmenter la stabilité du PBF dans le contexte de pauvreté structurelle, en accord avec de L’Estoile (2014), discuté auparavant.
102En conséquence, on trouve que le vote sert pour entretenir ces relations, donné en échange de services de l’assistance sociale. Mais cela n’est pas fait d’une façon ponctuelle, isolée, ou simplement comme un échange. Le rapport de réciprocité de ces individus signifie que l’engagement dans des relations durables — parfois intimes — avec des candidats politiques est privilégié, ancrées dans des valeurs familiales et de respect mutuel. Si la norme est que les élus et les candidats politiques doivent respecter les promesses faites, quel que soit leur coût, les bénéficiaires n’entreront pas dans de telles relations avec ceux jugés incapables de les respecter.
L’attitude instrumentale
103Une posture instrumentale a été identifiée, et correspond à ceux qui cherchent activement la meilleure offre, même parmi différents candidats politiques, et pour qui l’élément déterminant leur vote est la valeur des biens ou des services reçus. Cette instrumentalisation des rapports avec les candidats politiques ne doit pas être confondue avec un désintérêt envers ces relations, mais plutôt d’une désaffection ou d’un détachement : au lieu de s’engager dans une relation durable et de respect avec les candidats politiques, ces bénéficiaires les voient seulement dans leur dimension matérielle. Les individus qui prennent cette attitude donnent leur vote aux candidats politiques « qui sont prêts à faire le plus » pour elles. Pour cela, elles acceptent toutes les offres et elles négocient avec les agents pour maximiser leurs profits, en les poussant à surenchérir avant d’arrêter leur choix pour le vote. Au-delà des biens offerts couramment, le PBF a aussi été mentionné comme facteur décisif dans leur choix. Dans ce cas, être « aidé » dans le processus d’inscription dans le programme, ou avoir quelqu’un qui peut « résoudre un problème de blocage », représente un bénéfice plus important que les offres normalement reçues. Pour celles qui partagent cette vision instrumentale des rapports politiques personnels, la potentialité d’un effet immédiat et pratique sur leurs vies est le facteur le plus important :
— Quand vous avez un problème avec votre allocation, qui cherchez-vous pour le résoudre ?
Je suis allé plusieurs fois dans le [bureau du] PBF pour résoudre mon problème [allocation bloquée pendant plusieurs mois], mais toujours rien. Ils me disent que l’allocation va être débloquée, et puis rien. Cette semaine [quelques jours avant le second tour des élections de 2014], un employé du SAS est passé chez moi et m’a demandé si j’avais des soucis avec mon allocation. Quand je lui ai expliqué, il m’a dit qu’il peut le résoudre si je vote pour le candidat soutenu par le maire pour être gouverneur. Donc maintenant j’attends, et je vais voter pour lui.
— Et pensez-vous qu’il est un bon candidat ?
Pas mieux ou pire que l’autre. Ils sont tous pareils. J’ai juste besoin de débloquer mon allocation. (40 ans, 2 enfants, allocataire depuis 2005, travailleuse informelle sporadique, nº 5)
104Cela révèle la valeur d’une offre de garantie du maintien de l’allocation dans un cadre d’incertitude constante. Quand je demande à une autre bénéficiaire si elle a déjà reçu des offres liées au PBF, elle me répond : « Non, jamais, mais je connais des gens qui en ont eues. J’aimerais bien recevoir une offre comme celle-là, je voterais tout de suite pour qui ils veulent, pas de problème ! [rires] (45 ans, 4 enfants, allocataire depuis 2005, travailleuse informelle sporadique, nº 30). De façon plus subtile, on voit dans l’interaction suivante comment la confusion de rapports professionnelles et personnelles entre bénéficiaires et assistance sociales y jouent aussi un rôle :
— Quand vous avez un problème avec votre allocation, qui cherchez-vous pour le résoudre ?
J’ai une connaissance dans le SAS qui m’a toujours aidé, même pour obtenir mon [allocation du] PBF. Je suis toujours reconnaissante de lui pour cela.
— Et est-ce qu’il vous a demandé quelque chose en retour pour cette faveur ?
Non, non ! Tu veux dire des gens qui demandent de l’argent et ce genre de chose, non ? J’ai entendu parler de ça. Mais non, cette connaissance ne m’a rien demandé. Bien sûr, on sait comment la politique fonctionne, et pour maintenir son travail le maire doit continuer, parce que c’est lui le parrain de cette connaissance à moi. Du coup, il m’a demandé de voter pour le maire pour qu’il puisse continuer dans le SAS. C’est tout, et je le fais avec plaisir ! (31 ans, 3 enfants, allocataire depuis 2006, femme au foyer, nº 32)
105L’obligation de la réciprocité chez ces bénéficiaires n’a pas un caractère moral, mais utilitaire, opportuniste, car elles sont prêtes à accepter une meilleure offre disponible. En conséquence, les échanges concernent ici plutôt des achats de votes, des transactions économiques normalement vides de liens émotifs. Cela n’implique pas une absence de règles morales : les patrons qui ne payent pas leurs promesses sont ici aussi mal perçus, et les bénéficiaires peuvent refuser de voter pour eux même s’ils ont fait l’offre la plus haute. Pour ces bénéficiaires, l’assistance sociale est plus perçue comme une faveur que comme un droit. Le sentiment de sécurité envers le PBF est très faible, ce qui conduit les bénéficiaires à « vendre » leur vote.
L’attitude indifférente
106Quelques répondantes ont déclaré que les offres n’avaient pas de poids dans leur décision, et pour cela on les identifie comme indifférentes à la distribution de biens et services à des fins électorales. Cela ne veut pas dire une contestation complète d’engagement dans ce type de relation. Ces bénéficiaires acceptent des offres d’achat de vote, mais disent lors des entretiens n’avoir aucun sentiment d’obligation envers ces échanges, et donc de ne pas en tenir compte au moment du vote. Leur posture est plutôt passive dans le sens où elles ne cherchent pas les patrons ou ses intermédiaires, mais ne nient pas leurs offres. Elles acceptent les offres de tous les agents ou candidats politiques, y compris de candidats concurrents. Leur posture face aux agents varie : il y en a qui acceptent les offres sans promettre de voter pour le candidat, et celles qui promettent leur vote à tous :
— Comment faites-vous pour choisir vos candidats ?
Je vois des gens qui vendent leur vote pas cher, sans réfléchir si le candidat est bon ou non. J’accepte les offres, mais je ne promets mon vote à personne ! Ils me donnent des choses et s’attendent à ce que j’aime mieux leurs candidats, mais ce n’est pas comme ça que je fais mon choix. On discute ensemble avec mes proches pour décider pour qui voter. Ce qu’on cherche est de savoir qui va faire le plus pour les pauvres. C’est pour ça que je n’aime pas les candidats qui essaient d’acheter des votes le jour des élections. On sait qu’ils vont disparaitre après. (31 ans, 1 enfant, allocataire depuis 2012, employée domestique, nº 25)
107L’évaluation des candidats politiques se concentre sur leur capacité à tenir leurs promesses, les actions effectives pour l’aménagement des quartiers, la santé, l’éducation des enfants, le contenu des programmes quand il s’agit d’un vote national, et l’affinité intuitive avec le candidat. Par ailleurs, ces bénéficiaires ont démontré une solide représentation de l’assistance sociale comme droit, et conçoivent cet instrument comme un égalisateur de citoyenneté. Cette vision a été exprimée par quelques bénéficiaires interviewées comme la reconnaissance des besoins des pauvres par l’État, ou comme un retour en leur faveur des impôts qu’elles payent comme les autres citoyens.
108Cette représentation de l’assistance sociale se traduit en une croyance en la sécurité de la continuité du versement des allocations du PBF, fondée sur la confiance dans leur droit d’accès au programme et connaissance de ses règles. En conséquence, elles contestent férocement les problèmes bureaucratiques qui menacent leur accès au programme. Par contre, quelques bénéficiaires d’attitude indifférente peuvent ressentir une insécurité quant au versement effectif du PBF — comme les bénéficiaires qui ont une faible conscience du caractère de droit de l’assistance sociale. C’est la conséquence de leur perception de ce qui se passe dans la mise en œuvre du programme et du constat que, dans la pratique, les règles du PBF ne sont pas respectées. Une expression de l’éloignement de ces individus de l’attitude réciproque est que les tentatives d’achat de vote peuvent même être vues comme un facteur négatif dans l’évaluation des candidats. De façon similaire, nous avons identifié un jugement négatif des personnes qui ne font pas une évaluation plus approfondie des candidats politiques et pour qui les biens distribués sont déterminants dans le choix de vote.
4.2. La prise en charge des pauvres
109Comment ces variations des cas empiriques s’intègrent dans notre analyse de la régulation familialiste de la pauvreté ? Pour répondre à cette question, il faut savoir comment les bénéficiaires choisissent leurs candidats politiques. À Angico, l’avis des voisins ou des membres de la famille plus expérimentés est le critère le plus important pour décider le vote. Un critère, présent dans le discours des bénéficiaires indépendamment du type d’attitude, ressort dans cette évaluation : la manière dont sont pris en charge les pauvres. Tout d’abord l’honnêteté des candidats est évaluée à l’aune des promesses tenues. Des promesses non tenues sont perçues comme une instrumentalisation des électeurs pauvres. En tant qu’homme politique, bénéficiant d’une position aisée, il a l’obligation morale d’aider ceux qui sont dans le besoin. Par ailleurs, cette aide ne peut pas être limitée à la période électorale. Puisque les besoins sont permanents, la préoccupation des élus pour ses électeurs doit l’être également. C’est pourquoi les tentatives d’achat de vote qui ne sont pas accompagnées d’actions à plus long terme peuvent être vues comme négatives. La façon dont une grande part des interviewées voyaient le maire d’Angico y est révélateur :
— Comment choisissez-vous vos candidats politiques ?
Je vote pour qui je veux, seulement pour ceux qui prouvent être décents. Ceux qui promettent des choses et ne les remplissent pas, qui apparaissent seulement au moment des élections, ne gagnent pas mon vote deux fois. C’est pour ça que j’aime le maire. Il connait ceux qui souffrent, les pauvres. Il ne nous a jamais abandonnés. Peu importe sa situation, même quand il a plein de problèmes, si on a besoin, on peut aller chez lui et il ne nous fermera jamais la porte. (28 ans, 3 enfants, allocataire depuis 2007, femme au foyer, nº 3)
J’aime le maire parce qu’il est un homme bon. J’ai déjà été reçue par lui, il m’a écouté et m’a aidé. Il est le seul à s’occuper des pauvres ici, même quand il n’était pas à la mairie. Je vote pour lui à chaque fois, parce que ce qui importe pour moi c’est ce qu’ils [hommes politiques] peuvent faire pour les autres, pour le quartier, et pas seulement pour moi. (33 ans, 3 enfants, allocataire depuis 2008, travailleuse informelle sporadique, nº 28)
110En bref, au-delà des pratiques décrites au début de ce chapitre, le maire est connu pour distribuer de façon permanente des biens et services aux pauvres avec ses propres moyens. Il le fait dans les institutions de la mairie, mais aussi dans sa propre maison, où environ la moitié des interviewées est déjà allée quand elles se sont trouvées en situation de besoin extrême. La disponibilité du maire pour recevoir personnellement les pauvres de façon continue lui confère une bonne image : plusieurs interviewées ont déclaré leur fidélité sans restriction envers lui, notamment parce qu’« il est le seul qui fait quelque chose pour les pauvres ».
111Même si beaucoup des interviewées s’éloignent de l’attitude réciproque, on note que le caractère familialiste se maintient dans les rapports avec la vie politique et les hommes politiques. Cela s’exprime par la prédominance de la morale familiale dans la vie politique. Heredia et Palmeira (2013) l’ont identifié comme
un processus d’établissement de liens qui passe par certaines « loyautés primordiales », par la solidarité familiale, par les relations de parenté, d’amitié, de voisinage. Dans ce type de société, le lien familial, en particulier, est très important. Même lorsqu’il ne s’agit pas de militer pour une faction de manière permanente, les obligations sociales envers les membres de la famille s’étendent à la sphère politique. (Heredia et Palmeira 2013 : 133)
112Ainsi, les pratiques souvent identifiées comme « clientélistes » correspondent à une expression de la régulation de la pauvreté au Brésil : un moyen de garder la morale familiale au centre de la vie politique, où les relations interpersonnelles s’imposent à toutes les structures politiques formelles.
Conclusion
113La couverture de l’aide sociale a augmenté considérablement dans le Semi-aride durant la dernière décennie, en particulier grâce au PBF. Les ressources mises à disposition des municipalités pour la mise en œuvre de programmes d’assistance sociale ont augmenté, en plus des ressources du PBF versées directement aux familles bénéficiaires. Malgré l’augmentation des ressources disponibles, la consolidation de ces institutions est à la traîne, vu qu’elles sont susceptibles d’être soumises aux machines politico-électorales impliquant leur personnel et leurs ressources. Dans ce chapitre nous avons démontré la mise en œuvre du système d’utilisation électorale du PBF, coordonné par le maire, dans lequel la participation des assistantes sociales est essentielle. Cette participation peut être forcée ou volontaire, en fonction de leurs liens politiques personnels et de leurs aspirations professionnelles. Même si ce travail n’a pas pour objectif de généraliser ses résultats à d’autres contextes que celui d’Angico, quelques éléments montrent comment l’utilisation politico-électorale du PBF pourrait persister, se reproduire.
114À ce stade, il convient de se demander : comment le PBF a changé l’utilisation électorale des ressources publiques ? Peut-on parler de « clientélisme » dans ce contexte ? Le clientélisme, d’après la définition adoptée ici, est une relation personnelle dyadique, inégale ou asymétrique, fondée sur des échanges réciproques et visant la maximisation des intérêts des deux parties. Un aspect du clientélisme qui mérite discussion dans le cas d’Angico est l’asymétrie des rapports. Il est établi que « la relation de dépendance dans le rapport de clientèle est en réalité fondée sur la réciprocité » (Médard 1976 : 109). Plus spécifiquement, cette réciprocité doit être bénéfique aux deux parties, mais légèrement déséquilibrée en faveur du client en ce qui concerne la valeur des biens et services échangés. Ce déséquilibre est le fondement de la continuité de la relation, car il établit une dette sans fin. L’échange inégal est la source de dépendance du client alors que la source de la puissance du patron vient de l’incapacité du client à le rétribuer de manière équivalente. Deux caractéristiques distinguent le cas du PBF des cas classiques. Premièrement, l’effort du patron est réduit, car il n’a pas besoin d’utiliser ses propres moyens pour acquérir la faveur de ses clients. On peut même considérer qu’il dispose de ressources virtuellement illimitées, car elles concernent toute la population en situation de pauvreté de la municipalité, qui forme la totalité des clients potentiels. Deuxièmement, la valeur reçue par le bénéficiaire est bien plus grande que dans des rapports clientélistes classiques avec des échanges des biens ou services. L’accès au PBF donne aux clients une source de revenus sans fin prévue, ce qui représente pour la plupart d’entre eux un montant bien plus important que toute autre source de revenu stable disponible. Dans l’enquête, j’ai demandé aux usagers de l’assistance sociale le montant offert pour un achat de vote, et la valeur maximale rapportée était de 50 R$, tandis que l’allocation du PBF a une valeur moyenne de 150 R$ par mois pour Angico25.
115Un plus grand bénéfice en faveur du client n’entraine pas nécessairement un plus grand pouvoir pour lui dans les rapports clientélistes. L’usage du PBF augmente le pouvoir d’un patron par rapport aux autres qui ne peuvent pas exercer d’influence directe sur la distribution des allocations, de façon réelle ou apparente. La diminution de la compétition entre les patrons — avec le risque d’aboutir à un monopole des candidats sortants à la mairie — résulte en une diminution du pouvoir de négociation des clients.
116On a vu aussi que le rôle pris par les rapports avec des candidats politiques dans la rationalité du vote des pauvres ne peut pas être considéré comme homogène. Cette hétérogénéité remet en question aussi les théories sur le clientélisme qui essaient d’expliquer la totalité des rapports avec des candidats politiques uniquement par l’économie ou par la culture, exclusivement. Cependant, comme nous l’avons démontré dans ce chapitre, différentes formes de rationalité peuvent coexister et être utilisées par les électeurs.
117En bref, nous sommes dans un contexte où l’offre et l’acceptation de produits et de services en échange d’un soutien politique sont constantes. Cependant, les électeurs qui participent à de tels rapports ne se sentent pas tous obligés de tenir leur part de l’engagement. Dans une large mesure, cela se produit précisément parce que les électeurs n’ont généralement pas confiance dans les candidats politiques. Cela ne veut pas dire que la distribution de biens et services à des fins électorales est inutile. Au contraire, elle est efficace pour les candidats et les élus qui respectent les termes de réciprocité, et punit ceux qui ne le font pas, en sapant leur réputation.
118Ces données montrent que les électeurs pauvres ont un rôle actif dans ces rapports : ils négocient souvent les conditions de la relation et s’engagent fréquemment dans des échanges avec plusieurs candidats politiques. Dans le cas d’Angico, nous voyons que ces rapports, même s’ils sont très variés, la morale familiale et la motivation d’assurer la sécurité matérielle sont les deux facteurs qui guident le choix du vote. L’exercice de la citoyenneté des pauvres doit être compris dans ce contexte, et non d’après un idéal de citoyenneté abstrait.
Notes de bas de page
1 Quelques sections de ce chapitre ont été retravaillées et publiées dans la revue Focaal (Eiró et Koster 2019), et dans le livre Corruption and Norms (Kubbe et Engelbert 2018 ; Eiró 2018).
2 Plus précisément, selon Souza (2012), les formes de domination varient selon le degré d’objectivation du capital, allant d’un capital personnel, personnifié (comme dans le cas des coronéis) à un capital impersonnel, ancré dans les institutions. Le dernier cas implique l’opacité et l’automatisation de mécanismes qui vont au-delà la compréhension et du pouvoir d’action des individus.
3 Le Fundo de Participação dos Municípios est une mesure de redistribution locale d’une partie des impôts prélevés par l’Union prévue dans la Constitution de 1988. Toutes les municipalités reçoivent un quota en fonction de leur taille, de leur population et du revenu par personne. Pour de nombreuses municipalités, les fonds reçus sont plus importants que le revenu total collecté au niveau local.
4 Les individus prenant ce rôle sont identifiés de différentes manières dans la littérature académique de langue française, le terme « intermédiaire » étant le plus courant. Bursztyn (1982), dans son étude sur le Nordeste brésilien, a préféré le terme « médiateur » pour la traduction en français. Olivier de Sardan et Bierschenk (1993) ont choisi le terme « courtier » pour identifier ce type d’acteurs dans les projets d’aide au développement en Afrique.
5 Celui qui traverse quelque chose.
6 Cette différenciation est importante pour souligner le pouvoir des agents liés aux candidats sortants. Les candidats de l’opposition doivent faire leur campagne électorale sans compter avec des ressources publiques, et sans intermédiaires occupants des postes publics qui peuvent utiliser ces ressources à des fins électorales.
7 Le terme a aussi un équivalent brésilien : costas-quentes.
8 L’expression utilisée en portugais porte un sens encore plus négatif que « dispositif » : le mot esquema, quand il fait référence à l’organisation de pratiques, a le sens d’inégalité ou de caractère informel.
9 À titre de comparaison, en 2016, pour un salaire minimum de 880 R$ (1 R$ = 0,31 $ en janvier 2017), les assistantes sociales touchaient un salaire de 2 000 R$ (30 heures), les coordinatrices du Centre de référence de l’assistance sociale (CRAS) et du PBF recevaient 2 500 R$, tandis que les postes plus élevés dans le SAS étaient rémunérés entre 4 000 et 5 000 R$. Quant à la secrétaire d’assistance sociale, qui fait partie de l’échelon le plus élevé de l’administration municipale, elle touchait 8 000 R$.
10 Le népotisme est interdit par loi fédérale applicable à toutes les échelles du pouvoir. Cependant, ce type de vérification n’est qu’occasionnellement fait par le Ministère public de façon aléatoire, qui n’a pas les ressources pour un contrôle effectif des municipalités.
11 Rappelons que le Centre de Référence de l’Assistance Sociale (CRAS) est une des unités de service du Secrétariat l’Assistance Sociale (SAS), qui est lui-même l’un des secrétariats de la mairie d’Angico.
12 Chaque parti a le droit de choisir des contrôleurs dans chaque lieu de vote.
13 Il faut remarquer que cette stratégie ne vise pas la vérification des votes donnés, vu qu’au Brésil le vote se fait au secret.
14 Expression qui donne l’idée d’un « choix électoral “attaché” ou “harnaché”, désigne le vote des électeurs qui suivent docilement ce que leur indique leur “patron” » (Goirand 1998 : 199) (comme décrit dans le Chapitre 2) ; de L’Estoile (2013 : 126) clarifie que le terme identifie « les [personnes] dépendant[e]s d’un coronel à un “bétail électoral” mené au vote comme un troupeau ».
15 Ces postes, comme tous les postes de coordination de l’administration publique brésilienne, sont appelés, et ce n’est pas un hasard, « postes de confiance ».
16 Le « compte rendu » (Parecer social) fait « préférentiellement » par un travailleur social certifié est prévu par le PBF, et concerne une évaluation faite à des situations qui exigent un avis technique ou scientifique. Cependant, le PBF prévoit que dans l’inexistence de travailleurs sociaux dans la municipalité, la coordinatrice du programme peut faire les rapports (MDS 2015).
17 La Controladoria Geral da União (CGU) est une branche du gouvernement fédéral chargé d’aider le président pour la trésorerie, les biens publics et les politiques de transparence du gouvernement.
18 Il faut remarquer qu’à cette étape, le PBF était un projet pilote, et que les allocations disponibles ne couvraient pas la totalité de la population en situation de pauvreté. La sélection des premiers bénéficiaires suivait des critères de priorité, mais était encore en grande partie discrétionnaire.
19 Le terme « engagement » a été choisi par Liliane Bernardo et Benoît de L’Estoile pour traduire adesão — littéralement « adhésion » — dans la traduction d’Heredia et Palmeira (2013).
20 À titre d’exemple, le député de l’État de São Paulo, Aldo Demarchi (DEM), a dit dans un entretien le 27 octobre 2014, penser que « ceux qui dépendent du gouvernement doivent avoir leur titre d’électeur temporairement suspendu. Ils ne devraient pouvoir revoter qu’une fois indépendant de l’Etat » [eu acho que quem depende do governo precisa ter temporariamente o seu título de eleitor suspenso. Ele deveria sim votar a partir do momento em que ele saísse da dependência do Estado] (Balza 2016, article de presse).
21 Le programme Minha Casa, Minha Vida (Ma Maison, Ma Vie), mis en place en 2009, prévoit la construction — par le secteur privé — de logements avec une aide progressive au financement pour les familles dont le revenu mensuel n’excède pas 5 000 R$ (1 548 $).
22 Dans le sens anthropologique de réciprocité selon Mauss (1925).
23 « Homem de palavra » est une expression courante dans le Nordeste pour identifier les personnes honnêtes. Ansell (2014), dans son ethnographie des programmes sociaux au Nordeste, a aussi trouvé que c’était un des principaux critères utilisés par les électeurs pauvres dans l’évaluation des candidats politiques.
24 Heredia et Palmeira (2013 : 137) ont aussi identifié une condamnation du recours à l’argent ou à des biens matériels « en dehors de la médiation de l’obligation, quand cela vise à défaire des obligations préexistantes », ce qui s’approche de la dénonciation faite par des personnes interviewées des candidats politiques qui disparaissent après la période des élections. Ansell (2014) a trouvé que la distribution de l’argent en espèce et de l’alcool au lieu des ressources plus durables (comme du matériel de construction) est un facteur négatif dans l’évaluation des candidats politiques.
25 Valeur approximative relative en août 2016, entre 15 $ et 45 $.
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