Chapitre 3 : Le cercle vicieux de la mésinformation – représentations de la pauvreté et insécurité bureaucratique
p. 165-225
Texte intégral
1Pendant son existence, l’administration fédérale du Programme Bolsa Família (PBF) essayait de mettre en avant dans ses discours que le programme met en place un droit, régulé par des lois fédérales.1 Les assistantes sociales connaissaient et reconnaissaient cette base légale, ce caractère de droit. Mais nous allons montrer qu’elles appliquaient le programme en suivant une vision personnelle — bien que socialement constituée : un acte d’aide temporaire dont les bénéficiaires devraient, selon elles, ne pas dépendre. Leurs actions font écho à une configuration sociale plus vaste des rapports sociaux, qui détermine aussi le débat politique sur la pauvreté et le PBF. Dans ce contexte, voici la première question à laquelle ce chapitre vise à répondre : comment les pratiques discrétionnaires des assistantes sociales affectent les perceptions des personnes en situation de pauvreté sur leur droit à bénéficier du PBF ? Autrement dit, la relation entre assistantes sociales et bénéficiaires du PBF est-elle une relation bureaucratique, fondée sur le lien de citoyenneté ?
2Ensuite, nous allons analyser la façon dont ces conceptions et ces pratiques sont assimilées par les bénéficiaires du PBF, et notre argument principal est que les efforts des assistantes sociales pour mieux distribuer les ressources du programme — analysés dans le chapitre précédent — sont déterminés par le classement qu’elles font entre « pauvres méritants » et « pauvres non méritants », ce qui produit de l’insécurité parmi les bénéficiaires. Cela affecte donc la possibilité pour les bénéficiaires du programme de le reconnaitre comme un droit social, renforcé par la fragilité du statut juridique du PBF2 et par l’existence de procédures bureaucratiques ambiguës. Pour cela, l’approche ethnographique s’est montrée particulièrement féconde.
1. Les travailleurs de première ligne de l’assistance sociale
3Dans la pause déjeuner au milieu d’une journée en octobre 2015, je suis avec deux assistantes sociales et deux autres techniciens dans leur bureau, et je commence une discussion sur la dernière bénéficiaire qui est passée à la salle quelques minutes avant. Elle est venue demander que son compagnon soit retiré du dossier de la famille. Une des assistantes sociales demande si elle a les papiers du divorce, auquel la bénéficiaire répond qu’ils n’ont jamais été mariés. L’assistante pose plusieurs questions par rapport à la relation et au final dit qu’il faudra donc une visite au foyer pour valider la demande. Je pose la question si cela est courant et elle me dit : « tout le temps ». Un technicien, qui est enquêteur, raconte que le principal problème est qu’ils sont censés croire tout ce que les bénéficiaires racontent et que comme elles ne connaissent pas les règles du programme, elles essaient tout ce qu’elles peuvent pour « gagner plus ». L’assistante sociale Paula (23 ans, PBF/CRAS) ajoute : « cela est le grand problème du PBF : elles [les bénéficiaires] savent qu’elles peuvent dire n’importe quoi, et que nous sommes obligés de les croire. Au moins dans ce premier moment. Après on trouve nos moyens, mais ça peut prendre des mois. Si on avait des ressources pour aller faire l’inscription de toutes les familles chez elles, ça serait différent. À la fin, le travail, c’est nager à contre-courant ».
4Comment les représentations de la pauvreté décrites dans le chapitre précédent sont-elles intégrées dans les pratiques des assistantes sociales ? Cette section reviendra sur des traits spécifiques du fonctionnement des unités d’assistance sociale ainsi que sur les règles du PBF permettant aux assistantes sociales d’avoir des comportements discrétionnaires. Ces pratiques et ces justifications seront analysées en utilisant la théorie de la street-level bureaucracy de Lipsky. On portera une attention spécifique aux décisions arbitraires et inégales prises par les différentes assistantes sociales pour juger les bénéficiaires en tant que méritants ou non méritants, au-delà des règles établies. Ces pratiques d’inspection engagent une morale des dépenses du foyer et visent à normaliser la vie des bénéficiaires, des pratiques inscrites dans une logique de paternalisme institutionnel.
5L’idée centrale de Lipsky (1980) est que les travailleurs de première ligne, dont les travailleurs sociaux font partie, doivent être conceptualisés comme le dernier maillon de la chaine d’élaboration des politiques publiques, car c’est uniquement dans l’interaction qu’ils ont avec les citoyens que ces politiques prennent vie. Selon Lipsky, le comportement de ces agents dépend de deux facteurs : du contexte organisationnel et des fonctions d’utilité cognitive-émotionnelles intrinsèques. Le contexte organisationnel renvoie à la structure et aux limitations matérielles qui influenceront la perception de l’individu sur l’écart entre les objectifs des programmes et les moyens pour leur mise en œuvre. Rice (2012), en utilisant la théorie de Lipsky pour l’analyse des travailleurs sociaux, suggère que la combinaison de ces facteurs détermine si les travailleurs de première ligne « appliquent rigoureusement », « adaptent créativement », ou « sapent » (undermine) les objectifs du programme dans leur interaction avec les bénéficiaires.
6Dans la politique sociale, la discrétion est généralement prévue ou attendue. En général, il est accepté qu’une évaluation purement quantitative pour déterminer le besoin d’une famille n’est pas suffisante, c’est pourquoi les assistants sociaux sont nécessaires pour la mise en œuvre de ces politiques. Dans le cas du PBF, si l’admissibilité au programme est fondée sur un indicateur unique (revenu), la participation des assistants sociaux est encouragée par l’administration centrale du programme (mais pas obligatoire). Dans les lignes directrices et les formations fournies aux agents locaux, les assistants sociaux ont comme tâche prioritaire les visites aux foyers. Par ailleurs, les agents locaux (normalement des assistants sociaux) ont le pouvoir de bloquer l’allocation de la famille, s’ils estiment que la famille n’est pas admissible au programme ; la décision est alors notifiée à la famille, sans lui donner de raison.
7Comme on l’a vu précédemment, la gestion du PBF est faite à l’échelle locale par les bureaux municipaux du programme, dont les assistantes sociales sont les principaux agents, dans une relation structurellement inégale avec les bénéficiaires. Dans le cas du PBF, toutes les procédures administratives sont faites personnellement. Une fois que le dossier familial est inséré dans le système numérique, les bénéficiaires ne devraient reprendre contact avec le bureau que tous les deux ans, ou à chaque changement dans le foyer, à leur propre initiative. Cependant, d’autres rencontres vont avoir lieu dans cet intervalle, et ce pour plusieurs raisons.
8En règle générale, les assistantes sociales du PBF n’interfèrent pas dans le processus d’inclusion des bénéficiaires et leur travail est presque en totalité réservé à la vérification des irrégularités. Ces irrégularités sont signalées automatiquement par le système central du MDS, pour plusieurs raisons (qui peuvent ou non bloquer la prestation). Par exemple, tous les dossiers sont censés être mis à jour tous les deux ans, faute de quoi le bureau municipal en est averti. De même si des incohérences d’informations sont constatées, telles que le changement de statuts d’emploi formel des membres de la famille, qui est vérifié une fois par an. Le non-respect des conditionnalités — scolarisation d’enfants et rendez-vous médicaux de femmes enceintes — peut aussi déclencher ce processus de vérification. Lorsque des ménages sont signalés au bureau municipal, les assistantes sociales vont les visiter.
9La vérification au foyer devient aussi un moment de mise à jour du dossier. Autrement dit, les assistantes sociales ne se limitent pas à vérifier une donnée spécifique, mais puisque le statut d’emploi, le revenu et la composition familiale peuvent changer assez rapidement, elles vérifient toutes les informations du dossier en vue d’optimiser la visite. En outre, comme le dit une assistante sociale, c’est la meilleure opportunité qu’elles ont pour faire une « vraie » vérification des informations données par les bénéficiaires au moment de l’inscription au programme. En fait, il est interdit aux enquêteurs faisant passer le questionnaire au moment de l’inscription de faire opposition aux réponses données. Pour plusieurs assistantes sociales, c’est un des problèmes du programme, puisque selon elles les bénéficiaires « peuvent dire n’importe quoi », comme nous avons vu dans la vignette d’ouverture de cette section.
10On comprend mieux la disposition d’esprit et les pratiques des assistantes sociales qui vont alors tout faire pour résoudre ce « problème fondamental » du programme lors des visites. Avec le dossier en mains, les assistantes sociales posent à nouveau les questions et sur quelques points précis, mettent en œuvre des stratégies pour « extraire la vérité » des bénéficiaires, comme on le verra ensuite.
11Dans les rendez-vous des bénéficiaires avec les assistantes sociales au bureau (spontanés ou planifiés), aucun effort n’est fait pour que la rencontre se passe dans une ambiance de confidentialité ou de discrétion. Les rencontres ont lieu dans la salle des assistantes sociales, partagée par les assistantes sociales et d’autres agents administratifs. Ces rencontres peuvent se faire en présence d’autres assistantes sociales qui ne sont pas directement engagées sur le dossier. Les bénéficiaires viennent pour résoudre des problèmes que les agents d’accueil ne peuvent pas traiter parce qu’ils n’ont pas accès à la base de données, le Registre unifié, où se trouve le dossier numérique de chaque famille. Quand les assistantes sociales visitent les foyers et que des problèmes restent en suspens, elles demandent aussi aux bénéficiaires de revenir au bureau pour les résoudre et dans ce cas les bénéficiaires ont un rendez-vous et demandent à voir les assistantes sociales directement.
12Ces rencontres ont souvent pour objet des questions intimes sur les familles des bénéficiaires, ou certains aspects examinés minutieusement par les assistantes sociales, comme la composition familiale et les activités salariées. Les bénéficiaires le savent et elles essaient alors de mettre en avant leurs difficultés, pour justifier rationnellement leur demande ou comme une stratégie de sensibilisation des assistantes sociales. De leur côté, les assistantes sociales éliminent cette dimension de ces rencontres qui ne servent pas à parler des difficultés de la vie ou des contraintes auxquelles les bénéficiaires font face ; ce ne sont pas des moments d’écoute :
Il y a des gens qui disent que l’assistante sociale est la psychologue des pauvres [rires] : c’est bien comme ça que [les bénéficiaires] nous voient parfois, mais il ne faut pas ! Moi je suis professionnelle et je suis ici pour faire fonctionner le programme et pas pour écouter les problèmes des autres. Moi, j’en ai assez. (Roberta, 25 ans, CRAS, novembre 2014)
13Ainsi, les assistantes sociales limitent leurs interactions au niveau instrumental et formel, se justifiant avec les règles et les procédures du programme chaque fois que les bénéficiaires évoquent quelque fait de leur intimité. Parallèlement, les assistantes sociales évaluent les cas bien au-delà de leurs obligations, à partir des représentations qu’elles ont des bénéficiaires, comme on l’a vu dans le chapitre précédent. En somme, elles alternent des traits de leur personnalité, parfois mettant en avant leur côté compréhensif, parfois le côté formel de leur fonction bureaucratique.
2. Le cercle vicieux
14Dans cette section nous allons montrer comment les assistantes sociales n’essaient pas de saper les objectifs du PBF délibérément, mais adaptent créativement les procédures bureaucratiques du programme pour mieux les faire correspondre à leur vision de l’assistance sociale. Elles intègrent ainsi leurs représentations de la pauvreté dans leurs pratiques bureaucratiques de façon à classer les bénéficiaires comme « méritants » ou « non méritants » l’aide sociale, afin d’assurer une « bonne » distribution des ressources du programme. La mésinformation sur le PBF résulte de la complexité de ses règles de fonctionnement mais elle est renforcée délibérément par les assistantes sociales afin de donner moins de pouvoir aux bénéficiaires qui pourraient essayer de les tromper en vue du maintien ou de l’augmentation injustifiée de leur allocation. Il en résulte l’insécurité des bénéficiaires envers leur droit social. Les assistantes sociales contribuent ainsi à créer un climat d’insécurité et de passivité chez les bénéficiaires, tout en mettant en péril la consolidation des droits sociaux que des politiques publiques telles que le PBF pourraient atteindre. Ce processus fonctionne comme un cercle vicieux explicité à la figure 5.
15Cette section examinera chacune des étapes du cercle vicieux, en soulignant la causalité qui les relie. Puisqu’il s’agit d’une causalité circulaire, aucune des étapes ne peut être considérée comme une véritable variable indépendante qui démarre un effet de chaine. Nous allons commencer avec les représentations des assistantes sociales puisqu’elles sont le principal point d’observation selon l’approche méthodologique choisie dans ce travail. Certaines variables intermédiaires ont été secondairement intégrées dans l’analyse. Il convient de noter que la présentation des principales variables est une question de simplification plutôt qu’un modèle exhaustif. C’est-à-dire que chaque étape reçoit l’influence d’autres facteurs secondaires dont l’explicitation complète est impossible. L’identification des étapes a été fondée sur les données déjà présentées dans ce chapitre et le précédent.
2.1. Les bénéficiaires sont vues par les assistantes sociales comme fraudeuses ou non disposées à travailler
16Cette section se concentrera sur les représentations des assistantes sociales sur le PBF et ses bénéficiaires. Leurs discours seront analysés en deux parties : la famille et le travail. L’objectif est de mettre en évidence comment les assistantes sociales définissent la nature déviante d’une série de comportements d’ordre personnel ou familial. Cette analyse servira à la compréhension de plusieurs des étiquettes utilisées par les assistantes sociales pour décrire les bénéficiaires, tels que « méritants », « vrais pauvres », « en besoin », « paresseux », entre autres. La discussion développée ici servira à baser l’analyse développée par la suite, à savoir comment ces représentations influencent le travail des assistantes sociales, et par suite, la distribution des ressources de l’assistance sociale.
Famille et autonomie : la hiérarchie morale des dépenses familiales
17Leão Rego et Pinzani (2013) identifient les conséquences de l’intériorisation des préjugés sur les pauvres dans les discours des bénéficiaires : c’est parce qu’ils ont intériorisé une hiérarchie morale de dépenses à réaliser avec l’argent du PBF qu’ils ressentent un sentiment de blâme quand ils n’arrivent pas à la suivre. Si, d’une part, les auteurs montrent que cette représentation est enracinée dans le discours des classes supérieures, de l’autre, ils ne discutent pas les facteurs qui influencent sa reprise par les bénéficiaires, au risque de laisser entendre que ce serait un processus « spontané ». D’après l’approche des études culturelles (Small et al. 2010), les catégories de représentations deviennent la clé de lecture de l’action et de l’intentionnalité des acteurs impliqués. L’internalisation des représentations formulées par d’autres se fait à travers des mécanismes institutionnalisés d’interaction avec les membres d’autres classes. Ces frontières symboliques sont réactualisées et vécues par les acteurs au moment de leurs interactions, par exemple entre employeur et employé, entre agent et usager de services publics et, en ce qui concerne l’objet de ce travail, entre assistantes sociales et bénéficiaires. Ces interactions sont un des moments où l’intériorisation des représentations de la pauvreté est faite.
18L’approche choisie dans cette étude a permis l’identification des représentations des assistantes sociales sur la moralité des dépenses des familles bénéficiaires. Ceci est une question importante non seulement dans la sociologie de la pauvreté, mais aussi dans le débat public, dans lequel l’image des pauvres peut être déterminée par l’idée qu’on se ferait d’une utilisation mauvaise ou immorale de l’argent. Cette représentation peut éventuellement servir des fins politiques, en délégitimant l’assistance sociale de transfert direct en espèce. Le travail de Perrin-Heredia soutient l’hypothèse que le comportement des agents qui interagissent avec les bénéficiaires ne dépendrait pas uniquement de leurs dispositions personnelles, mais serait imprégné par un paradigme de la norme (et déviance) économique (2013 : 306).
19Les assistantes sociales d’Angico partageaient ce paradigme. Dans les interactions avec les bénéficiaires, l’usage de l’argent originaire du PBF est un objet de constante attention. D’abord, comme une grande partie de leur travail consiste à estimer le revenu familial, leur principale stratégie pour y arriver est de vérifier les dépenses. Les assistantes sociales en profitent pour juger l’usage des ressources, comme m’as expliqué Paula (23 ans, PBF/CRAS) :
– Pensez-vous que la valeur de l’allocation est suffisante, en moyenne ?
Paula : Ça dépend, vraiment… mais normalement, oui,c’est plus que suffisant.
– Plus que suffisant ? Pourquoi ça ?
Paula : Je comprends que le PBF existe pour garantir le bien-être des enfants, n’est-ce pas ? Et bien sûr, pour que les gens puissent manger et ne pas rester dans la misère. Alors, comment on explique aux personnes le fait qu’une famille pauvre, lorsqu’elle commence à recevoir l’allocation, s’achète une télévision, un appareil DVD… et même une moto ! En fait, ici tu sais que beaucoup de gens appellent la « bourse famille » la « bourse moto », non ? [Rires] C’est bien vrai ça. Si tu vas dans les petites villes par ici tu verras qu’il y a plein de nouveaux magasins de moto. Depuis quand penses-tu qu’ils y sont ? Depuis que le PBF est arrivé. Et donc on dira que ces familles ont besoin de l’allocation ? Ce n’est pas vraiment du besoin, non ?
20L’identification d’une famille « dans le besoin » ou non passe donc par l’évaluation de ses dépenses. Quand certaines dépenses ne sont pas jugées prioritaires, cela indique, selon les assistantes sociales, une famille n’ayant pas vraiment besoin de l’allocation. Il est important de souligner que cette évaluation est faite de façon spontanée et informelle : les agents locaux du PBF ne sont pas censés la faire. Formellement, toute action de vérification du revenu déclaré doit être faite ou demandée par le MDS. À travers les récits recueillis, quatre catégories de dépenses sont classées comme prioritaires ou acceptables par les assistantes sociales :
Les enfants. Les dépenses pour les enfants, quelle qu’en soit la nature, sont systématiquement jugées prioritaires par les assistantes sociales, en particulier celle faite pour acquérir du matériel scolaire (la plus mentionnée). Vu que l’objectif déclaré du PBF est l’incitation à la scolarisation des enfants — d’où il tire d’ailleurs sa principale conditionnalité —, les familles qui déclarent que l’allocation est essentielle pour l’acquisition du matériel scolaire, ou pour des dépenses liées à la prise en charge des femmes enceintes et des bébés — vêtements, couches, alimentation, etc., sont identifiées par les assistantes sociales comme faisant un bon usage de l’argent reçu. Cela dit, il est important de souligner que les coûts liés au matériel scolaire sont plus importants en début d’année, et ne représente pas une partie importante du montant total reçu.
Le foyer. Les dépenses pour le foyer sont placées aussi en haute priorité. Cette catégorie rassemble divers coûts : alimentation, médicaments, paiement du loyer, règlement des factures d’électricité et acquisition d’appareils électroménagers de cuisine. Pour ces derniers, il existe des limites que les bénéficiaires sont censés respecter : certains appareils électroniques typiques du foyer ne sont pas considérés par les assistantes sociales comme des dépenses prioritaires, par exemple la télévision, le lecteur de DVD ou la chaine stéréo.
L’investissement dans une activité de travail. Malgré le fait que l’utilisation de l’argent originaire du PBF soit dans ce cas vue comme un « bon investissement » par les assistantes sociales, ces cas restent très isolés, par exemple ces femmes vendant dans la rue des aliments de leur propre fabrication. L’argent perçu par le PBF est alors vu comme pouvant donner à ces femmes exactement ce qu’il faudrait pour déclencher un mouvement de sorti de la pauvreté par le travail. Dans un contexte agricole, l’argent reçu par le PBF est plus couramment investi dans l’activité de travail, soit par des femmes engagées dans la production agricole de la famille — et donc qui peuvent en augmenter le capital financier — soit directement dans leurs propres productions, comme des jardins ou d’autres productions artisanales.
Le bien-être de la femme. À plusieurs reprises, tant les bénéficiaires que les assistantes sociales ont fait référence à l’allocation du PBF comme « l’argent de la femme ». Quand les assistantes sociales ont la suspicion que le mari ou le compagnon serait en charge de la gestion de l’argent, elles essaient d’intervenir ou au moins de garantir que la femme est d’accord avec son usage. Cela dit, « l’argent de la femme » peut aussi être utilisé pour son loisir et son bien-être — bien sûr, tant que la hiérarchie des dépenses est respectée et que les catégories précédentes sont couvertes. Ainsi, l’achat de vêtements ou d’accessoires simples est encouragé, ainsi que la pratique de petits passe-temps, comme le crochet ou la culture de fleurs.
21Les dépenses qui n’entrent pas dans ces catégories sont classées par les assistantes sociales comme « futiles » ou « injustifiées », et constituent des preuves que la famille n’est pas dans une situation de besoin critique. Les dépenses « injustifiées » le plus souvent mentionnées étaient l’achat d’une moto ou d’une voiture, de téléphones portables, ou d’objets perçus comme d’usage prioritairement masculin, ainsi que l’alcool ou les drogues. Bien que dans le PBF il n’existe aucune orientation institutionnelle sur la manière dont les bénéficiaires doivent dépenser l’argent reçu, pour les assistantes sociales, les dépenses déviantes — d’après la terminologie employée par Perrin-Heredia (2013 : 323), qui comprennent non seulement les dépenses « futiles », mais aussi celles qui ne sont pas faites en respectant la hiérarchie des dépenses — déterminent l’identification des foyers comme « non méritants » ou « sans besoin réel » de l’assistance sociale. Même si la création des programmes de transferts conditionnels de revenus (PTCR) avait comme objectif l’augmentation du pouvoir d’action des familles aidées par le transfert en espèce à usage libre, la conduite des bénéficiaires reste sous surveillance. La hiérarchisation morale des dépenses visible dans le travail des assistantes sociales est invariablement « imposée via ces agents et les dispositifs institutionnels par lesquels ils agissent » et donc « peut être considérée comme une morale d’institution qui fonctionne comme une morale de classe » (ibid. : 328). Cela nous renvoi à la discussion sur le format même des PTCR. Bruno Lautier (2014 : 466) pense que le modèle de politique sociale ciblée induit nécessairement une distinction entre les « bons pauvres » et les « mauvais pauvres ». Cela résulte des méthodes de tels programmes, qui ont tendance à récompenser le « bon pauvre » qui accepte une intrusion dans sa vie, notamment de ses revenus, alors que le « mauvais pauvre » va essayer de dissimuler ses moyens de vie. Les conditions matérielles de la vie du « bon pauvre » inspirent la pitié, et il accepte d’être éduqué par les agents des programmes ; le « mauvais pauvre », perçoit les contreparties comme des obligations et leur résiste toujours autant que possible.
L’assistance sociale et le travail : l’effet paresse
22Dans les conversations avec les assistantes sociales, je posais systématiquement la question suivante : comment le PBF pourrait-il être amélioré ? Les réponses de toutes les assistantes sociales commençaient par des suggestions ou des critiques liées à l’insertion des bénéficiaires dans le marché de travail, comme si le programme inhibait l’effort pour chercher une activité professionnelle. Chacune avait un exemple à donner — ou connaissait quelqu’un qui connaissait un exemple, comme on verra ensuite — d’une famille bénéficiaire dont les membres préféraient compter avec l’allocation plutôt que de travailler. Les exemples donnés décrivaient non seulement des préférences, mais aussi des comportements de refus actif : des personnes qui refusaient une offre d’emploi pour ne pas perdre leur allocation. Pour Lipsky (2010), les street-level bureaucrats ont tendance à chercher dans leur environnement la validation empirique de leurs points de vue. Leurs conceptions du public tendent à les dégager de toute responsabilité envers le destin des membres du public, en justifiant les décisions qui auront un effet direct sur leur vie. Pour cela, ils valident leur point de vue par l’illustration (« je sais que c’est vrai parce que j’ai eu un client qui… »), en mettant en avant leur propre expérience comme facteur le plus important pour la compréhension non seulement des cas auxquels ils font face, mais de tout l’univers des usagers. Selon Lipsky, la validité par l’illustration sera utilisée proportionnellement à la nécessité qu’aura l’agent de faire face aux incertitudes de sa prise de décision et de ses conséquences (2010 : 115).
23Au Brésil, la discussion sur la relation entre PBF et le travail a été articulé autour de l’hypothèse nommée d’« effet paresse » (efeito preguiça). Cette discussion trouve ses racines dans des représentations sociales largement partagées dans la société, y compris par les assistantes sociales du PBF, comme indiqué au début de cette sous-section. Ces représentations s’expriment chez elles principalement à travers deux critiques centrales faites au programme : l’absence de durée maximale pour l’allocation et le fait que les bénéficiaires ne soient pas obligés de chercher du travail. Toutes les assistantes sociales rencontrées, y compris celles occupant des postes élevés dans la hiérarchie de l’administration municipale, ont fait référence à ces deux caractéristiques du PBF. Voici une des assistantes sociales articulant cette pensée :
Je suis sûre que si le PBF avait une durée fixe, par exemple trois ou cinq ans, je ne sais pas, les gens y rentreraient déjà en pensant : “j’ai ce temps-là pour changer ma vie. L’allocation va m’aider, et dans cette période je dois tout faire pour sortir de la pauvreté”. Ce n’est pas pour ça que le PBF a été créé ? Pour que les gens sortent de la pauvreté ? Genre, “voilà l’opportunité de ma vie : je vais gagner de l’argent comme ça, gratuitement, et tout ce que je dois faire est de l’utiliser pour sortir de cette situation”. Je crois vraiment qu’il peut aider, mais pour ça les gens doivent vraiment en profiter et tout donner. Ce n’est pas pour rien qu’on le reçoit. C’est avec un engagement de changer sa vie. Après, si tout le monde fait ça, il n’y aura plus d’allocations pour aider d’autres personnes. (Fernanda, 23 ans, assistante sociale PBF, septembre 2013)
24Pour Fernanda, la situation de pauvreté où les bénéficiaires se trouvent est difficile à changer et le PBF peut effectivement les y aider. En outre, grâce à l’aide reçue, elle pense que les bénéficiaires pourraient sortir de la pauvreté à la condition suffisante d’y mettre toute leur volonté. Cette critique est soutenue par l’idée que les bénéficiaires non seulement ne cherchent pas de travail, mais le refusent, comme le montre l’extrait suivant, qui illustre un dialogue tenu avec presque toutes les assistantes sociales :
– Natália, t’es d’accord avec les gens qui disent que le PBF fait que les gens travaillent moins ?
Malheureusement on le voit. J’ai déjà vu plusieurs cas…
– Tu veux dire des gens qui ne cherchent pas du travail pour pouvoir maintenir l’allocation, c’est bien ça ?
Oui, c’est ça.
– Donc là tu ne parles pas des personnes qui ne trouvent pas de travail ?
Ah non, du travail il y en a ! Maintenant on entend partout comme c’est difficile de trouver une diarista [femme de ménage embauché par journée], ou quelqu’un à la campagne pour faire de petits travaux. Les gens ne veulent plus travailler, c’est sérieux ça.
– Bon, mais là tu parles des travaux qui sont normalement très mal payés et qui sont durs quand même. Tu ne penses pas que le PBF donne donc la possibilité pour les gens de ne plus se soumettre à ces types de conditions de travail ?
Oui, il y a ça, mais pas que. Pour un travail avec un contrat formel aussi.
– Tu veux dire avec tous les droits payés ? Mais c’est donc le salaire minimum, ça fait beaucoup d’argent. Ça fait genre quatre fois l’allocation moyenne, non ?
Oui, je sais. Mais quand même. Si on pense comme ça, ce n’est vraiment pas possible, mais le fait est que les gens préfèrent gagner 200 R$ [88 $] et rien faire, ou faire des petits boulots de temps en temps, que travailler vraiment pour quatre fois plus avec tous les droits payés. C’est comme ça. (Natália, 28 ans, CRAS, octobre 2014)
25L’assistante sociale Joana (26 ans, PBF/CRAS) a suggéré qu’à la fin d’une hypothétique période limitée, une évaluation soit faite pour renouveler le « contrat », « si la famille en a vraiment besoin [de l’allocation] ». Presque toutes les assistantes sociales pensent que le caractère permanent du PBF constitue son « grand problème » (ainsi que son caractère autodéclaratoire).
26Ainsi, le fait que les assistantes sociales n’observent pas de mouvement de sortie du PBF — ce qui veut dire que les revenus des bénéficiaires n’ont pas augmenté en moyenne — est une preuve pour elles que les bénéficiaires ne feraient pas suffisamment d’efforts, et qu’une limite dans la durée du programme pourrait les y inciter. En déclarant que la pauvreté ne devrait pas être une raison suffisante pour être assisté, elles partagent là une représentation de la pauvreté assez généralisée selon laquelle les individus sont responsables de leur situation (Krumer-Nevo et Benjamin 2010). C’est la vision dominante actuellement au Brésil (IE-UFRJ 2012), comme nous l’avons vu auparavant. Analysant comment les habitants des quartiers riches de São Paulo représentent les pauvres, et comment ces représentations sont utilisées pour justifier leurs pratiques de ségrégation, Paugam et al. (2017) ont identifié une forte naturalisation de la pauvreté. Au-delà de la présence d’un fort sentiment de méritocratie, les auteurs ont également identifié un racisme voilé basé sur des préjugés contre les immigrants du Nordeste.
27Les assistantes sociales essaient ainsi de motiver les bénéficiaires à trouver du travail en les stigmatisant d’être assisté et en propageant l’idée que le programme pourrait se terminer dans un avenir proche. En octobre 2015, j’accompagne l’assistante sociale Milena (25 ans, CRAS) dans quelques visites à des familles suivies par le CRAS. Sur le chemin, en marchant dans les rues, Milena me demande ce que je pense du PBF. Je lui renvoie la question, et sa réponse est qu’elle « aime bien », qu’il y a beaucoup de gens qui en ont besoin, mais qu’il y a aussi beaucoup de personnes acomodadas – confortables, habituées à une situation, sans envie de la changer –, qui « ne vivent que de ça [l’allocation] », et que le programme devrait avoir une limite de temps, ou au moins des actions d’intégration des bénéficiaires dans le marché du travail. Elle me dit qu’elle avait entendu qu’une députée (ou une candidate, elle n’était pas sûre) voulait imposer l’obligation aux bénéficiaires de participer à des cours de formation professionnelle et « les obliger à travailler » pour ne plus avoir besoin de l’allocation. Au cours de l’une des visites à des bénéficiaires du CRAS, Milena commença à poser des questions à elle sur le PBF, ce que j’ai interprété en étant pour aider dans ma recherche de façon spontanée. Elle demanda : « Que pensez-vous du programme ? », « Et s’il se termine ? », « Pensez-vous qu’il devrait être comme ça, en continu ? », « Quels sont ses défauts ? ». Son intonation était claire et la personne interrogée défendait le programme dans ses réponses, en soulignant son importance dans le revenu et pour couvrir les dépenses élémentaires du foyer, tout en essayant de ne pas sembler en dépendre, en disant que si le programme arrivait à une fin, elle trouverait un moyen : « on doit être prêts pour tous les scénarios ». Milena se montra très contente avec cette réponse.
28D’autres assistantes sociales partageaient de cette vision. Alana (31 ans, assistante sociale CRAS) m’explique que sa vision est que « personne ne veut dépendre de l’assistance sociale indéfiniment », et que son travail est de convaincre les bénéficiaires de que le PBF ne serait pas là pour toujours, et que trouver un emploi serait la meilleure manière « pour être indépendant ». Fernanda (23 ans, assistante sociale PBF) l’articulait de façon similaire :
Je leur [les bénéficiaires] dis de ne pas attendre d’être dans la pire situation pour aller chercher du travail. Je leur dis qu’on ne peut pas compter avec ça, que le PBF peut terminer n’importe quand. Je leur demande toujours : qu’est-ce que vous feriez si l’allocation s’arrêtait demain ? (octobre 2015)
29Ces récits rejoignent la rhétorique identifiée par Perrin-Heredia (2013) sur le refus des agents à « faire de l’assistanat » (assistencialismo)3. Comme on le voit ici aussi, cette rhétorique structure la pensée des assistantes sociales sur le PBF et ses bénéficiaires, et représente une forme de contestation de leur rôle de bureaucrate dans un programme ayant une « déviance vers l’assistanat » qu’elles pourraient corriger.
30Les représentations de la pauvreté des assistantes sociales influencent directement la façon dont elles voient les bénéficiaires du PBF. Elles reconnaissent que la situation de pauvreté dans laquelle les bénéficiaires se trouvent est difficile à changer et que le PBF peut faciliter la sortie de la pauvreté si une forte volonté y est engagée. Si, d’un côté, les assistantes sociales voient leur profession comme nécessaire pour aider ceux qui se trouvent dans des situations d’extrême pauvreté, de l’autre côté, la pauvreté généralisée — celle qui ne s’exprime pas par des situations extrêmes — est plutôt perçue comme résultant d’un manque d’effort. Le fait que la majorité des bénéficiaires du PBF continuent à recevoir l’allocation après des années est selon elles une preuve qu’ils n’ont pas fait assez d’effort.
31Dans leur vision, le PBF peut aussi encourager les bénéficiaires à rester dans leur situation de pauvreté, vu que l’allocation leur permet d’accéder à un niveau de vie acceptable. Les bénéficiaires auraient ainsi tendance à ne pas faire d’efforts pour trouver un travail qui augmenterait leur revenu et leur permettrait de sortir du programme. Même confrontées au scénario où les bénéficiaires devraient choisir entre rester avec l’allocation ou avoir un travail formel — sachant qu’il est irréaliste qu’ils aient effectivement le choix pour la majorité d’entre eux —, les assistantes sociales ont soutenu leur vision en faisant appel à des cas d’illustration suffisants pour « prouver » leur point de vue.
32Ces représentations constituent le point de départ des assistantes sociales dans leur rapport avec les bénéficiaires, mais on verra qu’elles sont aussi le produit du cercle vicieux. Point de départ, car ces représentations existent chez les individus avant même tout travail au sein du PBF : elles sont une reproduction des représentations de la pauvreté formées au sein de leurs classes d’origine.
2.2. Les assistantes sociales emploient des stratégies informelles pour éviter d’être trompées et dévoiler des informations sensibles
33Les assistantes sociales ont le pouvoir discrétionnaire de choisir les informations qui seront prises en compte dans l’évaluation informelle, évaluation qui va au-delà de leurs obligations formelles et qui va déterminer le mérite des bénéficiaires : les signes non exposés sont privilégiés et les informations données spontanément sont ignorées. Tous les efforts de justification faits par les bénéficiaires sont systématiquement traités comme de potentielles stratégies de fraude. Seules les informations « dévoilées » et « découvertes », qui étaient avant « camouflées » ou « dissimulées », pour reprendre des expressions utilisées par les assistantes sociales, sont considérées comme valables pour la « vraie évaluation ».
34Cette évaluation est prévue dans les procédures bureaucratiques pour deux raisons : une demande de blocage ou un changement de la valeur du revenu familial dans le dossier. L’admissibilité au programme est fondée sur un indicateur objectif unique : le revenu familial. De ce fait, les assistantes sociales comprennent que toute évaluation qualitative ou subjective qu’elles pourraient faire doit être reflétée dans cet indicateur pour être prise en compte, à travers le simple changement de la valeur du revenu déclaré. Elles peuvent aussi simplement demander le blocage du bénéfice, ce qui est prévu dans le cas des indications (non précisées) que la famille n’est pas admissible au programme. Cependant, cette procédure est réservée aux cas extrêmes pour deux raisons : 1) il s’agit d’une rupture possiblement définitive, contre laquelle les bénéficiaires ne peuvent généralement rien ; 2) il est moins probable qu’une bénéficiaire conteste un changement de valeur du revenu que la suspension totale du bénéfice, ce qui peut rendre cette stratégie moins efficace.
35La façon la plus simple d’arrêter la prestation, ou de changer sa valeur, est de modifier le montant du revenu familial déclaré et d’attendre que cette modification soit prise en compte dans le calcul de l’allocation versée. Une fois la modification faite et le dossier mis à jour dans le système numérique, le changement du montant de l’allocation n’est plus qu’une question de temps. Une fois le changement effectif, les bénéficiaires peuvent le contester, mais dans ce cas il faut à nouveau changer la valeur du revenu familial, ce qui demande un effort de preuve au bénéficiaire et d’attendre que le nouveau calcul soit fait automatiquement. L’objectif des assistantes sociales est de pousser la famille vers la quête d’emploi, comme l’atteste cette interaction avec l’assistante sociales Ana (25 ans, assistante sociale PBF) :
– Quand est-ce que vous [les assistantes sociales] demandez le blocage des allocations ?
Nous faisons le blocage quand on pense que quelque chose ne va pas avec la famille. Là on peut la bloquer ou même réduire la valeur [de l’allocation]. Avec l’allocation suspendue, même de façon non définitive, ils [les bénéficiaires] seront au courant qu’on ne peut pas compter avec le PBF pour toujours. Il y a des familles qui gagnent trop, en plus de toute aide [financière] des proches qu’ils ne déclarent pas. Si on laisse comme ça, ils n’ont pas de raison de travailler. Ainsi, on fait cette petite réduction quand on sent que la famille n’a pas besoin de tout ça [le montant reçu] et donc [l’allocation] devient insuffisant. Là, il faut bouger et aller chercher du travail. (septembre 2014)
36Cependant, dans le contexte de pauvreté, la majorité des bénéficiaires ont des activités professionnelles informelles, saisonnières ou payées à la journée, ce qui signifie qu’ils ne peuvent pas fournir de preuves de leurs salaires. En utilisant ce qu’elles identifient comme une « sensibilité acquise dans leur formation », les assistantes sociales évaluent pour chaque cas si le ménage est admissible ou pas pour recevoir l’allocation et si les valeurs fournies sont justes.
37Il est aussi important de considérer comment les assistantes sociales intègrent les représentations de la pauvreté dans leurs activités quotidiennes et la cohérence entre leur vision du monde et leurs pratiques bureaucratiques. Pour cela nous avons repris l’approche utilisée par Dubois :
Cela implique de saisir ce que les individus importent dans leurs pratiques dans l’institution de ressources, compétences ou dispositions sociales constituées en dehors de l’institution et de situer en même temps la place de cette dernière dans l’espace des relations qui détermine les conditions d’existence de ceux qui s’y adressent. (2015 : 18)
38Pour l’auteur, cette approche, inaugurée par le travail de Lipsky (2010), contribue à éviter « l’atomisation microsociologique en faisant une place importante à l’actualisation des structures sociales dans les routines quotidiennes de l’administration » (Dubois 2015 : 51). Le processus qui donne lieu à ces activités quotidiennes passe par la construction sociale des usagers dans l’esprit des assistantes sociales, construction « normalement dissociée des facteurs objectifs et ouverte aux influences du préjudice, du stéréotype, et de l’ignorance » (Lipsky 2010 : 69). Dans notre cas, il s’agit de l’influence des représentations dominantes de la pauvreté sur les assistantes sociales. Ainsi, les travailleurs de première ligne rationalisent souvent (et donc justifient) la formulation de leurs stratégies comme étant le résultat de leur expérience, de la connaissance concrète de la réalité qu’ils seraient les seuls à vraiment connaitre (par opposition aux concepteurs des politiques). Lipsky dit cependant que ces rationalisations sont le résultat d’un effort (même s’il n’est pas conscient) des agents pour réduire la distance entre leurs limitations personnelles, leurs conditions de travail, et le service idéal qu’ils sont censés fournir, même si cela implique la distorsion ou l’éloignement de cet idéal (2010 : xv).
39Dans ce contexte, il faut souligner que cette reconnaissance des droits des bénéficiaires est systématiquement évoquée par les assistantes sociales dans la définition de leur travail. Pourtant, l’idéal du travail social en tant qu’instrument de réalisation concrète des droits sociaux est masqué par d’autres pratiques qui prennent plus d’importance dans le quotidien des assistantes sociales, notamment par la volonté d’identifier les fraudeurs du programme, pour garantir, selon elles, les droits des « vrais pauvres ». Dit autrement, la reconnaissance des droits promus par le PBF est partiellement contestée. Pourtant, l’assistance sociale est un droit inaliénable, reconnu par la constitution de 1988, pour ceux qui en ont besoin. Ce qui est remis en question par les pratiques des assistantes sociales, ce sont les différents aspects du PBF qui entraineraient que ces droits n’atteignent pas leurs justes destinataires. Cela se manifeste de deux façons complémentaires : dans la contestation de leur rôle dans le programme et dans l’emploi de techniques et de stratégies de « correction » de ce qu’elles voient comme une « erreur » de conception. Dans le chapitre précédent, nous avons abordé le sujet de la contestation que les assistantes sociales font de leur rôle dans le PBF. Voyons maintenant comment ce sentiment se traduit en techniques de « correction ».
Techniques et stratégies de « correction »
40Les assistantes sociales demandent souvent à inspecter la maison. Elles posent des questions sur des objets trouvés ou sur la disposition de l’espace quand elles supposent une incohérence avec le nombre ou le profil des personnes déclarées comme résidentes. Les stratégies utilisées par les assistantes sociales peuvent être partagées en deux grands groupes : l’emploi de techniques d’enquête et la manipulation des procédures bureaucratiques.
41Dans le premier groupe, on trouve tout ce que font les assistantes sociales pour « dévoiler » des informations sensibles que les bénéficiaires « ont tendance à omettre ou à modifier ». Tout d’abord, les rencontres en face à face, au foyer ou dans leur bureau, sont préparées en détail. Les questions qui sont posées avec indifférence, comme des actes routiniers et automatiques, sont en fait choisies avec attention, pour chaque rencontre, et combinées avec une série d’autres éléments qui vont au-delà des mots choisis. Une de ces techniques, quand elles s’aperçoivent qu’une information fausse est donnée, est de faire comme si elles ne l’avaient pas vu, mais par contre d’en faire voir l’effet négatif sur le montant de l’allocation, pour que la bénéficiaire elle-même reconnaisse son « erreur ». Dubois a rencontré des cas similaires, qu’il appelle des « situation[s] goffmanienne[s] de dissimulation réciproque » (2015 : 142) entre allocataire et agent d’accueil.
42Pour contrôler les réponses données par les bénéficiaires, notamment en ce qui concerne les habitants du foyer, une pratique commune est de se renseigner sur la vie des bénéficiaires auprès des voisins, après ou avant une visite — qui n’est, rappelons-le, jamais annoncée. Cela s’est passé à mes yeux en compagnie de l’assistante sociale Denise (28 ans, PBF) qui cherchait à vérifier une séparation. Lors d’une première visite au bureau, la bénéficiaire lui avait demandé la modification du dossier, mais n’étant pas mariée, auquel cas elle aurait pu fournir une attestation de divorce, l’assistante sociale a conditionné la modification du dossier à une visite. Les deux conversations qu’elle a eues avec des voisins de la bénéficiaire en question ont débuté sans que Denise ne se présente formellement ni ne porte aucun signe visible d’identification la liant au PBF :
Denise : Madame, bonjour, ça va bien ? Je cherche le Monsieur José, il habite là ?
Voisine : Non, madame, personne avec ce non n’habite ici.
Denise : Ah bon ? Bizarre, je dois avoir le mauvais numéro. Vous ne connaissez pas un José ici dans la rue ? Je suis sûre que c’est la bonne rue.
Voisine : Ah, oui, je pense. Là, en face.
Denise : Et c’est bien le José marié avec la madame Maria, n’est-ce pas ?
Voisine : Oui, voilà, c’est là juste en face.
Denise : Et ils habitent toujours là tous les deux ?
Voisine : Oui, madame.
Denise : Et quand est-ce que c’était la dernière fois que vous l’avez vu par ici ?
Voisine : Là, il y a deux, trois jours, je pense…
Denise : Mais il habite vraiment là, vous le voyez bien souvent ici ?
Voisine : Oui, je le vois souvent.
Denise : Merci bien, je vais voir s’ils sont là. Bonne journée.
43Après deux autres conversations, qui se sont déroulées de la même façon, Denise m’explique l’objet de la vérification : une demande de modification du dossier qui a été faite il y a plus d’un mois, quand la bénéficiaire avait dit que cette séparation définitive avait eu lieu trois mois avant. Le fait que des voisines aient vu le compagnon dans la rue récemment indiquerait le contraire. Au milieu de la visite, après que la bénéficiaire ait confirmé la séparation, Denise lui dit que ses voisins ont vu son compagnon dans la maison et lui demande des explications. Visiblement déconcertée, la bénéficiaire dit que les visites sont normales, vu que son ex-compagnon vient voir les enfants et qu’ils ont une relation amicale. Denise lui explique ensuite qu’elle ne peut pas pour le moment retirer l’homme du dossier, ainsi que son revenu, vu qu’ils « ont toujours des relations ». Elle explique que les modifications du dossier sont définitives et qu’elles doivent correspondre à des changements définitifs. Pour conclure, Denise lui explique que « si d’ici quelques mois, vous êtes toujours séparés, vous pouvez revenir me voir, et je viendrai faire une nouvelle visite ».
44Dans un autre cas, dans une visite au foyer dont le dossier marquait « séparée », et dans lequel aucun homme ne figurait, le fils de la bénéficiaire traverse le salon en courant et dit : « je serai avec papa ! ». Après la visite, l’assistante Joana (26 ans, PBF/CRAS) me dit qu’elle a regardé où l’enfant était allé et qu’il était rentré dans une maison pas très loin dans la même rue, ce qui indiquait selon elle que le couple n’était pas séparé. « Pour être sûre », Joana a demandé le blocage temporaire de l’allocation, « pour voir si elle vient dire quelque chose », c’est-à-dire, contester le blocage. Joana pense que ce « blocage préventif » pourrait produire deux effets : la résignation de la bénéficiaire qui indiquerait une acceptation de la découverte de son mensonge ou l’absence de nécessité de l’allocation ; ou une action de contestation qui donnerait l’occasion pour l’assistante sociale de faire un deuxième entretien.
45Par ailleurs les entretiens répétés faits avec les bénéficiaires, à diverses occasions différentes, avec des intervalles de temps importants, permettent la comparaison des réponses données. Les assistantes sociales utilisent comme indicateur de vérité la cohérence des détails donnés par les bénéficiaires dans leurs réponses à des questions posées dans le même ordre et formulées de manière similaire.
46La dernière technique d’enquête observée systématiquement était l’évaluation de l’état de la maison et des objets s’y trouvant, pour identifier des incohérences avec la valeur du revenu familial déclaré. En rappelant que la grande majorité des familles bénéficiaires ont un revenu instable et informel, l’objectif principal, selon les assistantes sociales, est d’aider la famille à trouver « la bonne valeur ». Cela est une pratique courante, utilisée par toutes les assistantes sociales, dès que le revenu déclaré — même après les dépenses détaillées — leur parait faux. Voici comment une assistante sociale décrit le raisonnement et la pratique de cette technique :
Quand on fait une visite, la première chose à faire est de mettre à jour le revenu familial. Et la vérité est qu’elles [les bénéficiaires] ne le savent jamais. Ou au moins pas bien. On demande d’abord et il y a des gens qui disent, par exemple, 100 R$. Alors, on sait bien que ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible, ils payent le loyer, ils mangent… Donc c’est mieux de demander leurs dépenses et de faire le calcul ensemble. Alors, 100 pour le loyer, 50 pour ceci, 50 pour cela…, bon on arrive à 300 R$. Voilà, c’est simple : le revenu ne peut pas être moins que les dépenses, au moins pas tous les mois. Après, combien reste-t-il à la fin du mois ? Et voilà, on arrive à une valeur. C’est bien clair que là on parle des familles qui n’ont pas un vrai patrimoine, elles ne peuvent pas accumuler de l’argent. Comment mettrait-on de l’argent de côté avec un revenu de 400 R$ et 4 ou 5 bouches à nourrir ? C’est clair qu’il y a dans le PBF des familles qui ne sont pas dans des situations extrêmes, mais elles sont minoritaires. Si l’on trouve un cas d’une famille avec un revenu de 400 R$ et des dépenses qui vont jusqu’à 380, voir 420, comment on achète une télé à 1000 R$ ? Ou sinon, télé, plus stéréo, plus canapé, etc. Et quand on demande, elles disent que c’est des cadeaux, ou des trucs vieux, ou que la moto garée dans le salon appartient à un ami qui a demandé de la garder là… mais c’est clair que ce n’est pas ça. On peut l’ignorer, mais est-ce que cela est juste ? Et ça ne veut pas dire que ce sont des familles riches, qui n’ont pas le profil du PBF, ça peut être pire : ils l’ont, mais ils choisissent de dépenser leur argent pour des choses bêtes, alors que la maison n’est pas bien entretenue, et qu’on voit que les enfants ne sont pas bien nourris. Ça, c’est le pire pour moi. (Helena, 24 ans, PBF, septembre 2014)
47Dans les visites où j’ai accompagné les assistantes sociales, plusieurs appareils électroménagers ont été pris en compte dans leur évaluation, ainsi que des travaux récents dans la maison, voitures ou motos, et d’autres objets personnels — notamment appartenant aux femmes — tels que sacs, chaussures, et bijoux. Comme l’indique l’assistante sociale Helena dans l’extrait ci-dessus, ces signes démontrent non seulement une tentative de fraude, mais aussi une mauvaise utilisation de l’argent (d’après une hiérarchie morale de dépenses). Perrin-Heredia a aussi trouvé des cas similaires, où l’absence « de crédit, de voiture et d’abonnement à des chaines télévisées sont des comportements qui […] méritent respect et sont autant de preuves de la capacité de la personne en difficulté à se passer de biens et services qui “grèvent” considérablement le budget » (2013 : 323). Cette évaluation est, cependant, loin d’être sans complications pour ceux qui l’appliquent. Dans mon entretien (enregistré) avec Mara, qui avait une longue expérience dans l’assistance sociale, avait déjà travaillé dans la mise en œuvre du PBF, et occupait un poste de coordination dans le secrétariat d’assistance sociale d’Angico, cette complexité devient évidant quand on discute les cas limites :
– Et les familles qui sont un peu au-dessus de la ligne de la pauvreté ? Si la femme a un revenu dont elle ne déclare pas, qui la met un peu au-dessus de la ligne : comment identifier ces cas ?
C’est difficile. Parce que quand elle omet ce revenu, comment vais-je la démentir ? Il n’y a aucun moyen. Donc ça va avec le bon sens des assistantes sociale, je pense que c’est une lecture [de la situation]. Nous, assistantes sociales, nous avons un sixième sens. Mais c’est pas tout le monde qui le développe. Mais c’est une lecture. C’est aussi un cycle : je [le bénéficiaire] vais bien maintenant, demain, peut-être pas. Je [le bénéficiaire] dois signaler ce changement. Maintenant, pour prouver que le revenu qu'elle n’a pas dit, et je suis sûr qu’elle a, je ne peux pas.
– Et qu’est-ce que ça devient dans le rapport écrit par l’assistante sociale ?
Eh bien, elle peut contextualiser ce qu’elle a vu, mais il ne peut pas l’affirmer.
– Elle ne peut pas demander le blocage [de l’allocation] ?
À mon avis, non. Seulement si elle est sûre. Mais le PBF est auto-déclaratif, et vous [la bénéficiaire] êtes co-responsable de l’information fournie. Et vous pouvez être puni, non ? Mais voici le bon sens, la lecture de la personne — parce qu’on remarque lorsque la personne est en train de mentir. Il y a un lien avec la lecture spatiale, ce qui est dans la maison, une moto, il y a ça. Une maison toute meublée, télévision, un réfrigérateur qui parle [rires]. Là, l’assistante sociale rend son rapport sur la base de l’information qui était visible. Et le bon sens, elle va dire quelle est la décision. (Mara, 40 ans, coordinatrice de l’Assistance sociale de base du SAS, octobre 2014 — entretien enregistrée)
48Au-delà de ces techniques d’enquête, plusieurs stratégies de manipulation des procédures bureaucratiques ont été observées. Tel est le cas du formulaire de déclaration (annexe 6) signé par les bénéficiaires du programme, témoignant que les informations données par eux sont vraies. Les assistantes sociales racontent comment elles mettent l’accent sur la nature juridique du document, en particulier la partie où il est dit : « passible de poursuites pénales et civiles à la suite de fraudes commises ». L’assistante sociale Ana (25 ans, PBF) dit : « nous leur faisons un peu peur » et, en riant, raconte comment, ironiquement, à ce moment, les répondants ont « tendance à se souvenir » d’une autre source de revenu ou d’autres informations sensibles. Les assistantes sociales affirment souligner et exagérer, au moment opportun, les conséquences légales de tentatives de fraude. Pour Joana (26 ans, assistante sociale PBF/CRAS), cela est une « toute petite tentative pour réduire les fraudes », dont elle ne mesure pas l’effet.
49Cette stratégie fait partie d’un groupe plus large de distorsions et d’omissions d’informations des règles du programme auxquelles les assistantes sociales ont recours pour donner moins d’éléments aux bénéficiaires pour commettre des fraudes, comme expliqué par une assistante sociale :
Je crois que presque toutes les bénéficiaires essaient d’augmenter le montant de leur allocation en déclarant un revenu qui est faux. Elles le savent : si on dit qu’on gagne moins, l’allocation va augmenter. Elles ne vont pas dire quand il y a quelqu’un qui leur donne de l’argent, comme un oncle ou une tante, ou un « extra » qu’elles reçoivent chaque mois en faisant n’importe quoi. Ce qu’elles ne savent pas, ce sont les règles plus fines de calcul de l’allocation et c’est là qu’elles se font avoir. Moi même je ne connais pas toutes les règles fines du programme, c’est compliqué. Et elles [les bénéficiaires], c’est mieux qu’elles ne sachent pas trop, sinon elles pourraient tout calculer d’abord et ça serait plus compliqué de trouver leurs mensonges. (Fernanda, 23 ans, assistante sociale PBF, septembre 2013)
50L’exemple ci-dessus illustre un comportement dont l’absence a été frappante pendant l’enquête de terrain : l’explication du fonctionnement du programme aux bénéficiaires. Dans très peu de cas les assistantes sociales expliquaient des procédures du programme liées au traitement des dossiers et au calcul de l’allocation. Cela était restreint à des éléments qu’elles considéraient comme « élémentaires », que la majorité des bénéficiaires devaient savoir, ou pour les bénéficiaires avec lesquelles les assistantes sociales avaient le plus de proximité et d’empathie. Mais généralement, les questions des bénéficiaires relatives à ce sujet ne recevaient que des réponses évasives telles que : « je ne sais pas exactement », ou « ça dépend ». Lipsky a constaté l’existence de cette pratique de contrôle sur les usagers dans toutes les catégories de travailleurs de première ligne :
Giving or withholding information is another way in which services may be rationed. Clients experience the giving or withholding of information in two ways. They experience the favoritism of street-level bureaucrats who provide some clients with privileged information, permitting them to manipulate the system better than the others. And they experience it as confusing jargon, elaborate procedures, and arcane practices that act as barriers to understanding how to operate effectively within the system. (Lipsky 2010 : 90)
51Finalement, pour comparer les réponses données par les bénéficiaires en différentes occasions, les assistantes sociales peuvent exiger leur présence au bureau du PBF, ou une visite au foyer, sans besoin réel. Les deux possibilités sont utilisées dans des circonstances distinctes, mais avec un objectif commun : produire un changement de contexte, en espérant que le temps passé entre les deux rendez-vous fera en sorte que la bénéficiaire oublie sa première réponse si celle-ci n’est pas vraie. Dans le cas où le deuxième rendez-vous est donné au bureau, l’assistante sociale Ana (25 ans, assistante sociale PBF) explique qu’il peut avoir une fonction supplémentaire :
Chaque fois que j’ai un doute ou que je ne suis pas certaine des réponses données, ou que je vois un truc qui ne va pas dans la maison, je demande que la bénéficiaire vienne me voir au bureau. Je lui dis de venir avec tous les papiers, parce que je ne peux pas rester à la maison en attendant qu’elle les cherche tous. Comme ça, elle sent que je me suis méfiée d’elle et donc si elle a dit un mensonge, elle ne viendra même pas, ou sinon elle viendra changer l’information, comme si c’était une erreur, tu vois ? (novembre 2014)
52Ce qui ressort du récit d’Ana c’est que le bureau sert à intimider les bénéficiaires devant les formalités à accomplir et que tous les dispositifs décrits auparavant4 servent de frontières spatiales et symboliques entre les bénéficiaires et les agents du PBF.
53Ces pratiques d’investigation ont été observées systématiquement dans le quotidien des assistantes sociales, motivées par l’intention de dévoiler des informations que les bénéficiaires pourraient avoir omises ou modifiées pour augmenter le montant de leur allocation. En faisant cela, les assistantes sociales assument un rôle de contrôle actif de la vie des bénéficiaires, en les classant en tant que méritants ou pas l’assistance sociale, en comparant les familles qui reçoivent l’allocation et celles qui ne la reçoivent pas. Les assistantes sociales critiquent le caractère autodéclaratif des données fournies au PBF par les familles. L’obligation bureaucratique de croire la bénéficiaire est désapprouvée et régulièrement contestée. Ayant un contrôle total du dossier de la famille, elles intègrent leur évaluation du mérite et du besoin de la famille dans ce chiffre, qui affectera le maintien ou non de l’allocation et la définition de sa valeur.
54En plus de ne pas considérer que leurs actions soient opposées ou en contradiction avec les règles du programme, elles ne pensent pas non plus que l’administration centrale du programme puisse avoir des objections à ces stratégies. Même si leurs attributions sont claires — formulées par l’administration fédérale du programme —, elles sont incohérentes avec leurs compétences et leur formation en tant qu’assistantes sociales. Le fait même qu’elles soient employées pour développer le travail d’évaluation des bénéficiaires les autorise à faire « tout ce qu’elles peuvent » pour la bonne mise en œuvre du programme. Ces pratiques sont ainsi considérées par les assistantes sociales simplement comme des stratégies « normales » pour mieux atteindre les objectifs du programme, en « adaptant créativement » (Rice 2012) les règles de mise en œuvre du programme.
2.3. Prise de décisions inégales, arbitraires ou erronées par les assistantes sociales
55L’étape précédente soulève des questions d’ordre méthodologique dont les réponses sont essentielles pour la compréhension du cercle vicieux : quelles sont les motivations des assistantes sociales pour participer aussi volontairement à cette recherche et comment se fait-il qu’elles aient été d’accord pour donner tous ces détails sur leurs comportements discrétionnaires, en sachant qu’ils vont bien souvent au-delà des règles du programme ? Une première raison est que dans l’administration, ces comportements ne sont pas objets de répréhension ; ils sont librement partagés entre les agents comme des techniques improvisées. Dans la perspective de la street-level bureaucracy, ces agents sont en train d’adapter créativement le programme pour bien atteindre ses objectifs plus larges.
56En outre, il existe une deuxième raison, plus significative, à laquelle cette sous-section est consacrée. Il s’agit d’une justification centrale qui appuie toutes les pratiques décrites dans la sous-section précédente : la bonne utilisation des ressources du programme pour qu’il atteigne les « vrais pauvres » et les « pauvres méritants ». À cause des quotas municipaux, les assistantes sociales savent que chaque famille ayant le mauvais profil (avec un revenu supérieur à la limite), et recevant l’allocation, prend la place d’une autre famille ayant le bon profil dans la file d’attente5. Elles assument ainsi le rôle de bonnes bureaucrates qui veulent optimiser l’utilisation des ressources publiques, mais aussi d’acteurs de justice sociale, leur poste leur donnant une position privilégiée d’action.
57Les attributions revendiquées par les assistantes sociales, celles qui vont au-delà de celles qui leur sont dévolues, deviennent, de leur point de vue, essentielles pour le bon fonctionnement du programme. Plus précisément, il leur faut identifier et radier du PBF les « non-pauvres » et les « pauvres non méritants ». Le sentiment d’utilité pratique a été la raison la plus mentionnée par les assistantes sociales pour expliquer pourquoi elles aimaient travailler dans le PBF. À la différence de la majorité des projets d’assistance sociale, le PBF représente une opportunité de « faire la différence » en faveur des bénéficiaires, avec un effet visible et rapide, comme nous décrit l’assistante sociale Ana (25 ans, PBF) :
– Tu aimes bien travailler dans le PBF ?
J’adore, franchement. Malgré les problèmes [on discutait des pratiques liées à la politique électorale dans le programme], je n’ai pas envie de changer [d’endroit de travail].
– Mais pourquoi exactement ?
Tu vois, avant je travaillais dans un CRAS et avant ça dans des projets d’aide à des familles aux besoins spécifiques [dans une municipalité voisine]. C’était sympa et tout, mais tu ne peux pas imaginer l’effort que je devais faire pour trouver un panier d’aliments pour quelqu’un qui en avait besoin… parfois il y en avait de disponible, parfois pas. Et qu’est-ce qu’on dit à des gens qu’on sait bien qui ont vraiment besoin de cette aide-là ? Alors, on dit : « écoute, vous savez que vous ne pouvez pas compter avec ça, on va vous aider si on peut, mais ce n’est pas toujours possible », voilà ce qu’on dit. Mais on le fait dégoutée, vraiment. Après, à l’époque électorale on peut trouver de tout, donc là on profite… mais bon, t’as compris, non ? Ici [dans le PBF], on fait vraiment la différence pour eux [les bénéficiaires]. Pouvoir dire à quelqu’un « je vais résoudre ça pour vous » et savoir que mon travail va faciliter la reprise d’une allocation perdue, quelque chose avec lequel on peut vraiment compter chaque mois : cela me donne de la satisfaction (novembre 2015).
58Ana a mentionné plusieurs fois dans nos échanges ses inquiétudes par rapport au programme, mais elle a toujours dit clairement la satisfaction que ce travail lui donnait. Sa réponse renforce aussi l’interprétation selon laquelle les assistantes sociales n’essaient pas de miner délibérément le programme. Elles croient que certaines personnes en ont réellement besoin. Leurs stratégies informelles — mais structurées et partagées — sont leurs instruments pour adapter de façon créative le programme en vue de bien identifier les familles « qui en ont vraiment besoin », comme on le verra ensuite.
59Les décisions discrétionnaires des assistantes sociales fonctionnent dans les deux sens : pour « aider » ceux pour lesquels elles considèrent que les règles du programme sont « injustes », ou pour punir ceux qu’elles considèrent être « trop aidés » ou « injustement bénéficiaire ». Les assistantes sociales établissent donc une classification des bénéficiaires, entre des « pauvres méritants » et « non méritants ». Cette classification aide les assistantes sociales à vivre avec la contradiction entre leur rôle d’assistante sociale et les représentations de la pauvreté qu’elles portent.
60Le premier de ces profils est évoqué dans leurs discours lorsqu’elles rencontrent des situations critiques de pauvreté. Leur empathie est réservée aux personnes dans des situations d’extrême vulnérabilité, à ceux « qui en ont vraiment besoin, qui ont beaucoup souffert, qui tentent de lutter contre les aléas de la vie ». Les assistantes sociales mobilisent alors une disposition altruiste préalablement acquise. La « vocation à aider », que plusieurs d’entre elles ont choisie comme caractéristique centrale de leur profession, est ainsi mise en cohérence avec leurs pratiques discrétionnaires. On note donc que les émotions entrent en jeu, en plus des critères objectifs de la mise en œuvre des programmes.
61Depuis mes premières visites au CRAS (octobre 2014), l’assistante sociale Sofia (24 ans, CRAS) insistait pour que je rencontre une bénéficiaire du PBF qu’elle trouvait « exemplaire ». À plusieurs reprises Sofia l’utilisait comme exemple dans ses discours et quand je l’ai enfin rencontré, Sofia l’introduisit ainsi : « Voilà Carolina dont je te parlais. Carolina, raconte-lui quel est ton rêve le plus grand », à quoi Carolina répondit, pour la plus grande satisfaction de Sofia : « de ne plus être bénéficiaire du PBF ». Ensuite Sofia m’expliquait que, pour Carolina, être bénéficiaire du PBF était une honte [uma vergonha] et qu’elle faisait tout son possible pour quitter le programme. Sofia continue : « je la mets dans le maximum de cours du CRAS [de formation professionnelle] que je peux. Je pense que rapidement elle va trouver un bon travail et sortir du programme ». Je demande directement à Carolina pourquoi elle a honte d’être bénéficiaire du programme, ce à quoi elle répond : « Ce n’est pas que j’ai honte… c’est juste qu’il y a beaucoup de gens qui ont encore plus besoin que moi. Je suis jeune, j’ai envie de travailler, mais je ne trouve que des choses très loin d’ici et j’ai mes deux petits enfants, je ne peux pas travailler toute la journée, je n’ai personne pour s’occuper d’eux. Le PBF m’a beaucoup aidé, mais j’ai envie de retourner travailler, c’est tout ».
62L’opportunité d’élever leurs enfants personnellement a été un des principaux avantages du programme pour les bénéficiaires interviewées. La spécificité du discours qui a retenu l’attention de Sofia est la manifestation explicite de la volonté de travailler. Durant toute la conversation, le mot « honte » n’apparait pas, et le rêve de « ne plus être bénéficiaire du PBF » était plutôt lié à la difficulté de trouver un emploi lui permettant de passer du temps avec ses enfants, plutôt qu’à la peur d’être stigmatisée en tant qu’assistée6.
63Plusieurs traits ont été identifiés par les assistantes sociales comme distinctifs des « pauvres méritants ». La volonté de ne pas dépendre de l’assistance est l’élément principal de ce mérite : il est nécessaire de montrer que des efforts sont faits pour sortir de la précarité. La honte d’être assisté est vue comme un trait de noblesse qui renforce le « droit » de l’assistance, exemplifié par l’explication d’une assistante sociale :
Quand je trouve une famille qui se bat pour s’en sortir, qui travaille dur et qui ne veut pas dépendre du PBF, ça me donne de l’espoir ! J’ai des cas de gens qui me disent : « vous pensez que c’est le moment de me désinscrire du PBF ? », et c’est moi qui leur dis d’attendre un peu plus, jusqu’au moment où ils trouvent un travail un peu plus stable, ou qu’ils terminent de payer leurs dettes. Mais on voit bien qu’ils ne le volent pas. (Fernanda, 23 ans, assistante sociale PBF, novembre 2013)
64Dubois (2015) a identifié dans les « relations de guichet » que la compassion tient en partie à la possibilité pour l’agent de se projeter dans la situation à laquelle il est confronté. Les caractéristiques démographiques y jouent un rôle important, qui ont été identifiées aussi à Angico. Les jeunes mères ou les mères célibataires étaient l’objet d’une plus grande compassion de la part des assistantes sociales :
Je trouve que le PBF a été créé pour ça : ces filles [avec des enfants] ont besoin d’aide, comment peuvent-elles se sortir de la pauvreté avec deux gosses dans les bras ? Comment vont-elles travailler ? Et les enfants ? Elles n’ont personne pour les aider. Le père [des enfants] on ne sait pas, la famille n’a rien à offrir ou est très loin. Il y en a beaucoup qui envoient leurs enfants pour être élevés par des proches à la campagne, mais ce n’est pas toujours facile ça… La majorité de ces filles travaillaient, ou faisaient des études, et sont tombées enceintes. Alors, ça arrive, et il faut les aider, non ? (Fernanda, 23 ans, assistante sociale PBF, novembre 2013)
65On voit que l’absence d’un compagnon ou de proches pourvoyeurs, par exemple, étaient mis en avant comme la condition majeure pour mériter le PBF. À part ceux qui n’ont pas une bonne raison pour ne pas travailler, ou sont en train de chercher du travail, l’empathie des assistantes sociales s’adresse aussi aux cas d’extrême pauvreté comme des familles dans des situations exceptionnelles telles que : des SDF, des collecteurs d’ordures, des familles ayant des membres drogués ou malades ou ayant des enfants de tempérament difficile, comme est le cas décrit par l’assistante sociale Carla (30 ans, assistante sociale CRAS) :
J’ai une femme ici [accompagnée par le CRAS] qui est l’exemple de quelqu’un qui a vraiment besoin du PBF. La pauvre [dans le sens de quelqu’un qui inspire la pitié] a cinq enfants, et ils ne sont pas faciles [de tempérament]. Il y en a un qui n’a même pas douze ans et qui va chaque jour mendier dans la rue pour s’acheter des bonbons. Il sait qu’il n’a pas le droit, mais il trouve toujours un nouveau lieu et personne ne sait où le trouver. Et parfois il s’en va pour des jours ! La femme devient folle… elle vient ici demander notre aide pour le retrouver. Elle a tellement peur qu’il commence à prendre du crack [drogue, forme base libre de la cocaïne]. Et ce n’est pas tout. Après, elle a d’autres enfants qui lui donnent du boulot. Je pense qu’il y en a une qui vole tout ce qu’elle trouve à la maison. L’ex-mari n’aide en rien, c’est un alcoolique qui vient de temps en temps pour demander de l’argent. Bref, à la fin, la seule manière pour qu’elle [la bénéficiaire] et les plus petits puissent manger c’est le PBF. Et je ne vois pas de changement possible dans sa situation de si tôt… (octobre 2015)
66Les assistantes sociales considèrent ces cas spécialement « méritants », parce qu’elles estiment qu’ils sont dans l’impossibilité de changer leur situation de vie. Cela doit néanmoins s’accompagner d’une démonstration de bonne volonté pour s’en sortir de la part des responsables familiaux.
67Si les données recueillies peuvent être utilisées pour la construction d’une typologie des assistantes sociales selon leurs postures face au PBF, ils donnent davantage lieu à une analyse des différentes postures que les assistantes sociales prennent en fonction des situations dans lesquelles les bénéficiaires se trouvent. Pour des cas comme celui décrit ci-dessus, les assistantes sociales mettent en évidence leur rôle d’aide à ceux qui en ont besoin ; tandis que dans les cas où les besoins matériels ne sont pas assez évidents, elles sont plutôt des bureaucrates en train de mettre en œuvre une politique publique, où aucune règle ne peut être ignorée (Maynard-Moody et Musheno 2003). Les assistantes sociales utilisent ces cas « exemplaires » régulièrement dans leur discours pour démontrer par contraste que l’allocation n’est pas un facteur décisif de survie pour certaines familles. Ces cas sont vus à travers des lunettes de classe et le discours stigmatisant de la pauvreté décrit dans la section antérieure est immédiatement mobilisé.
68Pour les familles que les assistantes sociales ne classent pas comme ayant des besoins suffisamment urgents, on constate un « détachement moral » (Hughes 1996) : vu qu’il s’agit presque toujours d’une situation de précarité importante, l’assistante sociale doit prendre une posture sévère, en empêchant le potentiel bénéficiaire de faire part de ses souffrances. À plusieurs reprises, à la suite d’une visite au foyer ou d’un rendez-vous au bureau où les assistantes sociales prenaient cette posture, elles prenaient l’initiative de me justifier leur manière de faire sans que je les y invite. Le dialogue suivant décrit un de ces moments, qui s’est déroulé après une visite particulièrement tendue dans une famille, où la bénéficiaire a contesté énergiquement le blocage de son allocation et l’assistante sociale Joana (26 ans, PBF/CRAS) refusait de demander la réversion de la procédure :
Tu vois ce à quoi je dois faire face chaque jour ? Ce n’est pas facile…
– Oui, c’était tendu. Mais t’étais déterminée, non ? Tu n’as jamais eu des doutes sur ta décision ?
Bah non, on ne peut pas. Si on commence à douter, elles [les bénéficiaires] le perçoivent. Il faut bien montrer qu’il n’y a pas de possibilité d’être convaincue par ses arguments, parce que je te dis, il y en a des gens qui parlent bien, on ne peut pas se faire avoir.
– Tu veux dire qu’il n’y avait rien qu’elle pouvait te dire pour changer ton avis ?
Bien sûr non ! [en riant] Quel type d’assistante sociale serais-je si j’étais convaincue trop facilement ? Sérieux, elles vont dire de tout pour avoir cette petite allocation, tu ne croirais pas les choses que j’ai déjà entendues.
– Je comprends. C’est juste que j’ai trouvé quand même que la dame là allait pas très bien au niveau argent…
Mais il y en a d’autres pires, c’est ça qu’il faut avoir toujours en tête. Je ne dis pas qu’elle n’en avait pas besoin, c’est juste qu’il faut prendre une décision et la tenir jusqu’au bout. Si quand on arrive à la maison et on voit des trucs vieux, la maison en mauvais état et cetera, et on change d’avis à chaque fois… là on n’aurait pas d’allocations suffisantes pour tous ceux qui viennent demander. (septembre 2013)
69Une des stratégies des assistantes sociales pour construire leur justification est de se concentrer sur la pression qu’elles expérimentent dans leur quotidien, et que cela ne doit pas être une raison pour faire une mauvaise mise en œuvre de la politique publique. Elles estiment leur détachement émotionnel nécessaire à leur rôle de bureaucrate.
70Pour conclure, les ressources limitées du PBF et le nombre de personnes sur la liste d’attente sont utilisés pour justifier la coexistence des deux postures prises par les assistantes sociales. Leur travail est alors présenté comme crucial pour la réalisation des objectifs du programme, avec l’obligation pour cela d’être le plus strict possible dans la recherche des fraudes pour éviter que certains ne reçoivent à tort l’allocation. La distinction entre les pauvres « méritants » et « non méritants » permet aux assistantes sociales de justifier, dans un contexte de ressources rares, leur tri des (potentiels) bénéficiaires (client-processing) en évitant un engagement moral et personnel avec toutes les personnes rencontrées.
71Bien que les stratégies employées par les assistantes sociales soient partagées entre elles et enseignées aux nouveaux membres du groupe, elles restent relativement individuelles, tout comme le jugement porté sur le mérite d’une famille à recevoir l’allocation et les évaluations faites sur la base des détails qui varient pour chaque assistante sociale et qui ont des poids distincts. Comme il s’agit toujours de stratégies informelles, non régulées, les décisions ne peuvent qu’être inégales.
72Par ailleurs, les assistantes sociales admettent le caractère exceptionnel de certaines situations où elles font un effort pour changer le statut d’une famille dont le revenu ne correspond pas à leur propre évaluation de la situation. Cela peut être fait dans les deux sens : inclure une famille dont le revenu n’est pas assez bas pour être admissible au programme, ou en exclure une autre dont l’assistante sociale trouve que le revenu est complémenté suffisamment par d’autres facteurs non monétaires. Les assistantes sociales agissent de même pour changer le montant de l’allocation.
73En plus de l’imprévisibilité des résultats générés par ces pratiques, il faut considérer aussi que cette prise de décision dépend aussi de la capacité des bénéficiaires à « convaincre » les assistantes sociales de leur besoin. Même celles qui se trouvent dans le profil cible du programme se sentent obligées de faire un effort pour se montrer méritantes de l’assistance. En ajoutant cette variable, les résultats générés par les stratégies informelles d’évaluation des assistantes sociales deviennent encore plus imprévisibles et inégaux.
2.4. Diffusion de mythes et de cas emblématiques parmi les bénéficiaires
74Du point de vue des bénéficiaires, le PBF fait des « fautes » et des « erreurs » constamment. Les failles du système comprennent des dysfonctionnements, des injustices, et des décisions arbitraires. Dans leurs discours, la distinction entre des erreurs commises par le programme ou par ses agents n’est pas toujours claire. S’il est clair pour elles que les évaluations des assistantes sociales sont déterminantes pour l’octroi de l’allocation, dans plusieurs cas, quand elles demandent aux assistantes sociales des explications sur les « erreurs » dans leurs allocations, les assistantes sociales elles-mêmes blâment le « système » sans plus de détail. Les erreurs concernent non seulement les blocages ou annulations, mais aussi le calcul du montant de l’allocation. Généralement bien informées des allocations de leurs proches, les bénéficiaires constatent rapidement ce qu’elles estiment être des erreurs dans la distribution des allocations : « une telle voisine est plus pauvre et gagne moins que moi », par exemple, comme formulé par plusieurs interviewées.
75Au-delà des hypothèses diffusées par les assistantes sociales, les bénéficiaires elles-mêmes créent leurs propres explications pour donner du sens au fonctionnement du PBF. Confrontées aux effets des procédures bureaucratiques aléatoires ou inégalitaires, et n’étant pas capables de les expliquer, les bénéficiaires entretiennent la diffusion de mythes à propos du PBF. Une bénéficiaire (26 ans, 2 enfants, allocataire depuis 2010, travailleuse domestique informelle, nº 24) a eu son allocation bloquée pendant plus d’un an sans savoir pourquoi. Elle a essayé de résoudre le problème plusieurs fois dans le bureau du PBF et chaque fois les assistantes sociales lui disaient que l’allocation serait débloquée bientôt. Cependant, le déblocage n’arrivait pas jusqu’à ce que quelques mois avant notre rencontre l’allocation reprenne. La mésinformation affecte aussi les bénéficiaires n’ayant déclaré aucun problème avec leur allocation. Tel est le cas d’une autre bénéficiaire (28 ans, 4 enfants, allocataire depuis 2010, travailleuse domestique informelle, nº 27), qui n’était pas sûre du mode de calcul du montant de l’allocation : « Je crois que ça va augmenter progressivement avec le temps, comme avec d’autres personnes que je connais ». Son allocation a en effet augmenté pendant les premiers mois de vie de l’un de ses enfants, mais après cette période, elle a été réduite à nouveau. Elle pense que ce fut une augmentation spécifique pour cette phase, mais elle n’a jamais cherché à découvrir ce qui était arrivé.
76Une autre bénéficiaire (31 ans, 1 enfant, allocataire depuis 2012, employée domestique, nº 25) a expliqué que, d’après l’assistante sociale du PBF, son allocation était bloquée à cause d’un « grand achat de mobilier » fait par elle. Vu que l’achat avait été fait dans un grand magasin, à crédit, elle pense qu’il est possible que le PBF central l’ait repérée par son numéro d’identification et constaté que l’achat n’était pas compatible avec son revenu déclaré. Après cet entretien, je me suis renseigné à ce propos avec les assistantes sociales Denise (28 ans, PBF) et Fernanda (23 ans, PBF), qui m’ont expliqué que cela est en fait une de leurs hypothèses : en l’absence d’indices expliquant la raison d’un blocage automatique, elles ont identifié que quelques bénéficiaires avec leurs allocations bloquées avaient fait un achat mobilier dans des grands magasins. Ana (25 ans, PBF) et Fernanda admettent ne pas en être sûres, mais l’avoir dit aux bénéficiaires dans cette situation. Elles me demandent aussi si je peux le vérifier quand je serai à Brasília, directement au MDS. Après l’avoir fait, je leur ai dit que ce n’était en fait pas vrai.
77Une troisième bénéficiaire a vu son allocation bloquée pendant un an. Dès le début elle s’est rendue au bureau du PBF pour en vérifier la cause et elle a constaté qu’il s’agissait d’un problème avec les conditionnalités (poids des jeunes enfants). Ce type de suspension est prévu dans le programme jusqu’à trois mois, non remboursables. Après avoir réglé le problème (elle est retournée au centre médical pour bien peser l’enfant), l’allocation n’a été remise en place qu’un an plus tard, sans raison apparente. En l’absence d’explication donnée au bureau du PBF, elle est arrivée à une conclusion :
Beaucoup de gens ont l’allocation coupée [bloquée ou annulée] sans savoir quel est le problème. Il y a des gens qui disent que c’est le maire qui les a volées, mais je pense pas, je le trouve honnête. Je pense que le PBF est coupé pour que les hommes politiques puissent voler dans d’autres niveaux. Mais avec moi, je pense que c’était à cause d’un problème que j’ai eu avec une fille qui travaille là-bas [dans le bureau du PBF]. C’est quelque chose de personnel, mais je pense qu’elle a fait quelque chose. (33 ans, 3 enfants, allocataire depuis 2008, travailleuse informelle sporadique, nº 28)
78Ce dernier extrait d’entretien éclaire de plusieurs manières la mésinformation autour du programme parmi les bénéficiaires. Premièrement, les ressources des allocations du PBF sont versées aux bénéficiaires directement depuis la sphère fédérale — précisément, depuis une banque fédérale publique. La mairie n’est responsable que de l’administration du programme au niveau local, et des ressources associées à cette gestion. Une annulation d’allocation libère des ressources pour une autre bénéficiaire et dans aucun cas cette ressource ne peut être détournée à une autre fin. Deuxièmement, l’explication avancée par la bénéficiaire n’est possible que si la personne avec qui elle avait eu un problème personnel était ou la coordinatrice du programme, ou une assistante sociale, ou bien coopérait avec une assistante sociale.
79La définition du montant des allocations est aussi un objet de spéculation de la part des bénéficiaires. Durant les entretiens, dès que nous abordions le sujet des problèmes avec l’allocation, les exemples de voisines, amies ou proches abondaient dans le discours des bénéficiaires. Leur propre cas était toujours comparé avec d’autres, et il n’était pas rare qu’elles connaissent non seulement la situation avec l’allocation de plusieurs de leurs voisines, mais aussi les valeurs spécifiques de chacune. Cela donnait lieu à des évaluations sur les « erreurs » et la « justice » du PBF, comme ces deux extraits d’entretiens le montre :
Une bénéficiaire n’a jamais eu de problèmes avec le programme, mais dit ne pas comprendre pourquoi certaines de ses voisines ont perdu l’allocation [par blocage ou annulation], alors qu’« elles en ont besoin encore plus que moi ». Elle a fait un calcul simple qui prend en compte le nombre d’enfants, leurs âges et les revenus approximatifs d’autres familles pour me montrer qu’elles devraient recevoir une allocation plus importante que la sienne. Selon elle, ses voisines ne savent pas non plus la raison pour laquelle cela leur est arrivé. (30 ans, 3 enfants, allocataire depuis 2005, travailleuse informelle sporadique, nº 17)
– Avez-vous déjà eu des problèmes avec votre allocation ?
Non, jamais. Mais je connais beaucoup de gens qui l’ont perdu sans raison.
– Pensez-vous que c’est parce qu’elles n’étaient plus dans le profil du programme ?
Non, pas celles que je connais. Et en même temps, certaines personnes n’en ont pas besoin et le reçoivent quand même. Je connais aussi des gens comme ça. Je n’en ai pas beaucoup besoin parce que je travaille, mais je connais des gens qui sont dans la misère et n’ont aucune aide, et ces autres-là qui ont l’allocation et ont plus que moi même. Ce n’est pas correct ça. (25 ans, 2 enfants, allocataire depuis 2011, employée domestique, nº 26)
80Le même calcul est fait pour déterminer le mérite des bénéficiaires sur la base des cas connus : si une famille « pauvre » avec des enfants n’arrive pas à avoir son allocation de façon permanente, une autre famille « non pauvre » ne devrait pas être assistée, et ceci amène les bénéficiaires à questionner plus encore le fonctionnement du programme. Cela s’applique aussi à des variations dans le montant de l’allocation, qu’à peu près toutes les interviewées ont déjà expérimentées, la plupart du temps sans en connaitre la raison. Comme l’allocation du PBF est formée par plusieurs éléments variables qui sont cumulés pour définir le montant final, à chaque changement d’âge de leurs enfants, les bénéficiaires anticipent un possible changement apparemment aléatoire de l’allocation. Ces variations peuvent être aussi expliquées par une volonté personnelle des acteurs politiques : une récente augmentation dans la valeur des allocations a été interprétée par quelques bénéficiaires interviewées comme résultat de la période électorale.
81Les bénéficiaires rassemblent leurs connaissances des cas et des explications reçues pour formuler des hypothèses sur le fonctionnement du programme. Cette connaissance prend une place particulièrement importante puisqu’elle est fondée dans la réalité, et les explications contradictoires reçues sont ignorées ou désapprouvées, au moins dans un premier moment. En outre, les agents du PBF contribuent eux aussi à cette formulation spontanée d’hypothèses, vu qu’ils ont une connaissance limitée des règles du programme. Plusieurs fois des assistantes sociales m’ont demandé de leur confirmer des hypothèses. Elles n’étaient pas certaines de la validité de leurs explications, mais cela n’a pas été une barrière pour les diffuser. Elles aussi font confiance à leurs connaissances empiriques. Il faut souligner que la grande majorité de ces hypothèses n’ont pas de liens avec les règles officielles du programme. D’abord, il est possible que les cas concernés soient de simples erreurs. Le plus probable, par contre, est que l’étape précédente du cercle vicieux engendre une distribution irrégulière des ressources — c’est-à-dire contradictoires aux règles du programme. En conséquence, les hypothèses deviennent des mythes, largement diffusés parmi les bénéficiaires et les agents du programme.
2.5. Renforcement de la méconnaissance des règles et crainte de perdre l’allocation
82La diffusion des mythes et des hypothèses erronées sur le fonctionnement du programme a deux effets principaux : le renforcement de la méconnaissance des règles du programme, et la génération d’une crainte de perdre l’allocation chez les bénéficiaires. Le premier effet est auto-explicatif. Ces mythes ont une grande légitimité chez les bénéficiaires puisqu’ils sont fondés sur leurs observations de cas voisins ou bien sont diffusés par les agents du programme. La complexité croissante du programme au cours des années — par la sophistication des mécanismes de sélection et l’addition de plusieurs variables dans le calcul de l’allocation — a engendré l’utilisation de schémas simplificateurs. Étant au mieux des simplifications de mécanismes complexes, sinon des explications erronées, la méconnaissance du programme et de son fonctionnement est généralisée.
83La caractéristique la plus importante du point de vue des bénéficiaires sur les procédures bureaucratiques du PBF est l’absence quasi totale de connaissance des règles du programme. Ceci, cependant, n’est pas surprenant, puisque même certaines assistantes sociales ont également déclaré avoir des malentendus au sujet de certains des éléments du programme et sa complexité croissante rend difficile pour quiconque de saisir ses détails les plus fins. Face à des difficultés avec leurs propres allocations, les bénéficiaires ont tendance à ne pas comprendre ce qui leur est arrivé, et cela ne semble pas être une spécificité de notre étude de cas (voir encadré 3.1).
84Comme on l’a vu dans la sous-section 2.2 de ce chapitre, les assistantes sociales sont unanimes à dire qu’il est essentiel au bon déroulement de leur travail de ne pas expliquer toutes les règles du programme aux bénéficiaires. Ceci selon elles pour éviter les tentatives de fraudes, mais aussi pour maintenir leur autorité et renforcer leur pouvoir dans les discussions sur les problèmes avec l’allocation. Cette stratégie est aussi adoptée quand les assistantes sociales sont confrontées à des questions auxquelles elles ne savent pas répondre. La pratique courante est d’éviter de répondre ou d’inventer quelque chose qui satisfera la bénéficiaire pour le moment. La stratégie d’omission des explications et la diffusion des « hypothèses » aux bénéficiaires semblent avoir un effet : 24 des 35 bénéficiaires interviewées ont eu avec leur allocation des problèmes inexpliqués — des réductions dans le montant de l’allocation, des blocages ou des suspensions de l’allocation.
85Encadré 3.1 L’effet des processus de vérification du Registre unifié (Cadastro Único)
Dans une étude sur les processus de vérification du Registre unifié familles en 2010 (SAGI 2014), parmi toutes les familles qui ont vu leur allocation annulée (272 469), seulement 29,6 % avaient eu une augmentation du revenu familial justifiant une sortie du programme. Dans les autres cas, ce sont le désintérêt motivé par les complications rencontrées et la bureaucratie (23,3 %), ainsi que la mésinformation (34 %), qui expliquent la sortie du programme. Certaines bénéficiaires ne savaient pas que l’allocation avait une durée illimitée, d’autres ignoraient l’obligation de mettre à jour le dossier de la famille. D’autres bénéficiaires (13,2 %) ne parvenaient pas à accomplir les procédures bureaucratiques nécessaires en raison de problèmes de locomotion ou de santé, de manque des papiers nécessaires et de mauvais accueil dans le bureau du PBF. Ces chiffres donnent une idée des difficultés auxquelles les bénéficiaires font face dans le maintien bureaucratique de leurs allocations. Comme il sera argumenté par la suite, la complexité des règles de fonctionnement du programme que ni les bénéficiaires ni les assistantes sociales ne connaissent totalement pose un réel problème d’accès au programme.
86Chacune des bénéficiaires interrogées connaissait aussi un cas, une voisine, une proche, ayant perdu son allocation sans raison apparente. Des hypothèses sont faites, des explications formulées : « Je pense que le PBF a en fait une durée limitée », ou « l’assistante sociale lui a rendu visite ». Une bénéficiaire7 raconte avoir entendu d’une assistante sociale que le PBF avait été conçu « pour avoir un début, un milieu et une fin, mais qu’il avait été prolongé momentanément, et pouvait se terminer à tout moment ». Les conditionnalités du programme n’ayant pas été mentionnées souvent, les bénéficiaires voient ces annulations comme résultant d’erreurs, et non comme un possible non-respect des conditionnalités. Rapidement les bénéficiaires reconnaissent qu’il y a des choses au-delà de leur compréhension dans le fonctionnement du PBF. Comme souligné auparavant, lorsqu’un blocage est effectué par le bureau municipal, les bénéficiaires en sont informées lorsqu’elles essaient de retirer leur allocation, sans explication.
87Les exemples ici utilisés démontrent comment, dans le cas du PBF et de son bureau municipal, « l’institution elle-même, son fonctionnement, sa hiérarchie, restent presque toujours entourée d’un voile de mystère », comme le dit Dubois dans son étude en France (2015 : 118). Pour l’auteur, la méconnaissance par les usagers des mécanismes institutionnels des services d’assistance sociale entretient l’inégalité de leur relation avec les agents d’accueil. Cette inégalité est ancrée sur l’image que ces agents sont les « interprètes autorisés » de règles qui ne sont pas toujours claires. Dans cette même ligne, en l’appliquant au cas brésilien, Antonádia Borges (2012) conceptualise l’administration publique comme une forme de « sorcellerie », son fonctionnement étant suffisamment obscur pour que ses usagers mêmes créent un système de croyances et de mythes pour lui donner du sens :
Les personnes confrontées à un moment donné aux énigmes de la bureaucratie obtiennent des résultats variables : de la même manière que le guérisseur peut apaiser la souffrance et la maladie d’un malade et ne pas avoir le même succès avec un autre ; ou le malade avec un autre guérisseur. En fonction de la configuration de la bureaucratie à un moment donné, il existe un certain nombre de relations qui sont prescrites. Bien sûr, tout le monde ne pénètre pas dans ces relations de la même manière, mais les énigmes (documents, formulaires, etc.) nécessitent un engagement prenant la forme d’une enquête. Le doute est ainsi une condition sine qua non pour que l’État, ainsi que la sorcellerie, aient une existence atemporelle et le pouvoir qui leur est propre. (ibid. : 483, notre traduction)
88Cela a un effet particulièrement significatif pour l’analyse du cercle vicieux : la peur de perdre l’allocation. Cette peur peut être le résultat du caractère aléatoire du programme d’après le recoupement de plusieurs mythes et hypothèses. La presque la totalité des bénéficiaires interviewées connaissait des familles ayant perdu leur allocation sans raison apparente et par conséquent elles avaient aussi peur d’être « victimes » de telles « erreurs » ou « injustices ». Cela était visible durant leurs rencontres avec les assistantes sociales où la majorité des bénéficiaires manifestaient des signes de stress. Elles m’expliquaient ne pas savoir quoi dire aux assistantes sociales et plusieurs d’entre elles ont déclaré « ne pas aimer » ou « avoir peur » des visites aux foyers, quand d’autres déclaraient avoir été mal traités par les assistantes sociales.
2.6. Omission et changement d’informations par quelques bénéficiaires
89La visite des assistantes sociales au foyer est un moment stressant pour les bénéficiaires qui, rassemblant toutes les informations disponibles, sentent que leur allocation est en péril, étant obligées de « prouver » leur besoin matériel. Les assistantes sociales elles-mêmes reconnaissent qu’à plusieurs reprises elles se rendent compte que quelques bénéficiaires sont en train de leur fournir des informations fausses ou imprécises qui vont affecter négativement leur allocation, par peur ou manque d’information. Elles corrigent les cas qui relèvent selon elles d’une « erreur honnête » ou les cas qu’elles estiment « désespérés », autrement dit les cas d’extrême pauvreté. Voici la réponse d’une assistante sociale quand je lui demande comment peut-elle identifier des mensonges :
Ah, on connait les cas, on les attend déjà. Par exemple, je vois souvent les bénéficiaires qui veulent enlever leurs enfants de plus de 16 ans du dossier. Elles viennent et disent qu’ils sont partis habiter chez le père, ou chez la grand-mère. Là on le sait déjà que c’est parce qu’elles pensent qu’ils ne sont plus comptés comme « enfants » et que s’ils ne travaillent pas, elles seront punies. Elles ne savent pas qu’on ne fait pas ce type de distinction. Bien sûr que les valeurs peuvent changer, mais enlever l’enfant du dossier veut dire enlever une personne comptant dans le partage du revenu, l’allocation sera donc diminuée. Je l’ai vu plusieurs fois et quand on s’en rend compte et qu’on voit que la famille est dans le besoin, on l’explique : « mais Madame, vous savez que si votre enfant sort du dossier, l’allocation va diminuer, non ? Même s’il a plus de 16 ans. ». Et elles répondent : « Ah, bon ?! Donc il faut bien le laisser, c’est ça ? ». Nous rions de ça à chaque fois, et on leur dit qu’il faut le laisser, si le gamin habite au foyer, bien sûr. Mais ça on le sait déjà, elles le disent vite fait : « Oui, oui, désolé, je pensais qu’il ne pourrait pas rester après 16 ans… ». (Fernanda, 23 ans, assistante sociale PBF, septembre 2013)
90Cela dit, même s’il n’est pas possible de déterminer quelle est l’ampleur des tentatives des fraudes, quelques bénéficiaires donnent des réponses fausses ou inexactes en vue de la continuité ou de l’augmentation du montant de l’allocation. En fait, les données recueillies et le cercle vicieux décrit suggèrent que cette pratique va aussi concerner des bénéficiaires se trouvant dans le profil cible du programme, mais qui ont peur de perdre leur allocation. La ligne qui sépare une « erreur honnête » et une tentative de fraude n’est pas claire, et varie en fonction de l’assistante sociale, qui va employer différentes techniques pour faire son évaluation.
91Dans les entretiens avec les bénéficiaires, ce sujet n’a pas été abordé directement. Je ne voulais pas risquer de mettre en péril le rapport de confiance en posant la question de savoir si elles avaient déjà menti aux assistantes sociales, d’autant moins que d’autres sujets de nature encore plus délicate seraient abordés à la suite. Par contre, une fois établit dans la conversation l’insécurité de la bénéficiaire envers la continuité de l’allocation, la peur des rapports avec les assistantes sociales, et le manque de connaissance sur le fonctionnement du programme, il n’était pas difficile de constater que changer ou omettre des informations était une pratique possible. Plusieurs bénéficiaires disaient ne pas savoir quoi dire aux assistantes sociales, et dans les visites où j’ai accompagné les assistantes sociales, il était courant que les bénéficiaires changent de réponses au cours de l’entretien quand les assistantes sociales réitéraient leurs questions de manière plus agressive.
92L’image du PBF auprès de ses bénéficiaires est plurielle et complexe, sans doute. Le discours sur leur « droit » et les efforts faits pour accréditer leurs demandes sont intégrés dans une seule réalité : elles doivent prouver non seulement qu’elles ont le droit de bénéficier du programme, mais aussi qu’elles le méritent. Et si elles sont convaincues que leur admissibilité au programme peut être mise en doute si elles n’arrivent pas à convaincre les assistantes sociales — que la majorité des bénéficiaires voient comme porteuses de préjugés contre elles —, il devient légitime pour elles d’exagérer ou d’omettre des informations qui pourraient les aider dans leur tâche.
3. Attitudes face aux « problèmes » dans la mise en œuvre du Programme Bolsa Família
93Les malentendus et l’incompréhension sur les règles de fonctionnement du PBF contribuent chez les bénéficiaires à une attitude largement répandue de passivité face aux problèmes avec leurs allocations. Parmi un ample répertoire de réactions possibles et individualisées, nous démontrerons ici comment ces attitudes sont limitées par leur perception du pouvoir des agents du PBF et par l’insécurité largement partagée face à la possibilité de suspension de l’allocation. L’acceptation des événements auxquels elles sont soumises est donc leur principale et leur meilleure option, du moins de leur point de vue ; autrement dit, est d’attendre le règlement automatique des problèmes, ou de ne rien faire pour éviter le pire : la perte définitive de l’allocation.
94D’après l’étude sur le processus de révision du Registre unifié mentionné dans l’encadré 3.1 (SAGI 2014), 39,5 % des familles qui ont eu des sanctions ont réussi à recouvrer leur allocation. Pour interpréter ce chiffre, il faut savoir que pour débloquer le versement, le bénéficiaire a jusqu’à six mois pour contester la décision.8 Après cette période, l’allocation est annulée définitivement9. Pour que cette contestation soit possible, elle suppose une réunion de plusieurs facteurs : la notification immédiate aux familles, la disponibilité du responsable de la famille pour se rendre au bureau du PBF — ce qui à la fois suppose la compréhension que la visite doit être faite, et que le blocage est erroné —, et l’acceptation de la demande par les agents. Comme mentionné dans la section précédente, la bureaucratie, la mésinformation et les problèmes dans l’accueil au programme ont été mentionnés par les bénéficiaires comme autant de raisons pour ne pas se rendre au bureau du PBF : en 2010, 75 500 sur 272 469 cas de blocage dans tout le pays ont finalement eu leur allocation définitivement annulée. Ceci montre qu’une part importante des bénéficiaires ne parvient pas à avoir un traitement approprié de leur cas. Le résultat est le sentiment que l’incertitude, la fatalité ou le hasard dominent le fonctionnement du PBF, comme les cas de cette bénéficiaire interviewée :
– Avez-vous déjà eu des problèmes avec votre allocation ?
Ça fait déjà 3 mois que mon allocation est bloquée… mais je ne sais pas la raison. C’est ça qu’est marquée dans le papier qui sort du distributeur automatique. J’essaie chaque mois pour voir si la situation est réglée, mais pas encore.
– Avez-vous pensé à aller au [bureau du] PBF pour voir qu’est-ce qu’ils disent ?
Oui, mais je préfère ne pas y aller… Je pense que c’est mieux de le laisser comme ça. Il y a des gens qui y vont et reviennent avec rien [une interruption définitive]. Mieux vaut ne pas risquer.
– Comment ça ? C’est qu’ils peuvent découvrir d’autres erreurs dans votre allocation ?
Il n’y a pas d’erreurs avec moi, je fais tout bien, toutes les conditionnalités, tout va bien. C’est qu’on ne sait jamais. Si l’on y est, ils peuvent toujours trouver des raisons pour suspendre mon allocation. C’est juste que c’est mieux d’attendre. Tout va se régler. (22 ans, 2 enfants, allocataire depuis 2013, travailleuse domestique informelle, nº 22)
95La bénéficiaire, même en étant sûre qu’il n’y a pas de problèmes avec son allocation, a peur de se rendre au bureau du PBF pour vérifier une possible erreur dans le blocage de son allocation. Cet extrait pourrait laisser penser que l’interviewée cache quelque chose, mais le fait que sept autres bénéficiaires aient déclaré le même sentiment, en appuyant leur argumentation sur des cas de connaissances ayant perdu leurs allocations sans raison apparente après une visite au bureau, laisse penser que le témoignage en question est transparent. Cette incompréhension peut être due à l’ignorance de la bénéficiaire elle-même, d’une honte pour expliquer les raisons du blocage à ses connaissances, ou même d’un manque d’explication par les agents du bureau. La quantité et la solidité des récits des différentes bénéficiaires suggèrent un mythe qui affecte le comportement des bénéficiaires au point que la peur les décide à ne pas vérifier une possible erreur pour régler le problème.
96Les sept bénéficiaires mentionnées ci-dessus sont celles qui ont déclaré explicitement une crainte de perdre l’allocation suite à une visite non obligée au bureau, avec des expressions comme : « c’est mieux de ne pas risquer [la perte de l’allocation] ». Seize autres bénéficiaires ont déclaré ne pas chercher le bureau du PBF spontanément, quelles que soient les circonstances. Dans ce groupe il y a celles qui pensent que ça ne sert à rien ; d’autres qui ont essayé une ou deux fois sans résultat et ne le font plus ; et encore d’autres qui préfèrent attendre le règlement des problèmes « automatiquement », ou « avec le temps ». Cette posture passive est renforcée par le partage d’expérience avec des connaissances qui voient leurs problèmes résolus avec le temps. Dans le PBF, c’est seulement pour non-conformité aux conditionnalités que l’allocation peut être suspendue pour un temps déterminé. Les problèmes liés aux conditionnalités ne peuvent pas déclencher un blocage temporaire ou l’annulation définitive de l’allocation, mais seulement une suspension remboursable jusqu’à trois mois. Le cas le plus courant de non-respect des conditionnalités est une absence trop longue des enfants à l’école et la suspension fonctionne alors comme une punition, l’allocation reprenant son versement normal le mois suivant.
97Les deux groupes confondus — 23 sur 35 bénéficiaires interviewées — ont déclaré ne pas chercher le bureau du PBF pour résoudre des problèmes avec leurs allocations. Cette passivité ne concerne pas seulement les problèmes de blocage, mais les doutes ou les éclaircissements généraux dont les bénéficiaires pourraient avoir besoin. Un cas donne un aperçu sur cette question : une bénéficiaire10 se rend au bureau du PBF pour savoir pourquoi sa prestation avait été réduite, mais à l’accueil on lui dit qu’il était « préférable de ne rien faire », que changer les données de la famille « pourrait tout compliquer ». Alors la bénéficiaire a décidé de ne rien faire. L’accueil qui lui a été fait est peut-être le résultat d’une certaine mauvaise volonté de la part des agents, pour des raisons inconnues. Le fait est que cette passivité est généralisée chez les bénéficiaires, dès que « tout va à peu près bien avec l’allocation ». Cette expression dans le contexte d’insécurité exprime que l’allocation est maintenue, ou qu’il existe des signes suffisants d’une reprise imminente.
98Dans ce cadre de « normalité », la passivité est la règle révélatrice du rapport des bénéficiaires avec l’institution. Dans cet esprit, lors d’une visite au MDS à Brasília, j’ai été approché par un employé de l’administration centrale du PBF après avoir entendu une exposition de mon travail, et il me raconta un cas qui l’avait frappé dans une visite à un bureau municipal. C’était une femme allant chaque mois avec inquiétude retirer son allocation dans le distributeur automatique et qui, dès qu’elle voyait les billets sortir, disait soulagée « Grâce à Dieu, ç’a marché cette fois ! ».
99Il est important de faire une distinction entre deux faits qui peuvent se confondre dans les discours des bénéficiaires : l’incertitude par rapport à la continuation du PBF et l’incertitude par rapport à la continuité du versement de l’allocation. Il faut noter en premier lieu que ces deux impressions sont simultanément présentes chez les bénéficiaires, mais qu’il s’agit de phénomènes distincts, avec des causes et des conséquences spécifiques. L’incertitude envers la continuité du versement de l’allocation est fondée sur les erreurs et les événements arbitraires de la mise en œuvre du programme, plus directement liés à l’échelle locale — où les assistantes sociales sont les principales responsables et reconnues par les bénéficiaires comme tel. L’incertitude par rapport à la continuation du programme renvoie à son existence même, qui peut être affectée par la conjoncture politique nationale. Considérant cette distinction, la posture d’acceptation décrite avant est aussi liée aux impressions des bénéficiaires sur la fragilité de la continuation du programme.
100Dans son étude, Dubois reconnait aussi que les allocataires peuvent adopter d’autres attitudes que la passivité comme « se glisser dans ses failles et rendre problématique l’ordre pacifié de l’institution » (Dubois 2015 : 40). Ce que Dubois appelle l’« adaptation à l’institution » par ses usagers, à travers la redéfinition des rôles, a été observé dans le PBF par Sugyiama et Hunter (2013) dans leur enquête menée aussi dans le Nordeste :
Focus group participants reported that instead of turning to a local official for help they used bureaucratic (mainly federal) channels to overcome confusion and roadblocks. Several indicated that bank tellers at the Caixa Econômica11 had provided guidance. Others remarked on having called the [0-800] number provided by the MDS. One participant even reported that her daughter “called Brasília” to find out why she hadn’t received her [PBF] card and had her problem resolved. Participants apparently feel they can turn to bureaucratic channels for assistance. Besides reducing local political intervention, such institutional means of problem solving seem to have created more uniform administration of the program across municipal governments. (ibid. : 56)
101Cependant, notre enquête n’est pas arrivée aux mêmes résultats. Du point de vue des bénéficiaires interrogées, les agents — notamment les assistantes sociales — ne sont pas seulement des bureaucrates, des agents de transmission des droits : ces agents ont un pouvoir réel sur la distribution des ressources. La contestation des procédures bureaucratiques — des « erreurs » ou « problèmes » avec l’allocation — est donc réservée aux cas extrêmes, quand l’allocation est définitivement perdue. Les sentiments exprimés par les interviewées dans des expressions comme « on ne le sait jamais », « c’est mieux de ne pas le toucher », « c’est mieux de ne pas risquer », entre autres, témoigne de l’incertitude vécue et de la passivité qu’elles engendrent pour conserver leur allocation. L’appel au numéro officiel, ou la visite aux sites internet du programme n’ont pas été mentionnés dans les entretiens. Les seuls documents auxquels les bénéficiaires ont fait référence n’ont pas été distribués par des fonctionnaires du PBF, mais par des agents des candidats politiques locaux : c’est-à-dire des matériaux électoraux sur les visions des candidats sur le programme, ou des campagnes de diffamation des adversaires.
Conclusion
102En bref, les assistantes sociales ont un pouvoir discrétionnaire dans l’exercice de leur travail, et leurs actions sont engendrées par leurs propres représentations du programme et de ses bénéficiaires. Les bénéficiaires du PBF quant à eux sont presque absolument ignorantes de toutes les règles du programme. Lorsque les bénéficiaires font face à des difficultés avec leurs propres allocations, elles ne comprennent pas ce qui leur est arrivé et propagent des explications erronées et des mythes sur le PBF. Ces malentendus sur le fonctionnement du PBF contribuent à une posture d’acceptation des aléas et des injustices de la bureaucratie. Le cercle vicieux ici analysé nous permet de prévoir que plus les stratégies de dévoilement d’informations utilisées par les assistantes sociales seront agressives, plus l’insécurité générée chez les bénéficiaires sera grande quant à la continuité du versement de leurs allocations et qu’ainsi elles seront plus incitées à modifier ou à omettre des informations conditionnant l’accès au programme. Si les assistantes sociales estiment que des tentatives pour les tromper augmentent, cela renforce leur image de bénéficiaires fraudeuses, et renforce la nécessité de stratégies invasives et agressives. Voilà le cycle vicieux identifié.
103Quand on considère les procédures bureaucratiques du PBF, et notamment quand on les compare avec la grande majorité des actions d’assistance sociale l’ayant précédé ou qui lui coexistent, on pourrait penser qu’elles engendrent un traitement impersonnel de la population ciblée et ne font que mettre en œuvre un droit social, et que le PBF aurait viabilisé ainsi au niveau des relations entre les pauvres et les agents de l’État une expression du lien de citoyenneté. Nous espérons avoir prouvé dans ce chapitre que cela n’est pas toujours le cas. En revendiquant un rôle différent de celui qui leur est accordé dans la mise en œuvre du programme, les assistantes sociales du PBF rejettent le modèle d’intervention bureaucratique prévu par les règles du PBF, visant le respect de la dignité de l’individu, et la diminution de la stigmatisation associée à l’assistance sociale (Paugam 2002). En opposition, la façon dont les assistantes sociales voient le programme et le rôle qu’elles doivent y jouer s’approche d’une intervention individualiste, au cas par cas, qui justifie une intrusion dans la vie privée et induit une attitude moraliste par rapport à la famille et à l’utilisation de l’argent — notamment celui des allocations. Une autre façon de comprendre cette dynamique est que, en n’assurant pas une couverture universelle (même si le programme s’en rapproche), et en créant des mécanismes de contrôle familial, le PBF piège les assistantes sociales : poussées à bien faire leur travail, elles risquent de compromettre l’objectif fondamental du programme de promouvoir la citoyenneté sociale.
104Alors que d’autres études se sont concentrées sur les pratiques réglementaires concernant le comportement des bénéficiaires, qui incombent de manière disproportionnée aux femmes,12 je me suis concentré sur les jugements de pauvreté et les mérites d’accès à l’aide sociale. Bien que je ne caractérise pas les interactions décrites ici comme une conséquence du genre des bénéficiaires et des assistantes sociales – qui étaient toutes des femmes dans mon enquête – il est clair que les bénéficiaires de sexe féminin sont la cible principale des évaluations informelles des assistantes sociales et, à ce titre, ces relations sont basées sur des notions conflictuelles de normes morales, qui créent ce que Serre (2017) considère comme des « diktats contradictoires pour les femmes ». En s’intéressant spécifiquement à la dimension de genre des relations entre assistantes sociales et femmes pauvres en France, Serre montre qu’en mettant en contact intense ces femmes d’origines sociales différentes, de telles politiques créent des pièges de compassion : « while gender proximity fosters benevolence, perceived nonconformist reactions to the requirement of autonomy may lead to distance and recourse to the justice system as a tool of constraint » (2017 : 8). Il en va de même pour la race, car les assistantes sociales de mon enquête étaient pour la plupart blanches, tandis que les bénéficiaires étaient principalement noires ou brunes. La distanciation sociale qu’existe entre ces classes, et le difficile rapport entre elles, est encore renforcé par des préjugés raciaux que ne peuvent pas être ignorés. En conséquence, les femmes noires bénéficiaires seront avant tout soumises à des préjugés de classe et d’origine, et ressentiront plus fortement la stigmatisation envers les pauvres. Le fait que cet ouvrage se concentre sur les relations de classes ne doit pas être interprété comme si race et genre ne font pas partie de l’analyse. Au contraire, en prenant les relations entre bénéficiaires et assistantes sociales et notamment comme les individus mobilisent davantage ces catégories au lieu d’autres, je propose un angle d’approche pour l’étude des inégalités sociales de la société brésilienne, dont les inégalités de genre et race y sont centrales.
105On constate ainsi une tension entre la reconnaissance de la citoyenneté des pauvres et les expressions locales de la régulation familialiste de la pauvreté : l’administration centrale du PBF attend un traitement impersonnel des bénéficiaires, traitement mis en œuvre par des institutions qui sont en même temps responsables de l’assistance sociale paternaliste (avec une intervention individualiste) et qui sont directement liées à la reproduction du pouvoir des élites politiques locales. En conséquence, quelques bénéficiaires expérimentent une insécurité permanente par rapport à leurs allocations, ce qui est empiriquement opposé à l’octroi d’un droit social. Dans l’impossibilité de pouvoir compter sur la protection complète de l’État en ce qui concerne la reconnaissance d’un tel droit, d’autres formes de protection peuvent être activées. C’est dans ce contexte, et seulement ainsi, qu’on peut comprendre la mobilisation de la structure du PBF à des fins électorales. La grande quantité des ressources du programme (par rapport à l’assistance sociale classique) et ses règles de fonctionnement ne sont pas suffisantes pour empêcher le sentiment d’insécurité chez les bénéficiaires. C’est ce sentiment d’insécurité qui va pouvoir être utilisé par des hommes et des femmes politiques, et leurs agents, comme on le démontrera dans le chapitre suivant.
Notes de bas de page
1 Quelques sections de ce chapitre ont été retravaillées et publiées dans la revue Qualitative Sociology (Eiró 2019a) et dans le livre Implementando Desigualdades (Eiró 2019b). Les données ici présentées ont aussi été réinterprétés dans l’article apparu dans l’International Journal of Law in Context (Eiró 2022).
2 Comme discuté dans le chapitre 1, section 2.1, « Création et évolution du PBF ».
3 Nicolas Duvoux (2009) relie la croissance de cette rhétorique en France à la permanence des allocataires du Revenu Minimum d’Insertion (RMI) — aujourd’hui RSA — : « [d]e plus en plus, cette dépendance [au RMI] est dénoncée comme le produit d’une véritable ‘culture de l’assistanat’, renvoyant explicitement le phénomène à sa dimension culturelle » (p. 13).
4 Par exemple l’accueil du PBF qui fonctionne comme une barrière pour l'accès aux assistantes sociales, ou l’absence de système de rendez-vous qui ne garantit pas aux bénéficiaires de pouvoir rencontrer une assistante sociale.
5 Ceci est le résultat de la conception du programme qui créé des files d’attentes.
6 Même si je reconnais que ce sentiment peut exister, et que je l’ai trouvé ailleurs.
7 30 ans, 3 enfants, allocataire depuis 2005, travailleuse informelle sporadique (nº 17).
8 Pour Lipsky (2010), la possibilité de contester les décisions prises par les travailleurs de première ligne est un des facteurs qui contribuent à la légitimité de leurs décisions. Pour cela, il faut que les procédures de contestations soient publiques et connues, mais en même temps, coûteuses à utiliser, rarement abouties, et, quand elles aboutissent, que cela ne soit pas bien connu (ibid. : 134).
9 Dans le cas de non respect des conditionnalités, la période observée pour l’annulation définitive de l’allocation est de 12 mois.
10 38 ans, 3 enfants, allocataire depuis 2006, travailleuse informelle sporadique (nº 19).
11 Banque publique responsable de la distribution des ressources du PBF.
12 Concernant l’expérience de la « coercition » comportementale à l’égard de la maternité, voir Nagels (2016), Molyneux (2006) et Piccoli (2014) ; Cookson (2018) et Tebet (2017) ont a analysé la surcharge des responsabilités des femmes et le travail non rémunéré.
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