Conclusions
Texte intégral
1Au Moyen Âge, écrire ses origines, que l’on soit un lignage, une ville, une paroisse ou à plus forte raison un roi, est avant tout une course à l’ancienneté et au prestige, seules qualités aptes à fonder la légitimité. Les royaumes européens ont abondamment eu recours au mythe troyen avec Brutus en Angleterre et Francion en France, tandis qu’en péninsule Ibérique l’historiographie héritée d’Isidore de Séville s’est focalisée sur les Wisigoths. Alphonse X, dans le récit des origines présent dans la Estoria de España, se démarque à la fois de ses voisins européens et de ses sources péninsulaires. Non qu’il rejette la gloire apportée par des origines troyennes et wisigothiques, mais il les inscrit dans une continuité dont elles ne sont plus l’acmé – tels Énée et Francion quittant Troie en flamme ou les Goths quittant la Scythie –, mais un jalon.
2Nous avons montré qu’en dépassant le Royaume de Tolède et en dépassant Troie, le récit des origines donne à l’Espagne une ancienneté et un prestige, et donc une légitimité supérieure à tous les royaumes européens, puisqu’elle remonte jusqu’aux temps bibliques. Le récit de Jiménez de Rada rapportait déjà l’installation des compagnies de Tubal et les fondations d’Hercule et d’Hispan, mais les fondations tolédanes étaient peu nombreuses et, surtout, Hercule apparaissait moins comme un fondateur prestigieux que comme le premier envahisseur venu troubler la tranquillité de l’Espagne. Le Hercule alphonsin, sage, valeureux et défenseur des opprimés, est bien plus apte à fonder l’ancienneté et la gloire de l’Espagne, d’autant qu’Alphonse X introduit à ses côtés d’autres personnages et d’autres épisodes qui donnent plus de corps au récit des origines. Rocas, Pyrrhus, Didon… sont autant de personnages qui viennent enrichir le récit des fondations en Espagne. Ces nouveaux personnages et épisodes, inspirés de topiques bibliques, antiques et médiévaux tissent un récit des origines bien plus fort et significatif que les chroniques précédentes ne le faisaient.
3Le schéma tripartite de fondation père/mère/fils que nous avons associé aux fondations narrées dans la chronique, permet de légitimer et de prouver les fondations anciennes en les adossant aux modèles bibliques et antiques connus des lecteurs d’Alphonse X. La « mère », c’est-à-dire l’Espagne, ou une région particulière de l’Espagne, accueille en son sein « le père », le héros fondateur qui a émigré de sa terre natale, comme Tubal, Hercule et Pelayo l’ont fait. Ensuite, leur descendance, réelle ou symbolique, « réalise en histoire les vœux parentaux » et « implante les éléments formateurs de l’ordre social, qui seront développés et précisés par la société future »1. Hispan instaure ainsi la royauté et Alphonse Ier restaure un royaume chrétien censé incarner l’Espagne à partir duquel il impulse la Reconquête. Plusieurs siècles plus tard, Alphonse X fait partie de la descendance symbolique de ces fondations tripartites et, en poursuivant la Reconquête et en cherchant à devenir empereur, il continue de développer l’ordre établi par ses prédécesseurs. Comme nous l’avons signalé, la répétition de ces schémas les fait résonner entre eux à l’intérieur du récit ainsi qu’avec des schémas extérieurs à la chronique, particulièrement ceux qui unissent Abraham et Moïse à la Terre Promise dans la Bible ou celui d’Énée fondant Rome dans la mythologie romaine. Puisque ces modèles de fondation sont reçus comme vrais par la société du XIIIe siècle, toute fondation bâtie sur le même modèle doit aussi être perçue comme vraie puisqu’elle a les apparences de la vérité ou du moins de la vraisemblance. À travers ce schéma, Alphonse X parvient également à assimiler l’Espagne à la Terre Promise et à faire de ses habitants le nouveau peuple élu. En cela, il s’inspire d’Isidore de Séville qui, à travers son Laus Spaniae, avait fait des Wisigoths le peuple élu du Seigneur. Néanmoins, le Roi Sage enrichit cette comparaison initiale et fait de tous les Espagnols un peuple élu, et ce dès les Cétubales,
4Nous avons aussi mis en évidence le rôle joué par le temps cyclique. En effet, celui-ci nourrit aussi le récit des origines car il permet d’inscrire les origines de l’Espagne et donc l’Espagne elle-même dans une double continuité : le néo-gothiciste et la translatio imperii. Selon l’idéologie néo-gothiciste, les Wisigoths commettent une faute qui entraîne une punition puis le relèvement initié par Pelayo et poursuivi par les rois des Asturies. Ce schéma providentialiste est un élément fondamental de la légitimation de la monarchie astur-léonaise et de la Reconquête. Alphonse X n’invente donc pas ce schéma, mais il le renforce. Il introduit ce schéma dès le tout premier chapitre de la chronique avec la narration de l’Expulsion du Paradis, du Déluge et de la tour de Babel. Il ajoute surtout l’épisode d’une sécheresse qui touche toute l’Espagne après le conflit survenu entre les fils de Rocas. La discorde fraternelle et la sécheresse ne sont pas nécessaires pour prouver les origines glorieuses de l’Espagne. En effet, il n’aurait pas été absurde que chaque frère érigeât sa propre tour, et le lien avec Alphonse X – qui ajoute quatre tours d’angle à l’Alcazar de Tolède, lieu où la chronique situe l’une des tours des fils de Rocas – aurait été assuré. Non, la discorde permet de faire le lien avec les frères ennemis de la Bible et d’introduire une première punition propre à l’Espagne. Les rédacteurs étayent donc délibérément le schéma de la punition et du relèvement en introduisant le motif de la jalousie entre deux frères et la sécheresse qui s’ensuit. Dans une moindre mesure la mort des Almujuces et le servage des Espagnols causés par l’idolâtrie participent aussi de ce schéma.
5Le temps cyclique qui reproduit le même schéma encore et encore est également présent dans l’exploitation de la théorie de la translatio imperii. Là encore, Alphonse X n’invente pas cette conception ; il se sert de ce que l’historiographie a construit avant lui et le développe. Il ne s’agit plus d’une translatio des Romains, pratiquement inexistants voire nocifs chez le Tolédan pour l’Espagne, vers les Goths, mais d’une suite de transferts dès les Cétubales jusqu’à la Castille, en passant par une vraie royauté grecque, par l’Empire romain et par les Goths. Cette translatio imperii est en fait annoncée dès les premiers chapitres de la chronique à travers l’épisode du roi Rocas venu d’Orient qui passe par Troie, cité à laquelle il annonce sa fin prochaine, puis par la future Rome à qui il donne son nom avant de finir son voyage en Espagne. Ce roi opère physiquement un transfert de grandeur depuis l’Orient jusqu’à l’Espagne en passant par les deux grandes puissances troyenne et romaine.
6Nous avons montré que le récit des origines établit une continuité à deux niveaux, une continuité inscrite dans le temps long, la translatio imperii, et une continuité directe entre chaque fondateur, chaque roi exemplaire et le Roi Sage. En effet, les rédacteurs établissent des ponts entre les princes des origines et le présent de rédaction, notamment à travers l’onomastique et l’architecture. Ces procédés fonctionnent comme des indices qui doivent prouver au lecteur la véracité du récit. Selon la théorie de la razón de nombres, le signe et le signifié sont nécessairement liés, l’étymologie prouve le lien entre les régions et les villes d’Espagne et leurs fondateurs. L’Espagne tient son nom d’Hispan, Tarazona des compagnons d’Hercule qui venaient de Tyr et d’Ausone, Tolède des consuls romains Tholemon et Brutus… Ces liens, personne ne peut les réfuter puisque tous peuvent les entendre sans besoin d’être lettré ou cultivé. Il en va de même avec l’architecture. Le phare de La Corogne, l’aqueduc de Ségovie, les colonnes de Séville, les tours de Tolède sont des preuves visuelles qui permettent au passé narré par Alphonse X de faire irruption dans le présent, littéralement sous les yeux du lecteur. Cette rétro-alimentation permanente alimentée par des topiques bibliques, antiques et médiévaux et par des références avec la réalité du XIIIe siècle établissent donc bien deux continuités, l’une linéaire sur le long terme et l’autre directe, qui se rejoignent dans la figure du Roi Sage qui devient l’héritier d’une longue tradition en même temps qu’il est rattaché individuellement à chaque héros de son récit des origines.
7Même lorsqu’il y a rupture apparente entre deux sennorios, les rédacteurs parviennent à les relier. Par exemple, lorsque tous les Espagnols ont fui à cause de la sécheresse et que les fils de Rocas ont disparu, la découverte par Pyrrhus des deux tours rétablit un lien entre Rocas et Pyrrhus, lien confirmé et consolidé lorsque Pyrrhus érige à son tour deux places fortes associées aux deux tours. La continuité entre les Grecs et les Romains n’est pas non plus évidente car leurs dominations respectives sont séparées par celle des Almujuces et des Carthaginois. Néanmoins, le fait qu’Hercule ait construit des tours et fait graver un message à destination de César à l’emplacement de la future Séville et que César fonde réellement Séville après avoir retrouvé le message d’Hercule dont il fait reconstruire le phare à La Corogne, matérialise un lien entre les deux hommes et donc entre les Grecs et les Romains. Ce que nous avons appelé les proto-fondations forgent une passation de pouvoir qui correspond à la structure même du récit qui s’organise autour de l’Espagne et non autour de tel ou tel peuple. L’axe principal de la chronique est bien l’exercice du pouvoir par les rois sur l’Espagne. Lorsqu’un peuple cesse de dominer l’Espagne, ce peuple cesse d’être au cœur du récit. Cette logique est renforcée par les commentaires didactiques des rédacteurs qui s’assurent, à chaque changement de domination de faire le lien entre les sennorios en replaçant systématiquement l’Espagne au centre du récit.
8Néanmoins, les diverses continuités mises en scène par la chronique n’établissent de parenté réelle qu’avec les Wisigoths. Les rois de Castille ne peuvent se réclamer du sang de Rocas, d’Hispan ou encore de Scipion l’Africain, ce ne peut donc pas être ce qui intéresse Alphonse X dans ce récit des origines. Les portraits royaux, les proto-fondations, les schémas tripartites de fondation et les schémas de punition établissent en revanche une parenté symbolique entre tous ceux qui ont un jour dominé la péninsule Ibérique. Comme nous l’avons démontré, c’est en fait une continuité politique, sapientielle et spirituelle que le récit des origines construit.
9En effet, la chronique légitime la Reconquête et elle légitime aussi et surtout le pouvoir du roi dans toutes ses manifestations ; justifier la Reconquête n’est donc plus le seul objectif de l’historiographie. Bien sûr, l’entrée légitime des Goths en Espagne, leur conquête totale de la Péninsule, la chute de 711 et le relèvement selon des topiques bibliques demeurent des aspects importants de la chronique, mais ils ne sont plus les seuls. Les transferts successifs de puissance font du roi de Castille le dépositaire de toutes ces légitimités et de tous les pouvoirs accumulés au cours des sennorios. L’ensemble des princes et l’ensemble des civilisations construisent la grandeur de l’Espagne. C’est la confluence de leurs apports qui légitime l’exercice du pouvoir d’Alphonse X. Entre exemplarité et contre-exemplarité les portraits des princes dessinent ainsi l’image d’un roi idéal qui n’est autre qu’Alphonse X.
10En effet, nous avons établi que les rois exemplaires sont des préfigures du Roi Sage. Toutes leurs actions, toutes leurs vertus sont autant d’échos aux actions et aux vertus d’Alphonse X. Le bon prince défend les frontières de son royaume et entreprend de conquérir les territoires qui lui reviennent, comme Alphonse X poursuivant la Reconquête. Le bon prince est un fondateur, comme Alphonse X repeuplant les territoires récemment conquis. Le bon prince s’assure que la justice règne, comme Alphonse X édictant de nouvelles lois. Le bon prince est un roi chrétien, comme Alphonse X restaurant les diocèses ou édifiant des églises. Le bon prince est empli de pitié, de miséricorde et de bonté, et il gouverne son royaume grâce à l’amour politique, comme Alphonse X qui fait montre d’une grande magnanimité face aux nobles qui se rebellent contre lui alors que le Fuero Real prévoit au contraire la peine capitale, éventuellement commuable en énucléation2. Comme le bon prince, il est animé par la sapientia, la sagesse chrétienne qui permet de discerner le bien du mal, de connaître Dieu et sa Loi et de toujours agir avec mesure. Le bon prince est savant, comme Alphonse X qui développe le droit, l’astronomie, l’historiographie, hisse le castillan au rang des langues savantes…
11Notre étude a permis de montrer que les nombreux règnes rapportés par la chronique permettent également d’introduire un modèle politique qui fait écho à l’idéal alphonsin. Dans la chronique, les rois sont présentés comme la tête et le cœur du royaume en parfait accord avec la théorie organiciste largement défendue dans les Siete Partidas. Sans le roi, le royaume et son histoire n’existeraient pas puisque ce sont les rois qui fondent les villes, qui constituent le royaume, et c’est aussi autour des règnes des rois que le récit s’organise. La chronique permet donc au monarque de mettre en exergue et de déployer sa sagesse et son autorité tant sur la forme que sur le fond.
12En effet, le Roi Sage s’empare de l’autorité d’énonciation et relègue les rédacteurs à l’anonymat des ateliers. L’historiographie n’émane donc plus des clercs au service des rois, mais du roi lui-même qui n’a plus besoin de l’aide de l’Église : il est lui-même devenu un sage. Le recours au castillan qui permet au roi de s’imposer comme artisan langagier, participe de cette émancipation vis-à-vis de l’Église, traditionnelle détentrice d’une sagesse contenue dans des livres rédigés uniquement en latin. Le monarque se met aussi en scène dans le prologue et se donne le rôle du sage qui rassemble, préserve et transmet à son tour les savoirs. Alphonse X devient le magister de tout son royaume, rôle normalement dévolu à l’Église. Ce faisant, il s’identifie aussi à Moïse, le premier historiographe de l’histoire selon la Bible, et le premier personnage qui apparaît dans la chronique, le récit des origines s’ouvrant sur ces mots : « Moysen escriuio un libro que a nombre Genesis »3. Et que fait Alphonse X dans cette première partie de la chronique si ce n’est écrire la 55 de l’Espagne ?
13La chronique revendique à travers les règnes rapportés dans le récit des origines de la Estoria de España une relation directe entre Dieu et le roi, le roi ou l’empereur n’ayant nul besoin de l’intercession du clergé pour accéder au divin. C’est lui qui joue le rôle d’intercesseur entre le Ciel et les hommes ; ainsi Constantin Ier donne des archevêchés et des évêchés à l’Espagne, Récarède convertit son peuple, Pelayo fédère les Espagnols autour de lui car il a été choisi par Dieu. Pelayo redresse d’ailleurs seul l’Espagne, car si le clergé participe à la ruine du Royaume de Tolède, il n’intervient pas dans la restauration du royaume chrétien. L’Église ne joue finalement qu’un rôle mineur dans l’histoire de l’Espagne selon Alphonse X, puisque le rôle qui est normalement le sien revient très souvent aux rois qui apparaissent, nous l’avons démontré, comme des rois pasteurs, uniques bergers de leurs brebis/sujets. Le prince n’est pas un éternel mineur nécessitant les lumières de l’Église, il est le vicaire de Dieu dans son royaume. Plus qu’une émancipation royale vis-à-vis du clergé, il s’agit d’un renversement des rôles. Non seulement, Alphonse X dénie à l’Église la possibilité d’interférer dans le domaine temporel, mais il revendique le droit d’intervenir dans les affaires de l’Église castillane. Le pouvoir politique n’est plus sous la tutelle de l’Église, c’est l’Église qui apparaît placée sous la tutelle royale. Même si le récit des origines n’utilise pas pour désigner le roi l’expression « vicaire de Dieu », la mise en scène des relations entre les rois et l’Église ne montre pas autre chose.
14L’image de la noblesse dans cette narration nous est apparue tout aussi instructive. Les hauts personnages du royaume sont en effet comme effacés de la chronique. Les nobles sont placés dans une relation de dépendance vis-à-vis du roi. Suivant la théorie organiciste, le récit démontre que sans la présence du roi ils sont incapables de faire vivre le royaume. Leur seul et unique rôle est d’obéir au roi qui seul sait ce qu’il y a de mieux pour ses sujets. Lorsque la chronique montre des nobles félons c’est pour mieux mettre en exergue les conséquences de leur désobéissance. En effet, la noblesse et les autres sujets forment le corps du royaume et le corps ne peut qu’obéir à la tête. Si le corps se rebelle ou si plusieurs têtes tentent de gouverner, alors l’ensemble du royaume est en danger. Cela équivaut à un véritable suicide car un corps sans tête ne peut survivre, comme lorsque Rodrigue disparaît et que tout le royaume wisigoth disparaît purement et simplement avec lui.
15La chronique insiste sur le schéma de punition divine à travers les épisodes de l’Expulsion du Paradis, du Déluge et de la tour de Babel, mais nous avons montré qu’elle développe surtout une forme particulière de faute et de punition propre à l’Espagne, celle du conflit fratricide, tel Caïn et Abel, qui mène à la perte de la collectivité. En effet, la sécheresse qui vide la Péninsule de ses habitants fait suite à la discorde survenue entre les deux fils de Rocas ; la guerre civile entre César et Pompée, qui implique les Espagnols, menace Rome de dislocation ; et la perte de l’Espagne, liée au péché est grandement causée par les discordes entre les rois et les nobles qui n’hésitent finalement pas à trahir Rodrigue et le royaume. Le risque de ruine pour l’Espagne est donc spécifiquement celui du conflit au sein du royaume. Cet avertissement de la chronique renvoie dans une certaine mesure aux divergences entre les royaumes chrétiens de la Péninsule, mais elle renvoie surtout au contexte interne du Royaume de Castille et au refus d’obéissance de la noblesse envers Alphonse X. Le récit des origines prévient les sujets du Roi Sage que s’ils continuent de s’opposer à lui, ou pire s’ils se soulèvent comme son propre fils a fini par le faire, ils provoqueront la ruine de la Castille, tout comme les Wisigoths ont provoqué la ruine du Royaume de Tolède. Il est affirmé dans ce récit que le roi n’est plus primus inter pares : il tient son pouvoir de Dieu, et il domine tout son royaume et tous ses sujets sans exception. Le récit fait sens avec les œuvres juridiques du Roi Sage et avec la réalité politique de la Castille. Dans la réalité Alphonse X revendique tous les pouvoirs sans toujours parvenir à s’imposer, dans la chronique, il s’en empare. Le prince du récit des origines est un roi omnipotent, dont l’autorité s’applique à tous les domaines. Il ne rend compte à personne hormis à Dieu, il exerce le pouvoir temporel et spirituel et préside à la destinée de son royaume sans tolérer d’intromission de la part des nobles ou des clercs.
16La multiplication des sennorios qui ont dominé l’Espagne s’explique par la nouvelle conception de l’Espagne, placée au cœur du récit. S’inspirant probablement de la structure de la Chronique du Maure Rasis, Alphonse X recentre son récit sur la terre-Espagne dont la rencontre avec le pouvoir royal donne vie au royaume-Espagne. En plus de convoquer plus de personnages et de rapporter davantage de situations susceptibles de mettre en scène l’idéal du Roi Sage, cette amplicatio permet aussi de faire reculer les origines du pouvoir royal dans des temps très lointains. Comme pour les villes et les royaumes dont la légitimité repose sur des origines anciennes et prestigieuses, Alphonse X ancre son pouvoir le plus loin possible dans le temps. Ce transfert de puissance à travers le temps long permet au souverain de légitimer sa façon d’exercer son pouvoir. Tout comme les auctoritates fournissent aux chroniqueurs un abri idéologique derrière lequel se protéger pour narrer l’histoire qui leur convient le mieux, les princes dont les actions sont rapportées dans la chronique, fournissent un abri idéologique à Alphonse X, qui ne fait – ou ne ferait – que se conformer au modèle de gouvernement légué par ses prédécesseurs illustres. Il justifie ainsi son idéal politique et son exercice du pouvoir tout en se hissant à la hauteur des grands rois de l’histoire.
17Chaque difficulté, chaque déconvenue rencontrées par Alphonse X dans la réalité semble trouver sa réponse dans la chronique, qu’il s’agisse de justifier le fait de s’immiscer dans les affaires du clergé, de forcer les nobles à payer les impôts, à obéir à ses lois ou, tout simplement, à le suivre dans ses projets. Les rédacteurs ont sans doute compulsé leurs sources à la recherche de personnages et d’épisodes qu’ils puissent mettre en corrélation avec les événements du règne d’Alphonse X, quitte à réarranger le récit des faits de sorte à pouvoir faire correspondre parfaitement ces ajouts aux besoins idéologiques de la réalité extratextuelle. La mise en scène des origines est particulièrement signifiante puisqu’elle est probablement le lieu où s’exerce la plus grande liberté des rédacteurs. En effet, l’abri idéologique garanti par les auctoritates combiné avec la distance temporelle offre une marge de manœuvre importante au monarque, plus importante sûrement que pour le récit des évènements récents. Plus les temps rapportés sont lointains, plus grande est la possible émancipation vis-à-vis des sources. Nous avons pu ainsi conclure que le Roi Sage se construit ainsi une histoire de l’Espagne sur mesure parfaitement ajustée au contexte politique du moment. Sur fond d’exempla et d’anti-exempla, Alphonse X met en scène et défend sa politique grâce à la narration historiographique. D’une certaine façon, le récit des origines est l’illustration des Partidas et donc de l’idéal politique alphonsin, à la manière d’une fresque en mouvement.
18En outre, nos recherches nous permettent d’affirmer que le récit des origines constitue un véritable mythe de la fondation de l’Espagne comme nation. Rappelons la définition du mythe que donne Mircea Eliade : « un mythe est une histoire vraie qui s’est passée au commencement du Temps et qui sert de modèle aux comportements des humains »4. La chronique se pare de tous les atours de la vérité et est destinée à être crue. Elle commence avec l’évocation de l’Expulsion du Paradis et de la dispersion des hommes sur la Terre, premiers temps de l’humanité. Enfin, la série de portraits royaux et les récits de règne doivent servir de modèle au comportement des futurs rois et surtout aux sujets d’Alphonse X qui entend leur imposer son autorité. À travers le récit des origines, le Roi Sage construit bel et bien un mythe. Plus que cela, il met en forme un mythe de fondation nationale à l’échelle de toute la Péninsule. En effet, malgré une foi commune, la diversité politique et linguistique propre aux royaumes chrétiens péninsulaires rend difficile une quelconque unité politique sous la bannière d’Alphonse X. Afin de remédier à cela, le récit des origines crée une cohésion autour d’un territoire commun, gouverné par des rois communs, une cohésion qui s’ancre dans le passé, dans une histoire nationale commune à tous. La foi commune est en fait un lien secondaire. Elle est secondaire parce que chronologiquement elle n’est pas le premier fil qui unit les Espagnols – les fondations mythiques les lient bien avant la naissance du Christ –, et elle est aussi secondaire parce qu’elle est le fruit de tout le réseau de transferts de puissance construit dans le récit des origines.
19La Estoria de España dépasse ainsi le jeu médiéval de la course à l’ancienneté. Les rédacteurs ne se contentent pas de montrer l’ancienneté de la terre-Espagne. En effet, dire que les Cétubales et les Grecs ont fondé des villes suffirait à établir le prestige de l’Espagne. Alphonse X va plus loin, il ancre son règne dans le passé. En rendant le passé mythique et vivant dans le présent il nourrit sa propre image, et conforte sa propre légitimité. C’est ainsi que la description géographique de l’Espagne permet non seulement de montrer dès le début du récit l’unité d’un territoire et d’en dilater les frontières au-delà de la péninsule Ibérique, et aussi de définir un territoire politique. Nous pouvons donc affirmer que la Estoria de España n’est pas l’histoire d’une entité géographique mais d’une entité politique. Le premier pouvoir du roi est de fonder les villes, de leur donner un nom et des habitants, en somme de leur donner une existence. Fonder c’est aussi donner une existence politique, c’est associer une autorité à un territoire. La terre n’est pas qu’un espace géographique, elle est le lieu où s’exerce le pouvoir. Le principe même de fondation de villes explique la confluence du pouvoir royal et de l’Espagne. Lorsqu’Alphonse X (re)conquiert des territoires, les repeuple, y réinstaure des diocèses et leur redonne des lois, il réactualise les divers mythes de fondation présents dans la chronique. Dès le début du récit historiographique, le roi incarne donc les villes et le royaume qu’elles composent. À travers le récit des origines, Alphonse X et ses rédacteurs dotent l’Espagne d’une identité et d’une unité fondée sur la naturalité, une seule terre gouvernée par un seul roi. C’est la convergence de ces deux éléments qui font l’Espagne et non plus la seule confluence des Goths et de l’Espagne. La réunion de l’entité territoriale avec la royauté crée l’Espagne en tant qu’entité politique. Évidemment, le récit postérieur à la chute des Wisigoths montre que la légitimité du pouvoir central échoit au Royaume de Castille, mais le récit des origines fonde d’ores et déjà la nation espagnole. Il célèbre l’unité dans un passé commun fondé sur le territoire, la politique et la foi. Même si le terme est anachronique, c’est pourtant une véritable histoire nationale qu’Alphonse X construit au XIIIe siècle. En effet, qu’est-ce qu’une nation ? Une nation est un groupe humain « qui se caractérise par la conscience de son unité et la volonté de vivre en commun »5. Or, que fait Alphonse X si ce n’est construire littérairement cette unité dans le passé pour la faire advenir dans le présent ou au moins dans le futur ? Une nation est aussi une « communauté politique établie sur un territoire défini […], et personnifiée par une autorité souveraine »6. Peut-être les Castillans, les Portugais et les Aragonais sont-ils nés dans des royaumes différents, mais selon le récit alphonsin ils appartiennent à la nation espagnole car ils sont nés sur son sol. Ils sont unis par leur passé commun et leur naissance. Alphonse X construit ainsi l’image d’une Espagne qui, depuis les origines de l’humanité, forme une communauté politique, dans les frontières élargies de la péninsule Ibérique et incarnée par l’autorité de princes comme Hispan, Pompée, Récarède ou Wamba.
20Il est saisissant de voir à quel point les mots prononcés par Ernest Renan lors d’une conférence à la Sorbonne en 18827 auraient pu être écrits à propos du concept de nation tel qu’il émerge dans le récit des origines de la Estoria de España :
Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. […]
Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. […]
Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l'avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l'on comprend malgré les diversités de race et de langue.
21Selon le philosophe et historien, la nation repose sur un passé qui fédère le présent, idée qui anime de Roi Sage dans son travail d’historiographe. Le monarque forge un passé qu’il soumet à ses lecteurs afin de les persuader de cet héritage qui les unit, et de fomenter « le consentement actuel, le désir de vivre ensemble ». L’héritage commun dont Alphonse X dote les Espagnols est justement un « héritage de gloire et de regrets à partager ». La gloire des fondateurs mythiques, la gloire romaine, la gloire wisigothique, ainsi que leurs revers, sont autant d’éléments qui se veulent fondateurs et fédérateurs. Selon notre analyse, le récit des origines met en scène un passé qui est en même temps l’annonce d’un « programme à réaliser » dans l’avenir.
22Le récit des origines se veut donc programmatique, et plus que cela, performatif. Il s’agit d’un projet total, à la fois modèle royal, sociétal et national. Les finalités générales de l’historiographie n’ont pas changé avec la Estoria de España, Alphonse X cherche toujours par l’évocation du passé à avoir prise sur le présent. Néanmoins, nous avons démontré qu’en à peine vingt-cinq ans – Jiménez de Rada termine sa chronique en 1246 – les visées de l’historiographie castillane ont bel et bien évolué. Bien sûr, la justification de la Reconquête et le néo-gothicisme continuent de tenir une place importante dans la chronique, mais nombre d’enjeux ont changé et notre travail nous permet de conclure que la chronique se détache de ses modèles et glisse vers ce que nous avons appelé un « néo-gothicisme non exclusif », teinté de « néo-romanisme ». Désormais ce n’est plus tant d’une lignée réelle que le Roi Sage peut se prévaloir, mais d’une lignée symbolique et politique. Le récit des origines présent dans La Estoria de España est en fait un outil de gouvernance qui tout à la fois illustre et légitime l’idéal politique d’Alphonse X, qui se réapproprie l’histoire ancienne qu’il modèle selon ses intérêts propres. Même si, comme nous l’avions évoqué dans l’introduction, la Estoria de España n’est ni un Miroir des princes, ni un traité philosophique, ni un code juridique, le texte historiographique est en réalité tout cela à la fois, d’autant plus efficace qu’il n’admoneste pas, ni ne conseille, ni ne stipule… mais raconte un passé et, usant à la fois du prodesse et du delectare8, convainc et séduit le lecteur.
Notes de bas de page
1 C.-G. DUBOIS, op. cit., p. 12-13.
2 Fuero Real, I, 2, 1.
3 PCG, 1, p. 4, 26b-27b.
4 M. Eliade, Mythes, rêves…, p. 22.
5 « Nation », Le Grand Robert en ligne.
6 Ibid.
7 Ernest RENAN, « Qu’est-ce qu’une nation ? » in : Philippe FOREST (éd.), Littérature et identité nationale de 1871 à 1914, Paris : Bordas, 1991, p. 12-48, III, p. 41.
8 HORACE, Art poétique, Lyon : Louis Perrin, 1841, vers 326-340, p. 34.
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