Appendice
Possibilité de compléter l’histoire stratégique du christianisme
p. 349-360
Texte intégral
1Si le cours de 1979-1980 se présente d’abord comme l’ébauche d’une histoire du christianisme comme « régime de vérité », cela ne signifie pas qu’une histoire du christianisme comme savoir et comme pouvoir, c’est-à-dire comme économie dogmatique et comme régime juridico-politique, n’ait pas également sa consistance et sa régularité propre au sein de l’analyse stratégique engagée. Il ne serait pas juste d’incriminer chez Foucault le dédain ou l’ignorance des autres manifestations historiques du christianisme – que ce soient ses doctrines ou ses institutions – comme conséquences des franches réductions méthodologiques mentionnées. Contre le reproche récurrent de morcellement et d’oublis qu’essuient bien souvent les travaux historiques du philosophe, nous voudrions montrer la possibilité d’une description complète du christianisme dans ses trois « régimes » d’existence, institutions et dogmes inclus.
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2Dans une certaine mesure, le cahier des charges d’une histoire juridico-politique du christianisme est en partie rempli par le cours de 1977-1978, Sécurité, territoire, population, si nous entendons par « politique », comme nous l’avons établi précédemment, une stratégie globale qui essaie de coordonner et de finaliser les rapports de force présents dans une société donnée. Le pastorat est bien la traduction, en termes de relations concrètes de pouvoir, de ce processus spécifique au christianisme par lequel une religion s’est constituée comme Église, c’est-à-dire comme une institution prenant en charge la vie quotidienne de chacun de ses membres pour les mener au salut1. Le jugement critique que nous avons porté sur les modèles de contre-conduites construits par Foucault à cette occasion ne doit pas masquer l’intérêt des pistes proposées par le cours pour décrire le gouvernement pastoral : en particulier l’organisation des paroisses et leur quadrillage territorial à partir xive siècle, thème encore peu visité à l’époque du cours par les historiens, au moins dans sa forme médiévale2. À l’intersection des laïcs et des clercs, la paroisse est précisément un lieu qui permet de prendre l’institution ecclésiale dans son fonctionnement mobile et adaptable, en combinant une analyse microscopique et macroscopique du pouvoir – la fonction pastorale s’appliquant en effet à tous les degrés de la hiérarchie ecclésiale et de ses enseignements, du plus local (le curé) au plus universel (l’évêque).
3Le plus grand silence dans les dits et écrits de Foucault semble en revanche entourer ce qui constitue pourtant le principal objet des recherches historiques traditionnelles sur les premiers siècles chrétiens : l’économie dogmatique du christianisme, avec ses controverses théologiques, la constitution progressive de sa normativité en lien étroit avec le combat contre les hérésies – autant d’événements discursifs à peine évoqués par les cours Sécurité, territoire, population et Du gouvernement des vivants. Mais si Foucault n’a effectivement jamais écrit cette histoire critique de l’économie dogmatique chrétienne, certaines remarques méthodologiques des années 1968 et 1969 dessinent en filigrane ce qu’elle pourrait être. Il nous a semblé pertinent sur ce point de ne pas nous contenter de l’apparent silence de Foucault, mais d’utiliser librement les outils qu’il a laissés dans ses analyses plus anciennes afin de compléter ses propres travaux. Ces analyses des années 1968 et 1969 concernent l’unité de pratiques discursives d’un type bien particulier : celles qui engagent un rapport problématique à une origine.
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4Dans la réponse à la revue Esprit de 1968, Foucault met radicalement en question les deux critères traditionnels d’individualisation des discours, quand le renvoi à un unique sujet de l’énonciation fait défaut : le « recours historico-transcendantal » à un projet initial toujours en recul sur ses manifestations historiques ; et le « recours empirique ou psychologique » à un sujet fondateur3. Ce découpage semble tout à fait pertinent pour rendre compte des approches classiques de l’histoire de la dogmatique chrétienne, dans la manière dont elles constituent l’unité de leur objet. En effet, la doctrine chrétienne n’est pas le fait d’une unique source scripturaire encore moins d’un unique auteur ; seule une méprise sur le statut et l’histoire des Écritures saintes peut laisser espérer à certains fondamentalistes une origine simple et univoque. Les efforts incessants à travers l’histoire de la théologie pour approcher d’un noyau initial « chrétien » illustrent au contraire avec beaucoup de justesse les réflexions de Foucault. Un bref rappel historique est ici nécessaire.
5Pour comprendre le destin de la Bible en monde chrétien, il faut oublier ce qui constitue pour nous aujourd’hui l’objet « livre ». Il faudrait imaginer un livre sans auteur, sans éditeur et, à la limite, sans existence matérielle bien définie. Aux premiers siècles de notre ère, pour les communautés chrétiennes naissantes, « Les Écritures » désignent seulement les Écritures juives, et il n’est pas encore question de leur adjoindre un deuxième livre, suite de la saga initiale. Bien entendu, des écrits sur Jésus apparaissent très tôt, dans un buissonnement rédactionnel dont nos quatre évangiles actuels ne sont sans doute que des rameaux. Mais ces écrits de circonstance, accompagnant les enseignements itinérants des apôtres et des prophètes, ne sont que l’ombre portée de l’événement fondateur : la mort et la résurrection d’un homme qui n’a rien écrit, sinon quelques signes sur le sable4. Rouleaux encore transportés dans des tubes fermés, des sacs de cuir ou des jarres, les premiers écrits chrétiens n’ont ni la cohérence de nos livres d’histoire ni l’autorité des anciens livres sacrés. Ce sont des livres nomades, qui n’ont pas besoin de décliner leur identité pour circuler. Pour les jeunes Églises chrétiennes, la question de rassembler et sélectionner les témoignages les plus fiables sur Jésus émerge seulement dans le courant du iie siècle, quand l’événement fondateur commence à s’éloigner, les mémoires à devenir incertaines, et l’éclatement doctrinal à se profiler. Ainsi naît l’idée d’un « canon » des Écritures. L’idée, mais pas la chose. Car cette règle définitive, nul ne l’a dictée au premier millénaire. Si l’on veut être rigoureux, la clôture définitive de la Bible chrétienne ne sera prononcée qu’au concile de Florence en 1442, issu du dialogue avec les jacobites, avant d’être réaffirmée au concile de Trente (session de 1546). Avant 1442, les décisions autoritaires concernant le canon sont rares et surtout locales. C’est en fait l’usage qui va progressivement faire loi : il ne s’agit pas tant, comme le ferait aujourd’hui un historien, de vérifier l’adéquation des choses dites à une certaine vérité des faits, que de reconnaître les textes qui ont été le plus largement reçus et priés dans les communautés5. Ce type de jugement reste cependant sujet à caution, et le débat se poursuivra jusqu’à la Réforme, où Luther remettra en question ce qui avait fait jusque-là l’unité de la doctrine chrétienne.
6À la période moderne, les réponses contrastées apportées à cette question de l’unité doctrinale peuvent être reformulées dans la problématique de Foucault : « recours historico-transcendantal » d’un côté, « recours empirique ou psychologique » de l’autre. Le premier recours tente de ressaisir derrière un ensemble désormais clos de discours (les Écritures) une idée directrice ou un message originel. Mais il ne peut le faire que sous une forme évolutive qui intègre les interprétations successives apparues dans l’histoire pour s’affiner sans cesse dans un développement conceptuel jamais achevé. « Chrétien » décrit alors la continuité historique de ce processus de clarification et d’explicitation, toujours à reprendre. L’image de Foucault est ici très juste : il s’agit d’une « esquisse toujours dénouée d’une unité qui ne s’achève pas »6. Le second critère met au contraire en avant le rapport existentiel à la personnalité d’un fondateur – rapport sans cesse confessé par un individu ou une communauté. « Chrétien » décrit alors une affirmation quant à un être historique (Jésus-Christ), sur ce qu’il a été et ce qu’il doit être pour tous ceux qui parlent en son nom. Si l’on voulait inscrire ces deux modèles dans l’histoire de la théologie chrétienne, en choisissant volontairement deux figures à la fois emblématiques et opposées, la première école serait celle d’Alfred Loisy (1857-1940), la seconde celle d’Adolf von Harnack (1851-1930). Pour les deux penseurs, il y a bien à l’origine de l’histoire une « essence » de la vérité chrétienne, qui s’accomplit dans des milieux culturels divers ou au contraire s’y pervertit.
7Dans sa désormais classique Histoire des dogmes (Lehrbuch der Dogmengeschichte, 1886-1889), Harnack réduit ainsi le christianisme dogmatique à une contamination précoce de « l’esprit grec » sur l’Évangile. Aux dogmes impurs, Harnack oppose l’authenticité de la personne du Christ, dans une ligne qu’il veut à la fois paulinienne et augustinienne. « L’Évangile » n’est pas le corpus scripturaire clôturé par l’institution ecclésiale à un moment donné de son histoire, mais il est, en son essence, ce qu’une personne historique a vécu et ce qu’elle nous appelle à vivre à sa suite : « L’Évangile est indissolublement lié à Jésus-Christ. […] L’Évangile est en lui parole et acte, l’Évangile est devenu sa nourriture, donc aussi la vie de son être, et il entraîne avec lui tous les autres hommes à entrer dans cette vie qui est la sienne »7. Le travail historique doit donc avancer dans le sens d’une purification : la recherche des paroles les plus authentiques de Jésus, leur resserrement autour du kérygme originel.
8Si L’Évangile et l’Église (1902) d’Alfred Loisy fut condamné par les autorités ecclésiales catholiques, ce petit livre n’en était pas moins au départ une verte réponse à Harnack et à son refus tout luthérien de prendre en considération la tradition de l’Église. Pour Loisy, nul kérygme originel ne peut être isolé du mouvement global initié par Jésus, c’est-à-dire de la réception de son message par les premiers disciples et les premières communautés croyantes, formant à leur manière l’Église en voie de constitution : « Autant dire que le Christ est inséparable de son œuvre, et que l’on tente une entreprise qui n’est qu’à moitié réalisable, quand on veut définir l’essence du christianisme d’après le pur Évangile de Jésus »8. En 1922, bien après les multiples controverses suscitées par son livre, celui qui est devenu entre-temps professeur d’histoire des religions au Collège de France écrit encore : « Ainsi s’explique le développement de ce qu’on a coutume d’appeler la tradition évangélique. C’était une tradition effervescente, une évolution créatrice, qui emportait les vieux textes dans son mouvement grandissant »9. À la recherche du pur rapport qui obsède Harnack et nombre d’exégètes protestants, Loisy oppose la nécessité du développement doctrinal, la cohérence de son hellénisation et la liberté de ses voies.
9Sans beaucoup simplifier, on peut avancer que toutes les histoires dogmatiques du christianisme publiées au xixe et au xxe siècle se rattachent à l’une de ces deux écoles, même si les plus récentes études ont cherché une voie moyenne entre les deux10. Or, une analyse attentive révèle que Foucault n’ignore rien de ces deux voies, soit qu’il les mentionne directement dans le cours de 1980, soit qu’il les rencontre à l’occasion de ses réflexions sur le marxisme ou la psychanalyse. Ces deux dernières pratiques discursives ont effectivement en commun avec l’économie dogmatique chrétienne un rapport à la fois nécessaire et constamment remis en cause à une origine fondatrice : un texte ou une personne.
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10Prenons alors le premier critère proposé par l’approche classique de l’histoire des dogmes : celui d’une approche dialectique du texte source comme témoignage essentiel d’une réception encore inachevée, ou « recours historico-transcendantal ». Que le développement dogmatique chrétien ne se fasse que dans le prolongement d’un texte originel, Foucault non seulement ne l’ignore pas11, mais il en souligne la force contraignante dans les débats théologiques : le cours Du gouvernement des vivants rappelle à ce sujet que Tertullien maintint contre ses propres tendances théologiques l’efficacité spirituelle de l’eau du baptême, car il la savait être un thème constant des Écritures12. Mais ce retour nécessaire à la source, dont la normativité ne sera instituée que tardivement avec la définition du canon des Écritures, n’empêche pas une série de décalages et d’inventions par rapport au texte initial. Dans une même leçon, le 28 février 1980, Foucault note à la fois la fixation ecclésiale d’une mémoire et d’une tradition – « dont le garant se trouve dans le texte, dans l’Écriture, et dans l’autorité même de l’institution ecclésiale » – et les libertés herméneutiques d’un Origène, opérant par rapport à l’exégèse typologique traditionnelle du Livre de l’Exode une série de « déplacements » et de « ré-interprétations »13. À ces opérations audacieuses et peu normées, fait écho, en contexte juif, le commentaire « tout à fait curieux »14 que donne Philon d’Alexandrie d’un passage du Livre des Nombres. Ni plus ni moins, relève alors Foucault, l’écrivain juif « réaménage complètement » le texte de la Bible, dans une visée allégorique (ibid.). Cette remarque pourrait sembler secondaire par rapport au propos du cours ; elle est pourtant révélatrice de la perception qu’a Foucault du discours théologique et de son fonctionnement singulier. Ce qu’il décrit ici n’est pas un simple rapport anarchique à une origine textuelle finalement peu contraignante ; c’est en fait une pratique discursive bien précise, qu’il analyse à la fin d’une communication importante de 1969 intitulée « Qu’est-ce qu’un auteur ? »15.
11Au terme de cette communication, Foucault dégage la spécificité de ceux qu’il nomme les « fondateurs de discursivité » (p. 832), en les distinguant des fondateurs de sciences et des fondateurs de genres littéraires. Dans le contexte de l’archéologie du savoir, il faut préciser qu’il ne s’agit pas d’abord ici de personnalités historiques mais de corpus de textes portés par une même « fonction-auteur ». Les deux exemples choisis par Foucault sont les textes de Marx et de Freud, en tant qu’ils ont ouvert une « possibilité indéfinie de discours » (p. 833) appelée « marxisme » ou « psychanalyse ». Il s’agit donc, à travers cette activité de fondation, d’un jeu subtil de proximité et d’écart avec un texte originel : « [Marx et Freud] ont ouvert l’espace pour autre chose qu’eux et qui pourtant appartient à ce qu’ils ont fondé » (p. 833). Foucault avance alors l’idée qu’il existe un certain type de discours dont la spécificité serait d’instaurer des règles de différenciation par rapport à leurs propres concepts et hypothèses. Marx et Freud n’ont pas fondé une postérité intellectuelle qui répéterait ou imiterait indéfiniment leur propre discours, mais ils ont rendu possible une différence par rapport à eux-mêmes : des transformations qui prennent appui sur leurs textes pour s’en écarter.
12Bien entendu, un pur écart ne permettrait pas de penser l’unité de cette pratique discursive spécifique. Inspiré par les retours à Freud (Jacques Lacan) et à Marx (Louis Althusser) qui ont secoué dans les années 1950-1960 les orthodoxies psychanalytique et marxiste, Foucault montre alors habilement comment un certain mouvement de « retour à » accompagne toujours les transformations en apparence anarchiques d’un corpus primordial : à la fois, il les motive et permet de les identifier. L’appréciation de ce retour n’est donc pas ici uniquement négative, bien au contraire. Certes, Foucault souligne l’ambivalence d’un geste par lequel on prétend revenir au texte même du fondateur, dans sa simplicité première, alors qu’en même temps « il s’agit plutôt de ce qui est dit à travers les mots, dans leur espacement » (p. 836). Il note également l’arbitraire des choix opérés quand il s’agit de discriminer dans un corpus ce qui est essentiel et ce qui est second ou dérivé. Mais il montre en même temps comment ces ambiguïtés permettent justement, non pas une réplique à l’identique, mais une série de décrochages et de renouvellements parfois complets de la discursivité initiale.
13Or, cette fonction productrice du « retour à » s’inscrit dans cela même que Freud et Marx ont instauré. Dès lors, « l’oubli », comme postulat du « retour à », n’est plus accidentel, et donc fautif, mais « essentiel et constitutif » (p. 836). Sont ainsi fondateurs de discursivité ceux qui fondent une possibilité de discours revenant sans cesse à eux comme référence première, mais sur le mode toujours d’une découverte (un texte oublié de Freud, un passage négligé de Marx) et donc d’un écart :
Il s’ensuit naturellement que ce retour, qui fait partie du discours lui-même, ne cesse de le modifier, que le retour au texte n’est pas un supplément historique qui viendrait s’ajouter à la discursivité elle-même et la redoublerait d’un ornement qui, après tout, n’est pas essentiel ; il est un travail effectif et nécessaire de transformation de la discursivité elle-même. (p. 836)
14La critique initiale chez Foucault du rapport normatif à un texte comme horizon de sens sans cesse reculé se renverse ici en marquage rigoureux d’une invention permanente. Or, une telle description pourrait très bien s’appliquer à l’économie des discours dogmatiques chrétiens : un discours n’est pas « chrétien » parce qu’il cite l’Écriture, mais parce qu’il s’efforce sans cesse de revenir à elle, en toute liberté d’invention et dans l’exacte mesure où ce geste appartient aux règles mêmes de sa formation discursive. Il resterait seulement à préciser en quoi l’Écriture rend possible, dans sa constitution singulière, ce jeu incessant de décalages et de retours, au même titre que le corpus freudien ou marxien.
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15Arrêtons-nous alors plus brièvement sur le second critère : celui du rapport à une personne historique ou « recours empirique ou psychologique ». Ce n’est plus ici la matérialité d’un texte qui est décisive, mais l’existence d’un être, comme volonté et parole singulières. Un tel rapport s’efforce précisément de contourner toute trace textuelle pour retrouver ce qu’un individu historique a véritablement voulu dire ou faire. Ce n’est pas une surprise : à aucun moment du cours de 1980 la personne historique de Jésus de Nazareth ou le rapport confessant du croyant à celle-ci ne sont mentionnés. Dans ce silence éloquent, on peut entendre l’écho du double travail critique effectué par Foucault sur une autre personnalité historique dont tout un ensemble de discours, d’institutions et de pratiques s’est réclamé : à nouveau, Karl Marx. Il s’agit à la fois pour Foucault de mettre en question le nom propre – en ce qu’il renverrait à la personnalité d’un fondateur dans l’unité historique indubitable de sa vie, de ses intentions, de sa pensée – et le rapport « confessant » et normatif à ce nom.
16Recouverte par le nom propre, la cohérence supposée de la vie et de la pensée d’un homme ne survit pas à la discontinuité des pratiques discursives : suivant le niveau des événements historiques étudiés, la périodisation variera et zébrera les unités traditionnelles, sans souci de l’intégrité apparente des personnes et des doctrines. Comme Foucault le précise dans un entretien de 1967, Les mots et les choses dénient toute originalité à la pensée de Karl Marx, non pas globalement, mais « dans le domaine épistémologique précis de l’économie politique »16. Marx l’économiste est donc intégré, voire dissous, dans une épistémè qui le précède et le détermine. Mais si l’on passe de l’économie politique à la conscience historique d’une société, c’est un autre découpage qui prévaudra, faisant alors du nom propre « Karl Marx » une rupture et un commencement17. Dans cette possibilité indéfinie de découpage offerte par la description formelle des énoncés, le nom finalement s’efface, devient « vide et inutile » (ibid., p. 624), ou simple indicateur d’une certaine transformation historique. Ainsi, de même que Foucault disait « Marx, pour moi, ça n’existe pas »18, il faudrait sans doute dire « Jésus-Christ, pour Foucault, ça n’existe pas ». Néanmoins, Foucault reconnaît que cet effacement du nom opéré par l’archéologie n’empêche pas un ensemble de discours et de pratiques de se réclamer d’un unique « Marx », dans la vérité de son existence historique. C’est l’entretien déjà cité de 1978 avec le philosophe Yoshimoto qui aborde la question précise du rapport entre le marxisme et l’être historique « Karl Marx ».
17Au cours de l’entretien, Foucault propose une définition minimaliste du « marxisme » en termes exclusivement de pouvoir : le marxisme est « l’ensemble des modes de manifestation du pouvoir liés, d’une ou façon ou d’une autre, à la parole de Marx »19. Dans l’analyse critique que le philosophe français se propose alors d’opérer, il s’agit d’« examiner systématiquement chacun de ces modes de manifestation » (p. 611), mais sans chercher à établir un quelconque lien de causalité avec l’homme Karl Marx, même si les manifestations de pouvoir qui composent l’ensemble « marxisme » se réfèrent toutes à ce dernier en son existence historique. Car si Marx est un événement majeur de la vie politique et intellectuelle du xixe siècle, ce qu’il a un jour pensé, voulu, ou même tout simplement été, n’a pas de pertinence ni d’effet déterminant au-delà de son époque, sinon à reconstituer sa personne de manière arbitraire comme le font précisément les pouvoirs marxistes. En dehors de cette reprise autoritaire et artificielle, « Karl Marx » appartient à jamais au passé et une meilleure connaissance de ce qu’il a été ne sera pas source de meilleurs effets politiques. « […] remonter jusqu’à la source pour savoir ce que Marx a effectivement dit, saisir sa parole à l’état pur et la considérer comme l’unique loi » (ibid., p. 611) demeure sans intérêt pour une analyse contemporaine du marxisme. Cela signifie que l’opération de vérification des mécanismes de pouvoir que se propose de faire Foucault n’a pas son principe du côté de Marx lui-même. L’écart entre Marx et le marxisme n’est pas le fruit d’une erreur ou d’une mauvaise interprétation qui serait rectifiée par un quelconque retour à l’origine.
18Il n’est donc pas possible en toute rigueur de définir d’inéluctables « effets de vérité » (ibid., p. 602) de la parole (vivante) de Marx qui, au-delà de circonstances historiques précises, auraient produit une regrettable philosophie étatique ou au contraire permettraient de la corriger. Cette dernière remarque nous semble importante pour le sujet qui nous occupe : elle peut en effet être appliquée aux péripéties historiques du pastorat chrétien. Des analyses de Foucault, on peut déduire que les diverses modalités du pouvoir ecclésial ont un rapport historiquement indécidable avec les « vraies » paroles de Jésus. Pour cette raison, aucune des analyses du philosophe concernant les régimes disciplinaires ou ascétiques du christianisme ne se préoccupe de l’existence historique d’un homme nommé Jésus, le lien de cause à effet ne pouvant être objet d’étude. Des premiers siècles à aujourd’hui, n’a fonctionné continûment qu’un certain retour au texte fondateur : les apôtres ou évangélistes comme « fondateurs de discursivité », au même titre que Karl Marx et Sigmund Freud.
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19Concluons alors notre étude sur la possibilité d’une histoire dogmatique du christianisme. Si l’on utilise les outils laissés par Foucault, une histoire de l’économie dogmatique chrétienne ne peut recourir au rapport normatif à une personne historique, dont il est vain d’établir les vraies paroles et de rechercher quels vrais « effets » elles ont eus ou auraient dû avoir à travers les siècles ; mais une telle histoire peut et doit intégrer le rapport à un texte fondateur dans la forme définie de « l’instauration d’une discursivité », qui permet de définir un jeu subtil d’écarts et de retours, d’inventions et de redécouvertes. Si l’on osait un parallèle confessionnel, on pourrait dire que la conception foucaldienne de l’unité doctrinale du christianisme se révèle plus catholique que protestante.
20L’opposition entre les deux critères n’est cependant pas aussi nette qu’il y paraît. Une discursivité caractérisée par un mouvement perpétuel de « retour à » conserve toujours un lien intrinsèque à la personne historique qui se trouve derrière le texte ; c’est même la condition principale du mouvement de « retour », comme Foucault le note à la toute fin de l’article de 1969 :
Or pour caractériser ces retours, il faut ajouter un dernier caractère : ils se font vers une sorte de couture énigmatique de l’œuvre et de l’auteur. En effet, c’est bien en tant qu’il est texte de cet auteur-ci que le texte a valeur instauratrice, et c’est pour cela, parce qu’il est texte de cet auteur, qu’il faut revenir vers lui.20
21On notera cependant que ce passage sur la « couture énigmatique» n’a pas été lu par Foucault lorsqu’il a repris ce texte à l’université de Buffalo en 197021.
Notes de bas de page
1 Sécurité, territoire, population, p. 151.
2 Ibid., p. 156. L’organisation et la vie des paroisses étaient peu étudiées par les historiens du Moyen Âge, compte tenu en partie de la faiblesse des archives. La première étude magistrale fut celle de Jacques Toussaert : Le sentiment religieux en Flandre à la fin du Moyen Âge, Paris, Plon, 1963. Marquée par l’histoire des mentalités, cette recherche s’attardait longuement sur les comptes paroissiaux, les listes de pèlerins, les registres judiciaires et même les décomptes d’hosties, pour décrire la pratique réelle des fidèles. Vinrent ensuite l’étude de Paul Adam, La vie paroissiale en France au xıve siècle, Paris, Sirey, 1964, dans la lignée sociologique de Gabriel Le Bras, et surtout Pierre Chaunu : Le temps des réformes. Histoire religieuse et système de civilisation. La crise de la chrétienté. L’éclatement 1250-1550, chap. iii : « La vie religieuse des humbles », Paris, Fayard, 1975, p. 147-209.
3 DE no 58, « Réponse à une question », I, p. 703.
4 Jean 8, 6.
5 C’est l’idée de « tradition » qui apparaît chez Irénée de Lyon. Dès le iie siècle, ce penseur chrétien a recours aux Écritures juives et aux quatre évangiles pour réfuter les mouvements gnostiques qui déferlent alors sur le pourtour méditerranéen. Après une réfutation par la raison (Livre II), le Livre III de l’Adversus haereses annonce une réfutation à partir des « Écritures ». Si le terme connaît des glissements de sens chez Irénée, il joint cependant dans la preuve les Écritures juives et chrétiennes qui font déjà système pour lui (Livre III). On peut en effet légitimement supposer qu’Irénée avait bien les quatre évangiles devant les yeux sous une forme textuelle et ne se référait donc pas uniquement à des traditions orales. Le travail très précis auquel se livre Irénée de comparaison des péricopes de Luc avec celles de Matthieu et de Marc rend en effet douteux le recours exclusif à des traditions orales.
6 DE no 58, « Réponse à une question », I, p. 703.
7 Nous citons la réédition française de l’ouvrage : A. von Harnack, Histoire des dogmes, E. Choisy trad., Paris, Cerf, 1993, p. xviii.
8 A. Loisy, L’Évangile et l’Église, 2e édition augmentée, Bellevue, Chez l’auteur, 1903, p. xxi.
9 A. Loisy, Les Livres du Nouveau Testament traduits du grec en français, Paris, Émile Noury, 1922, p. 11.
10 C’est exactement le mouvement qu’opère Jean Daniélou dans son Histoire des doctrines chrétiennes avant Nicée. Dans l’« Avant-propos » du premier volume, il écrit : « L’essence de la foi chrétienne est d’affirmer que seul le Christ a pénétré au-delà du voile et que seul il a ouvert les sceaux du Livre scellé. Mais cette affirmation, la théologie judéo-chrétienne la développe au moyen des catégories qui étaient celles de l’apocalyptique [juive] » (J. Daniélou, Histoire des doctrines chrétiennes avant Nicée, t. I : Théologie du Judéo-christianisme, M.-O. Boulnois éd., 2e édition, Paris, Desclée/Cerf, 1991, p. 6). Dans cette proposition, Daniélou tient ensemble la pureté de l’affirmation chrétienne primordiale et la légitimité de sa traduction dans un contexte culturel particulier. Daniélou fait de même ensuite avec la philosophie hellénistique et le monde latin.
11 Plus que le cours de 1979-1980, c’est surtout le cours de 1981-1982 qui insiste sur l’extériorité normative des Écritures : L’herméneutique du sujet, p. 245 et 345.
12 Leçon du 13 février 1980.
13 Leçon du 20 février 1980.
14 Leçon du 23 janvier 1980.
15 DE no 69, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », I, p. 817-849.
16 DE no 48, « Sur les façons d’écrire l’histoire », I, p. 615 ; cet exemple sera repris dans la réponse à la revue Esprit en 1968 : DE no 58, « Réponse à une question », I, p. 704.
17 DE no 48, « Sur les façons d’écrire l’histoire », I, p. 615.
18 DE no 169, « Questions à Michel Foucault sur la géographie », II, p. 38.
19 DE no 235, « Méthodologie pour la connaissance du monde : comment se débarrasser du marxisme », II, p. 611.
20 DE no 69, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », I, p. 837.
21 Comme l’indiquent les éditeurs des Dits et écrits, en mettant ce passage entre crochets. Foucault autorisera cependant indifféremment la réédition des deux versions : DE no 69, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », II, p. 817.
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