Chapitre 1 : Les pauvres dans la société brésilienne – fondements historiques et théoriques de l’analyse
p. 55-128
Texte intégral
1L’étude de la régulation de la pauvreté doit forcément considérer des éléments culturels et historiques du sens donné à la pauvreté et du statut du pauvre dans la société. Étudier cet objet à l’échelle locale est une opportunité pour la recherche empirique — où le regard du sociologue doit se diriger vers des pratiques sociales observables —, et un défi, car il faut connaitre et prendre en compte les spécificités culturelles et historiques nationales et locales, pour comprendre les relations sociales et l’organisation institutionnelle.
2En considérant que les expressions de la régulation de la pauvreté dans la mise en œuvre de politiques sociales sont notre objet spécifique, l’analyse des données recueillies dans ce travail nécessite une bonne connaissance du contexte historique et culturel, auquel ce chapitre est consacré. Nous avons retenu les éléments historiques, institutionnels et théoriques essentiels, exposés dans chacune des cinq sections qui composent ce chapitre.
3La première, de caractère historique, porte sur les formes de domination dans la région étudiée ainsi que sur l’évolution institutionnelle de l’assistance sociale au Brésil jusqu’aux années précédant la création du Programme Bolsa Família (PBF). La deuxième section est consacrée précisément au processus de création du PBF et au fonctionnement du programme. La troisième section est consacrée à la discussion théorique qui donnera les bases pour les analyses qui suivent. La section suivante reprendre le cas du PBF pour mieux analyser les représentations de la pauvreté dominantes dans la société brésilienne, et la cinquième section est consacrée aux enjeux sociaux du programme, dont la reconnaissance du statut du pauvre dans la société est le point central.
1. L’accès incertain des pauvres à la citoyenneté
4Une perspective historique permet de comprendre la prise en charge des pauvres dans la société brésilienne, notamment au niveau local. Parmi les multiples approches possibles, deux nous sont apparues essentielles : décrire les dynamiques locales de domination et l’évolution institutionnelle de l’assistance sociale. Ce sont deux aspects de la même histoire dont les interactions à l’échelle locale ne doivent pas être négligées.
1.1. Les formes de domination dans le Nordeste brésilien
5Cette section vise à situer ce travail parmi les études portant sur les formes de clientélisme au Brésil — passées et actuelles — ainsi que dans la configuration sociale qui permet la continuité de l’existence du phénomène.1 Les rapports du type clientélistes ont été transformés par la modernisation des institutions de l’État, tant dans leur conception, que dans les acteurs et les ressources échangées. Nous partageons le principe que le clientélisme ne doit pas être considéré comme une force immuable, mais comme une relation soumise à un défi constant, à renégociation et changement (Gay 1998). On verra l’histoire des patrons et leurs stratégies de reproduction, ainsi que leur relation de dépendance mutuelle et de légitimation réciproque avec l’État fédéral.
Développement économique, pauvreté et domination
6L’occupation de la région semi-aride du Nordeste par les colonisateurs portugais ne s’est faite, de façon significative, qu’à partir du XVIIe siècle. Avant cette période, même si les terres ont été réparties par le Royaume, les expéditions vers l’intérieur du continent étaient sporadiques et avaient pour objectif la recherche de minéraux. Toutes les activités économiques étaient concentrées sur la côte, notamment l’industrie sucrière, située dans les zones plus humides du Nordeste. Ce n’est qu’après le déclin de cette industrie, qu’une vraie occupation de l’intérieur fut envisagée, même si cela signifiait la destruction des populations amérindiennes qui y habitaient. Une destruction parfois physique, mais aussi culturelle, à travers la conversion religieuse et l’assimilation dans le cadre des intérêts des colonisateurs (Fernandes 1985).
7L’excédent de terres a permis la consolidation d’une population au Sertão, avec le soutien de l’État, qui voyait là une solution aux problèmes sociaux dans les grandes villes littorales. Déjà au XVIIe siècle, des agriculteurs portugais pauvres ont fui la misère pour le Sertão, où ils constituèrent les premiers groupes de travailleurs « libres » au Brésil, en élevant des bovins et des mules pour l’industrie du sucre (Furtado 2007 ; Bursztyn 2008). Au début du XIXe siècle, les vagues migratoires vers la région prirent plus d’importance, ajoutant aux Amérindiens et aux esclaves en fuite une masse de pauvres partis à la recherche de terres après avoir quitté l’industrie sucrière (Webb 1974). Cette recherche a été soutenue par l’État, qui leur a accordé les terres occupées entre 1822 et 1850. Tout ceci permit de créer les premiers petits propriétaires de la région. En revanche, ce n’est qu’après 1850 que les nouveaux immigrants, formant la majorité de la population, sont rentrés dans un système de métayers (meeiros), occupant ainsi les terres de grands propriétaires.
8Il s’agissait surtout d’hommes libres devenus complètement dépendants de cette élite, propriétaire de terres, que l’historien Robert M. Levine (1992) estimait à 1 % de la population de la région. De plus, dans chaque municipalité ou région, le propriétaire possédant le plus de terres recevait le titre de coronel (colonel) par l’ancienne Garde impériale, ce qui lui conférait un statut important, une autorité maximale. Les coronéis détenaient le pouvoir réel à l’échelle locale — notamment dans les zones rurales —, et la police elle-même était placée sous le commandement de ces coronéis. Cette combinaison a permis aux élites de réprimer, en usant nécessairement de violence physique, toutes les tentatives de contestation de ce monopole de terre (Bursztyn 1990). Ils contrôlaient aussi les élections et l’accès aux sources d’eau construites avec des ressources publiques, mais concentrées dans ces propriétés.
9Le résultat était l’enrichissement de cette élite, qui pouvait donner de l’eau à ses troupeaux de bœufs, activité redevenue dominante dans cette région. D’un autre côté, une énorme population rurale était laissée dans la misère, exposée à la faim, comme durant les grandes sécheresses de 1825 (Cunniff 1970). C’est dans cette configuration sociale qu’on trouve les origines du clientélisme politique qui a marqué le Semi-aride, jusqu’à la fin du XXe siècle, connu sous le nom de coronelismo, tel que défini par Victor Nunes Leal comme « une forme particulière de manifestation du pouvoir privée, à savoir, une adaptation grâce à laquelle les résidus de notre ancien et exorbitant pouvoir privé ont réussi à coexister avec un régime politique d’une vaste base représentative » (2012 [1949] : 44).
10Même avec une précarité croissante, pendant tout le XVIIIe et XIXe siècle, aucune stratégie de réduction de la vulnérabilité à la faim n’a été pensée pour les pauvres du Semi-aride. L’industrie d’élevage de bœuf a maintenu les élites au pouvoir, qui n’investirent pas les excédents de leur production dans la mise en place d’une infrastructure de distribution d’eau pour la région (Chandler 1972). L’historien Mike Davis soutient la thèse que cette exclusion est le résultat d’un triple effet périphérique : 1) le contrôle du capital économique brésilien par les Britanniques, en particulier pour le marché du coton, dernière tentative de survie des petits agriculteurs ; 2) la décadence de l’économie du Nordeste et l’ascension du Sud, concentré dans les élites du café de São Paulo ; 3) la marginalité de l’intérieur de la région face au pouvoir des élites agraires du littoral (Davis 2001 : 400).
11Le résultat de l’absence de l’État dans la région est bien illustré par la Grande Sécheresse de 1877-1879, connue comme la plus grande catastrophe environnementale de l’histoire du Brésil : entre 500 000 et 1 million de vies ont été perdues dans le Nordeste (Cunniff 1970 ; Nelson et Finan 2009). Au début de la sécheresse, la population rurale, plus pauvre, a commencé la migration vers les régions plus humides de la région. Quand les vagues migratoires sont arrivées dans les capitales du littoral, les élites locales ont décidé d’envoyer les gens en Amazonie — où l’industrie du caoutchouc se développait vite — en renonçant à cet excédent de main-d’œuvre peu chère, par peur de possibles insurrections. Ceux qui restaient dans le Semi-aride essayaient de survivre en cherchant des cactus, normalement donnés aux animaux dans la caatinga (Teófilo 1922).
12D’autre part, le principal problème d’ordre économique du Semi-aride, à la fin de l’Empire (1889) et au début de la République, était son intégration monétaire avec le reste du pays. Le taux de change de la monnaie brésilienne (réis à l’époque) était fixé par le marché en pleine croissance du café, le principal produit d’exportation brésilienne à la fin du XIXe siècle. Avec la valorisation de la monnaie dans le marché mondial, les prix des principaux produits du Nordeste — le sucre et le coton — ont augmenté avec une diminution de la marge bénéficiaire (Leff 1997). Cette configuration du marché a changé la structure de classes du Nordeste, en poussant la population la plus pauvre vers le Semi-aride. Les moyennes et petites exploitations ont été laissées à la merci des cours du marché international, alors que les élites oligarchiques ont elles reçu un soutien constant du gouvernement, dominé par les élites du Sud (Pang 1981). Sans possibilité de subvenir à leurs besoins, ces agriculteurs ont formé avec les anciens esclaves une masse de main-d’œuvre en surnombre, qui a été forcée de migrer vers le Semi-aride ou vers les exploitations de caoutchouc en Amazonie, considérées comme extrêmement dangereuses, du fait des maladies tropicales. La migration vers les grands centres de croissance économique n’était pas envisageable, puisqu’après l’abolition de l’esclavage en 1888, les gouvernements locaux et nationaux (fin de l’Empire et début de la République) ont financé l’immigration de l’excédent de main-d’œuvre européenne, qui était employée en priorité (Levine 1992).
13La concentration délibérée de la population pauvre au Semi-aride est une des principales origines de la stagnation économique et du sous-développement qui a marqué la région dans les décennies suivantes. L’empêchement de la population n’émigrer était le résultat d’un préjugé culturel et racial des élites contre les caboclos ou mulatos, les métisses. Les terres abandonnées du Semi-aride étaient alors la seule option qui leur restait. Cependant, l’abondance de main-d’œuvre avait fait baisser les salaires dans les usines sucrières, et en raison des frais de production réduits, il n’y avait pas de stimulation à l’investissement qui aurait favorisé la productivité (Leff 1997). Le résultat fut que « cette relation de dépendance [des pauvres aux coronéis] perdura intacte pendant un peu plus d’un siècle jusqu’aux années 1930, quand la modernité, déjà présente dans la vie politique et sociale du pays, s’imposa au Sertão » (Chacon 2007 : 85, notre traduction), quand les coronéis furent obligés de réviser leurs méthodes de clientélisme afin de rentrer le système politique moderne.
L’« industrie de la sécheresse » et le cercle de la pauvreté
14Le système de maintien de la pauvreté du Semi-aride trouve sa base dans cette configuration sociale. L’« industrie de la sécheresse » a été organisée par les élites commerçantes et les coronéis qui ont trouvé dans les investissements publics d’urgence, notamment à l’époque des grandes sécheresses, une façon de s’enrichir beaucoup plus efficacement que par les activités agricoles déjà en décadence. Ainsi, dans tout le siècle suivant, la région a été marquée par des détournements de ressources publiques destinées à ce qui était appelé « la lutte contre la sécheresse ». Le développement du Semi-aride est juste devenu une manière d’entretenir l’élite coronelista et pendant des décennies, aucun travail significativement important n’a été fait pour réduire la vulnérabilité à la sécheresse des plus pauvres. Le géographe Aziz N. Ab’Sáber trouve à la fin du XXe siècle « dix millions de pauvres, directement ou indirectement dépendants de la variabilité climatique, des actions et de l’insensibilité humaine de ceux qui avaient le pouvoir : d’anciens et de nouveaux coronéis du Nordeste » (1999 : 35, notre traduction).
15Tout au long du XXe siècle, les ressources destinées à cette aide par temps de fortes sécheresses ont été utilisées pour la construction des grands réservoirs d’eau qui ont servi d’outil fondamental pour le clientélisme qui s’est formé dans la région. Sensibilisés par les nouvelles sécheresses du début du XXe siècle, les États fédérés les plus riches du sud ont accordé des ressources financières pour aider le Semi-aride. Ainsi, cet argent a été utilisé pour payer les ouvriers, c’est-à-dire les pauvres de la région qui, sans la pluie, n’auraient pas eu de travail agricole à faire ; ces ouvriers ont obtenu de ce fait un revenu minimal qui leur a permis de survivre. Ces travaux ont été connus sous le nom de « fronts d’urgence », présents dans la région jusqu’à la fin du dernier siècle. En revanche, il n’y avait aucun contrôle concernant l’utilisation de ces ressources, qui étaient envoyées directement aux élites locales. Ainsi, le paiement précaire des ouvriers et les conditions de travail difficiles n’étaient qu’un problème immédiat. Ces grands réservoirs étaient construits dans les propriétés de la même élite politique, et l’accès à la ressource passait ainsi sous le contrôle de ces coronéis, qui l’utilisaient comme outil de domination et de maintien de leur propre pouvoir.
16Avec la construction de routes dans la région, un important outil de ce système va apparaitre dans le Semi-aride, qui reste présent aujourd’hui encore : les camions-citernes. Les carros-pipa, comme ils sont appelés couramment, fonctionnent normalement à l’échelle municipale, ou parfois microrégionale, couvrant quelques municipalités. Ces camions ont permis aux coronéis d’augmenter leur territoire d’influence, et ont facilité la relation d’échange entre ressources et la contrepartie : le vote. C’est-à-dire que, notamment dans les époques de sécheresses plus fortes, les familles pauvres étaient dépendantes de ceux qui contrôlaient l’accès aux réservoirs et aux moyens de transport de l’eau. Cette garantie de survie n’était donnée qu’avec le soutien politique qui piégeait cette population dans un cercle vicieux de précarité et de dépendance. Malgré l’action publique centrée sur la précarité hydrique, les principaux programmes gouvernementaux ne touchaient que ses aspects conjoncturels avec des fins politiques.
Les coronéis et le pouvoir central : une relation de dépendance
17L’État était dépendant des coronéis pour des raisons électorales. En effet, ils étaient chargés d’organiser les élections mais ils devaient aussi assurer la victoire des candidats choisis par l’État. On parle alors de « votes de licou » (voto de cabresto), expression qui donne l’idée d’un « choix électoral “attaché” ou “harnaché”, [et qui] désigne le vote des électeurs qui suivent docilement ce que leur indique leur “patron” » (Goirand 1998 : 199). De L’Estoile (2013 : 126) clarifie que le terme identifie « les [personnes] dépendant[e]s d’un coronel à un “bétail électoral” mené au vote comme un troupeau ». La contrepartie pour les électeurs est la faveur du coronel, qui représente pour eux l’État, et qui cumule les rôles de patron et de banque (Bursztyn 1990 : 52-53). Plus spécifiquement :
La superposition du régime représentatif, de portée générale [à toutes les régions du pays], à cette structure économique et sociale inappropriée, ayant incorporé à la citoyenneté active un contingent massif d’électeurs incompétents pour accomplir consciencieusement leur mission politique, a lié les détenteurs du pouvoir public, en grande partie, aux conducteurs du troupeau électoral (Leal 2012 : 184, notre traduction).
18Depuis 1930, pendant la période de l’« autoritarisme planificateur », le pouvoir des coronéis augmente avec l’hypertrophie de l’État interventionniste. Ils accaparent les mécanismes de planification grâce à leurs rôles de médiateurs entre l’État et la population. D’autre part, comme l’identifie Marcel Bursztyn (1990), le déclin économique des activités de propriétaires terriens impose aux coronéis la nécessité d’un soutien de l’État. Dans un autre ouvrage, Bursztyn (2008 [1984]) identifie une relation d’interdépendance entre le pouvoir central et le pouvoir local fondée sur un impératif de légitimité mutuelle. L’État fédéral ne s’est jamais affranchi de ceux qui détiennent le pouvoir local et ceux-ci ont toujours rétribué le paternalisme du pouvoir central par leur loyauté, au moins a priori.
19Cette stratégie d’alliance avec les oligarchies locales pour le développement et la mise en œuvre de politiques économiques a été caractérisée par Bursztyn (1990, 2008) comme une « légitimation réciproque » pour le Nordeste brésilien. Le Nordeste du Brésil a ainsi incarné dans son histoire le régime de type patrimonialiste, que Max Weber (2008) décrit comme étant caractérisé par le fait que ses dirigeants et ses fonctionnaires considèrent leurs postes comme des propriétés privées, agissant afin de préserver leurs propres avantages, et gouvernant en distribuant des ressources comme des faveurs personnelles à leurs fidèles.
20Cependant, la croissance et la modernisation de l’État brésilien au cours des décennies 1950-1970 ont remis en question l’hégémonie politique des coronéis. À travers la planification des actions de développement conduites à l’échelle fédérale, avec la création de « programmes spéciaux de développement », l’État fédéral s’impose alors à l’échelle municipale avec une structure technique forte qui donne des pouvoirs à un nouvel acteur dans la région : les bureaucrates.2 Ainsi, le mode de reproduction du pouvoir paternaliste des élites locales a été mis en péril par l’exode de la population rurale vers les centres urbains, grâce aux incitations ayant permis la modernisation des latifundia, qui emploient proportionnellement moins de personnel. Avec la perte de leur vaste enclos électoral, la légitimité de la structure de pouvoir paternaliste s’efface.
21Ce scénario est idéal pour la reproduction du groupe des bureaucrates, qui ont trouvé dans la mise en œuvre de ces programmes la source de leur légitimité. Ils assument ainsi le rôle d’intermédiaires (brokers), et permettent, grâce à leur connaissance des institutions, la coexistence de rationalités distinctes dans les relations clientélistes (Koster 2012 ; Lewis et Mosse 2006). Ainsi, peu à peu, l’« industrie de la sécheresse » a été remplacée par l’utilisation des programmes d’assistance sociale, avec une transition de l’aide intermittente vers le transfert permanent de revenus (Bursztyn et Chacon 2011). Ce qu’on observe donc est que les patrons ne sont plus exclusivement légitimés par leur capital économique (liés à la propriété foncière) ou politique, mais de plus en plus par le capital bureaucratique lié à l’intermédiation des politiques publiques.
22Afin de comprendre l’effet de l’arrivée du PBF dans ce contexte de domination, il nous faut continuer cet exposé historique par une ligne du temps différente, avec un accent sur le développement de l’assistance sociale au Brésil à partir les années 1930. Ceci nous permettra de combiner les facteurs sociohistoriques caractéristiques du Nordeste avec les modalités institutionnelles de prise en charge des pauvres au Brésil. Nous verrons que le protagoniste du développement de l’assistance sociale au Brésil est le gouvernement fédéral, en particulier pour le PBF.
1.2. Évolution de l’assistance sociale au Brésil
23Cette sous-section a pour objectif de faire un bref bilan historique des politiques sociales brésiliennes à partir les années 1930, pour comprendre le contexte dans lequel le PBF est apparu en 2003. Même s’il marque un nouvel âge des politiques sociales, avec l’introduction des transferts directs d’argent aux pauvres, le programme suit une tendance historique qui a trois éléments principaux : le ciblage au détriment de l’universalisation, l’assistance conditionnée, et la famille en tant que cellule bénéficiaire de l’assistance sociale.
24J’adopte une définition d’assistance sociale qui rassemble tous les programmes soutenant les individus en situation de pauvreté. Elle est financée par des ressources publiques et fait partie d’une politique plus large de protection sociale,3 qui inclut aussi les assurances sociales.4 L’assistance sociale est fondée sur des institutions permanentes qui ont pour but la réduction et la prévention de la pauvreté (institutionnellement définie). Si la constitution de la société salariale a rendu possible l’organisation de la protection sociale autour de l’universalisation des assurances sociales et, en conséquence, a provoqué la diminution de l’assistance sociale (idéalement résiduelle), on observe un mouvement contraire au Brésil : en l’absence de couverture sociale universelle fondée sur les assurances sociales contributives, l’assistance sociale se présente comme le principal pilier de la protection sociale.
Ère Vargas (1930-1945), période populaire (1945-1964) et dictature militaire (1964-1985)
25C’est à partir des années 1930, dans un contexte d’industrialisation, que le Brésil commence à construire les bases d’une politique sociale, en consolidant le système de protection sociale. Avec la « Révolution de 1930 » dirigée par Getúlio Vargas, la société brésilienne connait une configuration favorable à la politisation de la question sociale : l’ascension de la bourgeoisie urbaine qui disputait le pouvoir aux oligarchies rurales, l’industrialisation et l’urbanisation croissante, l’abolition tardive de l’esclavage, l’intensification du travail salarié, et l’affaiblissement des syndicats comme résultat de l’action délibérée de l’État (Sartori 2012 : 26). Dans la Constitution de 1934, la sécurité sociale devient un droit du travailleur contributeur. L’État centralise sa gestion, et la participation se fait selon les catégories professionnelles. Si dans l’ère Vargas (1937-1945) les bases de la protection sociale ont été créées, c’est seulement pendant la démocratisation, aussi appelée « Période populaire » (1945-1964), qu’une reforme compréhensive du système a été envisagée, centrée sur trois points : uniformisation des services sur le territoire, unification bureaucratique et universalisation de la sécurité sociale. Malgré ces efforts, seuls les deux premiers points ont été réussis, avec comme point d’orgue la création de l’Institut national de sécurité sociale (INSS) qui existe toujours.5 L’universalisation des droits sociaux a été négligée à cause des difficultés dans la mise en œuvre effective de ces droits et, en conséquence, le développement de l’assistance sociale était négligeable dans la période populaire.
26C’est au début de la dictature militaire (1964-1985) qu’un processus de décentralisation est déclenché, avec la création des départements d’assistance sociale dans les États fédérés et les municipalités du pays (Pochmann 2004). Cependant, la transformation la plus importante de la politique sociale dans cette période concerne son financement. La croissance économique du pays était la priorité du gouvernement dictatorial, par laquelle il espérait maintenir sa fragile légitimité. Avec l’industrialisation croissante déclenchée par Vargas, l’augmentation de la population urbaine exclue des politiques de sécurité sociale liées au travail d’un groupe restreint de catégories professionnelles demandait des actions plus importantes. Pour résoudre ce problème sans augmenter les dépenses sociales, le gouvernement obligea les entreprises à payer des cotisations sociales et réduisit les impôts de celles qui offraient des services sociaux à leurs employés.
27Ignorant les couches les plus vulnérables de la population par des actions segmentées, la pauvreté et les inégalités sociales augmentent dans la période. Concernant le système d’assistance sociale, la discontinuité et la fragmentation des programmes rendent difficile leur institutionnalisation, ce qui contribue au renforcement d’une conception « assistencialiste » de l’État. Jusqu’à la fin de la dictature militaire on trouvait une protection sociale fondée sur le principe contributif bismarckien6 (Mesa-Lago 1997). L’assistance sociale continue à être une faveur, une aide demandée à l’État, une forme de charité stigmatisante.
La période suivant la redémocratisation (1985-2003)
28La période postérieure à la dictature militaire est quant à elle marquée par une grande variété d’actions et un ciblage de l’assistance sociale. Divers programmes d’urgence de petite échelle ont été créés. Ces programmes étaient insérés dans des Plans d’urgence de lutte contre la famine et la pauvreté, où le transfert d’aliments jouait un rôle important. C’est la nouvelle Constitution fédérale de 1988 qui marque l’institutionnalisation de la redistribution, notamment par l’universalisation des politiques sociales existantes et l’augmentation des droits sociaux — par exemple en égalisant les droits des travailleurs urbains et ruraux. L’assistance sociale devient un droit indépendant de la contribution à la sécurité sociale et a pour but « la protection de la famille », réglementée par la Loi organique de l’assistance sociale (LOAS 1993) qui établit le Système unifié d’assistance sociale (SUAS).
29C’est aussi avec la nouvelle constitution que les trois niveaux administratifs du pays — fédération, État fédéré et municipalité — renforcent leur indépendance et leur autonomie. La réalité, néanmoins, est loin de cette proposition : la majorité des municipalités n’a ni l’infrastructure ni la tradition bureaucratique nécessaires pour accompagner le développement de ces politiques. Le processus de décentralisation est fait à moitié, avec le transfert de services à des acteurs sans ressources pour les réaliser. La déconnexion entre les aspirations légales et la réalité de l’exécution de la loi a mis en péril la notion même de citoyenneté acquise dans la Constitution de 1988 : le réarrangement des politiques sociales dans un cadre économique néolibéral signifiant une réduction des ressources, bureaucratisation et sous-location des services à des acteurs privés (Pochmann 2004 ; Sitcovsky 2010).
30Au niveau social, les politiques néolibérales qui ont marqué la période postérieure à la Constitution de 1988 ont été consolidées durant les deux mandats de Fernando Henrique Cardoso, ce qui correspond à une tendance commune à toute l’Amérique latine. Si toute autre politique sociale effective d’universalisation a été ignorée (Sartori 2012), y compris une réduction importante le montant des retraites, à la fin des années 1990 deux importantes mesures de l’assistance sociale sont mises en place : le Bénéfice de prestation continuée (BPC) en 1997, une allocation égale à un salaire minimum pour des familles pauvres ayant des membres avec des besoins spéciaux, et la Norme opérationnelle basique (NOB) en 1998, qui régule la distribution de ressources de l’assistance sociale aux municipalités, qui étaient auparavant faits de façon discrétionnaire. C’est aussi durant le gouvernement de Cardoso (1995-2002) que d’autres programmes de transferts ciblés de revenus sont mis en place. Il s’agit des différentes « bourses », ou allocations, destinées aux familles pauvres (encadré 1.4).
31Encadré 1.4. Les allocations fédérales avant le PBF
Bolsa-Alimentação (bourse alimentation) : créée en 2001, elle avait pour objectif la réduction de la mortalité infantile et de la malnutrition dans les familles à faible revenu. Deux millions de familles en ont bénéficié. Les transferts étaient de 15 à 45 R$ par famille et par mois.
Bolsa-Renda (bourse revenu) : créée en 2001, c’est une aide aux petits agriculteurs touchés par les effets de la sécheresse dans les municipalités en état de catastrophe ou d’urgence publique. La valeur de la prestation allait jusqu’à 60 R$ mensuels, pour un maximum de trois mois.
Auxílio-Gás (aide gaz) : programme mis en œuvre en 2001, qui comprenait le paiement de 15 R$ pour chaque famille ayant un revenu mensuel jusqu’à la moitié du salaire minimum, tous les deux mois, afin de permettre l’achat de cartouches de gaz. 4,8 millions de familles en ont bénéficié.
Bolsa-Escola (bourse école) : initié en 2001, le programme aidait des familles ayant des enfants inscrits et fréquentant l’école, et ayant un revenu par membre du foyer inférieur à 90 R$. La valeur de l’allocation était de 15 R$ par enfant et par mois, limitée à trois enfants.
32Les politiques sociales ciblées présentent des incitations perverses où « plus le ciblage est censé être fin, plus les enquêtes sont typiquement invasives », comme le remarque Amartya Sen (1995 : 14). Bien que des seuils de ciblage plus bas peuvent réduire les coûts des programmes avec des allocations, en réduisant simplement le nombre de bénéficiaires, ils augmentent les coûts d’identification des bénéficiaires. De plus, la fluctuation de revenus familiaux engendre aussi un coût important pour tenir à jour la liste des bénéficiaires. En conséquence, trois problèmes principaux mettent en péril l’efficacité et la légitimité des politiques ciblées. Premièrement, elles sont dissociées de l’objectif d’expansion de la citoyenneté des plus pauvres, dans le sens où elles ne sont pas attachées à l’accès et à la qualité d’autres services de base. Deuxièmement, ces politiques peuvent transformer des problèmes structurels en des stigmates moraux portés par les personnes ciblées. Et troisièmement, elles comptent sur l’absence de capacité de pression sociale des plus démunis pour exiger des aides de plus grande valeur et des services de meilleure qualité7. Il s’agit de la part de l’État d’un choix au rabais, d’une politique reconnue comme insuffisante, mais ayant le mérite d’exister ; elles ne mettent pas en place, cependant, un droit lié à citoyenneté (Lavinas 2007).
33On constate ainsi que le système de protection sociale développé au Brésil soutenait certaines catégories de travailleurs du secteur formel, majoritairement urbains et non-pauvres. En faisant cela, l’État cherchait à assurer la stabilité politique tout en socialisant également une partie des coûts de main-d’œuvre du secteur manufacturier émergeant (Saad-Filho 2015). Malgré le changement de paradigme de l’assistance sociale promu par la Constitution de 1988, les années 1990 sont marquées par la tendance néolibérale qui a renforcé les assurances privées complétées avec des programmes ciblés, conditionnels et transitoires. Par conséquent, la plupart des bénéficiaires de l’assistance sociale au Brésil sont des travailleurs précaires, et la plupart des transferts servent à la subvention de ces formes de travail (Fagnani 2014).
34Par rapport à la relation entre l’assistance sociale et les autres institutions de la protection sociale, si d’un côté, l’accès aux politiques de santé et de sécurité sociale devient de plus en plus restreint par la marchandisation et la privatisation, l’assistance sociale est élargie, et devient le principal outil de la protection sociale au Brésil (Mota 2010 : 134). Au-delà des bases matérielles déterminantes à la formation de l’ingénierie de la protection sociale, en tant qu’institution sociale, elle a un caractère politique et idéologique qui révèle le fond de la question sociale dans une société. Depuis les années 1990, Ana E. Mota (ibid.) observe au Brésil une tendance à la privatisation et l’« assistancialisation » de la protection sociale.
35La « question sociale » au Brésil est de réduire la pauvreté, et les programmes ciblés de transfert de revenus constituent le moyen choisi pour y parvenir. On notera que les politiques qui ciblent les périphéries urbaines, ou bien l’agriculture familiale, par exemple, sont aussi destinées aux pauvres, mais visent à résoudre un problème spécifique d’intégration et d’inclusion citoyenne (Lautier 2014). Ce nouveau modèle de protection sociale fait de l’assistance sociale un mécanisme d’intégration, et lui donne un rôle structurant dans les municipalités brésiliennes : l’assistance n’est plus un moyen d’accès à d’autres politiques de protection sociale et de citoyenneté en termes plus larges. Une tension liée à l’impossibilité structurelle de l’assistance sociale de jouer ce rôle intégrateur émerge, en raison de son caractère stigmatisant et, possiblement, renforçateur des conflits de classes. Il s’agit, d’une certaine façon, de remplacer le travail par la garantie de revenu — permettant l’accès à la consommation — comme principal mécanisme d’intégration face à la société. Avec une immense population pauvre et économiquement active, restreinte au travail informel et précaire, l’assistance sociale prend une proportion énorme sans offrir une vraie protection à ses usagers.
2. Le Programme Bolsa Família et ses enjeux sociaux
36En Amérique latine, les politiques sociales menées dans les années 1990 augmentent les investissements publics dans l’assistance sociale, mettant en place des programmes de lutte contre la pauvreté à grande échelle (Barrientos et Santibáñez 2009). Les PTCRs se sont multipliés d’abord en Amérique latine, où 19 pays sur 23 avaient mis en place tels programmes en 2013 (Garcia et Moore 2012). Pour Alfredo Saad-Filho (2015), le développement concomitant de tels programmes sur la région est dû à la coexistence de la pauvreté, de ressources publiques relativement abondantes et d’institutions d’États bien structurées. On notera aussi que les PTCR ont été initiées par des gouvernements de droite et de gauche (Díaz-Cayeros et Magaloni 2009), et aujourd’hui ils sont le type de politique sociale en plus forte croissance dans le monde en développement (Zucco 2013).
37Passons maintenant à une présentation complète du PBF, qui suit la tendance régionale de transfert direct de revenus régulier et pour une longue période aux familles les plus pauvres. D’abord, nous décrirons le contexte politique et institutionnel dans lequel le PBF a été créé. Cet exposé historique servira de base pour analyser la légitimation politique du programme dans le débat politique national, et pour comprendre les tensions existantes dans sa mise en œuvre à l’échelle locale.
2.1. Création et évolution du PBF
38La reforme néo-libérale de l’État brésilien dans les années 1990 a limité l’évolution de l’assistance sociale prévue dans la Constitution de 1988. Les deux politiques publiques faisant exception, le Bénéfice de prestation continuée (BPC) et les retraites rurales, ont eu un effet important dans la réduction de la pauvreté, couvrant plus de 10 millions de personnes. Concentrés sur les vulnérabilités de la vieillisse, ils n’ont pas pu réduire la pauvreté chez les enfants (Barros et Carvalho 2003). Les programmes de transferts conditionnels de revenus (PTCR) ont été créés pour combler cette lacune, et leur évolution dans les gouvernements du Parti des travailleurs (PT) (2003-2016) atteste l’importance que ce modèle d’assistance sociale a pris dans le pays.
39Les bases légales du PBF se trouvent dans la loi intitulée « Programme garantie de revenu minimal », approuvée en 1991, et dont l’auteur est le Sénateur Eduardo Suplicy (PT). Le projet entra en vigueur seulement en 1995, mais n’a jamais été réglementé. En 1995, deux PTCR sont mises en place à l’échelle municipale : le Programme Bolsa-Escola (bourse-école) à Brasília, créé par le gouverneur Cristovam Buarque (PT à l’époque), et le « Programme de garantie de revenu familial » à Campinas, dans l’État de São Paulo, créé dans la mairie de José Roberto Magalhães Teixeira (PSDB). L’année suivante, le programme Bolsa Escola fut appuyé par le gouvernement fédéral qui offrit à partir 1997 des incitations financières aux municipalités qui l’adoptaient. En 1998, soixante municipalités avaient adopté le programme et en 2000 leur nombre avait explosé à 1 115 (sur 5 507 à l’époque). Ce n’est qu’en 2001 que le programme devint en fait un programme fédéral, sous la tutelle du Ministère de l’Éducation, avec un bénéfice de 15 R$ par enfant et un maximum de trois enfants. Ce montant était très bas en comparaison des programmes de Brasília et de Campinas, et aussi en comparaison du PBF à venir. Dans sa première année, le programme était présent dans 5 470 (sur 5 561 à l’époque) municipalités, avec 2,5 millions familles inscrites. Ce chiffre atteint, en 2002, 5,5 millions de familles.
40Le début du premier gouvernent du PT avec le président Lula en 2003 était centré sur l’éradication de la faim à travers le programme Fome Zero (Faim zéro), qui avait pour objectif de garantir que chaque Brésilien aurait ses trois repas chaque jour. À la base, les transferts de revenus étaient une partie secondaire du programme — à travers le Cartão Alimentação (Carte alimentation). La même année, tous les programmes de transferts de revenus existants ont été fusionnés pour créer le PBF. Rapidement le programme est devenu plus important que Fome Zero, dont le PBF était pourtant censé faire partie. Un ensemble de problèmes dans l’administration du Fome Zero — comme les coûts administratifs élevés et des scandales de corruption dans la sélection des bénéficiaires — contribuèrent à sa fin précoce, et avant la fin de 2004 le programme fut complètement absorbé par le PBF.
41Les gouvernements fédéraux, jusqu’à 2019, ont maintenu la conception originale du PBF. Le programme fut constamment amélioré, visant une couverture de 100 % de la population en situation de pauvreté. La principale modification dans le programme fut le lancement du Plano Brasil Sem Miséria (Plan Brésil sans misère) en 2011, dans la première année du gouvernement de Dilma Rousseff. L’objectif était d’éliminer l’extrême pauvreté du pays — définie à l’époque par un revenu par mois de moins de 70 R$ (environ 43 $), soit environ 16,2 millions de personnes. La principale action du programme était de ne plus restreindre la valeur des allocations du PBF aux familles en extrême pauvreté.
42Le PBF est largement considéré comme une politique publique efficace. Entre 2003 et 2013, le MDS a reçu 131 délégations de 21 pays voulant mieux connaitre le programme (Campello et Neri 2013). Le programme a été promu par le gouvernement en partenariat avec le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et la Banque mondiale dans 63 pays (Fagnani 2014), et même le gouvernement de Michel Temer (PMDB) — à partir de mai 2016 —, bien qu’adoptant une posture de réduction de coûts sociaux, a augmenté la valeur des allocations. Dans une perspective historique, le PBF représente une rupture concernant le contrôle des bénéficiaires de l’assistance sociale, vu qu’aucun contrôle institutionnel n’est fait sur l’usage de l’argent versé aux familles — qui est versé directement aux familles par une banque publique.
La base légale du PBF : droit social ou « bénéfice » ?
43Simmel développe aussi une discussion sur la nature de l’assistance sociale en tant que droit des pauvres. Il constate que « l’État a l’obligation d’assister les pauvres, mais à cette obligation il ne correspond pas un droit à l’assistance aux pauvres » (2002 : 50), ce qui est précisément une caractéristique des politiques publiques d’aide aux pauvres au Brésil. Pour Simmel, le fait que l’obligation d’aide ne soit pas traduite en droit, que l’État ne permet pas aux pauvres de revendiquer l’aide comme un droit, les exclut de fait de la citoyenneté. La reconnaissance du droit à l’assistance serait ainsi la seule manière de « protéger l’aide publique de l’aléatoire et de la dépendance face à des situations financières périlleuses ou à d’autres facteurs d’insécurité » (ibid. : 42)8.
44Dans ce sens, en retournant à notre cas d’études, le PBF est-il un « droit des pauvres », qui a été jusqu’alors systématiquement négligé par la société brésilienne ? Comme souligné précédemment, le PBF a été conçu dans l’esprit du revenu minimum de base, fondé sur la perspective du paiement de la « dette sociale » en vue de l’expansion de la citoyenneté à travers les politiques publiques qu’a inspiré la Constitution brésilienne de 1988. Les tenants d’un revenu de base suggèrent que la plupart des problèmes de la mise en œuvre du PBF, tels que les erreurs de ciblage et le contrôle des conditionnalités, pourraient être minimisés par le passage à un transfert inconditionnel et universel (Barrientos 2013b), entrainant aussi une réduction des coûts d’administration du programme. Dans cet esprit, plusieurs auteurs (et élus) brésiliens soutiennent l’adoption d’un revenu minimum de base (Suplicy et Buarque 1997 ; Monnerat et al. 2007 ; Suplicy 2007). Cependant, le sujet qui nous intéresse le plus ici est la nature même des droits sociaux dans le cadre du PBF, comme le souligne Robert Castel :
Parler de droits (sociaux), c’est affirmer que la protection de l’individu constitue une exigence incontournable que l’État garantit parce que ces individus sont des citoyens et doivent être traités comme tels. La solidarité à leur égard n’est pas l’exercice d’une bienveillance facultative, mais la reconnaissance du fait qu’ils sont membres de la communauté nationale, et dès lors ont des droits (Castel 2013 : 6-7).
45Dans ce sens, même s’il est présenté comme un droit social, le PBF repose toujours sur une base légale fragile qui peut facilement être démantelée par le gouvernement fédéral, ce qu’a été fait par Bolsonaro en 2021, quand le PBF a été remplacé par l’Auxílio Brasil, et après défait par Lula en 2023. Cette fragilité participe au manque de sécurité des bénéficiaires concernant la continuité du versement des allocations, ainsi qu’à l’usage électoral du programme, dont les stratégies clientélistes font partie.
46Le PBF a été créé par une mesure présidentielle en 2003 et il est devenu une loi fédérale (nº 10 836) le 9 janvier 2004. Le programme a été conçu comme un programme ciblé, et il l’est resté : « l’octroi des bénéfices du PBF a un caractère temporaire et ne génère pas un droit acquis. L’éligibilité des familles pour recevoir ces prestations doit être obligatoirement examinée tous les deux ans » (l’article 21 du décret nº 6 392 de 2008). Le PBF est un programme du gouvernement fédéral, il n’est pas une politique sociale constitutionnelle, car il existe des quotas par municipalité. Si le PBF était un droit constitutionnel, il n’y aurait pas de quotas, la distribution serait illimitée. En plus d’être une mesure budgétaire, son statut légal permet l’existence des conditionnalités, car un droit social réel ne pouvait pas avoir de conditions pour être appliqué. Cependant, le programme est fondé sur des lois et des règles bien définies, et que ce soit un droit constitutionnel ou un programme gouvernemental, l’impersonnalité et l’égalité de traitement devraient présider à l’accès de la population au PBF.
47Pour Armando Barrientos (2013a), le plus grand défi des PTCR concerne leur institutionnalisation, par laquelle ils acquièrent un statut juridique et administratif, des règles de fonctionnement transparentes, et des moyens efficaces de coordonner leurs activités avec d’autres organismes publics. Pour l’auteur, bien que l’institutionnalisation du PBF soit en cours, et bien que le PBF soit reconnu comme un cas exemplaire, le processus est en stagnation. Le programme a beau être ancré dans un ministère et régi par des lois, il ne constitue pas un droit acquis, et il est perçu par ses bénéficiaires comme tel, constat que nous ferons aussi dans ce travail. De plus, le gouvernement dispose d’une grande marge de manœuvre pour modifier les paramètres du programme, y compris les valeurs des allocations, qui ne sont pas reliées au salaire minimum.
48Il faut remarquer qu’au Brésil, les PTCR ont été développés en dehors de l’assistance sociale, avec une organisation bureaucratique indépendante, même si on note récemment un rapprochement d’agendas — non sans tensions — entre les deux structures (Bichir 2016). Ces tensions sont fondées particulièrement sur deux facteurs : 1) la différence fondamentale de base légale des deux domaines. Alors que l’assistance sociale est un droit constitutionnel réglementé par la loi, le PBF reste un programme de gouvernement, objet constant de débat politique ; et 2) l’assistance est ancrée sur une catégorie professionnelle avec un haut niveau d’organisation, tandis que le PBF a été conçu et reste dirigé par des économistes, et ne s’appuie que de façon indirecte sur le travail social, puisque sa mise en œuvre n’exige pas la présence de travailleurs sociaux. Même si les assistantes sociales sont souvent employées par les bureaux municipaux du PBF, le fait que leur participation ne soit pas obligatoire implique aussi que leurs décisions peuvent être ignorées par les coordinateurs locaux, en fragilisant a priori le droit des bénéficiaires.
2.2. Fonctionnement du PBF
49Cette section discutera des caractéristiques spécifiques du fonctionnement du PBF dont la connaissance est nécessaire pour la compréhension de l’enquête et de ses résultats : le statut juridique du programme et le fonctionnement des listes d’attente. Créé en 2003, le PBF est actuellement le plus grand programme de transferts conditionnels de revenus au monde en nombre de personnes assistées, qui cible plus de 14 millions de familles, environ 50 millions de personnes, soit un quart de la population du pays. Le programme a comme critère d’éligibilité le revenu familial par habitant mensuel, ciblant les foyers en dessous du seuil de pauvreté et d’extrême pauvreté — défini comme inférieur à 170 R$ et à 85 R$ (environ 52 $ et 26 $) respectivement (en janvier 2017). Pour maintenir leur l’allocation, les bénéficiaires doivent suivre des conditionnalités : il est attendu d’eux que les femmes enceintes fassent des examens médicaux réguliers, ainsi que des bébés, et que les enfants soient vaccinés et scolarisés. Ce sont les femmes aussi qui perçoivent la prestation. Il s’agit d’un choix délibéré, partagé par des PTCR dans d’autres pays. Il vise à favoriser l’autonomisation des femmes au sein de la famille, et repose sur l’idée que les femmes orientent les dépenses des ressources du ménage en priorité pour la protection de l’enfant.
50L’expansion du PBF en termes de budget et de couverture au fil des ans témoigne de son succès. Le PBF n’est pas le seul responsable pour la réduction de la pauvreté au Brésil, puisque l’expansion du secteur de travail formel et l’augmentation du salaire minimum ont aussi joué un rôle important. Cependant, Barros et al. (2010) estiment que les sources de revenus non liés au travail — comme le PBF, mais aussi le BPC — étaient responsables d’environ 50 % de la réduction de la pauvreté et des inégalités au Brésil pour la période de 2001 à 2007. Depuis son lancement en 2003 jusqu’à 2016, le nombre de familles bénéficiaires est passé de 3,6 à 13,9 millions, avec des allocations moyennes de 176 R$ par mois.9 Avec la région amazonienne, le Nordeste du Brésil — où se trouve le Ceará — concentre la population la plus pauvre du pays et elle est en conséquence destinataire des allocations moyennes les plus hautes.
51Le PBF a été réformé avec une complexité croissante depuis sa création : le montant des allocations a changé, des allocations supplémentaires ont été créées, et les critères d’éligibilité des familles ont été modifiés (Osorio et Soares 2014). Si les critères d’accès n’ont pas subi de grands changements, la définition de la valeur exacte des allocations est la boîte noire du PBF, tant pour les bénéficiaires que pour la majorité du personnel municipal. Le montant de l’allocation varie entre 39 R$ et 372 R$ (environ 12 $ et 115 $ en janvier 2017) en fonction de la composition familiale (voir tableau 1.1) afin d’élever les revenus des familles au-dessus du seuil de pauvreté.10 Depuis 2012, la limite maximale des bénéfices peut être dépassée afin de faire passer les familles au-dessus du seuil d’extrême pauvreté.
Tableau 1.1 Composition des allocations du PBF
Bénéfices | Familles cibles | Montant par mois |
Bénéfice basique | Extrêmement pauvres | 85 R$ (une fois) |
Bénéfice variable | Pauvres et extrêmement pauvres avec femmes enceintes ou allaitantes, enfants jusqu’à 16 ans | 39 R$ par femmes enceintes ou allaitantes, et enfants jusqu’à 16 ans (maximum 5 personnes) |
Bénéfice variable jeune | Pauvres et extrêmement pauvres avec adolescents entre 16 et 17 ans | 46 R$ (maximum 2 adolescents) |
Bénéfice pour surmonter l’extrême pauvreté | Après le montant reçu par le PBF, celles qui restent dans l’extrême pauvreté | montant permettant d’atteindre un revenu familial par personne de 85 R$ |
Source : élaboration de l’auteur, données officielles du MDS (2016).
52Même s’il s’agit d’un programme fédéral, le PBF est géré en collaboration avec les municipalités, qui mettent à disposition leurs bureaux et leur personnel pour la gestion du PBF au niveau local. Les ressources originaires du PBF fédéral sont exclusivement destinées à l’investissement d’infrastructure.
53La municipalité et le gouvernement fédéral signent un accord d’adhésion (Termo de adesão), où le premier s’engage à nommer un coordinateur municipal (gestor municipal) responsable de la gestion du programme, à enregistrer les bénéficiaires potentiels dans le « Registre unifié » (Cadastro Único) — la base de données nationale contrôlée par le Ministère du Développement social (MDS) et alimentée par les municipalités qui donnent accès à tous les programmes sociaux fédéraux, principalement le PBF —, à tenir à jour cette base de données, et à surveiller les conditionnalités. Le gouvernement fédéral est de son côté responsable du paiement des allocations aux familles qui satisfont aux exigences du programme, ainsi que de soutenir la gestion et le financement du bureau municipal (Hevia de la Jara 2012). La gestion du programme peut alors être résumée par les étapes suivantes :
le gouvernement fédéral attribue des quotas aux municipalités, fondées sur l’estimation du nombre de personnes « pauvres », déterminé par un seuil national de pauvreté ;
les municipalités réalisent l’enregistrement des familles potentielles dans une base de données unifiée, le Registre unifié. Les données recueillies sont autodéclarées par les familles, y compris celles relatives au travail informel, pour lesquelles elles ne sont pas censées fournir de preuves. Les agents locaux du PBF sont mandés pour demander toutes les sources de revenu (monétaire) des familles, issues d’un travail formel ou informel, d’aides permanentes reçues par les familles, ou d’autres allocations ;
les dossiers sont traités par un système centralisé au niveau fédéral pour déterminer automatiquement l’éligibilité des familles ; la valeur de l’allocation accordée est fondée sur les informations transmises ; le bénéfice est transféré directement à la famille à travers une carte bancaire nominale ;
le système centralisé contrôle sporadiquement les irrégularités (voir encadré 1.5), en croisant les informations familiales avec les déclarations d’impôts et les bases de données du Ministère du Travail (l’emploi informel et non déclaré n’est pas l’objet de vérification) ; une révision automatique des données est aussi faite régulièrement,11 en vue d’identifier des irrégularités telles que : l’absence de mise à jour bisannuelle du dossier, la non-conformité aux conditionnalités, le manque d’information ou l’invalidité des numéros d’identification dans le dossier de famille ; les familles présentant des incohérences voient leur allocation bloquée ou suspendue automatiquement et sont signalées aux municipalités ;
les bureaux municipaux du PBF sont responsables du suivi des bénéficiaires, ce qui inclut la mise à jour des informations familiales tous les deux ans (au maximum) et le respect des critères d’accès.
54L’autodéclaration est un trait constitutif du programme, ce qui veut dire que les agents locaux du PBF ne sont pas censés mettre en doute les données déclarées par les bénéficiaires, même si celles-ci ne peuvent pas être corroborées par des documents. C’est la conséquence d’un choix délibéré du MDS de construire un programme inclusif, dans l’esprit d’un projet de revenu minimal universel. Ce choix révèle la volonté d’accepter les erreurs d’inclusion afin de diminuer les erreurs d’exclusion. La surcouverture était, dans ce cadre, non seulement acceptée, mais voulue, en considérant que : 1) ces familles sont majoritairement proches d’une situation de pauvreté, puisque les allocataires non-pauvres seraient au fur et à mesure identifiés et éliminés du programme ; 2) la pauvreté est dynamique, et des règles très précises risqueraient d’exclure des familles pauvres ; 3) un suivi minutieux et constant des familles représenterait une importante augmentation de coûts de mise en œuvre du programme. Le contrôle global du nombre de bénéficiaires est donc fait à travers les quotas municipaux.
55Encadré 1.5. Blocage, suspension et annulation de l’allocation
Dans le processus de vérification, il existe trois procédures bureaucratiques distinctes : blocage, suspension et annulation de l’allocation :
I. Le versement des prestations peut être « bloqué » suite à différents types de vérifications : certaines ne peuvent être effectuées que par le MDS (absence de mise à jour des informations familiales tous les deux ans, par exemple) ; d’autres peuvent être réalisées par le bureau municipal, comme dans des cas de soupçon de mauvaise déclaration du revenu du ménage ou d’informations familiales erronées. Dans ces cas, le gestionnaire fait un rapport et la famille n’a connaissance du blocage qu’au moment de retirer l’argent, sans être informée de la raison du blocage ; ils ont alors six mois pour contester la décision. Si le blocage est levé, les prestations non versées sont restituées.
II. La « suspension » du paiement des prestations (jusqu’à trois mois) résulte de la non-conformité aux conditionnalités. Seul le MDS peut suspendre l’allocation. Après la période de suspension, les paiements reprennent, mais la famille ne reçoit pas les allocations qui ont été suspendues, sauf s’il est avéré que la suspension n’était pas légitime.
III. L’« annulation » exclut la famille du PBF, arrête le versement de nouvelles allocations et empêche tout retrait d’allocations encore créditées qui sont normalement disponibles pendant 90 jours. L’annulation peut se produire par l’action du MDS ou du bureau municipal (dans le cas de démission volontaire ou d’une ordonnance judiciaire). Quand un bénéficiaire perd son allocation (annulation, et non suspension), il est placé dans la liste d’attente.
56Bien que les quotas municipaux soient définis par le nombre estimé de personnes en situation de pauvreté, ils ne peuvent pas appréhender la complexité du revenu des familles ni l’instabilité du travail, la fluctuation du revenu et le flux de migration intermunicipal. Le programme intègre cette complexité en n’annulant pas automatiquement les allocations de familles qui sortiraient du profil ciblé. Une fois la prestation bloquée en raison d’une irrégularité, le titulaire de l’allocation dispose d’un délai de six mois pour contacter le bureau municipal du PBF avant que l’allocation ne soit annulée. Les mesures pour la protection de ces bénéficiaires qui pourraient retomber dans la pauvreté contribuent une fois de plus à un problème de couverture du programme. Comme les quotas sont répartis selon des estimations de personnes en situation de pauvreté, et en supposant qu’ils soient exacts, chaque famille qui n’est plus en situation de pauvreté et qui continue à recevoir l’allocation prend la place d’une famille en situation de pauvreté qui ne la reçoit pas. Il en résulte de longues listes d’attente pour les places rendues disponibles par la sortie de bénéficiaires (volontaires ou non) ou lors des mises à jour des quotas.12
Les conditionnalités : devoirs citoyens ou contrôle des pauvres ?
57Une importante caractéristique du programme qui doit être discutée ici est son caractère conditionnel. En échange des transferts reçus, les bénéficiaires doivent observer quelques obligations associées à l’investissement dans le capital social de leurs familles. L’existence même des conditionnalités révèle une contradiction au sein du PBF, entre ses objectifs et l’économie politique qui lui garantit une légitimité sociale. Le programme a été conçu pour éradiquer la faim et la pauvreté extrême et en conséquence de cet objectif, la discussion sur la sortie du programme — ce qu’on appelle la « porte de sortie » — est restée marginale, hors des préoccupations des décideurs du gouvernement fédéral. En même temps, avec la constante augmentation du nombre de bénéficiaires du programme (jusqu’à 2012), la discussion sur la permanence indéfinie des bénéficiaires dans le programme a pris de l’importance, renforcée par la crise économique que le pays connait depuis 2014. Le MDS a commencé ainsi à diffuser des données pour défendre que des personnes sortaient volontairement du programme, comme signe de bon fonctionnement du PBF.
58Dans ce contexte, les conditionnalités du PBF servent à augmenter l’acceptation du programme parmi la population non bénéficiaire, à justifier un investissement dans le capital social des pauvres, notamment des enfants, puisque les deux conditionnalités existantes pour le moment ciblent la scolarisation des mineurs et la santé des femmes enceintes et de leurs bébés. L’argument en faveur des conditionnalités est qu’elles déclencheraient un cercle vertueux de droits et de devoirs, en demandant une contrepartie aux familles assistées, et qu’elles auraient un caractère « pédagogique ». Pour le cas de la scolarisation, par exemple, le programme ne fait rien d’autre que de payer les parents pour qu’ils respectent la loi, puisqu’elle exige précisément que chaque enfant, dont les parents sont légalement responsables, aille à l’école.
59De plus, les résultats du programme évalués par des indicateurs de santé et d’éducation sont très limités, ce qui démontre avant tout une faible qualité des services de santé et d’éducation, qui n’ont rien à voir avec le PBF (Sánchez-Ancochea et Mattei 2011). L’existence de conditionnalités liées à la santé et à l’éducation est révélatrice de la présupposition que les problèmes d’accès à ces services viennent des individus, et non pas de la qualité et de l’abondance de l’offre (Schwartzman 2009). Ainsi, l’État, qui a l’obligation de fournir ces services, au lieu d’améliorer leur qualité, menace les pauvres qui n’y accèdent pas de leur enlever l’allocation du PBF, alors que l’accès à celui-ci devrait être un droit13. Pour Lautier (2014), les conditionnalités sont nécessaires pour la justification du programme vu qu’elles participent à une logique de transformation des pauvres « inutiles » en producteur de leur propre capital humain. Les pauvres seront ainsi moralisés en travaillant sur eux-mêmes, sur leurs corps et leurs compétences, ainsi qu’en devenant de « bons » parents, voisins ou membres des « bonnes » communautés14.
*
60Les principes d’aide aux pauvres sur lesquels le PBF a été fondé sont l’objet de contestations par une partie des représentants politiques, et sont progressivement mis de côté. Ainsi, le sentiment de rejet du programme, et de façon générale de rejet des programmes de lutte contre la pauvreté, se renforce dans les discours politiques. Cette contestation vient des représentations dominantes de la pauvreté dans l’ensemble de la société brésilienne, et de façon plus forte dans les classes supérieures, comme on le verra ensuite.
3. Les pauvres dans la société brésilienne
61Pour discuter les représentations de la pauvreté au Brésil et le rôle que le Programme Bolsa Família (PBF) y joue, nous adoptons une approche relationnelle de la pauvreté d’après Simmel (2002), et comme nous l’avons détaillé dans l’introduction du livre, ce qui nous intéresse est d’étudier le statut donné à ceux qui sont considérés comme pauvres dans la société, et le traitement qui leur est réservé. De plus, notre choix est facilité par notre objet d’étude, le PBF, dont les bénéficiaires sont délimités par des seuils nationaux. Cette approche ouvre la porte à une gamme d’objets normalement ignorés par des disciplines comme l’économie et la science politique. Je pense notamment à l’étude du statut du pauvre dans la société, sa construction et son évolution avec le temps. L’étude de la relation entre pauvres et non pauvres et ses lieux de conflits sont au centre de l’approche sociologique de la pauvreté. Cette dichotomie doit en effet être un objet d’étude dès que les phénomènes étudiés sont inscrits dans des sociétés où la distinction en entre « pauvres » et « non-pauvres » est un facteur structurant de la vie sociale.
3.1. PBF et représentations de la pauvreté
62Le premier pas pour comprendre le statut du pauvre dans la société brésilienne est d’analyser les représentations sociales de la pauvreté et du PBF. En effet nous partageons la prémisse que le développement des politiques d’assistance sociale est lié à ces représentations. Paugam et Selz (2005) identifient deux représentations opposées de la pauvreté en Europe. D’un côté on trouve une explication par la paresse, qui fait de l’individu le responsable de sa pauvreté et qui permet donc de justifier l’absence d’aide sociale. Cette explication est d’autant plus mobilisée quand le pays concerné est en croissance économique avec un chômage réduit. D’un autre côté, nous avons l’explication de la pauvreté par l’injustice, où les pauvres sont vus plutôt comme des victimes d’un système ou d’un contexte de crise économique. Dans ce cas, l’aide de l’État est plus soutenue.
63Dans la sociologie politique que nous nous proposons de faire dans ce chapitre, comprendre les représentations sociales de la pauvreté est essentiel puisque nous partageons de la thèse selon laquelle :
un pays sera d’autant moins disposé à développer des politiques sociales ambitieuses que ses habitants seront nombreux à considérer la pauvreté comme un problème relevant de la responsabilité de chaque individu et, au contraire, qu’un pays sera d’autant plus encouragé à consacrer des moyens pour la lutte contre la pauvreté que ses habitants verront dans ce problème l’effet d’un système d’injustice condamnant les plus démunis à un destin commun (Paugam et Selz 2005 : 296).
64Ainsi, nous allons discuter quelques données d’une enquête par sondage réalisée auprès d’un échantillon représentatif de la population brésilienne autour de ce sujet (IE-UFRJ 2012)15. Voyons d’abord quelques questions générales sur le soutien des personnes interrogées aux politiques de redistribution de revenus.
65Dans le graphique présenté à la figure 2, les questions ont été ordonnées par le degré d’accord à chaque affirmation. On constate d’abord un relatif consensus des répondants concernant le rôle de l’État pour diminuer les inégalités sociales, notamment quand on considère les deux réponses positives ensemble. La responsabilité de l’État pour aider les pauvres reste largement appuyée par les répondants, 73 % d’entre eux affirmant que des programmes « comme le PBF » doivent continuer. Le soutien global aux affirmations diminue à mesure qu’elles expriment le fait que les pauvres ne sont pas responsables de leur situation de pauvreté, jusqu’à cliver complètement les réponses à la dernière question, quand on demande de façon directe la raison pour laquelle les pauvres restent pauvres : pour 38 % des répondants, le manque d’opportunité n’est pas l’explication, tandis que pour 37 % elle l’est.
66En rassemblant les questions de la figure 2, l’étude a trouvé des effets significatifs du revenu et de la région géographique sur les résultats. D’abord, les individus avec un revenu familial plus bas se sont montrés plus favorables aux politiques de redistribution et au rôle prééminent de l’État dans la réduction des inégalités. Le soutien à la redistribution est le plus fort pour les familles ayant un revenu familial par mois inférieur à 1 000 R$. D’un point de vue géographique, la région Nordeste a concentré l’effet marginal le plus important (avec la région Norte présentant des résultats proches). En croisant les réponses, l’étude montre que ceux qui croient que la pauvreté est causée par un manque d’efforts sont moins favorables à l’intervention de l’État pour résoudre les inégalités et réduire la pauvreté.
67Si l’appui au PBF reste fort de façon générale, la tendance s’inverse à mesure qu’on rentre dans les détails de fonctionnement du programme et de son expansion, comme le montre le graphique présenté à la figure 3.
68Dans la première question de ce deuxième graphique (fig. 3), on trouve la même structure de réponses que dans le graphique précédent, qui pourrait être interprété comme un sentiment positif envers les politiques de redistribution. Cependant, la question ne permet pas de savoir clairement si les 63 % de répondants pensent que le montant moyen du PBF est bas en soi, ou s’il est bas par rapport à ce qu’ils pensent que le montant moyen devrait être. Les réponses à la question suivante laissent penser qu’il s’agit de la première hypothèse. En effet, quant à savoir si le gouvernement doit augmenter le montant de l’allocation du PBF « pour que les familles sortent de la pauvreté », le taux d’accord tombe à 42 % avec un désaccord explicite également de 42 %. Ce rejet peut être expliqué par les réponses aux questions suivantes, qui montrent que le PBF ne fait pas consensus chez les répondants. Plus de 50 % d’entre eux pensent que les femmes pauvres auront plus d’enfants pour recevoir une allocation du PBF plus importante, et 59 % pensent que le PBF n’arrive pas à sortir les gens de la pauvreté. Même si des conditionnalités liées au travail n’existent pas dans le PBF, 72 % des répondants pensent qu’il faut obliger les bénéficiaires à travailler. Et finalement, par rapport aux conditionnalités existantes, un total de 83 % des répondants soutiennent leur existence.
69On constate ainsi une vision dominante de soutien aux politiques de redistribution et au devoir de l’État d’aider les pauvres (fig. 2). Toutefois, ce soutien ne se traduit ni dans un appui à l’expansion du PBF, ni dans une croyance en son efficacité (fig. 3). De façon similaire, la vision dominante est que l’aide reçue doit être conditionnée, y compris par l’obligation au travail des bénéficiaires adultes. Dans le croisement des réactions à ces affirmations avec les variables sociodémographiques, le seul groupe défavorable à l’adoption de conditionnalités était la catégorie de couleur « noire ou brune ». Être bénéficiaire du programme n’a pas joué un rôle dans ces réponses, ni le fait de connaitre un bénéficiaire : les « relations de proximité ne permettent pas de reconnaitre les pauvres comme détenteurs de droits, à moins qu’ils remplissent les obligations qui leur sont imposées. Par ailleurs, plus les répondants étaient issus d’une région pauvre, plus ils soutenaient la mise en place de conditionnalités » (IE-UFRJ 2012 : 107).
70Les réponses — ainsi que la formulation des affirmations du questionnaire — nous donnent une image des représentations dominantes de la pauvreté au Brésil. Pour mieux cerner ces représentations, passons maintenant à l’analyse de la distribution de quelques réponses. L’affirmation du premier graphique (fig. 2), « Il y a des gens qui restent pauvres principalement parce qu’ils n’ont pas d’opportunités dans la vie », a fortement clivé les réactions des répondants. On constate un effet significatif du revenu familial : plus il est élevé, plus les répondants pensent que la pauvreté n’est pas expliquée par le manque d’opportunités.
71Les réactions à l’affirmation sont plus clivées quand on les croise avec une autre variable : le niveau de scolarité, qui a aussi eu un effet significatif sur la distribution des résultats. La faible tendance observée dans le croisement avec le revenu familial s’accentue. Les individus sans scolarisation formelle sont d’accord à 54 % avec l’affirmation alors que les plus scolarisés le sont à 33 %. En même temps, le niveau de désaccord diminue aussi à mesure qu’on monte dans l’échelle de scolarisation, avec une montée des réponses neutres, qui culminent à un tiers des répondants16. Un effet significatif de la région géographique a aussi été trouvé dans la distribution de quelques réponses. Les individus des régions Nord et Nordeste affirment un soutien plus fort aux politiques de redistribution.
72Pour conclure, en moyenne, les Brésiliens sont favorables de la redistribution de revenus et au rôle central que l’État y joue. En revanche, la vision des pauvres en tant qu’opportunistes et responsables de leur pauvreté reste majoritaire. Le résultat est donc un soutien faible au PBF, au moins en ce qui concerne la croyance en son efficacité, en conséquence un faible soutien à son expansion. Ces représentations sont dominantes à travers les catégories sociodémographiques, même si les chez les plus pauvres on trouve un plus fort soutien à ces politiques. Pour l’existence (voire l’expansion) des conditionnalités, le soutien reste majoritaire, mais cette fois il est même plus fort chez les plus pauvres. L’étude qualitative de Tebet (2017) montre même que certains bénéficiaires pensaient que le gouvernement devrait mieux contrôler l’usage des ressources données aux assistés à travers le PBF. Cette posture peut faire partie des stratégies de résistance à la stigmatisation de l’aide sociale.
3.2. La régulation de la pauvreté au Brésil et au Nordeste
73D’après la typologie des régimes d’attachement établie par Paugam (2016), le Brésil se rapproche du régime familialiste, où le lien de filiation prend le rôle régulateur. Le régime d’attachement familialiste est caractérisé par « une très forte solidarité familiale pour faire face à la pauvreté, laquelle reste massive tant le marché de l’emploi procure peu de protections généralisées et laisse se développer une économie informelle aux franges de la condition salariale minimale » (Paugam 2016 : 131). Cette solidarité est ainsi la principale source de reconnaissance et de protection pour les individus — pauvres ou non. Cette configuration des liens sociaux est le facteur explicatif de la pauvreté intégrée, où on constate une « naturalisation » de la pauvreté, dans le sens où elle parait naturelle, comme allant de soi, a-historique et donc immuable.
74Dans le cadre du régime d’attachement familialiste, on y identifie une prédominance de la morale familiale sur d’autres domaines de la vie sociale. On l’observe dans ce que Paugam appelle la « routinisation de la domination », dans des formes de protection paternaliste dont le clientélisme fait partie. Dans notre cas, on voit qu’on peut considérer que le clientélisme représente une expression locale de la régulation familialiste de la pauvreté : un moyen de garder la morale familiale au centre de la vie politique, où les relations interpersonnelles s’imposent à toutes les structures politiques informelles. Le lien de citoyenneté est régulé par une structure de réciprocité fondée sur la confiance et le prestige relié à la famille, c’est-à-dire à la norme familiale. Autrement dit, les pratiques ou rapports normalement identifiés comme « clientélistes » sont une expression de la prééminence du lien de filiation sur les autres liens sociaux dans un régime de type familialiste, en particulier sur le lien de citoyenneté. Il s’agit de l’empreinte normative du lien de filiation dans la sphère des relations de pouvoir qui accompagnent l’exercice de la citoyenneté.
75Il est bien documenté que dans le Nordeste, les programmes d’urgence et les autres initiatives d’aide sociale ont été historiquement utilisés par des élites politiques locales pour alimenter un système de domination fondé sur le clientélisme politique. Tout se passe comme si le gouvernement prenait lui-même aussi le rôle de patron devant protéger les individus les plus défavorisés. Dans l’histoire du Ceará, les relations entre l’État et les citoyens sont aussi régulées par le modèle envahissant du clientélisme, comme l’ont observé plusieurs auteurs, tout comme les relations entre les différents niveaux du gouvernement.
76Raymundo Faoro (1958) souligne qu’au Brésil, le pouvoir politique n’a pas été exercé pour servir les intérêts des certains groupes spécifiques, mais plutôt en vue de la reproduction d’une même classe politique : le « patronage politique brésilien », défini par la domination de la structure de l’État, source de son prestige et de sa richesse. D’après l’auteur, le pouvoir de ce groupe social est fondé sur le « patrimonialisme » de Weber (2013), une forme de domination traditionnelle, centrée sur les structures familiales, typique des systèmes centralisés qui ont évolué dans des formes modernes de patrimonialisme bureaucratique autoritaire — en opposition à des formes de domination rationnelle-légale qui ont prévalu dans les pays capitalistes d’Europe occidentale.
77Plusieurs travaux ont démontré la relation entre la famille17 et le pouvoir des coronéis dans le Nordeste. Maria Isaura P. de Queiroz (1975) défend qu’en fait, l’origine et la source de pouvoir de la structure du coronelismo18 se trouvent dans la solidarité de la famille élargie composant un groupe politique. La famille élargie, étant un groupe d’unités économiques indépendantes, offrirait des avantages économiques pour tous ses membres à travers une solidarité interne qui assure la loyauté des membres à ses leaders :
On peut dire donc que le domaine politique du colonel était le résultat de sa situation économique, en premier lieu, ce qui donnait à l’individu la possibilité d’exercer le pouvoir en le mettant dans une position de faire des faveurs ; l’existence d’une famille élargie était une condition importante de soutien pour la conservation du pouvoir au sein de l’ensemble des parents ; mais parmi les parents, le leader, par excellence, était celui qui présentait les qualités indispensables : le grand coronél était toujours un primus inter pares (Queiroz 1975 : 178, notre traduction).
78Cette thèse est récupérée par Linda Lewin (1993) dans son étude sur le pouvoir des oligarchies dans l’État de la Paraíba, aussi dans le Nordeste. Sa contribution est de démontrer la résilience de l’influence des liens familiaux sur l’organisation de la politique locale, renforcée par la persistance de fortes inégalités sociales et de la pauvreté généralisée. Dans une société où l’action de l’État est inefficace et où l’identité de classe est faible, la famille reste la plus grande source de sécurité. Ceci est caractéristique du régime d’attachement familialiste (Paugam 2016) et le Brésil s’en rapproche : le lien de filiation y a un rôle régulateur, produisant un ensemble de normes auquel les autres liens sociaux sont soumis. Plus spécifiquement, on constate que le lien de filiation régule aussi la vie politique, transformant ainsi le lien de citoyenneté.
3.3. Un attachement familialiste construit par l’assistance sociale
79Comme montré précédemment, la famille a un rôle fondamental dans les politiques brésiliennes d’assistance sociale, puisqu’elle est la cellule bénéficiaire principale de ces politiques. Le PBF n’a pas modifié cette tendance, comme son propre nom l’indique : il s’agit d’une « bourse », une « allocation » pour la famille, et seulement des familles « entières » en peuvent bénéficier. Par « famille », la loi entend « l’unité nucléaire, éventuellement élargie à d’autres personnes qui ont des liens de parenté ou d’affinité avec elle, en formant un groupe domestique, vivant sous le même toit et qui se maintient par la contribution de ses membres » (loi fédérale nº 10 836, le 9 janvier 2004). Les couples sans enfants n’ont été intégrés comme bénéficiaires du PBF qu’à partir 2011, et les personnes seules ne peuvent toujours pas accéder au programme : ainsi, le « lien familial, mis à part les conditions de revenu, [devient] l’élément déterminant de l’accès au programme » (Fonseca 2001 : 105).
80L’idée de fond est que le succès des politiques sociales dépend de la structure qu’elles choisissent pour cible. La supposition est que la famille fonctionne comme un « filtre redistributif de bien-être » : des règles familiales organiseraient les ressources et les responsabilités en fonction du bien-être de toute l’unité familiale (Medeiros 2000 : 49). Ainsi, l’action de l’État pour la protection des individus en situation de vulnérabilité sociale passe par la famille. Ce choix est aussi dû à la croyance que la réduction de la pauvreté doit passer par le renforcement de l’autonomisation (empowerment) des pauvres. Pour la même raison, les femmes sont les cibles prioritaires du programme, pour renforcer leur autonomisation vis-à-vis des autres membres du ménage, et par leur manière de réguler la consommation de la famille, notamment parce qu’elles donnent la priorité aux besoins des enfants.
81Dans ce cadre, dans quelle mesure peut-on imaginer que le PBF soit une forme d’expression de la configuration familialiste nationale qui induit une régulation spécifique de la pauvreté ? Nous allons répondre à cette question en analysant deux sujets de débat autour du PBF : la famille et le travail.
Le rôle de la famille dans la légitimation politique du PBF
82D’abord, il est nécessaire de comprendre le rôle de la famille dans la légitimation politique du programme. L’expansion des politiques d’assistance sociale dépend de la capacité d’un gouvernement à légitimer une telle décision auprès des électeurs — qui sont ceux qui vont financer ces politiques. Cela nous renvoie aux représentations dominantes de la pauvreté, qui dépendent du type de régime d’attachement, comme décrit auparavant. Dans le régime d’attachement familialiste, comme c’est le cas du Brésil, on constate une naturalisation de la pauvreté, où la représentation dominante culpabilise les pauvres en raison de leur situation. Ces pauvres ne doivent ainsi compter qu’avec leurs ressources familiales pour s’en sortir, et l’aide à ces familles est fortement ancrée sur la rationalité de la charité d’origine catholique. Ce type d’aide est donc aussi attendu dans les relations privées, professionnelles, ou publiques : on n’attend pas la justice des patrons ou de l’État, mais leur bonté. Cela pose un problème pour la justification de l’assistance sociale. Un programme de grande ampleur comme le PBF est légitimé par plusieurs arguments, mais le principal, qui détermine chaque aspect du programme, est le choix de la famille comme cible du programme. Cela permet de contourner la discussion sur la culpabilisation des pauvres, en mettant l’accent sur l’avenir des enfants, qui ne peuvent être tenus responsables de leur situation.
83Dans des sociétés ayant une autre configuration des liens sociaux, la pauvreté des enfants est aussi l’objet de l’action publique. Alors que d’autres solutions collectives pourraient être mises en place pour résoudre le problème de la pauvreté des enfants, dans la configuration familialiste la famille est vue comme la seule apte à résoudre ce problème. Par exemple, cette responsabilité pourrait être donnée à la communauté ou à l’école. Cependant, le régime d’attachement familialiste suppose que la famille est la principale responsable de la reconnaissance et de la protection de ses membres, et l’assistance sociale est justifiée pour intervenir et soutenir ceux qui sont incapables de le faire sans aide.
84En 2011, les couples sans enfants ont été inclus au PBF, selon une tendance d’expansion des critères d’éligibilité. Cette tendance semble cependant connaitre un arrêt avec le nouveau gouvernement de Michel Temer. Dès son arrivée définitive à la présidence en septembre 2016, les actions du Ministère du Développement social (MDS) pour le PBF ont été réorientées selon deux axes principaux : le bien-être des enfants et l’inclusion productive. Le premier aspect a été intégré dans la politique sociale du gouvernement de Temer par la création d’un programme complémentaire au PBF appelé « Criança Feliz » (Enfant heureux). Avant son lancement officiel, le président avait annoncé que ce programme serait coordonné par la première dame, puisqu’elle est « très préoccupée avec les questions sociales », selon le président lui-même, et parce qu’étant une mère, elle aurait « tous les prédicats pour aider dans ce domaine », selon un assistant de la présidence19 (Iglesias et Barreto 2016, article de presse).
85Le programme Criança Feliz a été formulé par le responsable du MDS dans le gouvernement de Temer, d’après sa propre expérience dans un programme similaire dans l’État du Rio Grande do Sul, qui vise à renforcer la capacité des familles pauvres à éduquer et à prendre soin de leurs enfants à travers des visites hebdomadaires aux foyers20. Le programme Criança Feliz, de façon similaire, prévoit un suivi des enfants jusqu’à six ans, à travers des « visites régulières à domicile par un professionnel agréé » pour « collaborer à l’exercice de la parentalité, renforcer les liens et le rôle des familles dans l’exercice de la fonction de soins, la protection et l’éducation des enfants jusqu’à l’âge de six ans » (Art. 3º et 4º du Décret nº 8 869 du 5 octobre 2016). Ces visites ont été conçues intentionnellement comme étant une mesure pour faire une évaluation médicale, pédagogique et psychologique des familles, et prévoient une population cible de 4 millions d’enfants déjà bénéficiaires du PBF.
86Il est important de souligner que le programme Criança Feliz voulait remplacer une autre initiative qui avait aussi pour objectif de réduire les vulnérabilités sociales des enfants. Il s’agit du programme « Brasil Carinhoso » (Brésil affectueux), qui n’a pas été formellement éliminé, mais qui n’a pas été soutenu par le gouvernement de Michel Temer, et selon mes sources dans le MDS, se trouverait de fait « abandonné ». La différence entre ces deux programmes est que le Brasil Carinhoso — au-delà de prévoir un supplément dans le montant de l’allocation du PBF — prévoyait l’expansion de l’inscription dans des crèches des enfants des familles bénéficiaires du PBF jusqu’à quatre ans. Cela se ferait par une aide financière permettant de couvrir les frais d’entretien et de prise en charge des enfants à temps complet dans les crèches. Lancé en 2012, ce programme prévoyait de responsabiliser dans le PBF d’autres instances que la famille pour l’éducation des enfants, tout en gardant la famille comme élément central de légitimité du programme. Le Criança Feliz de son côté renvoie cette responsabilité exclusivement à la famille, avec un suivi constant — hebdomadaire —, ce qui correspond à une régulation du lien de filiation d’après la typologie de Paugam (2005). C’est-à-dire une régulation de la famille pauvre, avec une définition et une imposition des bonnes pratiques familiales. Cette régulation existait déjà, bien que limitée, dans le PBF, à travers les conditionnalités du programme prévoyant l’obligation de l’envoi des enfants à l’école, leur vaccination, et le suivi médical des femmes enceintes.
Les influences du workfare : l’« inclusion productive » dans le PBF
87Le deuxième axe sur lequel la politique d’assistance sociale brésilienne s’est développée récemment, et de façon plus intense dans le gouvernement de Michel Temer à partir de mai 2016, est l’accent sur les actions d’inclusion productive. À plusieurs reprises dans le développement du PBF, des hommes et des femmes politiques ont tenté d’introduire des éléments de workfare21 dans le programme. Ces dernières années, les partis d’opposition au PT ont tenté à plusieurs reprises de créer des conditionnalités de travail dans le PBF (encadré 1.6). Ces tentatives pour légiférer en ce sens, fondées sur l’idée qu’il ne faut pas que le programme devienne un « moyen de vie » et pour cela qu’il faut forcer les bénéficiaires à s’insérer dans le marché de travail, sont restées vaines jusqu’à la fin du gouvernement de Dilma Rousseff (2011-mai 2016).
88Encadré 1.6. Projets de loi concernant le PBF présentés dans la Chambre fédérale des députés
Projet de loi 6021/2009 : conditionne l’octroi de l’allocation du PBF à l’inscription dans des programmes de qualification professionnelle ; prévoit des incitations fiscales pour les entreprises qui embauchent des travailleurs bénéficiaires du PBF (réduction des taux de cotisation de retraite). Auteur : Marcos Montes (DEM/MG).
Projet de loi 7297/2014 : propose l’exemption totale des charges sociales, cotisations de sécurité sociale et impôts relatifs au contrat de travail, pour les entreprises ou les personnes qui embauchent un bénéficiaire du PBF. Auteur : Luiz Carlos Hauly (PSDB/PR).
Projet de loi 1369/2015 : destine 20 % du total du budget du PBF à l’implémentation et au financement des centres de formation et de qualification professionnelle dans des « activités pratiques ». Auteur : Veneziano Vital do Rêgo (PMDB/PB).
Projet de loi 3084/2015 : vise à conditionner l’octroi de l’allocation du PBF à l’inscription et à la participation des bénéficiaires à des cours de formation professionnelle ou technique, outre les conditionnalités existantes. L’allocation serait suspendue si le bénéficiaire n’achevait pas la conclusion du cours dans les deux ans à partir du début de l’octroi de l’allocation. Auteur : Danrlei de Deus Hinterholz (PSD/RS).
Projet de loi 2105/2015 : prévoit des conditionnalités liées à l’éducation et à la recherche d’emploi : fournir une preuve d’inscription à un cours de formation professionnelle ou technique dans les 90 jours suivant la date du début de l’octroi de l’allocation ; présenter un certificat de fin de cours dans les 90 jours quand celui-ci est achevé ; déposer son curriculum vitae dans des agences de recherche d’emploi. Par ailleurs, l’allocation des bénéficiaires serait suspendue après la quatrième offre d’emploi refusée ou 30 jours après le début d’une activité de travail rémunéré. Auteure : Geovania de Sá (PSDB/SC).
89Dans l’argumentaire du Projet de loi 2105/2015, par exemple, les conditionnalités du programme sont décrites comme favorisant l’accès aux droits sociaux élémentaires, tels que l’éducation, la santé et l’assistance sociale. La meilleure manière de « transformer la réalité » des familles bénéficiaires serait de générer des compétences professionnelles et de l’employabilité, garantissant la viabilité de la « porte de sortie » du programme. Ces nouvelles conditionnalités envisagent le travail à la fois comme un « droit et une obligation » à laquelle déroger priverait du droit à l’assistance sociale.
90Même si depuis sa création, les gouvernements du PT ont résisté à transformer le PBF en un programme de workfare, il semblerait que le nombre croissant de bénéficiaires jusqu’en 2012 et les critiques des partis d’opposition, relayées par les médias, sur l’incapacité du programme à rendre les bénéficiaires « indépendants », aient eu un effet. Ainsi, dans la première année de gouvernement de Dilma Rousseff (2011-2016), le programme Brasil Sem Miséria a été lancé avec l’objectif de promouvoir l’inclusion sociale et productive de la population en extrême pauvreté. Le programme, cependant, ne prévoit pas de sanctions pour les bénéficiaires qui n’arriveraient pas à s’insérer dans le marché de travail. Il prévoit plutôt des incitations telles que l’accès à des cours de formation professionnelle, et l’amélioration de services sociaux élémentaires, comme l’accès au réseau public d’eau et d’égout. Le programme prévoit aussi la facilitation d’ouverture de compte bancaire et par conséquent l’accès au microcrédit.
91La logique à la base de cette tendance correspond au « paradigme de l’activation », qui consiste à « impliquer l’individu et faire [en sorte] qu’il s’implique lui-même afin de collaborer à ce qu’on fait pour lui, de telle sorte que sa propre responsabilité soit toujours engagée, y compris dans ses échecs » (Castel 2013 : 8)22. En ce qui concerne la dimension technique, les exigences de recherche de travail dans des programmes d’assistance sociale peuvent minimiser légèrement les coûts de sélection en décourageant les bénéficiaires irréguliers23, mais il est généralement accepté qu’elles sont davantage une expression des préférences sociales paternalistes (Barrientos 2013a : 88).
92Cela nous renvoie à la discussion plus large sur l’effet de l’assistance sociale sur l’offre de main-d’œuvre, connu au Brésil comme l’« effet paresse » (efeito-preguiça), à propos duquel un bref bilan conceptuel et empirique est nécessaire. Dans les programmes de transferts conditionnels de revenus (PTCR), la valeur des allocations est fixée normalement au-dessous du seuil de pauvreté, ou au moins, bien au-dessous du salaire minimum : c’est le cas par exemple en 2016 où l’allocation moyenne du PBF vaut moins du quart du salaire minimum en 2016 : 176 R$ contre 880 R$ (53 $ et 266 $). Bien sûr, le montant de l’allocation peut augmenter considérablement en fonction du nombre d’habitants du foyer. L’allocation est calculée en fonction du revenu par personne, ce qui veut dire qu’une famille de cinq personnes avec un seul salaire minimum est toujours qualifiée pour bénéficier du PBF (avec un revenu par personne de 157,60 R$ pour une ligne d’éligibilité de 170 R$). Dans ce scénario, le PBF peut-il représenter un vrai inhibiteur dans l’offre de main-d’œuvre salariée ?
93Compte tenu de la différence entre la valeur de l’allocation et le salaire minimum, cette hypothèse peut être effective si on considère l’importance du marché d’emploi informel au Brésil, et notamment dans le Nordeste. Plus faible est la différence entre le salaire et l’allocation estimée, plus grande est l’acceptabilité logique de cette hypothèse. Un macro-effet primaire que le PBF peut avoir, et qui a été envisagé dans sa conception, est d’augmenter les salaires informels dans les régions moins développées. J’ai rencontré effectivement quelques bénéficiaires qui ont déclaré avoir augmenté considérablement leurs exigences de salaire par rapport au travail journalier. C’était le cas principalement pour les femmes dans le travail domestique et pour les hommes ayant une expérience en construction civile ou dans les travaux agricoles où selon eux, jusqu’à récemment, une journée de travail pouvait être payée en nature (nourriture). Oliveira et Soares (2012) ont quant à eux formulé des objections conceptuelles à l’hypothèse de l’effet paresse. Au-delà de l’aspect moral de ce comportement — qui peut être objet de stigmatisation —, il pourrait conduire à une dépréciation du capital humain de ces personnes ou à une réduction de leur réseau social. En outre, il y a peu de travailleurs qui peuvent choisir librement le nombre d’heures travaillées, voir l’accès au travail même.
94Passons maintenant à une brève confrontation de ces représentations avec les données disponibles de l’effet du PBF sur l’offre de main-d’œuvre. Oliveira et Soares (2012) ont fait un bilan des principaux travaux quantitatifs publiés qui testaient l’hypothèse de l’effet paresse. Ces travaux permettent de rejeter l’hypothèse d’effet paresse et donnent des preuves de l’effet contraire : à même niveau de revenu, les bénéficiaires ont tendance à être plus actifs sur le marché du travail que les non-bénéficiaires, de même pour le nombre d’heures travaillées. Il existe une seule étude montrant une réduction (statistiquement significative) de la participation au marché du travail des bénéficiaires dans le cas précis où les bénéficiaires sont des femmes chefs de famille, c’est-à-dire des femmes ayant la principale source de revenu du foyer (Medeiros, Britto et Soares 2007). Par rapport aux heures travaillées, Teixeira (2010) a trouvé que seules les femmes au-dessous du seuil d’extrême pauvreté avaient réduit leurs heures de travail, proportionnellement à la valeur de l’allocation reçue. Ribas et Soares (2011) ont trouvé des indications (non définitives) que le PBF peut entrainer une hausse du chômage dans les régions métropolitaines de grandes villes, ce qui peut être expliqué par une plus grande patience et une plus forte exigence dans la recherche d’emploi.
95Nous pouvons ajouter à ces travaux deux autres qui semblent significatifs. D’abord, celui de Barbosa et Corseuil (2011)24 indique que la réception de l’allocation du PBF ne modifie pas le choix des individus entre le travail formel et informel. Cela considérant, comme le notent les auteurs, que l’hétérogénéité régionale des possibilités d’emploi auxquelles sont confrontées les bénéficiaires peut conduire à différentes postures en ce qui concerne les préférences liées au travail. Dans la même ligne, Foguel et Barros (2010)25 n’ont trouvé aucun effet significatif du PBF (et d’autres PTCR précédents) sur l’offre de travail des hommes et des femmes adultes. Finalement, le travail d’Uceli et al. (2014)26, centré sur la région Nordeste, nous parait particulièrement intéressant. Les auteurs ont réfuté l’hypothèse que la réception de l’allocation réduirait l’offre de travail des individus de cette région. Au contraire, ils ont trouvé une relation positive entre ces deux variables : l’allocation a encouragé les individus à augmenter leur offre de travail.
96On retiendra que les résultats de ces enquêtes vont clairement contre l’hypothèse d’un effet paresse. La réduction de la participation au marché de travail chez les bénéficiaires est faible et limitée à des groupes spécifiques. Un tel effet sur ces groupes est non seulement attendu, par exemple pour les mères qui passent plus de temps à s’occuper de leurs enfants, voir désirable, dans le contexte de la politique sociale.
97Pour conclure, cette conformation du PBF à une norme de contrôle du comportement des bénéficiaires vient historiquement de ce que le programme est explicitement construit pour protéger des familles — et notamment des enfants — et non pas des individus. Par ailleurs, on assiste actuellement à un renforcement de la responsabilisation individuelle pour la sortie de la pauvreté à travers la promotion de l’inclusion productive, qui renforce la représentation que les pauvres sont (seuls) responsables de leur situation, en masquant les facteurs structurels à l’origine de la pauvreté. Les pauvres ne sont pas vus en tant que membres d’une classe de travailleurs qui a un rapport spécifique à l’organisation de l’économie de marché des sociétés capitalistes. La pauvreté en tant que question sociale est conçue comme résultant d’un ensemble de « familles pauvres qui ont besoin d’un travail d’activation pour résoudre leurs problèmes, qui résultent de leur incapacité » (Couto 2015 : 671).
4. La régulation et l’intégration citoyenne des pauvres
98Le format choisi pour la mise en œuvre du PBF, avec un contact direct et impersonnel avec l’État, était rare ou inexistant pour les plus pauvres du pays. Le fait que l’allocation soit distribuée aux familles directement depuis une banque publique, sans intermédiation des agents locaux, a pour objectif d’éliminer de potentiels détournements de ressources du programme et de réduire l’action des intermédiaires dans sa distribution. Pour un programme ayant pour but explicite de « promouvoir la citoyenneté », le recours à des intermédiaires serait potentiellement une distorsion de son essence même. Dit autrement, si le PBF devenait objet d’utilisation politico-électorale, l’intégration citoyenne des pauvres serait-elle compromise ?
99Afin de répondre cette question, il nous faut d’abord passer par une discussion conceptuelle sur deux sujets fondamentaux dans ce travail. Le premier est le « clientélisme » qui, bien qu’il fasse l’objet de nombreuses recherches en sciences sociales au Brésil, notamment dans la région Nordeste, n’a pas encore motivé beaucoup des travaux empiriques dans le contexte du PBF. Ensuite, nous allons discuter la théorie de la street-level bureaucracy, que nous allons utiliser dans ce travail pour mieux comprendre le rôle des assistantes sociales dans la mise en œuvre du PBF et leur implication dans la politique électorale, ainsi que leurs relations avec les bénéficiaires du programme pour montrer le lien entre leurs activités quotidiennes et une régulation de la pauvreté.
4.1. État des savoirs sur les liens entre le clientélisme et le PBF
100Dans le Nordeste en particulier, les élites politiques locales ont historiquement profité des programmes d’urgence et des initiatives d’aide sociale pour alimenter un système de domination fondé sur des relations souvent identifiées comme « clientélistes », exposé en détail au début du chapitre. Dans ce contexte, le PBF a été créé pour être une rupture par rapport aux modalités traditionnelles d’aide publique au Brésil, et comme dans d’autres pays en l’Amérique latine, ce PTCR a été conçu pour combattre son usage électoraliste (Hall 2006). Cependant, le PBF ne remplit pas complètement ces attentes, entre autres pour une raison qui nous intéresse spécifiquement : il dépend dans sa mise en œuvre des institutions liées à la reproduction du pouvoir des élites locales, pour qui les ressources publiques d’aide aux pauvres sont un des outils les plus importants de reproduction de leurs stratégies électorales. Nous allons démontrer dans ce travail que même avec le PBF, la citoyenneté des pauvres continue d’être soumise à des pratiques de contrôle. Pour revenir à l’hypothèse de base de ce travail, la régulation de la pauvreté à l’échelle locale s’appuie sur la contradiction créée par le PBF entre la reconnaissance (limitée) de la citoyenneté et son usage à des fins électorales.
101Plusieurs études font état d’une relation vaste et complexe entre les PTCR et le comportement électoral.27 La connexion entre ces politiques sociales et les pratiques de distribution de ressources à des fins électorales doit cependant être étayée de façon plus rigoureuse. Il s’agit notamment de distinguer, d’une part, une réponse rationnelle concernant le choix du vote comme rétribution spontanée et, d’autre part, les pratiques discrétionnaires d’inclusion et d’exclusion des bénéficiaires à des fins politiques. En d’autres termes, si les paramètres discrétionnaires de ces programmes sont utilisés pour favoriser des individus ayant un lien personnel avec des élus, cela entrainerait la constitution d’un type spécifique de barrière pour accéder au programme. Sinon, la corrélation entre le fait d’être bénéficiaire et le choix fait lors d’une élection politique gagnerait à être discutée en considérant d’autres facteurs que le clientélisme. Dit autrement, il s’agit de résister à l’utilisation floue du terme « clientélisme » pour définir le comportement de vote des bénéficiaires des PTCR. La fidélisation des électeurs aux partis ou candidats politiques qui promettent la distribution d’allocations peut avoir différentes logiques de fonctionnement.
102Nous partons du principe qu’il est nécessaire au chercheur de prendre du recul par rapport à l’usage courant de cette étiquette, qui a des fins politiques très marquées, visant à disqualifier certaines pratiques politiques qui seraient le résultat d’un sous-développement politique ou citoyen, ou un signe de la non-modernité, un vestige du passé qui refuse de disparaitre (Colabella 2010). Ainsi, l’analyse qui sera développée a pour objectif de comprendre la « logique culturelle » et les « mécanismes intrinsèques » des rapports politiques (Auyero 2000).
103En ce qui concerne le PBF, la question de ses effets secondaires électoraux est de plus en plus présente dans la littérature scientifique. Anthony Hall (2012) a identifié une augmentation du soutien au Parti des travailleurs (PT) lors des élections de 2010 dans les localités comptant plus de familles ayant intégré le PBF. Pui Shen Yoong (2011), dans une étude de cas à Belo Horizonte, conclut que bien que le programme ne soit pas utilisé consciemment comme une stratégie d’achat de votes, il fonctionne comme un élément conditionnant et limitant le choix du vote des bénéficiaires qui cherchent à maximiser les chances de continuation du programme. En menant des entretiens institutionnels, Tracy B. Fenwick (2009) montre comment le PBF a permis le renforcement du pouvoir municipal au détriment de celui de l’État fédéré, permettant aux maires — indépendamment de leur appartenance politique — de bénéficier du crédit politique lié à ce programme. Cependant ces études n’analysent pas des pratiques d’utilisation active du programme, pouvant être considérées comme « clientélistes ».
104Les approches méthodologiques, ou les objectifs de ces travaux ne leur permettaient pas de faire une telle démonstration. L’argument macroscopique de l’effet électoral, par exemple ne permet ni d’appréhender les conditions dans lesquelles ces relations se produiraient ni les acteurs concernés. Une enquête par entretiens peut aussi donner des indices importants, mais elle repose sur la perception que les individus ont des phénomènes étudiés. Pour ne pas risquer une analyse superficielle des phénomènes observés, passons donc à une discussion conceptuelle autour du « clientélisme ».
4.2. Définir le clientélisme : entre rationalité économique et réciprocité
105Le clientélisme moderne constitue bien un objet de recherche difficile, car il se complexifie à mesure que les systèmes politiques le génèrent. Hilgers (2011) rapporte que les sciences sociales soutenaient que le clientélisme était voué à disparaitre à mesure que les sociétés modernisées et les politiques sociales impersonnelles émergeraient.28 Contredisant ces attentes, le clientélisme a effectivement été adapté aux structures étatiques modernes et au contexte urbain. Le clientélisme s’est montré ainsi un facteur clé pour comprendre le fonctionnement de certains systèmes sociaux (Médard 1976). Dans un système social où le clientélisme joue un rôle important, la dynamique de réciprocité définit le monde politique et toutes les conceptions de démocratie, de civisme et de politique publique (Ansell 2014). La région Nordeste est ainsi un terrain fécond pour l’étude du clientélisme, avec une combinaison de liens politiques personnalisés, d’institutions locales informelles, et de monopolisation du pouvoir public par des groupes oligarchiques.
106Deux grands courants ont marqué le développement de l’étude sur le clientélisme : fonctionnaliste et culturaliste. L’approche fonctionnaliste fut inaugurée par l’anthropologue Augustus Pitt-Rivers (1954), qui voyait les relations clientélistes comme une réponse à la relation dysfonctionnelle entre le gouvernement central et la communauté étudiée.29 Le clientélisme aurait pour fonction d’« équilibrer » les tensions dans les rapports entre les différents niveaux de gouvernance, ou même de maintenir l’ordre social (Foster 1963). Cette première vague d’anthropologues étudiant le clientélisme proposa un enrichissement de la description et de la conceptualisation des clients. Frederick G. Bailey (1969) fait la distinction entre deux types de clients : le premier est le client loyal, proche du patron ; le deuxième est celui qui entretient une relation plus instrumentale, moins sentimentale et pour cela, plus volatile. Toujours pour obtenir une description et une conceptualisation plus précises, Médard (1976) présente les notions de « réseau clientéliste » et de « pyramide de clientèles ». Cet enrichissement des modèles suit une complexification des acteurs empiriquement constatée, qui va de pair avec le développement des institutions politiques modernes (Auyero 1999 ; Koster et Eiró 2021). Ce réseau — ou pyramide — est orchestré par une figure centrale (ce qui permet de maintenir la notion dyadique du concept), mais géré par des intermédiaires (brokers) qui tiennent la base territoriale. Ils peuvent être liés aux partis politiques, à des quartiers et des communautés. Quand ils jouissent d’un poste public, ils sont responsables de l’intermédiation, pour créer des raccourcis pour les clients, au nom du patron, qui peut être inaccessible en tant qu’élu.
107Des sociologues et politologues basés aux États-Unis étudiaient les bosses et leurs « machines politico-électorales »30 dans ce pays, dont le pouvoir émanait de l’absence d’une administration publique professionnelle, en leur permettant la distribution d’emplois publics dans un schéma de « système des dépouilles » (spoils system) (Freedman 1994 ; Combes et Vommaro 2015). De façon plus large, le terme « machine » se confond avec « patronage », si on considère la définition donnée par James C. Scott (1969 : 1144), pour qui la « machine » est une organisation cherchant moins à défendre une idéologie politique qu’à assurer des postes à ses dirigeants et à distribuer des revenus à ceux qui la dirigent et qui travaillent pour elle.
108Le travail de Edward C. Banfield (1958) sur un village au sud de l’Italie initie l’approche culturaliste. Il montre que les relations de type clientéliste sont fondées sur un ethos spécifique : chaque individu agit selon une morale familiale élémentaire qui place l’intérêt familial à court terme au-dessus de tout autre intérêt collectif, et chaque individu agit en pensant que les autres feront de même. L’auteur qualifie ces dispositions de « familialisme amoral », et le voit comme un obstacle au développement politique. Cette approche a été reprise plus tard par Robert D. Putnam (1993), qui défend l’idée que le clientélisme aurait empêché le développement d’une culture civique dans quelques régions d’Italie. Les travaux sur le sujet avaient comme objectif d’identifier les entraves culturelles au développement économique et à la stabilisation des institutions politiques modernes.
109Le travail de Banfield a suscité une vague de critiques non seulement en Italie, mais aussi dans les pays en voie de développement où sa thèse a été reprise pour expliquer le « sous-développement ». Cet ethos « familialiste » empêcherait les individus de s’engager pour le bien commun, et Banfield ne considère pas qu’il puisse « faire partie d’une configuration qui constitue une adaptation réussie à un climat politique décourageant les associations formelles de toutes sortes » (McCorkle 1959 : 133). D’autres auteurs ont réfuté l’hypothèse du « familialisme amoral » (Miller 1974) et au-delà des critiques qui s’appliquent spécifiquement au cas italien, l’important dans le cadre de ce travail est que, malgré les similitudes de termes utilisés, nous ne partageons pas l’hypothèse de Banfield, car cette approche relève d’un ethnocentrisme dont nous voulons nous distancier dans l’étude du politique. Cela veut dire qu’appliquer des normes ou valeurs idéales sur les pratiques citoyennes des bénéficiaires du PBF ne correspond pas non plus à une approche épistémologique appropriée. Ainsi, dans ce travail, on s’intéresse à la manière dont les relations personnelles modèlent les rapports politiques dans une société avec un système politique moderne. Pour l’analyse du clientélisme, l’accent est mis sur le plan microsociologique du phénomène, ainsi que sur attentes culturelles de réciprocité qui précèdent les individus de deux manières : matérielles (biens, services ou soutien) et symboliques (systèmes d’évaluation, de perception et d’action dans les structures mentales des individus).
La perspective du « client »
110L’imprécision du terme « clientélisme » résulte de son utilisation souvent indistincte de concepts connexes — tels que le patronage ou l’achat de vote — qui lui fait perdre sa valeur scientifique. Une observation au niveau microsociologique permet de lever les confusions. Le clientélisme est une relation personnelle dyadique — même en présence d’intermédiaires —, inégale ou asymétrique, fondée sur des échanges réciproques et visant la maximisation des intérêts des deux parties (Léna 1996 ; Hilgers 2011). L’approche microsociologique permet de prendre de la distance avec le discours politique — présent aussi dans les sciences sociales — parlant de « programmes clientélistes », ou de « gouvernements clientélistes ». Aux niveaux méso et macro, des pratiques clientélistes peuvent exister dans les institutions ou les États fédérés, mais ils ne devraient pourtant pas être décrits comme clientélistes en soi (Hilgers 2011 : 573).
111Ce n’est que depuis une vingtaine d’années que les travaux sur le clientélisme étudient le point de vue du client pour identifier l’économie morale permettant d’intégrer le clientélisme dans la norme sociale. Cette lacune a contribué au développement d’une représentation des clients en tant que victimes, dominés, ou inciviques. Le point de vue du client est néanmoins efficace « pour comprendre comment les institutions politiques, formelles et informelles, sont mobilisées par les citoyens » (Combes et Volmmaro 2015 : 39-40), ce qui est au centre de ce travail. Comprendre le point de vue des clients exige donc de restituer l’ensemble du tissu social dans lequel ils sont insérés, ainsi que les rapports qu’ils entretiennent avec les institutions publiques, et l’extérieur — que ce soit le quartier, la ville, ou la région. Il s’agit de reconstruire la perspective du client pour comprendre la complexité du clientélisme politique (Auyero 1999, 2000).
112Le clientélisme vu comme une forme de domination aliénant les sujets et renforçant la pauvreté et la dépendance est une conception très répandue. Le principal argument utilisé pour fonder cette hypothèse est que l’isolement des clients augmente avec le pouvoir du patron, empêchant l’émergence d’une conscience d’intérêt commun, minant leur pouvoir de négociation et les laissant dans l’impossibilité de satisfaire leurs besoins essentiels (Médard 1976).31 Aaron Ansell (2014) a quant à lui souligné qu’une des prémisses les plus généralisées dans les études du clientélisme est l’interprétation fonctionnaliste de la hiérarchie renforcée (reinforced hierarchy), où l’idéologie du clientélisme domine les pauvres minant leur pouvoir de négociation et les rendant plus vulnérables. Une acceptation sans réserve par les chercheurs de la dépendance des clients peut les empêcher de voir le clientélisme comme un système en réseau et non pas seulement comme un ensemble de relations dyadiques isolées. En fait, les travaux sur le sujet au Brésil et en Amérique latine en général suggèrent que le clientélisme est un moyen d’accès plus collectif qu’individuel à certains biens (Gay 1998). Dans ce contexte, l’action collective peut être déclenchée par le clientélisme, comme dans les cas de comportement de vote collectif (Auyero 1999).
113Le point de départ dans une approche anthropologique des liens clientélistes est que l’acte électoral est la manifestation d’un lien personnel qui engage entièrement l’individu et non simplement l’expression abstraite d’une opinion fondée en raison (Palmeira 1992 ; Briquet 1997). Dans un travail de conceptualisation du clientélisme, Jean-François Médard (1976) le considère comme une forme de structuration des relations interpersonnelles et un facteur décisif pour la compréhension de certains systèmes sociaux, car il contribue à l’intégration sociale. Cette contribution peut être indirecte, amortissant des conflits ou directe, articulant des groupes hétérogènes. Pour l’auteur, « la relation de dépendance dans le rapport de clientèle est en réalité fondée sur la réciprocité » (ibid. : 109), ce qui implique l’attente d’un retour du service ou de la faveur par l’adhésion politique ou le vote, mais aussi par la reproduction du lien entre les deux parties. Il note que cette relation, bien que bénéfique aux deux parties, repose sur un déséquilibre de la valeur des biens et services échangés, en faveur du client. Ce déséquilibre est le fondement de la continuité de la relation, car il établit une dette sans fin : le client reçoit plus que le patron. Le patron ne finit par gagner que si l’on considère la totalité de ses clients. L’échange inégal est la source de dépendance du client alors que la source de la puissance du patron vient de l’incapacité du client à le rétribuer de manière équivalente. L’intérêt de s’engager dans de telles relations réside dans la différence entre le coût et les avantages — ou la perception qu’on peut en avoir — et non dans le bénéfice comparé (savoir qui gagne le plus entre patron et client). Ce calcul devient plus complexe si l’on considère que la demande du client est inélastique en raison de ses besoins essentiels, tandis que le patron jouit du monopole de l’offre et ne dépend que marginalement de chaque client.
114En plus de cette rationalité économique, Médard (1976) souligne qu’une morale du devoir guide la relation patron-client : la noble obligation du supérieur à aider et à protéger, et l’obligation de l’inférieur à rétribuer de manière équivalente. Si la relation est réduite à la rétribution coercitive, la réciprocité et la légitimité disparaissent et la domination devient pure exploitation au lieu d’une relation clientéliste. Le sentiment d’obligation envers le patron ne peut être possible que grâce à la naturalisation de la relation primaire, situation objectivement inégale, d’où partent les deux acteurs impliqués. Ainsi, les dimensions matérielles et symboliques du clientélisme se complètent afin de fixer une économie morale qui implique des droits et des devoirs, des obligations au-delà de l’échange matériel, des conditions de réciprocité négociées selon un calcul moral (Thompson 1971 ; Fassin 2009).
115Afin de souligner cet aspect, Ansell (2014) a élaboré le terme « hiérarchie intime » (intimate hierarchy), comme une alternative à l’usage de « clientélisme » pour le cas du Nordeste brésilien.32 Même si « clientélisme » peut comprendre aussi des traits émotionnels et symboliques, le terme d’Ansell cherche à mettre en évidence l’existence d’une égalité morale dans un contexte d’inégalité matérielle intégrée dans cet échange. L’auteur remarque que les clients distinguent les relations clientélistes morales et immorales, en reprenant des normes morales de la sphère familiale. L’important à retenir est que les clients jouent un rôle beaucoup plus actif qu’on ne le pense généralement. Ils négocient une partie des termes dans les relations clientélistes et s’engagent fréquemment dans des échanges avec plusieurs patrons. Il faut remarquer aussi que ces relations ne sont pas toujours amicales : les signes de respect et d’affection peuvent être feints (Auyero 1999), et ils n’excluent pas des sentiments négatifs entre les individus concernés (Scott 1985).
116On trouve dans le travail de Benoît de L’Estoile (2014) une contribution pour approfondir cette analyse. Dans son étude de longue durée conduite dans le Nordeste brésilien, l’auteur atteste que les relations interpersonnelles et interfamiliales sont orientées par la norme de la réciprocité (positives et négatives). Les relations avec les hommes politiques sont dans ce contexte la façon la plus commune pour les pauvres de stabiliser l’avenir marqué par l’insécurité, non en termes économiques, mais plutôt en termes de « valeurs potentiellement conflictuelles de sécurité et d’autonomie » (ibid. : S69). D’après de L’Estoile, l’ethnographie permet de dépasser la vision de l’économie comme cadre analytique automatique pour percevoir le monde. Il utilise la notion de « champ d’opportunités » (field of opportunities) pour faire référence à l’ensemble des possibilités et des contraintes qui définissent à un moment donné les conditions de vie d’un groupe d’individus. En complément, un « cadre de référence » (frame of reference) est le cadre cognitif et normatif utilisé par les individus pour donner un sens à leur monde et agir sur lui. Les cadres de référence intègrent ainsi l’expérience individuelle et collective, et définissent la façon dont le monde est vécu et interprété ainsi que les attentes quant à l’avenir.
117En utilisant ce cadre analytique, de L’Estoile voit les rapports des pauvres avec les hommes politiques comme une manière de mener leur vie dans une situation de précarité structurelle et d’incertitude radicale quant à l’avenir. Cela veut dire, d’un côté, qu’une interprétation purement économique de ces relations ne rend pas compte de leur complexité, vu qu’elles sont produites par un cadre de référence distinct : les patrons ne sont pas toujours choisis en vue de la maximisation des intérêts économiques. De l’autre côté, l’« économie » en tant que cadre de référence peut aussi être utile, car l’analyse des relations entre pauvres et hommes politiques en tant que structures de réciprocité et de confiance est certes valide, mais incomplète, cette relation pouvant aussi être instrumentale, sans liens émotifs. En somme, les pauvres font usage de plusieurs « cadres de référence » qui composent leur « champ d’opportunités » pour faire face à l’avenir marqué par l’insécurité. L’implication d’une telle affirmation est qu’il ne s’agit pas de classifier ces rapports entre un clientélisme avec des liens émotifs ou une transaction ponctuelle d’achat de vote : ils doivent être compris d’après les normes qui définissent quelles sont les manières admises de réduire l’insécurité vécue.
Clientélisme et concepts proches
118Dans ce livre, nous allons utiliser des concepts voisins du « clientélisme » pour nous référer à quelques phénomènes spécifiques. D’abord, le terme patronage qui est souvent confondu avec le clientélisme. Même s’il reste assez proche, le patronage présuppose la distribution discrétionnaire de postes publics, ce qui n’est pas nécessairement le cas du clientélisme. D’après Tina Hilgers (2011 : 575), il « implique la répartition des emplois du secteur public par un candidat ou un parti aux fidèles supporteurs qui ont contribué à générer des votes ». Ainsi, compte tenu de sa forte puissance descriptive, une définition précise du terme clientélisme — en évitant son utilisation sans discernement, en le différenciant de son homonyme politique — active un large éventail de comparaisons, spécialement avec des termes corrélés, tels que l’achat de votes et la distribution de ressources publiques entreprise à des fins électorales (pork barrel). La différenciation entre eux permet des études d’évolution et transition entre des phénomènes voisins, « ou de types de coexistence, des preuves qui peuvent être relevants à des changements politiques plus larges » (Hilgers 2011 : 585). Pour cette raison, la pertinence sociologique du terme « clientélisme » est évidente, ce qui a encouragé son usage dans cette étude.
119Le clientélisme est alors défini comme une relation, plutôt que comme échange isolé de biens ou de services contre un soutien politique, ce qui caractérise plutôt l’achat de votes (vote-buying) (Stokes 2005). Les relations clientélistes peuvent impliquer des actions d’achat de vote, mais elles n’ont pas besoin de prendre une telle forme. D’autre part, l’achat de vote ne présuppose pas le clientélisme, vu qu’il peut être fait sans aucun lien personnel entre les parties concernées. Eric Sabourin (2011) — qui s’inspire de la démarche de Temple et Chabal (1995) —, souligne les différences entre les deux phénomènes : dans l’achat de vote, la logique est celle de la concurrence et du profit, tandis que dans le clientélisme, la réciprocité a pour logique de fonctionnement l’honneur et le prestige. En complément, d’après Silke Pfeiffer, l’achat des votes
renvoie donc au moment où un paiement incitatif est offert par un candidat ou par l’agent d’un candidat avec l’intention manifeste de recueillir le vote de la personne qui reçoit le paiement. Il arrive que l’on demande aux électeurs de s’engager à voter pour ou contre un candidat particulier. Ils peuvent également s’engager à s’abstenir de voter (Pfeiffer 2004 : 92).
120Malgré ces différences, l’étude de l’achat de votes est souvent considérée comme un courant d’étude du clientélisme. Cependant, selon Hélène Combes et Gabriel Vommaro (2012), cette distinction a des conséquences méthodologiques : elle permet de mettre l’accent sur la rationalité du choix des patrons et des clients qui cherchent à maximiser leurs profits, et permet de définir l’échange entre deux personnes comme le point d’observation pertinent. La distinction doit également être faite pour séparer ces phénomènes et pour que les attentes réciproques des acteurs impliqués ne soient pas ignorées (Médard 1976). S’il faut faire cette distinction, il ne faut pas détacher l’étude de l’achat de vote des analyses du clientélisme, au risque d’oublier les règles morales locales dans lesquelles ces pratiques sont inscrites et instituées afin d’assurer un minimum d’entraide collective et pour laquelle ces relations — épisodiques ou non — jouent un rôle important dans un contexte de pauvreté (Scott 1976).
4.3. L’accès aux droits sociaux à l’épreuve des pratiques discrétionnaires des agents locaux
121Dans l’investigation de l’utilisation électorale de politiques sociales on gagnerait à dialoguer avec les travaux sur la mise en œuvre des politiques publiques. Dans cette sous-section, nous allons reprendre la discussion conceptuelle autour du sujet de la mise en œuvre des politiques publiques, notamment par la théorie des aitbureaucracies, et son application en France connue par « relations de guichet ». Depuis les années 1960, des politologues étudient ce qui est aujourd’hui désigné par l’étude de la mise en œuvre des politiques publiques (implementation studies). Ce courant de recherche s’est développé à partir du constat — aujourd’hui évident — que le processus de formulation de politiques publiques va au-delà la promulgation de législations ou de réglementations. Dans ce courant, Michael Lipsky a proposé de conceptualiser les travailleurs de première ligne, ou street-level bureaucrats, tels que les assistantes sociales, comme le dernier maillon de la chaine de formulation des politiques publiques, car c’est seulement dans leur mise en œuvre et dans l’interaction entre ces travailleurs de première ligne et les citoyens que ces politiques existent33.
122Dans son ouvrage, Lipsky (1980) définit une street-level bureaucracy comme une institution dont les employés interagissent avec le public en ayant un important pouvoir discrétionnaire sur la distribution des services (bénéfices ou sanctions). L’accent mis sur le « niveau de la rue » sert à mettre en évidence la distance (physique et symbolique) entre ces agences et les lieux où les décisions concernant le fonctionnement et les règles bureaucratiques sont prises. L’argument central de Lipsky est que les stratégies adoptées et les mécanismes inventés par les travailleurs de première ligne pour faire face aux incertitudes et aux pressions dans leur travail font partie des politiques publiques qu’ils sont chargés d’appliquer.
123Selon Lipsky, le comportement des agents est influencé par deux facteurs : le contexte organisationnel et les fonctions d’utilité cognitive-émotionnelles intrinsèques. D’abord, « l’environnement de travail des street-level bureaucrats est structuré par des conditions communes qui donnent lieu à des modèles communs de pratiques et affectent la direction que ces modèles prennent » (Lipsky 2010 : 27). Le deuxième facteur concerne non seulement les dispositions individuelles mais aussi des traits de l’habitus partagé par le groupe, en reprenant le concept de Pierre Bourdieu (1979). Cet habitus est appelé par Lipsky une « sous-culture occupationnelle » (occupational subculture), qui a tendance à faire disparaitre les effets produits normalement par les différences de positions dans l’espace social des agents (1980 : 141). Le contexte organisationnel donne la structure et les limitations matérielles qui influenceront la perception de l’individu sur l’écart entre les objectifs des programmes et les moyens donnés pour son application.
124Un autre courant de recherche sera utilisé pour l’analyse des comportements discrétionnaires dans le PBF. Il s’agit de la tradition française d’études des « relations de guichet », fondée sur une microsociologie interactionniste — d’après Goffmann (1974) — reprise notamment par Vincent Dubois (2015)34. Adaptant et enrichissant la démarche de Lipsky en France à l’aide d’une approche ethnographique, le travail de Dubois contribue à l’analyse du processus de transformation de l’habitus des agents en stratégies collectives. Selon lui, il s’agit de comprendre la « sociologie spontanée » mise en œuvre par les agents, qui consiste en « l’activation de schèmes intériorisés au cours de leur expérience personnelle bien plus qu’en l’application de standards institutionnels » (ibid. : 191). La problématique du travail de Dubois est l’anonymat et l’impersonnalité attendus dans le traitement des usagers des institutions d’aide publique, ainsi que les rôles des protagonistes qui dépassent ces attentes. Ainsi, Dubois va au-delà de la conceptualisation de l’interaction entre agents et usagers comme dernière partie de la formulation des politiques publiques. Pour l’auteur, les institutions sont aussi définies par l’usage qui en est fait, quand bien même il excèderait ses règles et les contraintes bureaucratiques. Le travail de l’agent n’est pas défini avec précision, on observe des différences importantes entre chaque individu occupant un même poste35. Cela rejoint l’approche de Deborah Rice (2012), qui utilise la théorie de Lipsky pour l’analyse des travailleurs sociaux et suggère que la combinaison de ces facteurs détermine si les travailleurs de première ligne appliquent rigoureusement, adaptent créativement, ou sapent les objectifs du programme dans leur interaction avec les bénéficiaires.
125Une des caractéristiques des street-level bureaucracies est le déplacement de l’objectif final, le traitement des cas étant leur travail et leur horizon quotidien, et non le résultat de ce traitement. Ceci résulte des conditions de travail spécifiques à ces agents : accès difficile à l’information et complexité de l’objet du travail ; rencontres épisodiques avec les clients36 ; pression pour la prise de décisions rapides. Les agents développent ainsi des routines et des stratégies pour simplifier leur travail, ce qui a un effet non négligeable sur le résultat de leur performance. Cela est fait dans des contextes de travail qui exigent improvisation et des réponses individualisées au cas par cas.
126D’un côté, les agents concernés ont l’intérêt à maintenir ou à augmenter leur autonomie, et ils désapprouvent normalement avec succès les efforts de l’administration centrale pour la restreindre. De l’autre côté, Lipsky soutient l’hypothèse que « dans la mesure où les communautés sont indifférentes à la nature de la politique bureaucratique ou ne parviennent pas à exprimer leurs opinions de façon politiquement saillante, les street-level bureaucracies produiront des objectifs générés en interne » (2010 : 46). Ces objectifs seront donc déterminés en partie par les dispositions mentales des agents, affectées par le manque d’information inhérente aux conditions de travail et, donc, plus favorables au traitement injuste ou équivoque des clients. Les groupes marginalisés sont plus susceptibles de connaitre ces traitements inéquitables d’autant plus que les programmes sont faiblement consolidés comme droits sociaux.
127Dans le cas de l’assistance sociale, la discrétion des assistants sociaux contribue à la construction de leur image comme responsables ultimes du bien-être des usagers, même si dans le sens strict ces agents ne déterminent pas l’action de l’État. Les objectifs mêmes de l’assistance sociale sont souvent contradictoires pour ses agents, vu que la promotion du bien-être des usagers est perçue comme l’opposé de la réduction de la dépendance. En l’absence de règles claires indiquant dans quels cas chacun de ces objectifs doit être poursuivi en priorité, chaque travailleur social doit le décider au cas par cas.
128Quels que soient les objectifs des politiques publiques, les travailleurs de première ligne ont en commun de structurer leur travail en vue de maximiser le contrôle sur leurs clients. Les moyens élémentaires par lesquels les agents exercent leur contrôle sur les clients sont : 1) la distribution de services (bénéfices ou sanctions) fournis par les institutions ; 2) la structuration des interactions entre les clients et les institutions ; 3) la normalisation des rapports : apprendre aux clients comment « être client » ; 4) l’allocation de récompenses et de sanctions psychologiques (Lipsky 2010 : 60). Le contexte institutionnel qui amène les agents à contrôler leurs clients est en contradiction avec le fait que les services sont normalement faits pour les aider. C’est particulièrement le cas pour l’assistance sociale, où l’aide aux plus défavorisés est une mission essentielle des agents, et donc façonne leur identité professionnelle, alors que le contrôle est le résultat d’une pression d’une partie de la société qui voit ses pauvres comme paresseux et ne méritant pas l’assistance. Au-delà de la simplification du travail des agents, le contrôle des clients peut avoir pour objectif conscient et explicite leur socialisation par l’inculcation de normes sociales. Dubois note que cette dimension de contrôle social et de régulation des conflits sociaux est encore plus importante sur les usagers en situation de pauvreté. Selon lui,
lieu de réception de ceux qu’on appelle pudiquement les « exclus », l’accueil [des bureaux de l’assistance sociale] forme plus que jamais un lieu de socialisation, au sens de l’entretien de relations sociales et de l’apprentissage de normes sociales […] De manière certes différenciée selon leur position sociale, [les usagers] sont dans leur ensemble tendanciellement conduits à se conformer au rôle institutionnellement prescrit, et ce faisant à accepter, au moins dans le face-à-face avec un guichetier, les normes de l’institution (Dubois 2015 : 39).
129La dimension ultime de la vie des clients avec laquelle les street-level bureaucracies interfère est la citoyenneté. Pour Dubois (2015), c’est là que l’action de l’État est effectivement produite. Plus spécifiquement pour les clients démunis, le rapport avec les institutions d’assistance sociale est bien souvent leur seul rapport avec l’État, et donc, de l’exercice de leur citoyenneté au sens large.
[Street-level bureaucracies] socialize citizens to expectations of government services and a place in the political community. They determine the eligibility of citizens for government benefits and sanctions. They oversee the treatment (the service) citizens receive in those programs. Thus, in a sense street-level bureaucrats implicitly mediate aspects of the constitutional relationship of citizens to the state. In short, they hold the keys to a dimension of citizenship (Lipsky 2010 : 4).
130L’idée que le processus de mise en œuvre du PBF joue un rôle important dans le résultat du programme n’est pas nouvelle au Brésil. Bichir (2011) et Oliveira (2014), entre autres, se sont appuyés sur la théorie de la bureaucratie au niveau de la rue pour étudier le PBF, et d’autres études se sont approfondies sur la dimension de reproduction des inégalités dans la mise en œuvre des politiques sociales au Brésil (Lotta 2014, Lotta et al. 2014 ; Oliveira 2012 ; Pires 2009, 2017). Ainsi, l’étude des relations entre individus, autrement dit le niveau microsociologique de l’interaction État-citoyen, nous permettra de comprendre la structure sociale où ces interactions ont lieu : dans le cas analysé ici, il s’agit non seulement de comprendre la place réservée aux bénéficiaires de l’assistance sociale, mais aussi le statut du pauvre dans la société.
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131De quelle manière clientélisme et street-level bureaucracies, généralement traités séparément, se relient-ils ? Dans l’hypothèse où le PBF serait activement utilisé à des fins électorales, la première question est de savoir comment les procédures bureaucratiques du programme peuvent être détournées. Il faut tout d’abord souligner que de telles pratiques auraient pour particularité de ne pas être simplement fondées sur les moyens personnels des « patrons ». En fait, le contrôle de la bureaucratie des services d’assistance sociale est une prérogative du maire, qui peut donc intervenir dans la distribution de ressources qui ne sont pas originaires de la mairie. On pourrait penser que le cas du PBF est similaire à n’importe quelle utilisation de ressources publiques à des fins électorales. Mais le PBF a transformé le paysage institutionnel de l’assistance sociale, historiquement marginale dans l’ensemble de politiques publiques : la massivité du PBF en fait un cas à part, donnant au maire un pouvoir encore plus grand qu’auparavant en comparaison de ses opposants. La prédominance prise par l’assistance sociale résulte de la portée du PBF et de son rôle dans la régulation de la pauvreté.
132L’importance de l’usage du PBF à des fins électorales dépendait des possibilités de contournement des règles formelles de fonctionnement du programme par les agents chargés de le mettre en œuvre. Précisons par ailleurs que ce travail ne s’intéresse pas aux fraudes dans le PBF, c’est-à-dire à des personnes non-pauvres, aisées, inscrites avec des données truquées pour recevoir l’allocation. Même si ces cas peuvent être aussi faire partie de l’usage du programme à des fins électorales, ils étaient de moins en moins nombreux.
Notes de bas de page
1 Quelques parties de cette section ont été retravaillées et publiées dans la revue Contemporary Social Science (Koster et Eiró 2021).
2 Au Brésil, ces bureaucrates sont aussi connus comme técnicos (techniciens), ce qui met en avant le caractère savant de ces individus sur une spécialité donnée, en faisant plus précisément référence au savoir sur le fonctionnement de la machine bureaucratique de l’État.
3 La protection sociale peut être définie comme un ensemble d’« actions publiques prises en réponse à des niveaux de vulnérabilité, de risque et de privation, qui sont considérées comme socialement inacceptables dans une société et un système politique donnés » (Conway, Haan et Norton 2000 : 5).
4 Quelques auteurs, comme Barrientos et Sebantibáñez (2009), considèrent la régulation du marché du travail comme une troisième sphère de la protection sociale.
5 L’INSS est une institution du gouvernement fédéral, liée au Ministère du travail et de la sécurité sociale, qui reçoit les cotisations pour le maintien du « Régime général de sécurité sociale », responsable du paiement des retraites publiques, pensions de décès, pensions maladie, aide d’accident, et autres bénéfices prévus par la loi.
6 D’après le chancelier allemand Otto von Bismarck (1815-1898), ce modèle de protection sociale est fondé sur le travail, à travers lequel les droits sociaux sont accessibles, et sur la cotisation obligatoire des ouvriers et des employeurs.
7 L’auteur soutient que les politiques ciblées engendrent d’autres problèmes, comme le renforcement des pièges de la pauvreté, ou même l’augmentation de la pauvreté : je ne trouve pas dans son travail suffisamment d’indices pour soutenir ces thèses.
8 Le cas de l’Angleterre, auquel Simmel s’intéresse, montre les différences fondamentales entre ces conceptions de l’assistance sociale. Les Old Poor Laws, mentionnées ci-dessus, ont établi en 1601 pour la première fois l’obligation légale d’aide aux pauvres (voir Rodriguez 2013).
9 À Angico, le montant moyen des allocations était d’environ 150 R$ en août 2016.
10 Dans l’assistance sociale brésilienne, la « famille » est « l’unité nucléaire, éventuellement élargie à d’autres personnes qui ont des liens de parenté ou d’affinité avec elle, en formant un groupe domestique, vivant sous le même toit et qui se maintien avec la contribution de ses membres » (loi fédérale n° 10 836, le 9 janvier 2004). Ainsi, dans le livre, « famille » et « ménage » seront utilisés indifféremment.
11 Il n’existe pas beaucoup de données publiques pour mesurer l’ampleur de telles révisions. Dans le seul travail trouvé qui présentait des détails sur ce processus, 8,9 % des familles bénéficiaires ont été vérifiées en 2010 (1,1 sur 12,9 millions), dont 39,1 % ont connu des répercussions (SAGI 2014).
12 Dans les listes d’attente, la priorité est donnée aux cas suivants : indigènes, quilombolas (groupes ethnoraciaux, dotés de relations territoriales spécifiques, avec la présomption d’ascendance noire liée à la résistance à l’oppression historique), ramasseurs de matériaux recyclables, familles où les enfants travaillent et cas de situations similaires au travail esclave. Ces familles, si elles répondent aux critères de revenus, recevront la prestation même si le nombre d’allocations estimées pour la municipalité a déjà été atteint. Les ménages non prioritaires sont classés ensuite selon leur revenu et leur nombre d’enfants de moins de 17 ans.
13 Même s’il faut ne pas respecter plusieurs fois les conditionnalités pour provoquer l’annulation définitive des allocations, elles peuvent être temporairement suspendues ; de plus, le plus important ici est le sentiment de contrôle et de limitation d’accès expérimenté par les bénéficiaires.
14 L’accent mis sur le contrôle des conditionnalités renvoie au caractère régulateur et normatif du programme, qui peut être aussi compris comme une forme de biopolitique, comme le souligne Francisco de Oliveira (2006, article de presse), en faisant référence au terme de Michel Foucault (1974). Admettre la dimension biopolitique du PBF c’est reconnaitre qu’il participe à une forme d’exercice du pouvoir sur la vie des pauvres pour définir leur comportement. D’après les termes de Foucault, en ciblant un groupe spécifique de la société, le programme participe à une forme de contrôle positif (voir Lavergne et Beserra 2016).
15 L’enquête « Medindo o Grau de Aversão à Desigualdade da População Brasileira Através dos Resultados do Bolsa-Família » a été réalisée en 2012 par l’Institut d’économie de l’Université Fédérale du Rio de Janeiro (IE-UFRJ) sous la direction de Lena Lavinas. Le questionnaire a été passé à 2 200 personnes dans un plan d’échantillonnage en trois étapes : 12 UFs, 36 municipalités, avec une sélection d’individus de 16 ans ou plus par quotas.
16 Cette tendance croissante des réponses neutres est difficile à interpréter, notamment car nous n’avons pas eu accès à la base de données de l’enquête concernée.
17 Dans un sens très large : il s’agit de la place que la famille prend dans la société, qui comprend les valeurs familiales, la morale, mais aussi la solidarité familiale comme étant la plus importante parmi les autres formes de solidarité possibles.
18 Comme indiqué dans le chapitre précédent, le coronelismo est « une forme particulière de manifestation du pouvoir privée, à savoir, une adaptation grâce à laquelle les résidus de notre ancien et exorbitant pouvoir privé ont réussi à coexister avec un régime politique d’une vaste base représentative » (Leal 2012 : 44).
19 Il faut noter que la première dame a une licence en droit, mais n’a jamais travaillé dans ce domaine et, en fait, n’a exercé aucune activité professionnelle depuis 2003. Lors du lancement officiel du programme Criança Feliz, la première dame en a reçu le titre d’« ambassadrice », et non de coordinatrice.
20 Informations disponibles sur le site du programme : http://www.pim.saude.rs.gov.br/v2/o-pim/o-que-e/.
21 Jean-Claude Barbier (2013) propose de réserver l’utilisation du mot « workfare » au cas des États-Unis, et au moins pour le contexte européen, l’auteur suggère de parler d’« activation de la protection sociale » afin de couvrir des phénomènes plus larges, qui ne soient pas restreints à l’assistance sociale et aux obligations imposées aux chômeurs. L’utilisation de ces expressions ici ne représente pas une tentative de rapprocher ces contextes distincts, vu qu’on ne peut pas identifier dans le cas brésilien la formation d’une politique cohérente de workfare, ni une tendance vers l’activation de la protection sociale en général.
22 Ce paradigme a ses origines dans les Old Poor Laws en Angleterre, débuté avec l’« Act for the Relief of the Poor » de 1601, qui imposaient du travail aux assistés « valides ». Le paradigme a fortement influencé les politiques sociales états-uniennes, notamment dans le New Deal à travers l’« Aid for Families with Dependent Children » de 1935, qui furent plus tard remplacés, sous le gouvernement de Bill Clinton (1993-2001), par le « Temporary Assistance for Needy Families » de 1996.
23 Il ne s’agit pas nécessairement de personnes mal intentionnées mais de la totalité des personnes qui ne devraient pas être bénéficiaires, parce qu’ils n’ont pas le profil du programme.
24 L’unité d’analyse est les « bénéficiaires quasi-inéligibles » et « non-bénéficiaires quasi-éligibles » pour contrôler les différences de revenu ; les données utilisées proviennent de l’enquête « Pesquisa de Orçamentos Familiares » de 2008 et 2009, réalisée par l’IBGE.
25 Les auteurs ont utilisé divers modèles de régression linéaire à partir une série chronologique de 806 municipalités brésiliennes qui ont été suivies sur cinq ans. Ce panel de municipalités a été construit à partir de microdonnées des versions 2001-2005 de la PNAD.
26 L’unité d’analyse a été « bénéficiaires » et « non-bénéficiaires » ; les données utilisées sont de l’enquête PNAD 2009, réalisée par l’IBGE.
27 Voir entre autres : Hunter et Power (2007), Bohn (2011), Zucco (2013).
28 Déjà en 1949, Victor Nunes Leal (2012) avait prédit, dans l’un des livres les plus influents sur le Nordeste brésilien, Coronelismo, enxada e voto [Coronelismo, houe et vote], la fin du clientélisme dans la région avec l’augmentation de l’urbanisation.
29 Cette approche a aussi été utilisée par Robert K. Merton (1997), pour qui la machine politico-électorale remplirait des fonctions latentes essentielles, humanisant et personnifiant la bureaucratie.
30 Nous adoptons la traduction du terme « political machines » faite par Mattina (2016).
31 Frances Hagopian (1996) développe cet argument en soulignant que le clientélisme décourage la participation politique au-delà des périodes d’élections, car il est dépourvu de caractère idéologique et interfère avec l’expansion de la démocratie.
32 Le terme « compadrio », qui renvoie à l’idée de parrainage, est à la base de ce concept, très étudié dans la tradition anthropologique des études sur le Nordeste.
33 Il est important de souligner que le pouvoir discrétionnaire dans ce type de travail est non seulement prévu, mais pensé comme nécessaire dans la majorité des cas, comme dans le cas du PBF. La rencontre entre les agents et les usagers est le moment où la politique publique est mise en œuvre concrètement, et concerne des actions qui ne sont pas réduites ou réductibles à des procédures complètement bureaucratiques. Ce courant de recherche n’a donc pas étudié les actes discrétionnaires en eux-mêmes, mais la façon dont les agents en font usage, ce que nous ferons aussi dans ce travail.
34 L’ouvrage de référence ici est « La vie au guichet : administrer la misère » (2015), dont l’objet central est le travail quotidien dans des bureaux des Caisses d’allocations familiales en France, dont les enjeux des relations entre bureaucrates et usagers s’approchent des enjeux analysés dans ce livre. Dubois partage l’approche théorico-méthodologique de la street-level bureaucracy, qui consiste, selon lui, à traduire en actes une « caractéristique structurelle du traitement bureaucratique des individus » (2015 : 53).
35 Le comportement et l’action de chaque agent dépendent de leurs dispositions personnelles, loin de l’idéal type wébérien du bureaucrate impersonnel et objectif, qui exerce son activité sans aucune inclination émotionnelle (Dubois 2015 : 34). Cette relation peut être marquée par ce que Weber appelle la « domination légale », c’est-à-dire une domination ayant « un caractère rationnel reposant sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens » (2008 : 110).
36 Le mot « client » a été adopté par Lipsky (2010) pour identifier tous les types d’usagers des services fournis par les travailleurs de première ligne, et ne doit pas être confondu avec le « client » des rapports clientélistes.
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