Conclusion
p. 345-348
Texte intégral
1Le christianisme est un objet historique à la fois extrêmement présent dans les travaux de Michel Foucault – peut-être même est-il l’objet le plus présent – et pourtant largement disséminé, éclaté en plusieurs endroits de l’œuvre, rarement étudié de front.
2Références suggestives à l’Occident opposé à un Orient nietzschéen dès la préface à Folie et déraison en 1961, dialogue avec Bataille, Blanchot ou Klossowski tout au long des années 1960, dossiers historiques de l’aveu, de la chair, de la pastorale chrétienne ouverts par les cours au Collège de France et, surtout, ébauche plusieurs fois remise sur le métier et toujours inédite d’un grand livre sur les Aveux de la chair : Foucault n’a cessé de s’intéresser au christianisme ; au point qu’en 1978 il manqua une interview pour suivre à la télévision l’élection du pape Jean Paul II1. Mais l’intérêt avéré ne crée pas de lui-même un objet historique bien défini comme le système pénal ou la psychiatrie ; ce qui explique en partie le relatif silence des commentateurs habituels sur ce sujet, mais aussi celui des utilisateurs potentiels des travaux de Foucault, tels les historiens et les théologiens du christianisme qui n’ont été, encore à ce jour, que très peu à recourir à ses travaux. Tenter de ressaisir la cohérence de la pensée de Foucault sur le christianisme, chercher tout d’abord si cette cohérence existe dans une œuvre multiforme, qui n’a cessé de varier ses méthodes et ses objets, telle fut notre motivation première.
3À première vue, cette cohérence se joue autour de l’aveu, comme dispositif central et décisif de l’histoire chrétienne : pas de salut possible pour le chrétien sans verbalisation constante de sa vérité intime, vérité de son désir, de sa sexualité. L’aveu se déploie dans cette triple injonction : il faut avouer, il faut tout avouer, il faut tout avouer au prêtre. L’aveu n’a de sens que s’il est effectué sous le regard d’un autre qui a autorité et à qui l’on doit une obéissance totale. Le sujet chrétien viendrait alors simplement se glisser entre un certain pouvoir et un certain savoir dont il dépendrait sa vie durant. Face à ce sujet, se dresserait en contraste le sujet grec, pour qui autrui n’est que l’occasion amicale d’affermir et de perfectionner la maîtrise de son corps et de ses pensées. Autonomie de la Rome antique, hétéronomie radicale de la Rome chrétienne.
4Assurément, l’aveu est une pièce maîtresse de l’interprétation foucaldienne du christianisme, tout comme son corollaire dans l’ordre du discours qui est la chair, désignant un corps habité par une infinité de désirs et de plaisirs ; il suffit pour s’en convaincre de relire le beau titre que Foucault donne à ses conférences de 1981 à l’Université catholique de Louvain : Mal faire, dire vrai. Mais la lecture proposée par Foucault se limite-t-elle à la description monotone des confessionnaux, de ces visages contrits qui se tiennent dans la pénombre du petit meuble grillagé ? Foucault n’a-t-il rien fait d’autre que de dénombrer les liens qui nous enserrent depuis que le Verbe s’est fait chair ? A priori oui : « le christianisme est la religion de l’aveu » répète à plusieurs reprises le philosophe. Pourtant, le cours au Collège de France Du gouvernement des vivants (1979-1980), qui a joué pour nous ici le rôle du σύμβολον d’Œdipe, laisse entendre une interprétation différente, qui donne soudain aux hypothèses précédentes une profondeur de champ nouvelle : le christianisme n’est pas d’abord la religion de l’aveu, mais la religion du « salut dans l’imperfection ». Restait à comprendre cette étrange expression utilisée en 1980.
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5Les leçons de 1980 sur le christianisme sont l’occasion pour Michel Foucault de renouveler à la fois ses concepts et sa méthode. Définition d’un nouveau domaine d’étude qui vient se glisser entre le savoir et le pouvoir : les « régimes de vérité » ; et mise en œuvre d’une nouvelle manière d’aborder les textes : une lecture faussement littérale qui se révèle travail radical de « lexicalisation ». Établir une cartographie de ces nouveaux espaces a été l’enjeu principal des deux premières parties de cette recherche. Dans la troisième partie, nous nous sommes efforcé de dégager la nouveauté de cet enseignement, au cours duquel Foucault étudie le christianisme non seulement comme une nouvelle éthique, mais également comme une nouvelle ontologie du soi. L’insistance indéniable sur la forclusion de la liberté individuelle dans l’obéissance, sur l’hétéronomie nouvelle induite par la Parole révélée, sur la pastorale à la fois intime et universelle d’une institution ecclésiale briguant l’hyper-présidence des âmes, nous a semblé devoir être relue à la lumière des changements ayant affecté, au cours des premiers siècles, le champ des expériences possibles offertes à l’individu. La description proposée par Foucault insiste en effet sur l’opacité impénétrable que le sujet est devenu à lui-même à partir de l’ère chrétienne : il me faut vivre, croire, prier, faire pénitence « dans l’incertitude de ce qui se passe au fond de moi »2.
6Bien entendu, cette incertitude ne fait que rendre plus urgente la recherche des profondeurs, plus insistant l’examen tatillon de soi – les manuels des confesseurs ne feront pas autre chose. Mais Foucault décrit en 1980 un autre mouvement, qui ne contredit pas mais infléchit le premier : l’effort inédit, non pas pour faire passer la lumière là où elle n’est pas encore, mais pour faire cohabiter, dans une même existence, le jour avec la nuit, l’imperfection avec le salut, sans heureuse synthèse à espérer ici-bas, sans béatitude à attendre, au moins à l’horizon de ce monde-ci. La répétition de la pénitence est l’expression rituelle d’un moi exilé de lui-même et de son Dieu, déchu de ses prérogatives et attributs antiques.
7Si l’éthique chrétienne décrite par Foucault semble entourée par les murs du catholicisme, du fait de l’insistance du philosophe sur le gouvernement pastoral et les médiations ecclésiales garantissant le salut individuel, l’ontologie qui l’intéresse, et rend compte selon lui du renouvellement complet des techniques de soi dans les premiers siècles de notre ère, serait à chercher du côté d’une vision plus radicale et certainement plus paradoxale de l’âme humaine. Celle défendue par le luthérien Kierkegaard, contre le savoir absolu hégélien ? Peut-être, même si l’intriguant Danois n’est pas nommé. Celle inventée entre le iie et le iiie siècle par Tertullien, faisant de l’Autre (Satan) l’indélogeable habitant de l’âme ? Certainement. Mais celle surtout initiée par saint Paul, avec un sens de l’aporie qui ne lui venait ni de son héritage juif ni de son héritage grec. À travers les thèmes de la seconde pénitence, de l’obscurité à soi ou encore de la mesure introuvable que nul moine ne peut prétendre être à lui-même, les leçons de 1980 ne sont-elles pas finalement un long commentaire du verset de l’Épître de Paul aux Romains : « Je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas »3 ?
8La question n’est plus alors, comme pour le philosophe stoïcien, « Par quelles techniques je vais pouvoir accéder définitivement à la vérité, me l’incorporer au point que je ne ferai plus qu’un avec le λόγος ? », mais « Par quelles techniques je vais pouvoir continuer à vivre alors même que la vérité n’est pas ce que je découvre sans cesse un peu plus tous les jours mais ce que je manque constamment ? » – non plus une inlassable quête de savoir et de pouvoir, mais une indépassable fragilité de l’être. Tout ce qui a été préalablement décrit dans Les anormaux ou La volonté de savoir en termes d’obéissance absolue, d’examen perpétuel de soi et d’aveu continu de ses fautes est bien entendu vrai, mais ne se comprend qu’à l’aune de ce rapport paradoxal à la vérité ; puisque l’éternité n’est jamais perdue, mais n’est jamais non plus définitivement gagnée.
9À sa manière, le cours de 1980 reprend et approfondit ce que Foucault écrivait en 1954 sur la liberté chrétienne. Dans son introduction à la traduction française de l’ouvrage de Ludwig Binswanger, Traum und Existenz (1930), le jeune philosophe parlait déjà de « cette liberté humaine toujours précaire qui est inclinée sans se laisser déterminer, qui est éclairée sans pouvoir être contrainte, et qui est avertie sans être réduite à l’évidence »4.
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