Chapitre 2 : Travail social et les rapports de classe dans la mise en œuvre du Programme Bolsa Família
p. 129-164
Texte intégral
1Ce chapitre a pour objectif de mettre en évidence les frontières symboliques et matérielles de classe qui structurent la relation entre les assistantes sociales et les bénéficiaires du Programme Bolsa Família (PBF).1 Pour cela, nous commençons par situer les assistantes sociales dans l’espace social et pour décrire ensuite les conditions objectives de travail qui conditionnent la mise en œuvre du programme. L’accent est mis sur la vision que les assistantes sociales ont du PBF et de ses bénéficiaires. Ensuite, nous verrons le point de vue des bénéficiaires, non seulement en ce qui concerne leurs visions du PBF et de ses agents, mais aussi leurs rapports plus larges avec des individus de classes plus élevées.
1. Qui sont les assistantes sociales ? L’habitus et le travail social
2Afin de mieux fonder l’analyse développée dans ce chapitre, il faut considérer qui sont les assistantes sociales et de quoi leur travail est fait. Cette section portera sur leur origine sociale et la structure du marché de l’emploi dans la région, et vise à reconstituer le contexte social qui conditionne leurs représentations et leurs actions dans la mise en œuvre du PBF. Pour cela, nous allons utiliser le concept d’habitus, tel que défini par Bourdieu (1979), qui est un système de dispositions acquises et intégrées, largement partagées à travers une classe, une catégorie ou un groupe, qui tend à reproduire les conditionnements de leur origine. Il est générateur et principe unificateur des pratiques, et il unifie un groupe d’individus partageant des conditions homogènes d’existence, à travers des pratiques similaires (ibid. : 112).
3Notre analyse de l’habitus des assistantes sociales est fondée sur le travail de Jeannine Verdès-Leroux (1978), qui a développé une étude sur le travail social en France. Nous suivons son approche consistant à « relier les caractéristiques génériques des agents à la nature des opérations qu’ils effectuent » (ibid. : 57). Voici le chemin théorique pris par l’auteure :
Pour rendre compte du sens unitaire des pratiques qui sont objectivement accordées aux fonctions globales de l’institution, on demande la raison d’être des conduites aux façons de procéder des agents, c’est-à-dire qu’on utilise la notion d’habitus, comme système durable et transposable de schèmes de perception, d’appréhension et d’action. Plus spécifiquement que l’appartenance à une fraction des classes dont il est le produit, ce système de dispositions définit le groupe des agents qui en sont dotés […] Exercée par une fraction dominée, mais objectivement intégrée sur le plan culturel et moral à la classe dominante dont elle reproduit l’arbitraire culturel et moral, et disposant, dans les limites de son mandat, d’une autorité déléguée sur les couches dominées, l’action du travail social conduit à poser la question de la légitimité de l’intervention, question qui, si on envisage du point de vue de la population qui en est la cible, amène celle de la violence symbolique nécessaire à l’imposition. (Verdès-Leroux 1978 : 10)
4Quand l’auteure parle des assistantes sociales comme « une fraction dominée, mais objectivement intégrée sur le plan culturel et moral à la classe dominante », nous ne pouvons pas le comprendre comme un partage de l’habitus avec les classes supérieures. Pour les assistantes sociales étudiées ici, nous allons voir que la distance sociale qui les sépare des classes aisées — notamment quand on considère la société brésilienne dans son ensemble — est immense. Cependant, Verdès-Leroux identifie dans l’action de ce groupe en France la reproduction de registres argumentatifs caractéristiques de la « classe dominante ». C’est parce que leurs actions participent à cette reproduction de valeurs qu’on peut dire que ce groupe est « dominé, mais objectivement intégré » à cette classe, ou situé « dans une position subalterne et déléguée » à elle (ibid. : 58). La structure de classes brésilienne présente pourtant un défi important lorsque l’on applique la théorie des classes de Bourdieu, et plus précisément, au cas des assistants sociaux étudiés ici. En même temps que ces individus sont très éloignés des classes hautes auxquelles ils aspirent appartenir, leur position est également séparée par un abîme où se trouvent les bénéficiaires du PBF. Si, d’une part, atteindre les classes dominantes ne se produit que rarement, d’autre part, le risque qu’ils tombent socialement au point de devenir bénéficiaires du PBF est encore moins probable.
5Cela veut dire que, différemment du cas français où certains assistants sociaux pourrait être originaire des classes supérieures, l’affinité des assistantes sociales d’Angico aux classes supérieures n’est pas résultat d’une proximité sociale, mais plutôt d’une distance encore plus grande avec les classes objet de leur travail, les assistés par l’état. Inspiré par le travail de Bourdieu, Jessé Souza (2012) a retravaillé des différentes théories de classes pour le cas brésilien, notamment en ce qui concerne le caractère symbolique de l’identification de classe au-delà le capital économique auquel les individus ont accès. En reprenant le terme stigmatisant ralé, la « racaille », Souza décrit comment les classes les plus basses au Brésil s’insèrent dans la société brésilienne comme « inutiles et inadaptés » devant les normes dominantes et les institutions qui se voient comme modernes. Une classe dont son aspect fondamental est sa dépossession de capital économique et culturel (Souza 2012). Cette distance symbolique est ce qui permet aux assistantes sociales une identification plutôt automatique, ou au moins automatisée, aux classes supérieures avec qui elles se sentent plus proches.
6La perspective de Verdès-Leroux, que nous voulons rejoindre dans ce chapitre, est de comprendre « l’adhésion personnelle des [assistantes sociales] à la vision du monde dominante » et les conséquentes « relations ambiguës à l’égard des formes symboliques de la domination » (ibid.). Nous chercherons moins à décrire les liens entre les assistantes sociales et une classe dominante2, qu’à observer et à décrire leurs relations avec les bénéficiaires du PBF, relations dans lesquelles s’exprimeront les représentations dominantes de la pauvreté dans ce groupe.
7Même si ce chapitre n’est pas intéressé explicitement à la question du genre, elle le traverse : ce sont effectivement les femmes qui sont concernées par les tensions ici décrites, et toute évaluation de mérite que les bénéficiaires du PBF souffriront sera définie par les normes de genre qui vont surcharger les femmes (Piccoli 2014). Il en va de même pour la race, vu que les travailleurs sociaux étaient pour la plupart blancs, alors que les bénéficiaires étaient principalement noirs ou métis. La distance sociale qu’existe entre ces classes, et le difficile rapport entre elles, est encore renforcée par des préjugés raciaux que ne peuvent pas être ignorés. En conséquence, les femmes noires bénéficiaires seront avant tout soumises à des préjugés de classe et d’origine, et ressentiront plus fortement la stigmatisation envers les pauvres. Le fait que ce livre se concentre sur les relations de classes ne doit pas être interprété comme si race et genre ne font pas partie de l’analyse. Au contraire, en prenant les relations entre bénéficiaires et assistantes sociales et notamment comme les individus mobilisent davantage ces catégories au lieu d’autres, le livre propose un angle d’approche pour l’étude des inégalités sociales de la société brésilienne, dont les inégalités de genre et race y sont centrales.
1.1. Accès aux postes et conformation à l’habitus du groupe
8Pour comprendre l’habitus de ce groupe spécifique — les assistantes sociales d’Angico —, il est important de prendre en compte les conditions d’accès à l’emploi. Étant la ville la plus importante de sa région, Angico est la principale destination pour les jeunes de la région souhaitant accéder à l’enseignement supérieur, dans des établissements privés ou publics. En règle générale, les établissements publics d’enseignement supérieur au Brésil sont les plus réputés et sont gratuits ; les établissements privés, payants et moins réputés, sont devenus une option très populaire chez les jeunes de classes moins élevées grâce à un programme fédéral de financement public, par lequel les étudiants peuvent rembourser l’État dans des conditions favorables. Le diplôme de premier cycle en service social peut se préparer dans un des divers établissements d’enseignement supérieur de la ville, qui recrute environ 300 étudiants chaque année pour ce cours et en diplôme au moins une centaine par an. À Angico, cette carrière attire surtout les jeunes femmes des classes moyennes : originaires de familles ayant un capital culturel (Bourdieu 1980) limité, mais qui sont devenues propriétaires de leurs maisons et peuvent payer des études privées des enfants grâce au travail rémunéré ou comme de petites entrepreneurs autonomes. Il ne s’agit pourtant pas des allocataires de l’assistance sociale, et elles n’habitent pas des quartiers défavorisés. Elles sont majoritairement des blanches ou des métisses, que rarement des noires3. Les jeunes assistantes sociales que j’ai rencontrées cherchent encore une ascension sociale par l’emploi public dans les bureaux municipaux d’assistance sociale. Il y a peu d’autres débouchées à ce diplôme : les ONG sont rares, et dans d’autres bureaux publics, il n’existe pas de postes spécifiques pour des assistants sociaux. À l’exception d’un cas, les expériences professionnelles de toutes les assistantes sociales interviewées avaient pour cadre exclusif les bureaux d’assistance sociale dans différentes municipalités de la région.
9Les mairies étant presque leur seule source d’emploi, y travailler implique d’accepter une situation de travail qui est loin d’être idéale. Dans le SAS d’Angico, seulement cinq assistantes sociales sur environ 80 avaient un contrat permanent obtenu après un concours public en 2015, occupant de différentes positions. Aucune des quinze assistantes sociales interrogées n’a jamais eu un contrat permanent de travail4. Celles qui restent longtemps dans la même mairie sont embauchées année après année avec un contrat temporaire, ce qui ne leur donne ni protection ni perspective de carrière, et aucune augmentation de salaire si elles n’arrivent pas à des postes de coordination. Avant de compléter les douze mois, leurs contrats sont interrompus afin de rompre le lien d’emploi continu qui leur ouvrirait des droits en tant que salariées. Le mois suivant elles sont réembauchées avec un contrat temporaire. Malgré la précarité de ce type de contrat, il est le seul disponible, et il paye plus que tout autre emploi de niveau inférieur auquel elles pourraient accéder si elles n’avaient pas ce diplôme en service social.
10Cependant, ce large groupe d’assistantes sociales n’est pas homogène en termes d’origines sociales, et un contrat précaire ne veut pas toujours dire une situation de vie précaire. Les maires choisissent ce type de contrat de travail principalement pour s’octroyer la liberté d’employer des personnes directement liées à eux et à leurs réseaux, et comme moyen d’étendre ces réseaux. Ceci est une forme de « patronage », défini comme la distribution d’emplois publics à ceux qui ont contribué à l’obtention de votes ou en ont le potentiel (Hilgers 2011 : 575). Cette caractéristique de l’administration publique brésilienne est connue dans le Ceará sous le nom de derrubada, le bouleversement : la substitution de tout le personnel de la mairie quand un nouveau gouvernement local se forme. Cette pratique est attestée depuis 1870 (Cordeiro 2007). La Constitution de 1988 prévoit que le personnel de l’administration publique à tous les niveaux de la fédération doit être recruté par des concours publics, mais permet aussi des exceptions temporaires.
11La législation en vigueur à Angico (voir encadré 2.1) ouvre la possibilité à des embauches sans concours pour des postes « en commission » et « de confiance », réservés à la haute administration et à la direction des secrétariats et programmes. Pour tout autre cas, la loi prévoit l’embauche de personnel pour une durée déterminée, pour des « cas de besoin temporaire d’intérêt public exceptionnel », sans plus de précisions. Ces postes peuvent avoir une durée maximale de 24 mois, et toute extension est interdite.
12Encadré 2.1 Législation en vigueur sur l’embauche des fonctionnaires publics
Constitution fédérale de la République du Brésil (amendement constitutionnel n° 19, 1998)
Art 37. L’administration publique directe et indirecte de l’une des compétences de l’Union, les États [fédérés], le District fédéral et les municipalités doivent obéir aux principes de légalité, d’impersonnalité, de moralité, de publicité et d’efficacité ainsi qu’au principe suivant : […]
IX – la loi établira les cas d’embauche à durée limitée pour répondre à un besoin temporaire d’intérêt public exceptionnel.
Loi organique d’Angico, Chapitre « De l’administration publique »
Article — L’administration publique directe, indirecte ou fonctionnelle de tous les pouvoirs de la municipalité obéit aux principes de légalité, d’impersonnalité, de moralité, de la publicité et ainsi qu’à ce qui suit :
[…] L’accès à un poste ou un emploi public se fait par un concours public […] sauf les nominations aux postes en Commission déclarés en loi de libre nomination et licenciement ; […] Les postes en Commission et les fonctions de confiance doivent être exercés de préférence par des fonctionnaires occupants des postes de la carrière technique ou professionnelle, dans les cas et conditions prévus par la loi ; […] La loi établira les postes relevants de contrats à durée déterminée pour répondre à un besoin temporaire d’intérêt public exceptionnel.
Loi complémentaire d’Angico, « Statut des fonctionnaires du pouvoir exécutif »
Article — L’embauche de personnel pour une durée déterminée de l’administration directe, des autorités locales et des fondations publiques municipales, sera limitée en cas de besoin temporaire d’intérêt public exceptionnel, conformément à l’art. 37, alinéa IX de la Constitution fédérale, et […] de la loi organique municipale.
§ – La durée maximale de l’emploi temporaire prévue par cet article sera d’une période fixe de 24 (vingt-quatre) mois, après quoi il ne pourra y avoir aucune extension en aucune circonstance.
13Le manque de clarification du « besoin temporaire d’intérêt public exceptionnel » permet aux mairies d’utiliser ce type de contrat. À l’exception des cas où un profil technique est absolument requis, les concours publics sont rares. Les postes en commission et les postes de confiance sont multipliés au maximum et les contrats temporaires dépassent la limite des 24 mois par l’interruption et la reprise sporadique. Dans les deux cas, il n’y a pas de critères de sélection prévus par la loi, puisqu’ils sont « de libre nomination et licenciement ». De ce fait, ces postes sont généralement occupés par ceux qui ont des contacts personnels dans la mairie. Plus la municipalité est petite, moins il y a de postes disponibles, ce qui augmente l’importance du réseau personnel. Dans les villes moyennes et grandes, comme Angico, les réseaux personnels ne déterminent pas toujours l’accès à ces postes. Dans les bureaux d’assistance sociale, certains postes sont prévus pour être occupés par des agents ayant un profil spécifique — des assistantes sociales ou des psychologues —, ce qui complique l’éventuelle distribution de ces postes aux personnes intégrant le réseau personnel des élus.
14Cela ne veut pas dire que les concours publics seront privilégiés. Les postes destinés aux travailleurs sociaux servent aussi à l’extension du réseau d’influence, et leurs occupants seront incités à prendre part aux campagnes électorales, par exemple pour conserver leur emploi. De toute manière, le réseau personnel joue un rôle majeur dans l’accès à des postes les plus élevés, « en commission » ou de confiance, pour lesquels un concours public n’est pas prévu, et qui ne doivent pas être occupés par des employés ayant un profil spécifique. La distribution de ces postes a ainsi une fonction fondamentale dans l’entretien des machines politico-électorales :
By exploiting the public purse to provide posts that may be dealt out according to political criteria, the machine party gains a staple means of maintaining internal discipline and cohesion. The diverse groups and individuals comprising the party are linked together by such material rewards as patronage, while these posts supply the party with a cadre of political workers who are constantly available to the organization and who will be responsive to commands from the leadership. (Scott 1969 : 1151)
15À Angico, environ la moitié des assistantes sociales rencontrées dans le cadre de cette enquête avait des liens directs ou indirects avec des élus, alors que c’était le cas de la majorité des personnes rencontrées pour les postes plus élevés dans la hiérarchie du SAS (fig. 4), dans les postes dits « de confiance ». D’après les informations données par les assistantes sociales interviewées, tous les postes de coordination de bureaux ou de responsables de projets concernant un large public — relevant de ce que l’on appelle « protection sociale de base »5 — étaient occupés par des personnes « de confiance » du maire ; c’est-à-dire avec un lien direct (en général familial) au maire ou à l’un de ses proches, pouvant être mobilisé à des fins électorales. La distribution de ces postes fonctionne comme des faveurs personnelles faites à ses fidèles (et à ses proches) dans une logique paternaliste.
16En conséquence, les postes dits « stratégiques », les plus visibles et les plus convoités, sont occupés par des individus issus de classes supérieures, généralement des proches des élus ou d’hommes d’affaires liés à la vie politique, rarement diplômés en service social. Les classes supérieures d’une ville comme Angico ne sont pas parmi les plus riches du pays, s’agissant surtout des familles liées à la politique locale et propriétaires des établissements commerciaux d’importance régionale. Des individus qui ont fait sa fortune à travers une profession libérale (comme des avocats ou médecins) font très souvent la transition à la vie politique. Même avec cette distance matérielle importante, les élites locales s’identifient idéologiquement et esthétiquement aux élites des grandes capitales (même si l’inverse est inimaginable). Ceci se vérifiait dans le cas du PBF et du Centre de référence de l’assistance sociale (CRAS). La coordinatrice du PBF faisait partie du cercle proche du maire. Elle avait des entreprises dans sa propre famille qui fournissaient des services d’infrastructure à la mairie. La coordinatrice du CRAS était la femme d’un élu local du même parti que le maire (qui vers la fin de la période d’enquête a été remplacée par la nièce d’un autre élu). L’exemple extrême a été observé dans deux municipalités voisines, où le poste le plus élevé dans le SAS était occupé au moment de l’enquête (2014) par les femmes des maires. Placer la responsabilité de l’assistance sociale dans les mains des premières dames est un phénomène traditionnel au Nordeste, fréquent dans les petites municipalités6. Ce phénomène atteste le potentiel électoral et le caractère de « charité personnelle » de l’aide publique, en identifiant les services d’assistance sociale à la personne du maire. De plus, il a contribué à construire l’image qu’au Brésil l’assistance sociale est du domaine des femmes, ce qui est renforcé et reflété par la prédominance des femmes dans les professions de l’assistance sociale jusqu’à nos jours.
17Par ailleurs, comme souligné avant, les hauts fonctionnaires de l’assistance sociale sont souvent originaires de classes plus élevées, car l’accès à ces postes leur est garanti par des liens familiaux ou d’amitié avec les élus. Il est attendu des personnes ne faisant pas partie de ces classes une conformité, ce qui est généralement en accord avec leurs aspirations d’ascension sociale. C’est le cas non seulement pour l’accès aux postes les plus élevés (coordinatrice), mais s’applique aussi aux postes d’assistantes sociales — qui sont elles-mêmes socialement très loin des fonctionnaires plus précaires du SAS, comme les techniciens et personnels administratifs. Pour devenir une assistante sociale dans ce scénario — le moment où un individu récemment diplômé commence son premier emploi à la mairie —, un ajustement est donc nécessaire. Bourdieu explique ce processus d’ajustement comme le produit des mécanismes qui guident les individus les mieux adaptés à ces positions, prenant la forme d’une « “vocation” comme adhésion anticipée » ; ou d’une « cooptation fondée sur l’harmonie immédiate des dispositions » (1979 : 123) pour ceux occupant déjà ces positions. Cette adaptation ou prédisposition se manifeste au niveau de l’apparence et du comportement, qui doivent correspondre à ceux des classes supérieures. Ainsi, la formulation de l’habitus du groupe reçoit l’influence directe de l’habitus d’une classe plus élevée, dans un processus de sélection ou l’exclusion des personnes et des comportements sans aucun caractère formel.
18Cette configuration fait que les pratiques et l’identité des assistantes sociales soient fortement liées aux élites locales, vu que c’est à travers le capital social (des liens à la vie politique) que les individus peuvent continuer et progresser dans leur carrière. Ce dans ce contexte qu’on peut parler d’un habitus non de cette catégorie professionnelle, mais partagé par de différents acteurs d’un champ formé par la superposition entre administration publique et politique locale. Le concept d’habitus, tel que défini par Bourdieu (1979), est un système de dispositions acquises et intégrées, largement partagées à travers une classe, une catégorie ou un groupe, qui tend à reproduire les conditionnements de leur origine. Il est générateur et principe unificateur des pratiques, et il unifie un groupe d’individus partageant des conditions homogènes d’existence, à travers des pratiques similaires.
19Cela explique la relation entre les caractéristiques fondamentales des conditions économiques et sociales et les traits distinctifs associés à la position correspondante dans une société donnée. Ainsi, chaque position ou condition de groupe est définie par ce qui le différencie de ce qu’elle n’est pas : « l’identité sociale se définit et s’affirme dans la différence » (ibid. : 191). Ce processus d’« altérité » est commun aux « pauvres » et aux « non-pauvres » : c’est un processus de démarcation « où la différence se traduit par l’infériorité en appliquant des codes moraux différentiels à différentes catégories sociales » (Krumer-Nevo et Benjamin 2010 : 695). Dans les bureaux d’assistance sociale d’Angico, la ligne de démarcation la plus forte est celle qui sépare les individus sans et avec éducation universitaire, qui oppose les fonctionnaires occupant les postes plus élevés et le personnel administratif. Les assistantes sociales, indépendamment de leur origine sociale, font partie du groupe le plus élevé, et doivent ainsi se différencier des autres. Le signe le plus visible de différenciation entre les deux catégories d’employés est le vêtement, vu que les assistantes sociales et hauts fonctionnaires ne sont pas obligés à faire usage des uniformes. Les assistantes sociales entretiennent parfois des relations d’amitié avec les fonctionnaires qui occupent un rang moins élevé, mais ces relations sont limitées aux individus originaires de classes pas trop basses, qui ne voient pas les postes administratifs comme correspondants à leurs compétences. Le technicien le plus proche des assistantes sociales était João, 26 ans. N’ayant pas une éducation supérieure, João voyait son poste comme temporaire, comme quelque chose de nécessaire pour le moment, qui lui donnait la possibilité de payer des études complémentaires. Son but était de partir d’Angico grâce à un concours public. Il avait déjà essayé plusieurs concours, mais toujours sans succès, et il disait : « c’est une question de temps, ça va venir ». Le concours public était une bonne option pour lui, comme pour beaucoup de gens au Brésil, pour accéder à un poste respecté et bien payé sans passer par des études universitaires. Comme la concurrence est grande, João dédie ses soirées aux études, qui constituent son principal sujet de conversation avec les assistantes sociales (et avec moi). Ses interactions avec les assistantes sociales sont réservées à ces moments, quand il les rejoint rapidement, même quand elles travaillent encore (les assistantes sociales sont plus libres pour l’organisation de leur temps, tandis que les autres fonctionnaires doivent compter les heures travaillées). Dès qu’un haut fonctionnaire rentrait dans la salle des assistantes sociales, João quittait la conversation et se retirait. Dans les sorties informelles organisées par les assistantes sociales — auxquelles j’étais parfois présent — João était invité seulement si aucun haut fonctionnaire n’y était. Il me racontait qu’il n’avait pas amis parmi ces fonctionnaires, et que les assistantes sociales étaient les seules personnes proches qu’il avait dans le travail. À l’exception d’un autre collègue technicien, il n’avait non pas plus d’amitiés parmi le personnel administratif. J’interprète le fait que les interactions entre techniciens et les assistantes sociales soient limitées aux moments où les cadres supérieurs ne sont pas présents comme une stratégie de différenciation que les assistantes sociales emploient dans leur environnement de travail.
20Pour conclure, de tous les moments-clés de la formation de l’habitus des assistantes sociales — dont la formation universitaire et l’apprentissage des tâches quotidiennes sont des exemples — l’entrée dans l’institution est marquante. Les réseaux personnels des individus jouent un rôle important non seulement à l’entrée, mais aussi dans leurs carrières dans l’institution.
1.2. Frontières symboliques entre assistantes sociales et bénéficiaires
21La relation entre les assistantes sociales et les bénéficiaires est marquée par des frontières symboliques de classe, ici comprises comme de telle manière :
Symbolic boundaries are the conceptual distinctions that we make between objects, people, and practices. [They] constitute a system of classification that defines a hierarchy of groups and the similarities and differences between them. They typically imply and justify a hierarchy of moral worth across individuals or groups. (Small et al. 2010 : 17)
22Si, d’un côté, des signes de distinction sont prévisibles vu les différences sociales et matérielles extrêmes qui séparent ces groupes, la manifestation de ces signes doit être comprise dans une logique de distinction en partie intentionnelle, ce que Bourdieu appelle l’hexis corporelle, une « mythologie politique réalisée, incorporée, devenue disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher, et, par là, de sentir et de penser » (Bourdieu 1980 : 117). L’hexis corporelle suit une logique de différenciation qui construit des frontières symboliques jouant un rôle déterminant dans les relations entre assistantes sociales et bénéficiaires du PBF.
23C’est dans leur apparence qu’on remarque les premiers signes de ces frontières. Même si l’élargissement (encore faible) de l’accès aux études universitaires a permis l’existence d’assistantes sociales issues des classes moins aisées, mais toujours loin des classes populaires cibles du PBF, intégrer ce groupe exige une conformation esthétique. Cela se voit facilement dans les talons et vêtements neufs ; le maquillage et les cheveux coiffés ; les accessoires, de grandes boucles d’oreilles et des bracelets dorés ; les iPhones ; les sacs de marques. Les assistantes sociales, comme tous les fonctionnaires peuvent utiliser des t-shirts fournis par le SAS, avec des logos institutionnels. Ceci est commun chez les fonctionnaires de niveau plus bas que les assistantes sociales, et parfois même obligatoire, dans le cas des chauffeurs ou des agents d’accueil. Chez les assistantes sociales, l’utilisation de ce type d’uniforme n’était pas courante, de même que chez les fonctionnaires de haut niveau, pour qui les vêtements représentent une opportunité d’exposition de signes distinctifs de classe.
24Aucun effort pour cacher ou ne pas mettre en évidence ces signes distinctifs n’a pu être observé, à l’exception des moments où elles ne se sentaient pas suffisamment en sécurité pour se promener avec de tels signes distinctifs, devenus alors ostentatoires, dans certains lieux des quartiers où elles travaillaient. Au contraire, les assistantes sociales avaient parfois tendance à manifester ouvertement certains attributs de leur position sociale, par exemple quand elles tenaient des conversations sur d’importants achats ou sur leurs voyages à la capitale en présence d’une ou deux bénéficiaires qui attendaient dans la salle pour un rendez-vous. Lors des rencontres au bureau du PBF on note les différences entre les accessoires portés par les assistantes sociales et ceux des bénéficiaires, qui n’ont pas de bijoux dorés, pas de sacs de marque ou de lunettes de soleil, contrairement aux assistantes sociales. Quand les rencontres ont lieu à leur foyer (rencontres qui ne sont jamais annoncées), les bénéficiaires sont dans la sphère domestique, privée. Elles portent alors toujours des tongs et des vêtements simples. Jamais de maquillage ou de cheveux lissés (qui sont réservés aux occasions spéciales).
25Dans ces rapports, les bénéficiaires prennent une posture passive, avec un ton doux pour répondre aux questions posées et faire le récit des problèmes rencontrés. Dans les rares moments où les bénéficiaires expriment leur indignation relativement à un problème avec le PBF, les assistantes sociales répondent par l’incompréhension : « madame, ce que vous me racontez n’est pas possible, vous vous êtes trompée » dit une des assistantes sociales à une bénéficiaire qui décrit les fluctuations constantes dans la valeur de son allocation. Si les bénéficiaires s’expriment avec plus d’intensité, les assistantes sociales leur demandent de se contrôler, en mettant en avant leur pouvoir bureaucratique : « dans ces conditions ça je ne peux rien faire pour vous, je suis ici pour faire mon travail et vous devez me respecter ». L’empathie et l’amitié des assistantes sociales sont réservées à un nombre restreint de bénéficiaires : à celles « qui ont vraiment besoin », « qui ont beaucoup souffert », « qui essaient de se battre contre les aléas de la vie ». C’est là, quand on va au-delà des apparences qui marquent ces relations, qu’on trouve les frontières symboliques les plus pertinentes pour la construction de leur relation en tant qu’agents avec les bénéficiaires de l’assistance sociale.
26Outre ces rencontres, les assistantes sociales et les bénéficiaires se rencontrent ailleurs, vu qu’elles n’habitent pas dans les mêmes quartiers ni ne fréquentent les mêmes lieux. Lors de mes visites à Angico, aucune des assistantes sociales dans le bureau municipal n’avait été auparavant bénéficiaire du PBF ou de l’assistance sociale en général. Les assistantes sociales mettent en œuvre des stratégies de différenciation intentionnelles pour marquer et accentuer la distance qui les sépare des bénéficiaires. Pour une assistante sociale, être une employée de l’administration publique et participer à un programme fédéral est un signe de distinction.
27Dans le processus de formation du groupe des assistantes sociales, classe et catégorie professionnelle contribuent à la formation d’un habitus que doit être interprété par la position occupée par ces individus dans le champ de l’administration publique et la vie politique d’Angico. Cela veut dire que les pratiques et les valeurs dominantes du groupe sont contrôlées par des intérêts économiques et politiques (de classe), et non par un éthos professionnel. Cette confusion entre intérêts politiques et pratiques professionnelles fait que l’identification des individus au groupe passe par une aspiration en termes de style de vie. Parallèlement, la configuration raciale du groupe – majoritairement blanc avec quelques individus métis qui occupent des positions hiérarchiques baises correspondant à leurs origines de classe – renforce la capacité de cultiver un habitus qui renforce la distance sociale par rapport aux classes populaires, avec une majorité noire.7
28Une partie importante de cet habitus est des mécanismes de naturalisation des constructions sociales, tels que les représentations de la pauvreté, qui définissent aussi les rapports entre assistantes sociales et bénéficiaires, y compris les pratiques de différenciation mise en place par les premières. En conséquence, la reproduction de pratiques punitives de la pauvreté parmi les assistantes sociales doit être comprise avant tout comme conséquence d’une domination politique.
29Au cours de l’enquête, les assistantes sociales n’ont jamais fait de réflexions sur les catégories de genre, de race ou de classe comme explicatives de leur rapport avec les bénéficiaires. Leur position de classe n’était simplement pas un objet de conversation. Cependant, ce qui était constamment évoqué par les assistantes sociales était l’expertise acquise qui leur permettait de « comprendre » et de juger les situations qu’elles considéraient « extrêmes », « difficiles », « vulnérables ».
1.3. Frontières spatiales et inégalités des positions
30Tandis que les frontières symboliques sont un mécanisme de catégorisation sociale culturellement construite, la relation entre assistantes sociales et bénéficiaires est aussi marquée par des frontières spatiales : une configuration spatiale qui encadre ces rencontres. Cette configuration reflète l’asymétrie de la relation, et sert à la renforcer et à maintenir le pouvoir des assistantes sociales sur les bénéficiaires, caractéristique propre des relations de street-level bureaucracy. La rencontre entre ces deux acteurs a lieu dans deux occasions : chez les bénéficiaires et au bureau du PBF, et dans les deux cas, toutes les conditions favorisent la passivité des bénéficiaires et le contrôle de l’interaction par les assistantes sociales.
31Dans le premier cas, à l’occasion des visites aux foyers, le premier signe de cette asymétrie est que les bénéficiaires n’en sont jamais prévenues. Les assistantes sociales arrivent normalement en voiture officielle (avec le logo du PBF) et avec un chauffeur qui entre parfois dans les maisons avec les assistantes sociales (la raison principale, selon les assistantes sociales elles-mêmes, est la sécurité, vu qu’il s’agit presque toujours de quartiers pauvres avec des taux élevés de violence). À plusieurs reprises en accompagnant des assistantes sociales dans leurs visites, la bénéficiaire était occupée à des tâches domestiques ou professionnelles, se réveillait d’une sieste, ou s’occupait de ses enfants. La visite était, presque toujours, clairement une perturbation. Aucune option ne leur était donnée par l’assistante sociale sinon de la recevoir et de s’engager à lui répondre. Les premiers mots échangés dans le cadre des visites aux foyers indiquent clairement qu’au moment où on devient bénéficiaire du PBF, on doit être prête à toute inspection à n’importe quel moment, comme l’indique cette observation :
[l’assistante sociale Ana frappe à la porte, qui est partiellement ouverte, et appelle la bénéficiaire par son prénom]
Bénéficiaire : Oui, c’est moi.
Ana : Bonjour Madame, je m’appelle Ana, assistante sociale du [programme] Bolsa Família. [silence en attendant que la porte soit ouverte] Je dois vous poser quelques questions, OK ?
Bénéficiaire : Mais c’est par rapport à quoi exactement ?
Ana : Ne vous inquiétez pas, c’est des choses basiques, ça ne prend pas beaucoup de temps. On parle ici, ou peut-on rentrer ? Lui [en m’indiquant], c’est mon stagiaire qui m’accompagne, il peut rentrer aussi ? (avec Ana, 25 ans, assistante sociale PBF, novembre 2014)
32Outre les visites au foyer, un moment important de rencontre entre les assistantes sociales et les bénéficiaires a lieu dans le bureau du PBF. Ces rencontres peuvent être demandées par les bénéficiaires de façon spontanée, à l’accueil du bureau, ou, ce qui est plus courant, demandées par les assistantes sociales lors de leurs visites au foyer. Dans le premier cas, les agents d’accueil sont chargés d’éviter les rencontres inutiles avec les assistantes sociales — qui ont une lourde charge de travail — et pour cela ils demandent en détail les raisons pour lesquelles la bénéficiaire sollicite un entretien. La règle est d’essayer de résoudre les problèmes sans rencontrer une assistante sociale, directement avec les agents d’accueil — en général en demandant aux bénéficiaires d’attendre plus de temps pour que la situation se normalise ou d’accepter la normalité d’un problème connu —, ou avec des techniciens. Dans le cas d’une demande de rendez-vous « valide », ces agents doivent être sûrs que la bénéficiaire est en possession de tous les documents nécessaires pour la suite. À plusieurs reprises, durant le peu de temps où j’attendais les assistantes sociales pour nos rencontres, j’ai vu des bénéficiaires être renvoyées chez elles par l’agent d’accueil.
33Quand le passage par l’accueil est réussi, les bénéficiaires prennent une place dans la salle d’attente, prévue pour accueillir une quarantaine de personnes. C’est une salle équipée d’une télévision et d’une fontaine à eau. Le couloir qui donne accès aux autres salles est « fermé » par une chaine en plastique qui pend d’un mur à l’autre. Les bénéficiaires ne peuvent pas dépasser cette limite sans autorisation. Chaque personne qui traverse la barrière la referme après, ce qui arrive à peu près toutes les dix secondes. Les salles à accès limité sont : la salle des intervieweurs, celle des assistantes sociales et celle de la coordination.
34La salle des intervieweurs comporte une vingtaine de tables, l’une à côté de l’autre, avec deux chaises face à face, pour l’intervieweur et l’interviewé. Dans cette salle se réalisent les inscriptions dans le programme et la mise à jour des informations concernant le dossier familial. La salle de la coordination est d’accès exclusif aux trois personnes qui y travaillent et la porte reste fermée toute la journée — le motif principal est la climatisation de la salle. Sauf des cas très rares, les bénéficiaires n’accèdent pas à cette salle. Les assistantes sociales s’y rendent seulement dans de rares cas pour discuter avec la coordinatrice du programme.
35Finalement, la salle des assistantes sociales reste aussi avec la porte fermée — aussi à cause de la climatisation. Un agent d’accueil y contrôle les bénéficiaires qui y rentrent, une à une. La salle est en fait partagée avec un autre groupe de fonctionnaires, qui sont chargés de numériser les dossiers remplis par les intervieweurs, que ce soit lors d’une création de dossiers ou d’une mise à jour. L’espace est divisé par un mur bas, laissant aux assistantes sociales une grande table. D’un côté de la table se trouvent un ordinateur et trois places qui font face à la porte. La bénéficiaire accueillie s’assoit de l’autre côté, faisant face aux assistantes sociales présentes — qui peuvent être plus d’une. De son côté se trouvent d’autres chaises, où d’autres agents viennent s’assoir pour discuter avec les assistantes sociales, ainsi que des stagiaires ou d’autres invités. D’aucune manière, même en considérant le bureau entier, il n’existe de possibilité de rencontre privée avec une assistante sociale.
36Que ce soit lors des rencontres au foyer ou au bureau, une autre pratique atteste l’asymétrie de la relation : le contrôle absolu du dossier familial. Dans toutes les périodes de l’enquête, je n’ai jamais vu une bénéficiaire avoir accès à son dossier. Plus spécifiquement, le dossier est tenu par les assistantes sociales de façon à cacher ce qui est écrit ou ce qu’elles regardent. Dans quelques cas, les assistantes sociales indiquaient une donnée spécifique pour étayer leur propos, mais gardaient toujours le dossier sous leur contrôle. Ces actions résultent de la manière dont les assistantes sociales conçoivent leur rôle dans le PBF, qui ne correspond pas toujours à celui qui est attendu par les prescriptions du programme.
1.4. Contestation de leur rôle dans le programme
37Le PBF a été créé avec l’objectif de minimiser le pouvoir discrétionnaire des agents locaux dans la détermination de la nature et du montant des bénéfices fournis. Il serait ainsi une « intervention sociale bureaucratique », où les agents ne feraient qu’appliquer des règles et des normes pour identifier ceux qui ont le droit à l’assistance, au lieu d’une « intervention individualiste », où les agents auraient le pouvoir discrétionnaire d’évaluer les cas individuels et d’établir les besoins et les interventions nécessaires (Paugam 2002).
38Même si les municipalités continuent à faire la gestion locale du programme, l’allocation déterminée par un indicateur est versée directement aux familles. Le principal rôle des municipalités est donc de garantir la qualité de la base de données sur les bénéficiaires même si la marge de manœuvre des agents est limitée a priori par le caractère autodéclaratoire des informations de base lors de l’inscription au programme — mesure prise explicitement en vue de réduire le pouvoir discrétionnaire des agents locaux.
39Pour ne pas dépendre d’évaluations formelles, privilégiant la simplicité de l’information autodéclarée, le PBF ne prévoit pas l’emploi d’assistantes sociales pour la gestion du programme, mais l’encourage. Ainsi, les assistantes sociales revendiquent collectivement un rôle qui va au-delà de leurs attributions bureaucratiques et pour cela elles s’appuient sur leur formation professionnelle :
Nous ne sommes pas des bureaucrates, il n’y a pas de sens à employer des assistantes sociales pour faire ce travail si l’on n’attend pas [de nous] une évaluation sérieuse des besoins de ces personnes. Un technicien ne pourrait pas faire notre travail, ils n’ont pas la même sensibilité que nous. (Ana, 25 ans, assistante sociale PBF, novembre 2014)
40Elles revendiquent un travail complexe — en opposition avec les attributions prévues — ne pouvant être réduit à de simples procédures, et donc ne pouvant pas être exercé par un employé sans qualification. Il s’agit donc d’un rejet du rôle de bureaucrate qui leur est attribué par le programme. D’ailleurs, plusieurs assistantes sociales ont déclaré ne pas avoir assez de pouvoir d’action dans le cadre du programme. L’assistante sociale Joana fait la liaison de cette contestation de leur rôle à une contestation du format du programme entier :
Moi, j’adore le PBF, je trouve que c’est une révolution, vraiment. La seule chose que je changerais serait de mettre en place un meilleur suivi des familles [bénéficiaires]. Si on les voyait tout le temps, on pourrait vraiment évaluer leur situation, parce que tu le sais que ça change tout le temps… parfois ils ont besoin de plus et parfois, moins. Et tu vois, ça dépasse le revenu, parce qu’il y a des gens qui n’ont pas beaucoup, mais qui peuvent compter sur des proches, qui ont déjà une petite maison, etc. Après il y en a d’autres qui n’accèdent même pas au programme, et qui ont pourtant trop de dépenses, parce qu’il faut payer le loyer, le transport, parfois aider des proches qui n’habitent pas avec eux… tout ça, on ne le voit pas dans le revenu. C’est pour ça qu’on [les assistantes sociales] ne peut pas rester qu’avec ça [le revenu], il faut regarder plus attentivement. Et après on a nos moyens pour insérer cette évaluation dans l’allocation, mais ce n’est pas facile. (Joana, 26 ans, assistante sociale PBF/CRAS, novembre 2013)
41On voit cependant que Joana commence sa critique en mettant en évidence son soutien au programme, pour être sûre de ne pas être confondue avec des personnes qui préféreraient l’élimination du PBF. Sa critique est justement structurée autour de la reconnaissance de besoins qui sont moins visibles. La distanciation intentionnelle de ce discours était moins évident dans l’entretien mené avec Mara, qui occupait un poste de coordination au sein du SAS. Ayant de l’expérience dans la gestion du PBF, sa vision est que le programme manque d’un instrument formel pour inhiber l’omission de données par les bénéficiaires :
Quand il y a une enquête, que les assistantes sociales vont faire, et que [la bénéficiaire] a quelque chose de plus, un peu plus qu’un autre qui n’a presque rien, alors vous êtes hors profil. Et [les bénéficiaires] ne veulent pas sortir du profil. Normal, non ? Là, les omissions d’informations commencent. Et puis [on a] également le croisement de données, des audits, qui sont... disons, une confirmation de ce que [les bénéficiaires] ne me disent pas. Et voici la responsabilité de l’assistante sociale, elle fera un rapport, disons que cette personne est vraiment hors du profil. C’est là où je pense qu’il y a un problème : par exemple, ils [le MDS] ont dit qu’ils allaient prévoir des peines pour les personnes qui utiliseraient le programme de mauvaise foi, des personnes de haut niveau ou de niveau moyen, qui sont dans le programme. […] Vous êtes en train d’endommager le gouvernement. Automatiquement il devrait y avoir une punition. Comme dans d’autres programmes. Par exemple, le BPC. Alors pourquoi pas le PBF ? Jusqu’à présent, on n’a pas eu […] de personne qui a dû mettre la main à la poche et retourner l’argent. Des personnes comme ça, ayant un pouvoir d’achat un peu plus haut, qui n’a pas besoin du programme, omettant, falsifiant des informations… (Mara, 40 ans, coordinatrice de l’Assistance sociale de base du SAS, octobre 2014 — entretien enregistré)
42Il faut noter que telles peines dont Mara fait mention n’ont jamais été formellement considérées dans le MDS, et pendant mon enquête j’ai entendu plusieurs fois de tels mythes – dont mes connaissances au MDS ont toujours dénié – qui évoquent bien les désirs des agents locaux du PBF. Ces désirs révèlent une disjonction entre leurs attentes professionnelles associées au statut de leur poste et leurs attributions strictes. Par contre, cette disjonction n’est jamais source de conflits chez les assistantes sociales ou dans l’administration du programme, puisque le rôle qu’elles revendiquent est largement accepté (au niveau de l’administration centrale) ou même souhaité (au niveau local). Ce cadre se distingue de l’analyse de Merton sur les bureaucrates qui expérimentent une « discordance entre leur place au sein de la hiérarchie et leur position face au public » (1997 : 195). Dans le PBF, les assistantes sociales ne rencontrent pas d’objections à l’exercice de tâches qui vont au-delà leurs attributions bureaucratiques, et leur pouvoir est renforcé par leurs actes et par leur position acquise dans l’administration du programme.
43Cette configuration fait apparaitre l’asymétrie de leur relation avec les bénéficiaires et met en évidence qu’elle est loin de ce qu’elle est censée être : la rencontre du citoyen avec l’administration publique — qui peut être considérée en soi comme l’expression de la citoyenneté (Hasenfeld 1985) —, le moment d’activation des droits sociaux plutôt que l’inégalité de la relation, où les assistantes sociales ont un pouvoir absolu sur les bénéficiaires et sur leurs interactions. L’intervention bureaucratique envisagée, avec une application rigoureuse des règles par les agents pour identifier ceux qui ont droit à l’assistance (Paugam 2002) est contestée systématiquement par les assistantes sociales, car cela les priverait de ce qui leur parait essentiel dans leur métier : la sensibilité pour évaluer les besoins au cas par cas et déterminer les interventions nécessaires. L’adoption informelle (parce que non prévue) d’une intervention individualiste, où les agents ont le pouvoir discrétionnaire d’évaluer chaque cas exige des bénéficiaires une adaptation aux règles informelles de mise en œuvre du programme. L’attente par les assistantes sociales du consentement des usagers est une caractéristique typique des relations de street-level bureaucracy, résultat de la reconnaissance du pouvoir de décision des agents. Un certain nombre de pratiques visent à obtenir la conformité des usagers, comme le non-respect de l’intimité, l’isolement des usagers entre eux, et un système compétitif de distribution de récompenses (Lipsky 2010 : 119). Voyons maintenant ce que les bénéficiaires du PBF pensent de tels rapports.
2. Points de vue des bénéficiaires sur le Programme Bolsa Família et les assistantes sociales
44Après avoir considéré les distinctions de classe perçues par les bénéficiaires dans leurs rapports avec les assistantes sociales, on verra le point de vue de celles-là sur ce qu’elles nomment des « événements aléatoires » de la bureaucratie du PBF.
2.1. Les rapports de classes
45L’argument principal de cette sous-section est que les relations entre ces deux groupes sont déterminées par des rapports de classes. Plus précisément, les bénéficiaires identifient chez les assistantes sociales des comportements produits par des représentations de la pauvreté qu’elles retrouvent dans toutes leurs interactions avec des personnes de classe plus élevée. Pour le démontrer, on analysera des extraits d’entretiens avec les bénéficiaires : premièrement, leurs impressions sur les discours critiquant le PBF dans un cadre général et deuxièmement leurs visions de leurs relations avec les assistantes sociales.
46Même si la question n’était pas posée directement à toutes les interviewées, dix-neuf (sur 35) bénéficiaires ont déclaré avoir déjà entendu des personnes dire que le PBF « rend les gens paresseux », que parmi les bénéficiaires « il n’y a que des gens qui ne veulent pas travailler », ou « je voudrais bien que le PBF se termine pour voir qu’est-ce que tous ces gens [les bénéficiaires] vont faire ». Elles étaient unanimes à affirmer, d’abord, qu’elles ne pensaient pas que cela soit vrai. Quelques bénéficiaires ont affirmé qu’à chaque fois qu’elles entendent ces « critiques » faites au programme, elles prenaient la défense du programme et de ses bénéficiaires. Pour elles, il s’agit de « préjugés » envers le programme et les « pauvres ». Dans leurs discours, elles ont fait part des préjugés les plus communs, à commencer par ceux sur le travail, et soulignent l’importance de l’allocation dans le contexte de pauvreté, comme est le cas de cette forte réponse d’une interviewée : « il y a des gens qui pensent qu’on veut vivre qu’avec l’allocation, mais je te dis : elle ne suffit pas pour vivre. Je préfèrerais travailler si je pouvais. Et d’autre, il y a des gens qui disent qu’on a plus d’enfants pour gagner plus… tu penses que je vais avoir plus d’enfants pour les voir souffrir ? » (entretien nº 14, 30 ans, 2 enfants, allocataire depuis 2007, femme au foyer).
47Cependant, certaines n’étaient pas prêtes à en discuter avec ces personnes. La honte provoquée par la stigmatisation est une des raisons qui inhibe la manifestation d’une opinion dans ces situations, même quand les bénéficiaires ont une notion du PBF en tant qu’un « droit » :
Je suis fière du programme. C’est une reconnaissance des droits des pauvres, enfin, n’est-ce pas ? Après, c’est vrai qu’il y a beaucoup de gens qui ne l’aiment pas… ils pensent que le PBF fait devenir les gens paresseux.
– Avez-vous déjà entendu ça personnellement ?
Pas à moi directement, mais oui. Parfois dans des salles d’attente des hôpitaux, ou avec des patrons…
– Et comment réagissez-vous quand les gens disent ça ?
Je n’aime pas dire que je suis bénéficiaire. Je ne pense pas que cela est vrai, les gens ne vont pas arrêter de travailler, bien sûr. Mais j’ai honte de la façon dont les personnes vont me regarder, qu’ils vont penser ça de moi. Et ce n’est pas vrai. (38 ans, 3 enfants, allocataire depuis 2006, travailleuse informelle sporadique nº 19)
48Quatorze des bénéficiaires rencontrées sont des travailleuses domestiques, de façon permanente ou à la journée. Le travail domestique est un des lieux de rencontre privilégiés entre les bénéficiaires et les personnes de classes supérieures, et fait partie des situations mentionnées par les interviewées où elles ont entendu de telles critiques faites au programme. Le discours critique envers les classes hautes a été trouvé notamment chez les bénéficiaires les plus jeunes:
Les gens [en situation de pauvreté] ont vraiment besoin [de l’allocation] pour survivre, et on entend que les bénéficiaires ne veulent pas travailler. C’est de l’ignorance cette pensée, je pense qu’ils ne connaissent pas notre réalité. Seulement avec l’argent du PBF on ne peut pas vraiment soutenir une famille, donc comment on va arrêter de travailler ?
– De qui avez-vous entendu ce genre de critique ?
Des riches, toujours. Je l’ai déjà beaucoup entendu, des dentistes, enseignants, dans la mairie. J’entends des critiques des patrons aussi, mais ne suis-je pas là pour travailler de la même façon ? C’est absurde ! Ils sont en colère parce que les pauvres s’habillent comme les riches maintenant, c’est ça. (27 ans, 1 enfant, allocataire depuis 2010, employée domestique nº 29)
49La manière dont les bénéficiaires perçoivent dans leur quotidien les représentations de la pauvreté est significative pour la compréhension de la construction de leur propre image en tant que bénéficiaires. Mais quel est le rapport entre cette perception et leur relation avec les assistantes sociales et l’administration du PBF ? Mon argument est que les assistantes sociales sont vues par les bénéficiaires premièrement comme des membres des classes hautes, ce qui produit un effet d’anticipation sur la manière d’être vues et traitées. Comme on le verra ensuite, les bénéficiaires interrogées pensent que les assistantes sociales intègrent dans leur rapport avec elles les mêmes représentations que celles d’autres personnes de classes supérieures.
50Ces effets d’anticipation et cette inégalité perçue par les bénéficiaires coexistent avec de bonnes relations — déclarées par 8 des 35 interviewées — ou des relations indifférentes — déclarées par 7 interviewées. Les bonnes relations sont marquées par l’intimité, par exemple quand les assistantes sociales demandent des nouvelles des enfants, ou accompagnent une grossesse. Dans deux cas particuliers, ces relations résultent des procédures administratives du PBF qui ont été favorables aux bénéficiaires.
51Cependant, les rapports négatifs ont été majoritaires, notamment pour avoir été traitées d’une mauvaise façon par une assistante sociale. Plusieurs entre elles ont dit avoir peur ou ne pas aimer les visites aux foyers, et l’histoire suivante donne une idée sur ces interactions :
Je n’ai jamais eu une bonne relation avec [les assistantes sociales]. Depuis la première fois, ça a été pas sympa. Une assistante sociale est venue pour voir si mon ex-mari habitait ici. Je lui ai dit que non, mais elle est rentrée chez moi et a regardé dans chaque coin, comme s’il était caché là ! C’est ridicule… Je répétais qu’elle pouvait aller voir sa maison, qui n’était pas très loin, mais elle ne me répondait même pas. Elle pensait vraiment que je mentais, comme ça. Et c’est comme ça partout, elles ne nous croient jamais. (23 ans, 2 enfants, allocataire depuis 2011, travailleuse domestique informelle, nº 34)
52Comme dans les rapports positifs, les procédures administratives jouent un rôle ici aussi : une bénéficiaire – qui a déjà eu des problèmes avec son allocation dont les efforts pour les régler ont été infructueux — dit que les assistantes « ne veulent pas nous [les bénéficiaires] aider, elles ne font pas d’effort pour comprendre notre situation ». Une bénéficiaire (24 ans, 1 enfant, allocataire depuis 2012, femme au foyer, entretien nº 33,) caractérise les assistantes sociales comme « agressives », se sentant jugée durant leurs rencontres. Elle l’explique en disant que les assistantes sociales « viennent dans nos maisons et ne nous posent pas des questions, elles tirent leurs propres conclusions si elles aiment la personne ou pas ». Pour elle, les décisions bureaucratiques prises par les assistantes sociales dépendent de leur relation personnelle avec les bénéficiaires, ou du moins de leurs « impressions » qui ne prennent pas en compte une analyse complète de la situation. La bénéficiaire a déjà eu des problèmes avec son allocation et elle regrette d’avoir perdu deux mois d’allocation à cause d’une suspension qui a finalement été prouvée comme étant incorrecte après plusieurs visites au bureau du PBF. Deux autres bénéficiaires ont aussi fait référence au manque d’effort fait par les assistantes sociales pour comprendre leur situation, et les deux ont eu des problèmes avec leur allocation qu’elles n’ont pas réussi à résoudre dans leurs visites au bureau du PBF. Les erreurs produites par des « préjugés » ou des « évaluations incorrectes » des assistantes sociales sont particulièrement nocives pour leur relation avec les bénéficiaires.
53En guise de conclusion, une bénéficiaire (27 ans, 1 enfant, allocataire depuis 2010, employée domestique, entretien nº 29) exprime bien l’argument principal évoqué avant : « les assistantes sociales sont comme tous les autres : elles nous regardent d’en haut, comme si l’on n’était pas égales ». La façon de les regarder, de ne pas les croire, l’agressivité : le comportement des assistantes sociales est vu par les bénéficiaires non seulement comme une caractéristique spécifique de leur travail, mais aussi comme un signe de leur position de classe ancrée dans leurs activités de travail. Le « préjugé » et l’« injustice » expérimentés par les bénéficiaires dans leurs rapports avec les assistantes sociales sont la prolongation d’un sentiment plus large qui concerne toutes les interactions avec des personnes des classes plus hautes, dont le PBF et les activités afférentes sont un lieu de manifestation. La distance sociale entre les groupes ne doit pas être confondue avec une homogénéité d’interactions entre individus. En effet, l’origine de l’ambiguïté expérimentée par les bénéficiaires est conséquence de la multiplicité de rapports sociaux avec de différentes assistantes sociales. Dans ce contexte, la proximité sociale (y compris l’identification raciale) des assistantes sociales aux bénéficiaires peut jouer dans l’empathie et conséquente générosité démontrée dans le choix de démarches administratives.
2.2. Les justifications du « droit » à l’assistance sociale
54La littérature existante sur la dimension « droit » du PBF8 ne permet pas de comprendre comment la mise en œuvre du programme elle-même masque aux bénéficiaires le fait qu’il est un droit social — même si c’est un programme gouvernemental et non un droit constitutionnel — auquel les bénéficiaires devraient avoir un accès égal et impersonnel. Certaines bénéficiaires interrogées ont formulé une justification de leur droit au PBF comme le droit à une vie digne, qui fait écho au principe de l’inconditionnalité9 : l’aide aux personnes dans la pauvreté comme une reconnaissance de leur humanité et de leur droit à la pleine citoyenneté. L’assistance sociale assurerait ainsi les besoins fondamentaux des personnes pour qu’elles puissent exercer leurs droits de citoyens.
55Cette justification se trouve, par exemple, dans l’image du PBF comme un droit d’avoir quelque chose en retour de la part du gouvernement. Le PBF est alors une compensation du paiement des impôts, qui doit être proportionnelle à ses besoins :
Combien de notre argent vont à eux [le gouvernement] ? Tout ce que nous faisons contribue au gouvernement. Recevoir quelque chose en retour est le droit de chaque Brésilien. Combien d’argent les riches reçoivent-ils ? Ce que nous recevons n’est pas beaucoup. Les riches dépensent autant d’argent sur des choses stupides… ils dépensent pour des chaussures ce que nous gagnons en un mois. Nos dépenses augmentent, alors nous devrons recevoir plus ». Les conditions matérielles de son quartier sont très différentes des autres quartiers plus riches, où l’on trouve de l’asphalte, un système d’égouts et où l’accès à l’eau est garanti. Dans son quartier, le plus pauvre d’Angico, la population elle-même a mis de l’asphalte dans certaines rues. Il n’y a pas de système d’égouts et l’eau est disponible un jour sur deux ou trois. (33 ans, 3 enfants, allocataire depuis 2008, travailleuse informelle sporadique, nº 28)
56Dans le discours de plusieurs bénéficiaires, le PBF est ainsi perçu comme « la reconnaissance de leurs besoins ». De la même façon, les expressions « notre droit » et « droit des pauvres » étaient utilisées indifféremment. Ces bénéficiaires avaient un sentiment de soulagement : « ils nous ont enfin regardés ». Si cela peut donner une idée de gratitude à un faveur reçu, le prochain extrait révèle une notion progressive de droit élaborée autour du fait que les pauvres ne voient pas le retour des impôts payés de la même façon que les riches :
On paye des impôts dans tout ce qu’on achète, n’est-ce pas ? Où est donc cet argent ? On paye ces impôts pour quoi donc ? On n’a pas de réseau d’égouts ici [dans le quartier], les écoles sont de mauvaise qualité, même chose pour les hôpitaux. Au moins on a ça [le PBF]. S’ils n’arrivent pas à faire quelque chose pour nous, à rendre notre vie un peu meilleure, c’est bon qu’ils nous la [l’allocation] donnent directement donc. (27 ans, 1 enfant, allocataire depuis 2010, employée domestique, nº 29)
57Si la vision du PBF en tant que droit n’est pas isolée parmi les bénéficiaires (13 des 35 enquêtées) — en utilisant le mot « droit » ou des expressions connexes qui pourraient donner l’idée d’un droit impersonnel —, cela n’a pas été le discours dominant. Même celles qui ont partagé l’avis montré dans les extraits précédents également décrit une réalité parallèle imposante : l’insécurité face à la continuité du versement de l’allocation. Toutes les personnes interrogées ont manifesté la peur, ou l’incompréhension dans une certaine mesure, sur la façon dont le programme fonctionne. Cette incompréhension est renforcée par les cas connus où la valeur de l’allocation est considérée comme disproportionnée (inférieure ou supérieure) par rapport au besoin perçu de la famille. En même temps, semblable à ce que d'autres auteurs ont trouvé (Ávila 2013 ; Tebet 2017), les bénéficiaires démontrent une sorte d’acceptation de la façon dont le programme fonctionne, ainsi qu’un manque de compréhension sur ses « mystères ». L’annulation définitive de l’allocation peut être vue comme « injuste », mais quand même acceptée : « mais c’est comme ça » (mas é assim mesmo). On note que cette résignation est l’expression d’un sentiment plus large d’acceptation aux aléas de la vie caractéristique de la culture de la population du Semi-aride, qui s’appuie traditionnellement sur la religion catholique pour faire face à la pauvreté extrême et aux contraintes environnementales de la région. Mais cette résignation est surtout résultat d’une relation crée par l’État : comme montre Auyero (2011), en faisant attendre les bénéficiaires de l’aide sociale, l’État réaffirme son pouvoir, exigeant respect et déférence des citoyens pauvres. Reich (2005) a aussi montré comment les décisions concernant la protection de l’enfance prises par les travailleurs sociaux dépendent de la déférence envers leurs évaluations au nom de l’État. De plus, l’attente de la manière dont ces interventions seront reçues est liée aux croyances normatives de race, de classe et de genre. Arrivant à une conclusion similaire au cercle vicieux ici présenté, Reich voit comment ce système peut se renforcer, puisque « pour les parents qui n’ont pas vécu l’intervention de l’État comme coercitive, restrictive ou punitive, la déférence est plus facile » (2005 : 110).
58En bref, ces aléas de la vie, comme le sont aussi les problèmes avec la bureaucratie du PBF, sont une expression de la volonté de Dieu, qui doit être acceptée. Les implications d’un tel raisonnement seront analysées dans le chapitre qui suit.
*
59Ce chapitre avait pour objectif d’établir les représentations que les assistantes sociales et les bénéficiaires du PBF avaient les uns des autres, ainsi que leurs visions du programme et de son fonctionnement. Sans prétendre établir de relations déterministes, nous avons pu faire le lien entre les conditions sociales et d’emploi des assistantes sociales et leur rapport au PBF et à ses bénéficiaires. Les assistantes sociales participent à la reproduction des représentations dominantes de la pauvreté au Brésil, qui est plus intense chez les classes supérieures. Cela s’explique en partie par la position subordonnée de ce groupe avec les classes supérieures locales. Cela ne veut pas dire que les assistantes sociales partagent l’habitus de telles classes, ou qu’elles s’identifient en tant que « classes dominantes », mais plutôt qu’elles manifestent une bonne volonté culturelle fondée sur un désir d’ascension sociale. Ceci est encore plus évident quand on considère la domination des services municipaux d’assistance sociale par des individus issus de classes plus élevées, résultat direct des conditions d’accès à l’administration publique municipale.
60Leur rapport avec les bénéficiaires est aussi marqué par de fortes inégalités de positions sociales ainsi que dans l’administration du programme. Cette inégalité de position est vue par les bénéficiaires comme l’expression de l’appartenance des assistantes sociales aux classes supérieures : les bénéficiaires considèrent que leurs rapports avec les assistantes sociales sont similaires à ceux qu’elles ont avec leurs patrons. Ceci génère des tensions entre ces deux groupes, tensions qui sont apparentes, et qui ont un impact sur la manière dont les bénéficiaires comprennent le PBF. Il est important de souligner encore une fois que les analyses faites dans ce chapitre ne peuvent pas être généralisées a priori à d’autres contextes, même au Brésil. Elles sont restreintes aux interactions entre bénéficiaires et assistantes sociales dans la mise en œuvre du PBF.
61Le fait que les assistantes sociales soient vues par les bénéficiaires comme proches des classes supérieures semble résulter directement de deux facteurs. D’abord de la fonction exercée par les assistantes sociales dans le cadre du PBF, où elles contrôlent les bénéficiaires bien au-delà des demandes explicites du programme, dans une contestation explicite de leurs attributions prévues par le programme. Deuxièmement, même si à Angico plusieurs assistantes sociales sont originaires de classes moyennes, ce groupe reste dominé par des individus de classes hautes, puisque les postes les plus hauts sont réservés dans leur majorité à des personnes ayant des liens familiaux avec des élus. Pourtant les travailleurs sociaux forment au Brésil un groupe professionnel qui est loin des classes supérieures, qui est à l’origine de la reconnaissance des droits sociaux des plus pauvres. Dans notre cas, nous avons montré que la distance sociale qui sépare les assistantes sociales et les bénéficiaires reste énorme, en particulier dans le Nordeste. De plus, sans autonomie professionnelle, l’action des assistantes sociales d’Angico est déterminée par une économie des capitaux économique, social et culturel du champ politique, et non professionnel.
62Nous avons trouvé que les assistantes sociales des classes supérieures — normalement les coordinatrices des bureaux — et celles qui proviennent des classes moyennes partagent les mêmes représentations de la pauvreté et la même vision du PBF. Ces représentations correspondent aux représentations dominantes dans la population brésilienne, et vont sûrement à l’encontre du rôle historique que les assistantes sociales jouent dans la lutte contre la pauvreté, notamment dans la formulation des lois et des politiques publiques. Il nous reste à expliquer comment ces différentes représentations et tensions entre ces deux groupes affectent la mise en œuvre du PBF, et pourquoi il n’est pas nécessairement perçu comme un droit par les bénéficiaires. Cela vient en partie de la fragilité institutionnelle du programme, mais c’est surtout dans sa mise en œuvre et à travers les interactions des bénéficiaires avec ses agents qu’on trouve l’explication de cette représentation. Ceci est l’objet du chapitre suivant.
Notes de bas de page
1 Quelques sections de ce chapitre ont été retravaillées et publiées dans la revue Etnográfica (Eiró 2022).
2 Comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent, la représentation selon laquelle les pauvres seraient opportunistes et responsables de leur situation est répandue parmi toutes les catégories sociodémographiques de la population brésilienne, et de façon plus forte chez les classes supérieures — celles avec un revenu familial mensuel supérieur à 5 000 R$ (environ 890 $ en janvier 2022).
3 Au Brésil, la catégorie negro à un sens large qui inclut pardo (métisses) et preto (litéralement, noir) ; la première est une catégorie raciale très fluide, qui prend sens dans des contextes sociaux spécifiques, tant que les individus catégorisés comme pretos n’échappent pas au regard racialisé.
4 Pour devenir un agent public au Brésil il est nécessaire de passer un concours public, avec des sélections à contrôle externe. Outre les concours publics, d’autres types d’emploi peuvent offrir une protection équitable pour les employés, comme les estatutários ou celetistas. Aucune assistante sociale rencontrée dans l’enquête n’avait ce type de contrats, ce qui est encore le cas pour 53,9% des travailleurs sociaux dans les bureaux municipaux d’assistance sociale dans le pays (Brasil 2015).
5 En opposition à « protection sociale spéciale », qui offre des services spécialisés et continus pour les familles et les individus en situation de violation des droits (physique, psychologique, sexuelle, le trafic des personnes, et d’autres).
6 Et comme mentionné dans le chapitre 1, Michel Temer, qui a assumé la présidence après la destitution de Dilma Rousseff en septembre 2016, a placé sa femme comme « ambassadrice » d’un nouveau programme d’assistance sociale complémentaire au PBF, le Criança Feliz.
7 Je dois remercier à Telmo Humberto Lapa Caria et Octavio José Rio do Sacramento qui m’ont poussé dans cette réflexion que je considère essentielle pour la compréhension des dynamiques ici analysées.
8 Voir chapitre 1, section 2.1, « Création et évolution du PBF ».
9 « Dans le secteur de l’urgence, la notion d’inconditionnalité apparaît comme une autre modalité d’accueil et de soutien des personnes, repoussant les limites d’accès aux services de protection. Quand la conditionnalité maintient assez élevés des seuils d’accès et peut devenir un facteur d’exclusion, l’inconditionnalité élargit les portes d’entrée dans des dispositifs ouverts à tous » (Vidal-Naquet 2005 : 10-11).
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A Europa é o Cacém
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