Sibille prophetia de novo rege, après 1285
Texte intégral
[Sibille prophetia de novo rege]
11Excitabit regem pauperema de Yspanie foribus, cui petra Constancie dabit nomen ; et aquile pulla sociabitur illi1, qui, promotus affectum, austrum rugitum dabit ex duplici littore. Protinus autem quasi celerati et inopinato volatu ingredietur insulam, ad cujus ingressum canis rapidus exibit ; irregressibiliter fremensque dispumabit. Et cum domum suam viderit desolatam oculos tristis claudet. Tunc effeminabit Deus corda Gallicorum ut per despectum regem et minimam gentem percuciat illos ab Oriente et Meridie et erunt omnes universeb eorum complices in ruinam et irritos faciet conatus eorum, cui[bus]c regi despecto dabit aprum qui compleat persecuciones in eos et abundare faciet cum tribus capitibus preter primum2 et dabit illi ut, propter agni nomen, inmundam et bestialem conterat gentem.
21 Le passage « de Yspanie foribus [...] sociabitur illi » est très proche du texte de la prophétie sybilline recueillie dans le Breviloquium, dist. X, éd. cit. p.260.
32 Le motif du sanglier anglais fléau de la France est apparu dans une prophétie de Merlin composée entre 1135 et 1138 par Geoffroy de Monmouth (Historia regum Britaniae) et a été popularisé en Angleterre par une Epistola Sybillae de peu postérieure, puis par toute une série de textes produits à partir de 1314 et destinés à affirmer la vocation messianique des souverains anglais et notamment d’Édouard III (Colette BEAUNE, « Perceforêt et Merlin. Prophétie, littérature et rumeurs au début de la guerre de Cent Ans », Cahiers de Fanjeaux, 27, 1992, p. 237-25). Le sanglier à trois têtes (les trois couronnes d’Angleterre, de Galles et d’Écosse) est voué par ces vaticinations à reconquérir les provinces perdues, à s’emparer de la couronne de France, puis à prendre la tête d’une croisade victorieuse en Terre Sainte.
Sibille prophetia de novo rege : commentaire
4Ce texte évoque, d’un point de vue favorable à l’Aragon, deux conflits qui ont marqué l’histoire du royaume de France aux XIIIe et XIVe siècles : la lutte avec l’Aragon pour la possession du royaume de Sicile et la guerre de Cent Ans. On y retrouve par conséquent à la fois des éléments qui appartiennent vraisemblablement à des cycles péninsulaires et des éléments tirés des cycles prophétiques pro-anglais de la guerre de Cent Ans. Ainsi, le texte prédit l’arrivée d’un roi « de Yspanie foribus, cui Petra Constancie dabit nomen ; et aquile pulla sociabitur illi » quasiment dans les mêmes termes qu’un texte sybillin recueilli dans le Breviloquium sicilien du milieu du XIVe siècle : « De porta Yspanie egredietur infans, cujus nomen in petra fundabitur, cui pulla aquile unica conjungetur (Harold LEE, Marjorie REEVES, Giulio SILANO, (éds.), Western mediterranean prophecy : the school of Joachim of Fiore and the fourteenth-century Breviloquium, Toronto : Pontifical Institute of Medieval Studies, 1989, p. 260) ». Ici comme là, ces sybilles s’appliquaient selon toute vraisemblance à Pierre II d’Aragon (1276-1285), époux de Constance de Hohenstaufen et conquérant de la Sicile et d’une partie des Pouilles au détriment de Charles Ier d’Anjou — « ingredietur insulam-exibit ». Une note marginale dans BC246 précisait d’ailleurs : « hec prophetia completa fuit in rege Petro nominato dels françeses ». Le « canis rapidus » de BC246 serait alors un roi capétien, en vertu d’une exégèse du triple rêve de Basine, l’épouse de Mérovée, ouvrant les Chroniques des rois de France, interprétation selon laquelle ce rêve annoncerait la continuité du sang des rois de France à travers les lions mérovingiens, les ours carolingiens et les chiens capétiens. Cette exégèse était connue en Catalogne selon Martin Aurell (Martin AURELL, « Messianisme royal de la couronne d’Aragon, (XIVe-XVes.) », Annales Histoire Sciences Sociales, 52, 1997, p. 122 et note 9), qui cite l’utilisation péjorative qu’en fit Pierre III d’Aragon. Ce « chien » pourrait donc être Charles de Valois, second fils de Philippe III, auquel Martin V avait attribué le royaume d’Aragon en 1284 après en avoir formellement déchu Pierre II. Les Français, sous couvert de croisade, tentèrent de s’emparer du royaume de Pierre II. L’expédition, menée par Philippe III, échoua après avoir infligé force dévastations à la Catalogne ; Philippe III et Pierre II moururent à quelques mois d’intervalle, en 1285 (« cum domum suam-claudet »). Le reste du texte pourrait concerner à la fois Pierre II et Pierre III d’Aragon. Le second, « despectum regem » ici, « rex parvus personae et despectus » dans le Breviloquium, mena lui aussi la vie dure aux Angevins de Sicile et travailla efficacement à rattacher le royaume de Sicile à la couronne d’Aragon. Quant au premier, il avait une soeur, Isabelle, qui avait épousé Philippe III de Valois. Elle fut la grand-mère d’une autre Isabelle, épouse d’Édouard II d’Angleterre et mère d’Édouard III, sous le règne duquel commença vraiment la guerre de Cent Ans. C’est par l’intermédiaire de ces deux Isabelle que le texte lie les thématiques de la guerre de Sicile et de l’affrontement franco-anglais : « Gallicorum [...], cui[bus] regi despecto [ici, Pierre II] dabit aprum [Édouard III] qui compleat persecutiones in eos ». L’identification à un roi d’Angleterre d’un sanglier à trois têtes destructeur de la France et par ailleurs voué à un avenir messianique remonte aux prophéties de Merlin de Geoffroy de Monmouth (écrites vers 1136) et à leur réélaboration postérieure comme Epistola sybillae (voir : Colette BEAUNE, « Perceforêt et Merlin. Prophétie, littérature et rumeurs au début de la guerre de Cent Ans », Cahiers de Fanjeaux, 27, 1992, p. 237-256). Ces trois têtes sont bien sûr les trois couronnes de Galles, d’Écosse et d’Angleterre, réunies sur une même personne depuis Édouard Ier. Dès 1314, on commença à identifier en Angleterre le sanglier des prophéties merliniennes à Édouard Ier, puis à ses descendants. Nombre de vaticinations élaborées sur l’île entre 1314 et 1338 reprirent alors la thématique du sanglier tricéphale fléau de la France, au fur et à mesure que la tension s’accentuait entre les deux royaumes. Cette thématique se répandit ensuite sur le continent. L’attente prophétique la plus intense se concentra bien entendu sur le personnage d’Édouard III, plus directement impliqué dans la guerre contre les Français et en qui il faut sans doute voir le sanglier à trois têtes de notre texte, le « primum [aprum] » étant vraisemblablement Édouard Ier. Nous avons donc ici la preuve que des prophéties pro-anglaises sont parvenues dans la couronne d’Aragon et ont donné lieu à des productions originales. Ici, en effet, la guerre de Cent Ans est présentée comme une sorte de châtiment divin envoyé à la France par l’intermédiaire d’une Catalogne qui l’avait déjà vaincue entre 1282 et 1285.
5Ce texte n’est pas le seul à établir un lien entre les deux séries d’événements : dans le douzième livre de son Liber Ostensor, Roquetaillade cite et commente un oracle « repertum in regno Aragonie post mortem Philippi [III] regis Francorum », qui lui semble annoncer à la fois « tribulacionem regni Francorum per bella Anglorum » et « quid de posteritate regis Petri [II] Aragonum accideret Ecclesie generali in futurum et mundo (fols. 143v°-144r°) » : là encore, les tribulations de la France à la fin des temps semblaient annoncées par sa défaite devant Pierre II en 1285.
6Coïncidence ou non, le texte qui précède la Sibille prophetia de novo rege dans le manuscrit 246 de la Biblioteca de Catalunya, et qui en cite un fragment, est attribué à Jean de Roquetaillade : le visionnaire aurait-il été le premier à affirmer la valeur eschatologique de la croisade manquée d’Aragon ?
Notes de bas de page
1 a) Ce membre de phrase n’a pas de sujet ; il faut probablement supposer un Deus en tête de phrase ; b) universi BC246 ; c) cui BC246 : je suppose que ce datif s’applique aux Français et à leurs alliés et que le sujet de dabit est Deus.
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