Chapitre 5
Conséquences sur l’usage des textes : traduire les Pères
p. 187-221
Texte intégral
1Nous voudrions revenir ici à une question toute simple, d’ordre d’abord strictement matériel : comment Foucault utilise-t-il les textes patristiques dans ses leçons de 1980 ? Cette utilisation est nécessairement une pratique de traduction, dans le double sens du terme : traducere, c’est-à-dire passage à la fois d’un état du texte à l’autre (du latin ou du grec, vers la langue française) et d’un énoncé à l’autre (de la parole d’un Père à celle de Foucault, qui la coupe, la commente, l’inscrit dans sa propre argumentation).
2Pour répondre à cette question autour de laquelle rôdent bien des suspicions et peu de réponses explicites, nous devons prendre le risque de l’érudition austère mais nécessaire. Sans mentionner la totalité des textes cités dans le cours de 1980, ni refaire intégralement un parcours de démonstration que d’aucuns jugeraient laborieux, il nous semble important de montrer quelques coutures du manteau. Il s’agit ce faisant de fonder, à partir de l’exemple précis de la patristique, la possibilité d’une étude des stratégies de travail de Foucault.
3Pour pouvoir distinguer la parole personnelle de Foucault des textes des Pères, nous citerons les extraits du cours selon le code typographique suivant :
- les commentaires et apartés de Foucault sont indiqués en italiques. Quand une citation directe d’un Père intervient, elle est indiquée entre guillemets, précédée de sa numérotation la plus commune dans les collections de référence (souvent homogènes pour ce qui est du découpage en paragraphes) ;
- entre crochets, nous indiquons deux types de précision, quand cela est nécessaire : 1) le texte original et sa traduction la plus littérale possible, 2) des variantes de traduction, chacune précédée des initiales de l’édition. La partie de la citation concernée par le complément entre crochets est indiquée en italique.
Lire : des choix classiques1
4À quelques exceptions près, le cours de 1980 s’appuie sur les trois grandes éditions scientifiques françaises de textes patristiques. Toutes proposent une traduction en regard du texte original :
- les « Textes et documents pour l’étude historique du christianisme » publiés sous la direction des abbés Hippolyte Hemmer et Paul Lejay, que nous abrégeons désormais : « HL, date d’édition ». Cette édition bilingue fut inaugurée en 1904, avec la volonté de s’adresser aux universitaires de l’École pratique des hautes études comme au simple lecteur chrétien. Elle prend acte des avancées de la recherche scientifique et corrige la grande patrologie de Migne (xixe siècle) pour l’établissement et l’attribution de certains textes ;
- la « Collection des universités de France » (dite collection Guillaume Budé) aux éditions des Belles Lettres, que nous abrégeons désormais « BL, date d’édition ». Avant son lancement, il n’existait en France aucune édition rigoureuse des classiques de la littérature grecque et latine. L’usage académique voulait que l’on se rapporte aux éditions allemandes. C’est en août 1920 que parurent conjointement le premier volume du De rerum natura de Lucrèce et le premier volume des Œuvres complètes de Platon. La collection comprend aujourd’hui plus de huit cents volumes, parmi lesquels quelques œuvres de Pères latins (Augustin, Jérôme, etc.) ;
- les « Sources chrétiennes » des éditions du Cerf, que nous abrégeons désormais : « SC, nodu volume, date d’édition ». Cette édition bilingue, qui a aujourd’hui dépassé les cinq cents volumes, fut fondée en 1942 par les pères jésuites Jean Daniélou, Henri de Lubac et Claude Mondésert. Immédiatement devenue une référence internationale, elle a été reconnue par le CNRS comme unité de recherche associée en 1976, puis comme unité mixte de recherche2.
5Si Foucault ne fait aucune mention explicite de cet usage, ni dans les leçons prononcées3 ni dans ses notes manuscrites, le style particulier de ces trois traductions s’entend distinctement dans ses propos. Leur objectif avoué est en effet de réinventer le texte original dans une nouvelle langue, contre la gageure d’un décalque systématique du lexique et de la syntaxe initiale4. Elles évitent ainsi soigneusement les lourdeurs du texte source et remplissent volontiers les blancs de son discours. Nous verrons au contraire que lorsque Foucault traduit lui-même un passage grec ou latin, il s’efforce d’être le plus près possible, lexicalement et syntaxiquement, du texte source.
6À ces trois éditions classiques, maîtresses de rigueur quant à l’établissement des textes, s’ajoutent cependant trois exceptions. Le recours à la première s’explique par une simple raison de commodité matérielle : Foucault a également utilisé, sans doute à son domicile, la compilation de textes des premiers siècles éditée pour le grand public par François Louvel en 19635. Cette édition de poche offre des traductions de qualité, mais sans texte original ni apparat critique. Elle est cependant plus malléable et surtout plus accessible que les éditions SC et surtout HL.
7La deuxième entorse à la règle académique pourrait sembler plus incongrue. Il s’agit d’une entreprise éditoriale aujourd’hui oubliée, dont les résonances à l’époque étaient clairement édifiantes et les prétentions littéraires : la traduction en trois volumes des œuvres complètes de Tertullien par l’abbé de Genoude (1792-1849). D’abord journaliste, ardent défenseur d’une monarchie qui l’avait anobli, Antoine-Eugène Genoud (dit aussi Genoude) avait épousé, une fois veuf, la carrière ecclésiastique. Mais c’est dès le début de sa vie publique de polémiste qu’il s’était lancé dans de vastes traductions de la Bible et des Pères qui sacrifiaient souvent à l’élégance, avec une forte tendance à l’abondance et à la prolixité6. Nous indiquons par la lettre « G », suivie du numéro de volume, cette traduction de Tertullien.
8Enfin, on trouve trace également, dans la leçon du 19 mars, de la traduction des Œuvres complètes de Jean Chrysostome, sous la direction de Jean-Baptiste Jeannin et avec la collaboration de prêtres de l’Immaculée Conception de Saint-Dizier, publiée à Bar-le-Duc en 1864.
*
9Que le cours utilise ainsi majoritairement les traductions déjà disponibles, quelques apartés confirment par ailleurs ce résultat, tout en nous indiquant que Foucault ne se fie pas complètement à ce qui n’est pour lui qu’un appui. À deux reprises, le professeur rectifie en effet à l’oral une traduction qu’il est en train de lire : « Alors, je ne suis pas très fort en latin, mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec la traduction »7. Cette prudence audible se retrouve dans la leçon du 27 février 1980, encore plus instructive pour notre recherche : alors que la Didachè est citée dans la traduction de François Refoulé proposée par l’édition de François Louvel, Foucault la corrige en indiquant des termes grecs qui ne se trouvent ni dans son édition de référence ni dans ses notes préparatoires au cours. Il est donc évident qu’il a sous les yeux un livre qui lui permet le cas échéant de rectifier la traduction qu’il a recopiée dans ses notes. Sans doute pas HL, 1919 – par trop difficile d’accès8 –, mais plus probablement l’édition SC de 1978, qui venait alors de paraître. Celle-ci n’aurait pas servi à la préparation du cours, puisque sa traduction n’est pas utilisée par Foucault, mais le professeur aurait pu se la procurer afin de disposer du texte grec pendant son enseignement9.
10La lecture le 27 février est alors des plus significatives du laboratoire de recherche que constituait pour le philosophe une leçon au Collège. Le travail sur les sources permet de reconstituer la scène dans sa dimension quasi physique : le professeur lit à haute voix ses notes, tout en gardant un œil sur le volume SC qu’il a ouvert à côté de lui, pour y vérifier le texte grec. Il va donc de l’un à l’autre, discutant au passage la traduction proposée dans l’édition de 1963 par François Refoulé – indiquée ci-dessous en gras :
(IV, 14) « À [dans] l’assemblée, c’est-à-dire à cette réunion des croyants pour la prière quotidienne, la Didachè prescrit aussi : Tu confesseras tes manquements et tu n’iras pas à la [ta] prière avec une conscience mauvaise » – enfin, « συνείδήσεi πονηρᾷ », avec la conscience d’avoir mal fait, conscience mal à l’aise en quelque sorte.10
11Ce même aller et retour entre les notes rédigées à l’avance et la lecture orale en direct se retrouve dans la leçon du 5 mars, où la même traduction de François Refoulé est à nouveau complétée par la mention du texte grec que l’édition Louvel ne fournissait pas11.
12En rassemblant l’ensemble de ces informations, nous pouvons alors dresser le tableau (voir p. 193) des éditions utilisées par le cours Du gouvernement des vivants, entre le 6 février et le 5 mars12, avec un premier résultat étonnant : un même texte au cours d’une même leçon peut être cité dans deux éditions différentes. Des moments distincts de la recherche, avec pour chacun une prise de notes et des références également distinctes, viennent ainsi se superposer dans le commentaire, comme si les traces d’expériences plus anciennes de lecture n’étaient pas effacées par le travail le plus récent, même dans le cas où celui-ci aurait été effectué sur une « meilleure » édition.
13Pour compléter ce tableau, une fois repérées les citations les plus évidentes des éditions que nous venons de parcourir, il nous a fallu recourir à une autre source d’information.
14Au regard de l’immensité du massif patristique, certains des lieux visités en 1980 ont bien entendu été indiqués par des sources secondaires, offrant au professeur une première cartographie du territoire qui n’exclut pas dans un second temps une exploration directe. La bibliographie « chrétienne » recopiée de la main même de Foucault dans un petit carnet de notes13 permet d’identifier trois études patristiques anciennes offrant les mêmes séries de citations que certains passages du cours, en particulier dans la première et la troisième leçon chrétienne : il s’agit de l’article d’Albert Dondeyne « La discipline des scrutins dans l’Église latine avant Charlemagne », Revue d’Histoire ecclésiastique, t. 28, 1932, p. 5-33 ; du premier chapitre intitulé « Grundlagen zur Entstehung des Taufexorzismus » de la thèse d’habilitation de Franz Joseph Dölger, Der Exorzismus in altchristlichen Taufritual. Eine religionsgeschichtliche Studie, Paderborn, Schöningh, 1909 (réédité en 1967) ; et de l’article d’Henri Holstein « L’exhomologèse dans l’Adversus haereses de saint Irénée », Recherches de science religieuse, t. 35, 1948, p. 282-288. Nous insérons ces références dans le tableau dans la mesure où elles renvoient à des citations souvent extrêmement brèves – contrairement aux autres citations qui témoignent clairement d’une lecture de première main – extraites le plus souvent de textes rares ou peu visités (Les extraits de Théodote de Clément d’Alexandrie ; un sermon de Quodvultdeus).
15Le choix de ces sources secondaires permet au passage d’esquisser un portrait du philosophe en chercheur. Chercheur « classique » assurément dans ses choix de lecture, attiré par les études les plus érudites, et souvent les plus anciennes (1909, 1932), Foucault privilégie le format austère des thèses et articles scientifiques dont la rectitude des informations est souvent inversement proportionnelle à l’originalité de la pensée. Il les utilise essentiellement comme des recueils de citations, le regard d’abord attiré par les notes de bas de page. Pour cette raison, la littérature secondaire est volontairement choisie dans le champ historiographique le plus technique, excluant de fait tout ce qui ressemble déjà à une interprétation théologique ou à une synthèse historique trop large. Cela n’exclut bien entendu pas les lectures de fond plus contemporaines, comme les livres de Paul Veyne et de Peter Brown sur l’Antiquité tardive, mais les leçons chrétiennes de 1980 – qui se présentent d’abord comme de méticuleux commentaires de textes – n’en gardent nulle trace directe.
16Enfin, la traduction personnelle que Foucault donne de Justin le 6 février 1980 est peut-être l’unique trace d’une lecture de la grande patristique de l’abbé Migne (abrégé ci-dessous « M »), attestée par Daniel Defert, celle-ci ne fournissant de traduction contrairement à HL et SC14.
Sources patristiques des premières leçons chrétiennes du cours de 1979-1980
Leçon | Auteur | Texte | Édition ou source |
6 février | Anonyme | Didachè | HL, 1919 |
Justin | Première Apologie | M | |
Nouveau Testament | Épître de Paul à Tite | Livre de Dölger | |
Clément d’Alex. | Extraits de Théodote | Livre de Dölger | |
13 février | Tertullien | De paenitentia | G |
Tertullien | De baptismo | G + SC, 35, 1952 | |
Clément d’Alex. | Le pédagogue | SC, 70, 1960 | |
20 février | Hippolyte | Tradition apostolique | SC, 11, 1946 |
Augustin | Sermon 216 | Article de Dondeyne | |
Quodvultdeus | Sermon 3 | Article de Dondeyne | |
Ambroise | Explication du symbole | Article de Dondeyne | |
27 février | Hermas | Le pasteur | SC, 53, 1958 |
Nouveau Testament | Épître aux Hébreux | Bible de Jérusalem | |
Ignace d’Antioche | Lettre aux Éphésiens | SC, 10, 1951 | |
Anonyme | Épître de Barnabé | HL, 1919 + Louvel 1963 | |
Clément de Rome | Épître aux Corinthiens | HL, 1926 + Louvel 1963 | |
Anonyme | Didachè | HL, 1926 + Louvel 1963 | |
Polycarpe | Lettre aux Philippiens | SC, 10, 1951 | |
Anonyme | Homélie du ııe siècle | Louvel 1963 | |
5 mars | Cyprien | Correspondance | BL, 1925-1945 |
Anonyme | Didachè | HL, 1919 + Louvel 1963 | |
Tertullien | De pudicitia | G | |
De paenitentia | HL, 1906 | ||
Paulin de Milan | Vie de saint Ambroise | M | |
Jérôme | Lettre 77 | BL, 1954 | |
Irénée de Lyon | Adversus haereses | Article de Holstein | |
Ambroise | De paenitentia | SC, 179, 1971 |
BL : « Collection des universités de France » des éditions Les Belles Lettres
Louvel : Les écrits des Pères apostoliques, édités par F. Louvel, Paris, Cerf, 1963
G : œuvres de Tertullien traduites par l’abbé de Genoude
HL : collection « Textes et documents pour l’étude historique du christianisme »
M : patrologie de l’abbé Migne
SC : collection « Sources chrétiennes »
Traduire : Foucault, traducteur « sourcier »
17Comme nous avons eu l’occasion de le relever, dans ses leçons consacrées aux Pères chrétiens, Foucault se contente rarement des traductions fournies par les éditions à sa disposition et préfère repasser par le texte original. Le contraire eût étonné de la part d’un philosophe qui s’exerça très tôt au métier de traducteur : sa traduction précoce du Cycle de la structure de Viktor von Weizsäcker15 fut suivie de près par une traduction de l’Anthropologie de Kant pour sa thèse complémentaire16. À côté d’une grande vigilance concernant l’usage des mots dans des textes philosophiques dont la conceptualité ne correspond pas forcément à une lexie stable (distinguant ainsi chez Nietzsche un usage tantôt « neutre », tantôt « marqué » d’un même terme17), Foucault a jeté les bases d’une réflexion sur le lien entre philosophie et philologie, à l’ombre de la pratique nietzschéenne de l’étymologie : la philosophie serait une philologie « toujours en suspens, une philologie sans terme »18, attendu que les mots offerts à la réflexion du philosophe sont toujours déjà des interprétations de signes imposées par l’histoire, qu’il faut éclairer sans espérer atteindre un signifié originel. Cette attention ancienne aux ruses du vocabulaire pousse naturellement le philosophe à rencontrer le texte patristique original, grec ou latin.
18En lisant les éditions Hemmer-Lejay, et, dans une moindre mesure, celle des Sources chrétiennes, Foucault s’affronte à certaines habitudes académiques concernant la traduction des textes classiques. Or, de ces habitudes, il fait souvent fi. L’usage hérité de la tradition philologique française était en effet de privilégier le style et le mouvement d’ensemble de l’œuvre sur telle ou telle maladresse de détail. Les éditions Hemmer-Lejay n’y échappaient pas, partageant d’ailleurs avec les Belles Lettres certains traducteurs, comme le latiniste Pierre de Labriolle (1874-1940), traducteur de Tertullien et de Juvénal. Autant que possible, il fallait éviter de « faire traduction » et omettre si nécessaire les rudesses de la langue originale. La réinvention littéraire des textes prenait ainsi le pas sur le respect de la lettre. Soucieux d’exactitude et non d’appréciation littéraire des textes, Foucault conserve au contraire les répétitions que biffaient allégrement les éditions G, HL, et parfois encore SC. Ainsi, dans cet extrait du De paenitentia, Foucault souligne le caractère énigmatique mais décisif de la redondance :
D’où la phrase énigmatique, mais que, je crois, on peut comprendre maintenant : (VI, 16) « la foi, dit Tertullien, commence et se recommande par la paenitentiae fides », la foi commence et se recommande par la foi de la pénitence.19
19Voulant soigner la qualité littéraire de sa traduction, Labriolle efface quant à lui dans l’édition HL la répétition de fides et propose : « cette foi prend son point de départ et se recommande de la sincérité de la pénitence »20. En cela, le grand latiniste ne fait que suivre l’option stylistique de l’abbé de Genoude, dont Foucault avait consulté la traduction pour préparer sa leçon21. La redondance n’est pourtant nullement fortuite puisqu’il ne s’agit pas seulement pour Tertullien de faire dépendre la foi véritable de l’intégrité d’une pratique pénitentielle. Il s’agit d’abord et avant tout de faire de cette pratique l’expression d’une première forme de foi en Dieu qu’il définit par la « crainte » : (VI, 14) « Dès qu’on connaît le Seigneur, il faut le craindre [timeas] »22. Dans cette crainte, qui est déjà une certaine relation à Dieu et un « premier baptême »23, le pénitent désire être méritant, sans rien pouvoir exiger en retour. Il espère en un baptême qu’il ne reconnaît nullement comme un dû. Cette dimension votive de la pénitence est contenue dans le syntagme paenitentiae fides, qu’il convenait d’autant plus de garder intact qu’il n’est pas un hapax et apparaît déjà en VI, 13.
20La Première Apologie de Justin va nous fournir un deuxième exemple de ce réajustement opéré par Foucault sur les traductions classiques. Nous sommes le 6 février 1980. La phrase citée de Justin est des plus complexes et les traducteurs successifs ont tous choisi la facilité, que ce soit Louis Pautigny (HL, 1904) ou plus récemment Charles Munier (SC, 507, 2006). Seule disponible en 1980, la vieille traduction de Pautigny va au plus court. Simplifiant le texte de Justin, elle remplace en fait par des substantifs commodes l’adjectif ἀληθῆ et les participes passés διδασκόμενα et λεγόμενα : « Ceux qui croient à la vérité (ἀληθῆ) de nos enseignements (διδασκόμενα) et de notre doctrine (λεγόμενα) »24. La traduction proposée par Foucault est quant à elle sensiblement différente et tente de respecter la syntaxe originale :
On y apprend que le baptême doit être donné, et ne peut être donné, qu’à (LXI, 2) « ceux qui croient que sont vraies [ἀληθῆ] les choses [cela même] que nous leur avons enseignées [διδασκόμενα] et dites [λεγόμενα] ». (Ibid.)
21Pour une juste compréhension de la phrase, le respect des participes passés διδασκόμενα et λεγόμενα permet de relier l’enseignement dont il est question au temps préparatoire du catéchuménat, comme le fait explicitement la Didachè25 : διδασκόμενα désigne un événement passé et non le simple acquiescement général à un corps de doctrine. Si la rigueur est à nouveau payante, regardons de près le tour que prend ici la traduction : l’équivalence recherchée est proche du mot à mot, au détriment de la dynamique de la phrase. Foucault est comme aimanté par la langue source, dont il veut garder intacte la syntaxe dans sa citation.
22Le manuscrit du cours suffit à nous convaincre de cette vigilance constante qui amène Foucault à faire des mises au point au rythme de sa prise de notes : s’il lit en direct la version française sur la page de droite des éditions HL ou SC, son œil se reporte systématiquement à la page de gauche, où se trouve le grec ou le latin d’origine. Ça et là, entre les lignes de la traduction française qu’il recopie à la main, il ajoute un terme grec ou latin qui lui semble décisif26.
23L’enregistrement sonore offre également maints exemples de ces mises au point. Ainsi du De paenitentia de Tertullien, déjà mentionné, que le professeur lit ici de toute évidence dans la traduction de Pierre de Labriolle chez Hemmer-Lejay (HL, 1906)27, tout en la corrigeant sur un point important concernant le champ d’application de l’exomologèse :
(IX, 3-4) « L’exomologèse, c’est la discipline qui prescrit à l’homme de se prosterner et de s’humilier, disciplina prosternendi et humilificandi, en s’imposant un régime de nature à attirer sur lui la miséricorde. En ce qui concerne la mise et la nourriture… » Alors, je ne suis pas très fort en latin, mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec la traduction. Il dit : « de ipso habitu atque victu ». « Habitu », c’est en fait, beaucoup plus vraisemblablement, le mode de vie général plus que l’habit. Ce que l’exomologèse concerne est une manière de vivre et pas simplement une manière de s’habiller à un moment donné. C’est une manière de vivre, c’est une manière d’être, c’est une manière de se nourrir. D’ailleurs, le texte le dit bien un peu plus haut, c’est une (9, 3) « conversatio », c’est une manière d’exister et d’avoir rapport aux autres, à soi, etc.28
24Cette correction apportée par Foucault mérite un arrêt prolongé. Guidé par le respect de la lettre, Foucault est en effet amené à faire des choix, qui obéissent à deux motivations distinctes.
25Dans l’exemple que nous venons de citer, le choix de traduction d’habitus par « mode de vie » au lieu de « mise » dénote en premier lieu le philosophe bon connaisseur de sa propre tradition. En fait, le sens propre et le sens figuré d’habitus sont ici tout autant légitimes. Labriolle peut étayer le recours au premier sur le fait qu’habitus est mis en série dans la phrase avec victus (nourriture) et précède la mention d’un corps que l’on doit sordibus obscurare (obscurcir de haillons). Foucault préfère quant à lui remonter un verset plus haut et rapprocher habitus de conversatio (régime, genre de vie). Dans cette manière d’interpréter Tertullien, il privilégie en fait implicitement la tradition philosophique sur l’acception matérielle du terme. L’habitus, traduction latine du grec ἕξις, est en effet longuement défini et discuté par Platon et surtout Aristote. Chez ce dernier, le terme désigne un engagement entier de l’être dans une disposition volontairement acquise, comme l’est par exemple la vertu29. La référence est d’autant plus plausible que Tertullien est régulièrement en débat avec la tradition aristotélicienne, à laquelle il emprunte certains arguments30. Il s’agit alors pour Foucault de donner à la phrase un sens le plus général possible, en respectant l’extension du concept philosophique dénoté par le terme habitus.
26Dans un même souci d’opter pour le sens le plus riche, Foucault traduit la liberalitas de Dieu, sur laquelle insiste le De paenitentia, par « libéralité », afin de conserver le double sens de liberté et de générosité, là où Labriolle, à la suite de Genoude, ne conserve que le deuxième sens31 :
Ce que Tertullien veut absolument maintenir, dans la conception qu’il se fait de la préparation au baptême, ce sont deux choses. Premièrement, ce qu’il appelle la (VI, 11) « libéralité » de Dieu, « liberalitas » […]. Liberalitas dans les deux sens, générosité et liberté.32
27Mais, étrangement, Foucault privilégie « libéralité » pour une autre raison, celle-ci nettement moins défendable : sa proximité phonique avec la liberalitas originale. D’autres exemples de traductions moins heureuses permettent de s’en rendre compte. Foucault traduit ainsi le verbe elaborare par « élaborer », ce qui n’a pas grand sens au regard du contexte :
Là, alors, je vous renvoie au chapitre vı du De paenitentia […] (VI, 9) « Je ne conteste pas à ceux qui vont descendre dans l’eau l’efficacité [omnimodo salvum : l’intégrité complète] du bienfait de Dieu [qui est l’effacement des péchés], mais pour y parvenir il faut travailler, il faut se mettre à la tâche », enfin, « elaborandum est »33, il faut élaborer, il faut se mettre à la peine.34
28Notons au passage que la traduction par « il faut élaborer » est une improvisation orale35, qui fait partie d’une discrète théâtralité, propre à l’enseignement public de Foucault.
29Quitte à rectifier ou affiner dans un second temps, le littéralisme, entendu ici comme simple décalque phonique, est toujours le premier réflexe. Au lieu de privilégier le contenu sémantique de la phrase, Foucault met en avant la langue source, choisissant la traduction la plus proche du signifiant comme forme acoustique. Trois leçons plus loin, il passe sans hésiter de publicatio sui à « se publier », avec une homophonie également peu aidante pour le sens de la phrase originale36. La maladresse dans le premier cas est cependant compensée par la mention de plusieurs traductions possibles. Foucault est coutumier de ce tâtonnement, comme si la traduction idéale n’était approchée que par une série d’approximations : ainsi de probavimus traduit successivement par « nous avons éprouvé, nous avons prouvé, nous avons montré »37.
30Ceci nous amène à un deuxième constat, qui relève cette fois d’un choix théorique : si Foucault revient au texte original, c’est afin que la traduction proposée lui ressemble le plus possible, dans sa syntaxe comme dans sa phonie. Les exemples cités témoignent d’une résistance à quitter la langue source pour intégrer pleinement une langue cible qui altère forcément la chaîne des signifiants. À compter du cours Du gouvernement des vivants, l’usage des mots dans les textes anciens semble guider Foucault pour déterminer l’évolution des problèmes. La langue devient par conséquent le lieu de la rigueur, au point que le travail proposé n’est plus tant une interprétation du sens des textes, qu’une répétition des textes mêmes, simplement découpés d’une certaine manière afin d’être mis en série. Il nous reste alors à interpréter cette force d’attraction qui ne relève pas du seul goût pour les langues anciennes.
31L’attachement de Foucault aux mots grecs et latins est exemplaire des citations proposées tout au long du cours de 1980 : autant que possible – au moins pour les syntagmes décisifs – les citations sont bilingues, le terme latin ou grec suivant ou précédant immédiatement le terme français, dans une redondance scrupuleuse. Dans les onze versets du De paenitentia de Tertullien cités au cours de la leçon du 13 février, pas moins de sept syntagmes voient ainsi leur traduction redoublée par le rappel du latin : liberalité /liberalitas ; crainte /metus [erratum : timor] ; danger /periculi ; discipline de la pénitence / paenitentiae disciplina ; baptême de la pénitence / baptisma paenitentiae ; épreuve de la pénitence / paenitentiae probatio ; foi de la pénitence / paenitentiae fides. Dans certains cas, Foucault choisit de ne conserver que le terme grec ou latin, auquel il accole un article défini français : ainsi de « la paenitentiae disciplina ». Cette pratique du néologisme – au sens de l’importation directe d’un terme d’une langue dans une autre – se trouvait déjà dans la lecture inaugurale d’Œdipe roi, le 9 janvier 1980, avec ses « alèthurgies » successives. Mais elle devient, dans les commentaires chrétiens, un style d’énonciation à part entière.
32Par une sorte de dommage collatéral, cette pratique qui espère préserver dans leur intégrité des syntagmes de la langue source modifie en fait le texte original. Pour la simple raison tout d’abord que l’insertion du vocable grec ou latin dans une phrase française demande de modifier son mode ou son cas par souci de cohérence. À certains endroits, la phrase française, très librement traduite de l’original, n’est construite que pour mettre en valeur un terme grec ou latin, volontairement remis à l’infinitif s’il s’agit d’un verbe conjugué, ou au nominatif s’il s’agit d’un substantif. La conséquence de ces transpositions est de figer l’action initialement décrite par la phrase pour ne garder du texte original que son vocabulaire, réduit aux entrées lexicales d’un dictionnaire. C’est ainsi que, dans l’exemple suivant, le parfait de ἐξομολογέω, lisible dans le texte d’Irénée de Lyon, est devenu à l’intérieur de la phrase française un infinitif présent (ἐξομολογείν), avant d’être traduit à l’aide d’un substantif (« faire l’exomologèse ») :
Livre I, chapitre xııı, paragraphe 5, à propos d’une femme qui a été convertie, est revenue à l’Église, eh bien, à propos de cette femme, il est dit : « Elle a passé toute sa vie à ἐξομολογείν [ἐξομολογουμένη : elle a confessé] τας ἁμαρτιας [τὸν ἅπαντα], à faire l’exomologèse de ses fautes [sa faute] ».38
33Dans ce passage d’Irénée, nous vérifions que le respect du texte original concerne d’abord et avant tout certains mots, véritables nœuds de l’argumentation, cités par Foucault dans la forme lexicale du dictionnaire (infinitif ou nominatif) et non dans celle du texte. Il s’agit de bien faire entendre à l’auditeur la présence du verbe ἐξομολογέω, quitte à modifier sa forme verbale. Pour le reste, en dehors de ces mots-clés scrupuleusement isolés, un singulier peut devenir un pluriel et une phrase au passé peut se retrouver conjuguée au présent39.
34La raison première de cette hésitation à traduire, audible dans le recours à la citation bilingue, est la sédimentation de sens qui s’est opérée à travers les siècles sur le vocabulaire philosophique ou religieux : depuis le xiiie siècle, la confessio a ainsi pris un sens sacramentel à la fois trop restreint et codifié pour ne pas tromper l’auditeur moderne. La prudence requiert donc de translittérer le terme grec en parlant d’exomologèse, comme l’accepte d’ailleurs la langue latine et le Littré français40. Il en va de même pour la « pénitence » dont Foucault retrouve dans les textes du iie siècle un sens spécifique, que le recours au terme grec μετάνοια permet d’indiquer à l’auditeur. Ce n’est qu’avec Tertullien, au siècle suivant, que la μετάνοια, devenue en latin la paenitentia, vint à se détacher de l’illumination par la lumière divine pour devenir le seul acte préparatoire à l’illumination. Avant cette diffraction, la μετάνοια était dans un seul mouvement ascèse et illumination41.
35Préservés dans leur langue d’origine, les syntagmes en apparence triviaux comme paenitentiae disciplina laissent entendre à l’auditeur que leur traduction ultérieure s’est accompagnée subrepticement d’un glissement de sens – ou encore, si l’on veut avec Foucault passer du monde du texte au monde des signes, un changement de « signification » :
Donc, la traduction classique qu’on trouvait déjà de μετάνοια, c’est en latin paenitentia, la pénitence. Mais cette pénitence prend chez Tertullien une signification tout à fait différente.42
36Tel sera également le destin d’ἀγαθός, étudié par Nietzsche dans La généalogie de la morale et évoqué par Foucault dans une conférence de 196443. Ressaisissant la tâche de l’herméneutique moderne, telle qu’elle se déploie avec Nietzsche, Freud et Marx, cette conférence de jeunesse peut nous permettre de reformuler le problème rencontré en 1980 : si des mots ne renvoient jamais à un signifié originel mais toujours à une interprétation imposée de signes plus anciens44, la tâche de l’herméneute consiste à retrouver comment notre pénitence tridentine interprète la paenitentia de Tertullien qui interprète elle-même la μετάνοια des Pères grecs et ainsi de suite – chaque interprétation devant être comprise comme une modification en profondeur de la précédente, non comme un simple additif ou prolongement45. Par rapport à sa conférence de 1964, Foucault abandonne seulement le caractère brusque et violent que revêt un tel changement chez Nietzsche.
37Pour en revenir maintenant à une analyse strictement sémantique : ne pas traduire permet non seulement d’indiquer que la dénotation du terme a historiquement changé (la confession dénote depuis le xiiie la confession auriculaire privée à un membre du clergé) ; mais ce choix permet également et surtout de neutraliser toutes les connotations possibles liées à l’usage contemporain du terme (la confession renvoie au secret et à la peur, à l’assujettissement du fidèle et au pouvoir du clerc). A contrario, on peut considérer comme trompeuse la version du Pasteur d’Hermas par Robert Joly (SC, 53, 1958), qui traduit μετάνοια par « pénitence » et ἄφεσις par « absolution »46, orientant de ce fait l’interprétation du lecteur contemporain vers le sacrement du deuxième millénaire.
*
38Rassemblons maintenant nos deux constats pour tracer le portrait de Foucault en traducteur. N’hésitant pas à accoler le texte original à une traduction dénoncée par là même comme trompeuse, Foucault est un traducteur paradoxal qui voudrait ne pas avoir à traduire. Il recrée par conséquent un texte qui n’est à proprement parler ni une traduction ni une citation de l’original, mais un compromis où les syntagmes grecs ou latins, insérés dans le texte français, doivent curieusement lui être grammaticalement accordés. Cette caractéristique, qui pourrait sembler secondaire au regard de l’enjeu spécifique de l’interprétation, définit en fait une certaine catégorie de traducteurs que le linguiste Jean-René Ladmiral nomme les « sourciers »47. Ces derniers ont tendance à se focaliser sur la structure lexico-syntaxique de la langue source, confortés par le principe avoué ou non d’une « intraduisibilité » ultime – c’est-à-dire de l’existence d’un reste incommunicable de sens, qu’une tournure inhabituelle dans la langue cible ou l’usage de néologismes doit rappeler au lecteur. Soulignant qu’il y a un « enjeu philosophique de toute traduction » (p. xiii), Jean-René Ladmiral relève dans ce groupe – où sont convoqués Henri Meschonnic, Walter Benjamin et Antoine Berman – une conception religieuse de l’écrit, conférant au texte original une dimension quasi sacrée. Comme osait l’écrire Benjamin non sans provocation : « La version intralinéaire du texte sacré est le modèle ou l’idéal de toute traduction »48. Pour cette école de traducteurs, l’exactitude sémantique doit être le produit de la conservation du signifiant, principe qui peut aller jusqu’à décalquer la syntaxe d’origine, la morphologie des mots (par exemple les préfixes), voire leur phonie. À l’opposé, ceux que Ladmiral nomme les « ciblistes » ne s’attardent ni au signifiant ni au signifié de la langue, mais au sens transmis par la parole, entendue avec Saussure comme l’exécution libre et individuelle de la langue. Il s’agit alors pour le traducteur d’interpréter cette parole, pour tenter de l’exprimer avec les ressources propres à la langue cible49.
39S’il n’y a pas chez Foucault une philosophie de la traduction aussi consciente et volontariste que celle des vrais « sourciers », son effort pour respecter le signifiant du texte original n’est pas le simple reflet d’une prudence académique ou didactique. Cette posture, dont nous avons relevé à la fois les atouts et les dangers, indique à l’auditeur l’étrangeté de textes que la traduction pourrait rendre faussement obvies ou contemporains, de la même manière que les auteurs latins avaient conservé dans sa translittération le terme grec exomologesis, « comme [s’il] désignait quelque chose que le mot latin, banal, de confessio n’arrive pas à saisir tout à fait »50. Contrairement à ses premières traductions du Cycle de la structure et de l’Anthropologie du point de vue pragmatique, Foucault ne cherche pas tant ici un équivalent français au texte source, qu’un décalque le plus rigoureux possible de la phraséologie grecque ou latine d’origine, matière qui doit être travaillée par la découpe des phrases et l’extraction de certaines lexies, sans que la transposition dans un autre ordre des mots ne l’arrache à son site premier. Il suit ce faisant une leçon apprise du côté de Pierre Klossowski, dont la traduction de L’Énéide de Virgile en 1964 – proche à certains endroits du mot à mot – l’avait grandement impressionné : dans cette traduction audacieuse mais rugueuse, il s’agissait de conserver le mince événement du « mot » initial contre son étalement sur le « plan uniforme des langues »51. À une traduction « latérale », expliquait Foucault en 1964, Klossowski avait substitué une traduction « verticale », faisant « tomber » une langue sur une autre, sans effacer le choc de la chute (ibid., p. 452).
40Cette volonté de ne pas traduire, ou de traduire le moins possible, nous fait quitter la question du passage d’une langue à une autre pour aborder celle de la citation à proprement parler. Il nous faut montrer maintenant comment un mot grec comme ἐξομολογείν est extrait du texte original pour être placé, dans la dramaturgie propre au cours, au fronton d’une phrase, comme s’il tenait son sens de lui-même et non de son usage dans le discours. Objet à la fois prélevé et greffé, la citation réinvente le texte original, conférant une autonomie artificielle à une phrase qui devient ainsi une formule, un mot qui devient un emblème. Comme l’a montré Antoine Compagnon, la citation n’est pas seulement un énoncé répété, mais aussi et surtout une nouvelle énonciation singulière52.
Citer : la citation comme pratique de la lexicalisation
41Foucault ne se contente pas de citer ni de traduire littéralement des versets entiers des Pères ; il en détache des substantifs qu’il met en exergue par le recours à une tournure emphatique telle que : « c’est ce que Tertullien appelle […] ». Ce faisant, il fait porter sur l’auteur du texte la responsabilité d’un usage du langage que nous pourrions qualifier de « terminologique » : usage étroit qui consiste à lier de manière indissociable une expression linguistique à un concept. On peut noter six occurrences principales de cette tournure emphatique : elle est appliquée au « sceau de la vérité »53, à la « discipline de la pénitence »54, à l’« épreuve de la pénitence »55, à la « pénitence seconde »56, à « l’exposition du cas »57 et au « mode de vie »58. Le groupe de mots ainsi isolé par la tournure emphatique est toujours donné également en latin ou en grec, non sans avoir préalablement été remis au nominatif. Or, une telle tournure n’est pas seulement ornementale, elle opère sur les textes bien plus qu’une simple césure.
42Prenons un exemple en apparence banal, extrait du commentaire par Foucault du De paenitentia de Tertullien, le 13 février 1980 :
C’est ce que, dans le texte, Tertullien appelle la (VI, 5) paenitentiae probatio, l’épreuve de la pénitence ou encore la (VI, 6) « vérité de la pénitence ».59
43Regardons d’abord la pratique du traducteur. Si une telle pratique peut être définie par les « unités sémantiques minimales traduisibles »60 qu’elle admet, il est intéressant de comparer la traduction d’un « sourcier » comme Foucault avec celle d’un « cibliste » comme Charles Munier, traducteur du même texte pour l’édition des Sources chrétiennes. Là où le premier conserve scrupuleusement certains mots ou groupes de mots, le second s’affranchit du signifiant pour privilégier des « unités de parole »61 ou de « message » (Roman Jakobson), mettant l’accent non pas sur les mots, mais sur leur usage par des émetteurs dans un but de communication. D’un côté, le traducteur s’attarde sur des faits de langue, objets d’une analyse syntaxique ; de l’autre, il interprète des actes de parole, objets d’une analyse pragmatique.
44Difficile de ne pas donner raison à Munier, tant il est clair au plan sémantique qu’un mot déborde nécessairement sur ceux qui l’environnent, pour signifier au-delà des deux espaces blancs qui l’isolent au regard. Du même coup, la traduction de Munier dans l’édition SC fait disparaître des unités lexicales élevées chez Foucault au rang d’unité de pensée : ainsi d’un mot simple (veritas) ou d’un groupe de mots (paenitentiae probatio). Là où une traduction littérale imposerait (VI, 5) « le Seigneur veut évaluer l’épreuve de la pénitence [paenitentiae probationem] », Munier propose « le Seigneur veut d’abord examiner de près notre pénitence »62 ; et là où le sourcier se doit de traduire (VI, 6) « Mais retardons quelques temps encore la vérité de la pénitence [paenitentiae veritatem] », le cibliste s’autorise « Mais retardons quelques temps encore l’accomplissement de la véritable pénitence » (p. 167, nous soulignons). La transformation d’un substantif en verbe dans le premier cas, et d’un substantif en adjectif dans le second, entraîne à chaque fois une réorganisation plus large de la phrase, qui s’oppose à la tentation de diviser le signifiant en unités insécables.
45À l’exact opposé, Foucault opère une lexicalisation d’un texte original qui est pourtant, rappelons-le, un texte à portée d’abord pratique et non théorique. En linguistique, sont dits « lexicalisés » un syntagme ou une périphrase qui viennent à être reconnus comme une unité fixe et autonome du lexique d’une langue (un lemme). Par extension, nous entendons ici par « lexicalisation » la pratique de traduction consistant à faire jouer des syntagmes comme des entrées lexicales. Cette pratique confère à un groupe de substantifs comme la « vérité de la pénitence » une unité terminologique. Une telle attribution est risquée, puisqu’il est loin d’être évident que la description d’un rituel ou son commentaire pastoral – comme celui du baptême proposé par la Didachè – puissent se lire comme un discours à finalité épistémologique. Roger Chartier fait remarquer à ce sujet qu’il n’est pas possible de lire des pratiques comme s’il s’agissait d’écritures – même si elles ont laissé des traces écrites63.
46Certes, une pensée est bel et bien à l’œuvre dans ces conseils destinés aux pénitents ou aux évêques garants de la bonne volonté de ceux-ci. Comme Foucault le défendra dans un entretien l’année suivante : « La pensée, ça existe, bien au-delà, bien en deçà des systèmes et des édifices de discours. C’est quelque chose qui se cache souvent, mais anime toujours les comportements quotidiens »64. Mais justement, il n’est pas sûr que le découpage lexical, ou plus précisément les syntagmes isolés par le commentaire comme autant de sauts décisifs dans l’histoire des pratiques réfléchies de soi, soient substantiellement de l’ordre de ladite pensée. Si la tradition philosophique a toujours accordé au lexique une place décisive dans la détermination des concepts, cela ne veut pas dire que ces derniers ont nécessairement un ancrage verbal particulier, lié à une définition ou une glose précise. Ils peuvent tout aussi bien s’actualiser de manière labile et progressive dans des groupements d’unités sémantiques non lexicalisés, formant ce que Mathieu Valette appelle un « thème »65. Concept et instabilité sémantique ne sont pas forcément exclusifs l’un de l’autre. A contrario, les lexiques et glossaires philosophiques tendent à figer le concept, oubliant sa naissance dans un environnement textuel qui est toujours un enchevêtrement complexe de contraintes rhétoriques, d’expressions et de phraséologie66. Ainsi, le langage des Pères ne se réduit pas forcément à une terminologie stable qui donnerait à chaque occurrence d’un terme comme veritas le même contenu sémantique déterminé. Seul le langage scientifique peut prétendre réduire sa syntaxe à une combinatoire formelle d’unités terminologiques, permettant aux mots d’échapper à leurs connotations dans une phrase donnée. Un exemple d’apparence modeste va nous permettre d’approcher le point critique – et d’une certaine manière indécidable – des traductions proposées par le cours de 1980.
*
47Rappelons tout d’abord que l’étude de la pénitence en 1980 est guidée par la problématique de la vérité : il s’agit de montrer comment une certaine vérité du sujet doit venir à la lumière dans la pratique pénitentielle et comment cette vérité doit s’autoriser de preuves. Cette recherche s’inscrit dans le projet inaugural d’une histoire de la « force du vrai, une histoire du pouvoir de la vérité »67. Une vérité, donc, dont l’effet n’est pas seulement d’illuminer l’organe de la connaissance (l’esprit), mais de modifier l’être de celui qui connaît, comme par exemple l’arracher à une vie d’erreurs ou à un état de ténèbres. Au sein de cette histoire, Tertullien est repéré dès 197768 comme un relais important, sinon un point de départ pour la période chrétienne. Le cours de 1980 prolonge cette intuition avec des mots qu’il nous faut soigneusement peser : avec Tertullien, explique Foucault,
[…] on voit apparaître […] l’idée que la pénitence, c’est ce qui doit manifester au regard de Dieu la vérité du pécheur lui-même, la sincérité de ses sentiments, l’authenticité de son remords, la réalité de son propos de ne plus recommencer. La pénitence, c’est donc l’affleurement à la surface de la vérité profonde de l’âme, et c’est en ce sens que l’on peut dire que la pénitence est une pièce de monnaie. Elle est ce qui permet la probatio.69
48Dans cette proposition extraite du cours de 1980, la vérité ne renvoie pas à l’établissement d’un système formel de connaissances, ni même à la simple opposition logique du vrai et du faux, mais à un mouvement volontaire de manifestation de soi, faisant figure d’événement dans la vie d’un sujet. Suscité par une pratique (la pénitence), ce mouvement obéit à une direction précise (il va de la profondeur à la surface) et porte sur un être qu’il saisit dans son unité (« l’âme », « le pécheur »). Pour cette raison, il convient de distinguer le terme de « vérité » des trois autres qui le suivent de près dans la phrase : « sincérité », « authenticité », « réalité ». Alors qu’il serait tentant de les considérer comme des synonymes du premier, ces trois mots ne portent en fait que sur les « sentiments », sur les « remords » et les « propos » du sujet. À ce titre, ils ne désignent que des cas particuliers ou des composantes de ce qui semble irrésistiblement se manifester comme totalité : « la vérité du pécheur lui-même », ou, plus loin, « la vérité de l’âme », « la vérité de soi ».
49Si le terme de « vérité » est fermement défini dans le commentaire proposé de Tertullien, faut-il pour autant s’attarder sur toutes les occurrences d’ἀλήθεια ou de veritas dans les traités sur la pénitence du iie siècle et leur conférer le même poids conceptuel ? Là où Joly (Hermas, Le pasteur, SC, 53, 1958) et Labriolle (Tertullien, De paenitentia, HL, 1906) n’hésitent pas à recourir le cas échéant aux synonymes « authentique » ou « sincérité », Foucault choisit de toujours traduire à l’identique, comme si le terme de vérité, dans ces textes où la pénitence se constitue conjointement comme pratique et comme problème, était univoque. Regardons les deux exemples suivants :
[…] l’ange de la pénitence dit au chrétien, dit à Hermas : (XXVIII, 1) « Aime la vérité, qu’elle [seule] puisse sortir de ta bouche ; de la sorte, l’esprit que Dieu a logé dans ta chair se trouvera vrai [SC : sera trouvé authentique] – ἀληθές.70
C’est ce que, dans le texte, Tertullien appelle la (VI, 5) « paenitentiae probatio », l’épreuve de la pénitence ou encore la (VI, 6) « vérité [veritatem] de la pénitence [HL : sincérité de la pénitence] ».71
50Dans la première phrase, le rétablissement par Foucault de l’adjectif « vrai » est tout à fait légitime par rapport au choix de son prédécesseur Joly – ce dernier ayant seulement cherché à éviter la redondance vérité/vrai pour honorer l’élégance littéraire. Le second exemple reste par contre ouvert à la discussion.
51Tout d’abord, il convient de rappeler le contexte où apparaît le syntagme isolé par la citation : dans le De paenitentia, Tertullien ne s’attribue pas l’expression paenitentiae veritas mais la place dans la bouche d’un interlocuteur et objecteur fictif, qui lâche simplement, à titre de transition : (VI, 6) « Mais remettons à plus tard la vérité de la pénitence [sed differamus tantisper paenitentiae veritatem] ». Par conséquent, il semble difficile d’en faire un solide nœud de l’argumentation. Cette difficulté permet au passage de relever un autre trait récurrent des citations proposées par Foucault, qui rejoint les règles d’interprétation des textes que nous avions préalablement évoquées : la manière de citer déjoue à l’avance toute possibilité d’une analyse rhétorique du discours qui ferait intervenir dans le commentaire les différents registres du langage. La forme dialoguée ou le mode subjonctif, qui inscrivent la lettre du texte dans une forme déterminée de communication, sont en effet systématiquement effacés des citations72.
52Une fois précisé le contexte immédiat, il faut noter que le De paenitentia ne connaît que deux autres occurrences de veritas. Or, celles-ci renvoient strictement à la vérité de Dieu, non du sujet humain73. En tant qu’elle concerne l’être divin, la vérité est définie comme rigoureusement opposée au mal et à l’erreur, « car, commente Tertullien, les contraires ne peuvent s’accorder »74. Qu’en est-il alors de la pénitence humaine et comment entendre son éventuelle veritas ? Comme le rappelle Foucault, Tertullien la compare à de la monnaie dont les marchands vérifient qu’elle n’est pas élimée (scalptus), rognée (rasus) ou altérée (adulter). La métaphore monétaire doit ici être étudiée de près, car elle vient qualifier d’une manière singulière la veritas de la pénitence. Le vrai auquel elle renvoie ne s’oppose pas tant au faux qu’à un vrai abîmé ou mélangé – la fausse monnaie étant, dans le contexte du monnayage romain, une pièce dont le poids officiel a été modifié ou auquel un métal a été ajouté (cuivre et argent dans une pièce d’or). Comme l’atteste un texte d’Apulée75, cette vérification de la monnaie par le marchand – ou par le changeur de monnaie – était courante dans un contexte où la diffusion de pièces coulées (fondues dans un moule et non frappées au marteau), initiée par l’empereur Septime Sévère, avait produit des monnaies de piètre qualité et facilité le monnayage privé, imitant celui de l’État76.
53Mais du même coup, ne faut-il pas voir dans cette vérification de la pénitence ce que Foucault commentera deux ans plus tard chez Sénèque en termes d’inspection administrative77, à l’image de l’inspection d’un navire ou d’un campement ; inspection qui concerne le respect d’une procédure et non la remontée d’une vérité des profondeurs ? Dans ce cas de figure, en nous référant simplement au texte de Tertullien qui abonde en ce sens, il s’agit simplement d’établir si la pénitence n’a pas connu des « lenteurs » (cunctationis) ou des « tergiversations » (tergiversationis)78. Pour reprendre les termes du cours de 1981-1982 consacré au stoïcisme, l’acte de montrer les preuves serait alors « instrumental » et non « opératoire » ; c’est-à-dire que seule l’effectuation de la pénitence – et non sa monstration – aurait une valeur spirituelle en elle-même79. Telle serait l’interprétation immédiate du verset VI, 4 « [Dieu] nous propose d’acheter l’impunité en donnant en échange la pénitence »80 : il y a un achat ; et l’achat requiert une légitime inspection, sans que celle-ci n’augmente la valeur de la chose achetée.
54S’inscrivant en faux contre cette interprétation – pourtant cette fois littérale – Foucault lui objecte la disproportion incompréhensible et toute pascalienne qu’elle entérinerait entre un prix fini (la pénitence) et un gain infini (le pardon éternel). Il faut donc que le prix à payer ne soit pas la seule pénitence ni même sa seule intégrité, mais l’effet de sa manifestation ou encore sa force révélante ; pour la raison suffisante que celle-ci touche à la vérité même du sujet. En montrant notre pénitence, nous nous montrons nous-même, dans notre tréfonds. À la limite, du point de vue divin tel que l’interprète Foucault, il y a plus à attendre de cette monstration que du seul acte de pénitence honnêtement accompli :
C’est là la double fonction de la pénitence : préparer et assurer le cheminement qui va vers la vérité et montrer en quelque sorte, pour le regard orthogonal de Dieu qui voit tout et nous surveille sans cesse, manifester la vérité de ce que nous sommes.81
55D’où l’importance, dans la traduction, d’insister sur la présence du terme veritas, accolé à la pénitence, et de ne pas en faire comme Labriolle une simple « sincérité ». Sauf que rien ne vient étayer cette deuxième interprétation, moins littérale. De la vérité du mouvement accompli par l’âme (la pénitence) à la vérité de l’âme elle-même, il y a un pas, que seul franchit Foucault82. Rien dans le texte de Tertullien ne permet de voir dans la vérité de la pénitence autre chose que le simple respect d’une procédure, la vérification tatillonne de l’honnêteté d’une conduite. Autour d’un simple écart de traduction entre Labriolle et Foucault, se joue en fait un conflit d’interprétation qui engage toute l’interprétation de l’œuvre de Tertullien.
*
56Un autre exemple de lexicalisation serait l’extraction du syntagme publicatio sui dans un passage du même De paenitentia, où Tertullien décrit les raisons poussant certains à ne pas faire pénitence. Le passage est ainsi traduit par Labriolle, qui préfère avoir recours à un verbe, contre la lettre du texte qui aurait imposé « publication de soi » :
(X, 1) « Je présume que la plupart se dérobent à ce devoir ou le diffèrent de jour en jour, parce qu’ils redoutent de s’afficher en public [publicationem sui] ».83
57Pour sa part, Foucault insiste sur ce terme, en lui ajoutant l’idée d’obligation :
Tertullien a un mot qui est, je crois, fondamental : c’est la (X, 1) « publicatio sui, il faut se publier ».84
58S’il accepte également de recourir pour sa traduction à un verbe, qu’il choisit acoustiquement plus proche (« se publier »), Foucault cite résolument le substantif latin, en forgeant au passage un néologisme : « la publicatio sui ». Or, ce néologisme va servir dans la suite de la leçon à désigner rétroactivement un épisode décisif de la procédure de pénitence déjà croisé par Foucault : celui de la manifestation publique et ritualisée, à la porte de l’église, du fait que l’on est pécheur, à grand renfort de cris et de larmes. Sommet théâtralisé de l’entière procédure, accomplissant l’ultime exigence de la pénitence, ce rituel avait été préalablement repéré dans la correspondance de saint Cyprien et dans le De pudicitia de Tertullien, qui ne lui donnent cependant aucun titre particulier85. C’est Foucault qui choisit de le baptiser publicatio sui, en empruntant cette expression à un traité qui ne se réfère pourtant pas explicitement à l’épisode des lamentations publiques. Pour le professeur, cette manifestation publique de soi sera appelée quelques siècles plus tard à croiser et à se confondre avec une autre procédure : l’aveu privé et juridique d’une faute particulière (l’expositio casus), engageant ainsi la mutation la plus importante qu’ait connue l’histoire des pratiques chrétiennes de vérité.
59Pour autant, remis dans le contexte de la phrase de Tertullien, le substantif publicatio – qui prit le sens de « publication » seulement dans le latin tardif – ne décrit pas tant une obligation particulière qui viendrait s’ajouter à la pénitence pour la valider, que la simple conséquence d’actes pénitentiels ayant forcément leur composante visible. Jeûner, s’habiller pauvrement, se rouler aux pieds des prêtres : cela se voit et provoque nécessairement la gêne de celui qui se plie à ces obligations. À aucun moment Tertullien ne dit explicitement que la manifestation publique est essentielle à la pénitence. Pour corroborer cette minimisation de la portée du substantif dans l’argumentation, notons également que ce terme de publicatio n’apparaît dans le De paenitentia qu’à cet unique endroit.
60Parfaitement traduits, les termes veritas et publicatio sui n’en sont pas moins partialement cités. L’un ne va pas sans l’autre : une certaine découpe et mise en exergue de mots peut faire du littéralisme une belle infidèle. En éclairant la raison d’être de ces pratiques de traduction et de citation, la notion de « lexicalisation » pointe à la fois l’apport et les limites des commentaires qu’elles induisent. D’un côté, elles permettent un repérage d’occurrences que les versions HL et SC empêchent. De l’autre, elles restent prisonnières d’une approche terminologique de la langue, qui peut surdéterminer les occurrences de certains termes clés et orienter l’interprétation.
*
61À la lisière de la question de la citation, ou plutôt dans son redoublement même, une dernière caractéristique des pratiques textuelles de Foucault mérite d’être relevée : celles-ci restent indifférentes à l’intertextualité. Cette indifférence affichée est d’autant plus inattendue et provocante que, implicitement ou explicitement, les Pères chrétiens citent continuellement l’Écriture, considérée comme parole inspirée. Comme le fait remarquer Antoine Compagnon dans son étude sur la citation, « la citation demeure l’atome du discours théologal »86 ; elle est la figure obligée des textes patristiques, qui deviendront à leur tour, pour la théologie médiévale, auctoritas, c’est-à-dire un recueil de propositions homologuées, pouvant être citées et interprétées mais non contestées87.
62Pour les premiers Pères chrétiens, les Écritures renvoient d’abord à l’Ancien Testament, corpus de textes reçus de la tradition juive et lus dans la traduction grecque de la Septante. La fixation du canon néotestamentaire est quant à elle le fruit d’une longue évolution, rythmée jusqu’aux ve et vie siècles par les crises doctrinales, la répression des hérésies et l’institutionnalisation progressive de l’Église chrétienne. De par leur proximité avec l’événement christique, les premiers écrits chrétiens ont cependant très tôt été intégrés à l’argumentation théologique par un réseau complexe de citations et d’allusions qui dessine et isole déjà le futur « canon ». La réflexion théologique et le canon scripturaire se sont donc simultanément et réciproquement engendrés88.
63Or, de ce réseau particulièrement dense de citations explicites et de simples allusions, Foucault ne fait nulle mention. À l’intérieur des textes patristiques, il neutralise au contraire la référence à des autorités extérieures, en premier lieu celle des Écritures, dont la mention dans une argumentation a pour fonction de « faire signe »89 vers la sainteté du Livre, l’inspiration de la Parole. Autant Foucault ne cache nul emprunt à la philosophie païenne dans les chaînes de raisonnement de certains Pères90, ni même les emprunts des Pères entre eux91, autant il passe sous silence la citation scripturaire, en tant que celle-ci appelle de la part du lecteur une reconnaissance92. En effet, à la différence du jeu souvent insaisissable des influences d’un corpus philosophique sur un autre, la citation n’est pas de l’ordre du seul emprunt. Elle suppose, à titre de réquisit supplémentaire, d’être repérée et interprétée comme telle. Elle n’avance pas masquée, attendu que sa découverte est au contraire sa raison d’être, même quand nul verbe introducteur n’est utilisé. Le texte patristique est ainsi tressé de citations scripturaires, complètement intégrées à son propre discours, comme autant d’expressions idiomatiques de sa propre langue. Citée par Foucault, la lettre suivante de Polycarpe, à propos d’un prêtre coupable d’avarice, en est un parfait exemple. Nous indiquons en gras les passages scripturaires :
(Lettre aux Philippiens, XI) « Je suis bien peiné pour lui et pour son épouse : veuille le Seigneur leur donner un vrai repentir [II Tim. 2, 25]. Soyez donc très modérés, vous aussi, sur ce point : ne les regardez pas comme des ennemis [II Thess. 3, 15], mais rappelez-les comme des membres souffrants et égarés ».93
64Le professeur ne mentionne aucune de ces deux références. Alors même qu’il est non seulement dans les faits mais par essence citation, le texte patristique ne s’autorise plus que de lui-même : dans le cours de 1980, les citations des Écritures se fondent jusqu’à disparaître dans les citations patristiques. Par leur silence éloquent sur l’intertextualité, les citations de Foucault attribuent alors aux Pères ce qui, dans leur stratégie discursive propre, aurait dû au contraire leur échapper. Ainsi, par le truchement du verbe introducteur (« il dit »), Tertullien en vient à être l’auteur d’énoncés extraits de la Genèse ou de l’évangile de Matthieu :
[…] mais, dit Tertullien, comment aurait-il pu façonner l’être humain, le corps de l’homme dans sa complexité et sa perfection, s’il n’avait eu que de la glaise, que de la terre [Gen. 2, 7], et qu’il n’avait pas d’eau ? […] un homme qui est précisément à l’image et à la ressemblance de Dieu [Gen. 1, 26], comme dit le texte.94
Tertullien ne dit que relativement peu de choses. Il donne des indications négatives […]. On ne donne pas (De baptismo, XVIII, 1) « les choses saintes aux chiens, on ne donne pas aux pourceaux les perles [Mt. 7, 6] ».95
65À un seul endroit, Foucault évoque un « principe » extérieur au texte, tout en se gardant de préciser son origine évangélique96. Cette ignorance systématique des références bibliques lui fait d’ailleurs manquer l’origine paulinienne de la métaphore du tombeau pour désigner l’eau du baptême97. Mais, dans la majorité des cas, il n’y a pas seulement inattention, il y a ferme décision de ne pas faire jouer le texte patristique comme signe. Fait d’autant plus notable que le cours Sécurité, territoire, population ne voyait a contrario aucun empêchement à relever ces références98.
66En mettant ainsi entre parenthèses ce qui, dans le texte patristique, fait autorité pour le lecteur – attendu que la citation biblique est définie par les Pères comme comprenant à elle seule l’Écriture, donc le Logos99 – il s’agit en premier lieu d’empêcher le contexte littéraire de masquer, en les inscrivant dans une tradition, la nouveauté des pratiques pénitentielles. L’une des fonctions d’une telle inscription est en effet d’inventer une préhistoire à des décisions doctrinales par ailleurs strictement circonstancielles ou stratégiques. Une pratique récente vient ainsi à être justifiée depuis toujours, ou, plutôt, comme si elle avait déjà potentiellement existé au commencement. Mais il s’agit également pour Foucault de bien distinguer dans les actes de vérité chrétiens, ceux qui relèvent de l’adhésion à un contenu doctrinal et ceux qui relèvent de la manifestation de soi : actes de foi et actes d’aveu. Même si ces deux types d’actes ne sont jamais complètement indépendants l’un de l’autre, et peuvent se croiser dans un même rituel, ils ont des obligations et des effets différents sur le sujet. Or, la citation biblique a justement pour fonction de susciter des « acceptations-engagements, adhésions-fidélités à certains contenus qui doivent être considérés comme vrais »100. C’est donc en bonne rigueur de méthode que Foucault refuse de mêler l’adhésion au Logos à l’aveu de soi.
*
67Pour Foucault, le sens d’un texte instituant ou décrivant un « régime d’aveu » ne se trouve ni en dessous (stratégies discursives) ni au-delà (intertextualité), mais dans sa lettre même, en particulier dans son lexique, qui concentre en lui les mutations des pratiques et la manière dont celles-ci sont réfléchies. Ce sens n’est pas équivoque, mais déterminé et indentifiable, par le biais d’une analyse lexicale qui relève les occurrences, l’importance nouvelle que prennent soudain certains mots, et détermine leurs usages. Pour retrouver ces usages, il convient de rendre les rituels baptismaux et pénitentiels à leur autonomie et leur littéralité : autonomie par rapport à un contexte littéraire et doctrinal qui n’engage pas la vérité du sujet (Bible et dogmes) ; littéralité que ne doit pas entacher des traductions induisant des connotations et des dénotations par trop contemporaines. Cette approche des textes, qui commande des pratiques rigides de citation et de traduction, rejoint le positivisme invoqué par Foucault dans son commentaire méticuleux d’Œdipe roi. Cette position aurait toutes les faveurs d’un Jean Bollack, philologue farouchement opposé à la tradition herméneutique représentée par Hans Georg Gadamer ou Paul Ricœur, au nom d’un même positivisme affiché101. À l’hypothèse du sens introuvable ou inépuisable ouvrant sur un commentaire infini, Bollack oppose la clôture du texte et l’absence d’ambiguïté de la syntaxe, qui vient fixer le « flux » de la langue en ses possibilités infinies : « le sens se constitue dans la lettre »102.
68Proche de Bollack quand il refuse l’hypothèse d’un sens précédant le texte et ne s’y déposant que pour soutenir et communiquer une oralité primordiale103, Foucault a cependant une autre pratique de la lettre. Jean Bollack se méfie en effet de toute lecture ignorant les relations structurant la phrase. Il se concentre pour sa part sur la syntaxe et la grammaire, comme constituant le sens de manière univoque. À l’opposé, Foucault privilégie l’insistance et le rayonnement supposé de certains termes (ἐξομολογείν, veritas, probatio, etc.) qu’il coupe de leurs connexions à l’intérieur de la phrase pour les « lexicaliser ». Plus généralement, il s’agit d’isoler dans les textes des mots ou des constellations de mots désignant de manière relativement stable104 des pratiques où une manifestation de soi est engagée et commence à être l’objet d’une attention particulière de la part des écrivains chrétiens. Avant toute définition canonique explicite, Foucault distingue ainsi, dans les textes des iiie et ive siècles, l’épisode de l’aveu verbal et secret de la faute (désigné par le couple expositio casus /confessio) de la manifestation publique et spectaculaire du fait que l’on se reconnaît pécheur (désigné par le couple publicatio sui /exomologèse)105. L’argumentation se déploie ainsi à partir du repérage de syntagmes dont la particularité est de croiser les champs sémantiques du vrai et du soi. Même si le contexte direct semble accorder à des expressions comme paenitentiae veritas ou publicatio sui un sens trivial, voire insignifiant, Foucault en risque une autre interprétation. Il cite ces expressions de telle manière que le texte vient à être interrogé, et parfois violemment déchiré, par la question de la vérité.
69Foucault succombe-t-il alors à l’« illusion terminologique »106 fustigée par Jean-René Ladmiral chez certains traducteurs, réduisant les textes patristiques à une nomenclature de termes que le philosophe pourrait mettre en série, avec le présupposé que ceux-ci conserveraient, indépendamment de leur contexte, le même poids sémantique ? Ne pourrait-on également lui faire le même reproche que Jean Bollack fait à l’encontre de Heidegger lisant Sophocle : « il lui importe de trouver le sens qu’il lui paraît philosophiquement s’imposer. […] Il n’a pas besoin d’autres garants ; d’autant moins qu’il s’en tient aux mots en les isolant »107 ? Oui, si l’on suppose que ce sens reconstitué par la mise en série de termes lexicalisés est le dernier mot du philosophe sur les pratiques pénitentielles. Non, si l’on reconnaît dans ces choix drastiques un procédé d’abord heuristique. La pratique de traduction et de citation renverrait alors à ce que nous pourrions appeler un « anarchisme méthodologique », qui prend le risque de partis pris inédits et de découpages nouveaux, voire provocants.
70Il est alors intéressant de jeter un coup d’œil à l’unique référence méthodologique du cours, jetée apparemment en passant, sous la forme d’un simple conseil de lecture : il s’agit de l’ouvrage de Paul Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance (Londres, New Left Books, 1975 ; Paris, Seuil, 1979) qui venait à ce moment-là de paraître dans sa traduction française.
Notes de bas de page
1 Exposer dans le détail les choix de Foucault et les chemins qui nous y ont mené risquerait d’alourdir cette partie méthodologique. Nous nous contentons de donner quelques éléments d’une recherche plus ample, que l’on trouvera exposée dans P. Chevallier, « Foucault et les sources patristiques », Foucault, P. Artières, J.-F. Bert, F. Gros et J. Revel éd., Paris, L’Herne (Cahiers de L’Herne ; 95), 2011, p. 137-142.
2 C. Mondésert, Pour lire les Pères de l’Église, dans la collection Sources chrétiennes, Paris, Cerf, 1979, p. 15.
3 À une exception près : la leçon du 27 février 1980 mentionne l’édition du Pasteur d’Hermas par Robert Joly dans la collection des « Sources chrétiennes » (Cerf, 1958).
4 Cette tradition classique est depuis critiquée pour son excès d’élégance. Dans le champ des études grecques, le virage a été amorcé par Léon Robin. Même si sa traduction de Platon n’est pas allée jusqu’à un décalque systématique de la langue originale, elle marquait sa différence avec l’édition des Belles Lettres : « Mon principe a été de m’appliquer à ne laisser rien perdre du texte et, j’en conviens, de sacrifier pour cela l’élégance à la fidélité. […] je me suis fait une règle de respecter les mots que, à peu de distance, Platon a cru devoir répéter : ces répétitions marquent avec plus de netteté l’enchaînement des idées et la continuité du raisonnement » (Platon, Œuvres complètes, t. I, L. Robin, avec la collaboration de M.-J. Moreau trad., Paris, Gallimard, 1950, p. xvii).
5 Les écrits des Pères apostoliques, F. Louvel éd., L. Bouyer préf., Paris, Cerf, 1963. Ce recueil, par ailleurs de grande qualité, reprend certaines traductions SC, auxquelles il ajoute d’autres traductions inédites. Il fut réédité par le Cerf en 2001.
6 Au sujet de sa traduction de la Bible, un proche contemporain note que celle-ci est « moins exacte que celle de Sacy, mais éloquente, et quelquefois emphatique » (Article « Genoude (Antoine-Eugène Genoud, abbé de) », Dictionnaire universel des littératures, G. Vapereau, Paris, Hachette, 1876, p. 869).
7 Leçon du 5 mars 1980.
8 Contrairement aux éditions SC, les éditions HL ne se trouvaient plus qu’en bibliothèque. Foucault eût-il eu l’édition HL de 1919 à sa disposition, qu’il n’aurait pas eu besoin de travailler chez lui sur l’édition de poche de Louvel. Bien entendu, nous choisissons les hypothèses les plus probables, qui ne tiennent pas lieu de certitude.
9 Foucault avait chez lui plusieurs éditions de la Didachè (entretien avec Daniel Defert, le 9 juillet 2008). Notre hypothèse est qu’il s’est d’abord procuré l’édition de poche de François Louvel (1963), pour travailler à son domicile, avant de se procurer l’édition SC, récemment parue (1978), pour disposer du texte original au Collège.
10 Leçon du 27 février 1980.
11 « Ainsi, au chapitre v [erratum : iv], paragraphe 14 de la Didachè, vous voyez qu’il est dit : (4, 14) “Dans l’assemblée, l’ἐκκλησίᾳ, tu confesseras tes manquements et tu n’iras pas à ta prière avec une conscience mauvaise”. Donc, à l’assemblée où l’on prie collectivement, il faut confesser, ἐξομολογείν, les ἁμαρτιας, les manquements, les fautes » (leçon du 5 mars 1980).
12 Nous avons volontairement laissé de côté les dernières leçons de 1980, consacrées essentiellement à Cassien. Le nombre réduit des éditions qui y sont manipulées les rendait moins riches pour cette étude.
13 Répertoire AZ, Répertoire bibliographique, 1975 ?-1978 ?
14 Foucault était très fier d’avoir manié les vieux volumes poussiéreux de Migne (entretien avec Daniel Defert, 6 décembre 2006). Rappelons au passage que Foucault, dès 1963, avait rencontré en Flaubert un grand lecteur de Migne : DE no 20, « (Sans titre) », I, p. 323.
15 Traduction réalisée en collaboration avec Daniel Rocher et publiée en 1958 : DE I, p. 26.
16 E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, précédé de Michel Foucault, « Introduction à l’Anthropologie », M. Foucault trad., Paris, Vrin, 2008.
17 DE no 84, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », I, p. 1005 et 1006 : dans cet article, Foucault distingue deux emplois du mot Ursprung dans les textes de Nietzsche, l’un qui n’est pas « marqué », car interchangeable avec d’autres vocables (Entstehung, Herkunft, etc.) ; l’autre qui est au contraire spécifié, en particulier par son opposition à Herkunft.
18 DE no 46, « Nietzsche, Freud, Marx », I, p. 598. Foucault prend comme référence l’étymologie nietzschéenne de ἀγαθός dans La généalogie de la morale (1er traité, § 4 et 5) : « que peuvent bien signifier, au point de vue étymologique, les désignations du “bon” forgées dans les différentes langues ? : c’est là que j’ai découvert qu’elles renvoient toutes autant qu’elles sont à la même mutation conceptuelle » (F. Nietzsche, Éléments pour la généalogie de la morale. Écrit de combat ajouté à Par-delà le bien et le mal, P. Wotling trad., Paris, Librairie générale française, 2000, p. 70).
19 Leçon du 13 février 1980.
20 HL, 1906, p. 29, nous soulignons.
21 Rappelons que, pour cette leçon du 13 février, Foucault lit le De paenitentia dans la traduction de Genoude, qui propose en effet : « cette foi commence et se recommande par la sincérité de la pénitence » (G, II). Mais sur ce point précis, il a consulté le texte original pour vérifier et corriger une sentence qui lui semblait, à ses dires, « décisive ».
22 HL, 1906, p. 29.
23 HL, 1906, VI, 17, p. 29 : « Le premier baptême de l’écoutant, c’est une crainte parfaite ».
24 HL, 1904, p. 127. Nous soulignons les difficultés susmentionnées.
25 Peu avant, dans la même leçon, Foucault commente la Didachè en s’arrêtant sur l’expression qui ouvre le chapitre vii « tout ce qui précède » : « […] et “tout ce qui précède” c’est ce qu’on trouve dans les premiers chapitres de la Didachè ». Cette remarque n’est pas anodine, car elle renvoie à un point débattu de l’établissement du texte. Dans leur édition (SC, 248, 1978), Willy Rordorf et André Tuilier mentionnent en effet, tout en l’écartant fermement, l’hypothèse de Jean-Paul Audet (dans une édition de 1958) selon laquelle « tout ce qui précède » serait une interpolation tardive. Foucault a donc raison d’insister sur cette expression qui lie la partie liturgique du texte à l’enseignement dit des « deux voies », contenu dans les premiers chapitres (SC, 248, 1978, p. 170, note 3).
26 Par exemple, dans les notes préparatoires à la leçon du 13 février, au-dessus de sa citation du De paenitentia (VI, 9), entre « Mais pour y parvenir » et « il faut se mettre à la tâche », Foucault insère, par une accolade, le syntagme latin original sur lequel il va insister à l’oral : elaborandum est.
27 Contrairement à la leçon du 13 février, Foucault ne lit plus ici la traduction de l’abbé de Genoude. « En ce qui concerne la mise et la nourriture » est bien un choix caractéristique de Pierre de Labriolle, là où Genoude proposait : « L’exomologèse est donc un exercice qui a pour but d’humilier l’homme et de l’anéantir, en lui imposant une conduite qui attire la miséricorde, en réglant son extérieur et sa table » (G, II, nous soulignons).
28 Leçon du 5 mars 1980.
29 Les vertus ne sont ni des facultés ni des affections, mais des « dispositions (ἕξεις) » : Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 4, 1106a, 6-12.
30 Rappelons que Tertullien, s’il écrivait en latin, lisait et parlait le grec. Ses références explicites à Aristote sont cependant le plus souvent polémiques, surtout lorsqu’il fustige l’usage d’Aristote chez certains gnostiques : « Pitoyable Aristote qui leur a enseigné la dialectique » (Tertullien, Traité de la prescription contre les hérétiques, VII, 6, P. de Labriolle trad., Paris, Cerf, 1957, p. 97).
31 HL, 1906, p. 27 : « Ils transforment sa générosité [liberalitatem] en servitude. » De son côté Genoude propose : « Ils font de la générosité de Dieu une servitude » (G, II).
32 Leçon du 13 février 1980.
33 Foucault modifie l’ordre de la phrase qui aurait du être : « Je ne conteste pas que le bienfait de Dieu, qui est l’effacement des péchés, ne demeure tout à fait intact pour ceux qui vont descendre dans l’eau, mais pour y parvenir il faut travailler ». Mais il est plus littéral que Labriolle en 1906, qui substitue à « il faut travailler », « il faut souffrir », et ajoute le thème du bonheur, là où Tertullien ne parle que de « arriver à y parvenir » (sed ut eo pervenire contingat).
34 Leçon du 13 février 1980.
35 Le manuscrit préparatoire ne comporte aucune trace à cet endroit de « il faut élaborer ».
36 Leçon du 5 mars 1980 : « Tertullien a un mot qui est, je crois, fondamental : c’est la publicatio sui, il faut se publier ». Moins littérale, la traduction de Labriolle donne ici une idée plus juste du sens de cette expression, qui n’apparaît qu’une seule fois dans le De paenitentia : (X, 1) « Et pourtant, je présume que la plupart se dérobent à ce devoir [de l’exomologèse] […], parce qu’ils redoutent de s’afficher en public [ut publicationem sui] » (HL, 1906, p. 43). S’afficher en public n’est donc pas un devoir pour Tertullien, mais seulement la conséquence – dissuasive pour les hommes trop soucieux de leur image – d’une pénitence qui touche au comportement extérieur (nourriture, vêtement, pleurs, prosternations, etc.). Nous y reviendrons.
37 Leçon du 20 février 1980.
38 Leçon du 5 mars 1980.
39 Le reste de la citation peut effectivement comporter des erreurs minimes, sans conséquence sur le commentaire : erreur de temps, de nombre, utilisation d’un mot pour un autre (tel « prêtre » pour « évêque » dans la citation de La vie de saint Ambroise, le 5 mars). L’écart le plus intéressant est l’invention d’une répétition pour accentuer un renversement dans l’argumentation. Ainsi de la citation du De paenitentia, le 13 février : (VI, 17) « Nous ne sommes pas plongés dans l’eau du baptême pour être purifiés [pour renoncer à nos péchés], mais nous sommes plongés dans l’eau du baptême [déjà moralement lavés] parce que nous sommes purifiés [nous avons renoncé]. » S’entend ici l’impact du caractère oral de l’enseignement.
40 Comme le note Tertullien, au début du iiie siècle, le terme grec avait déjà été transporté dans la langue latine : leçon du 5 mars 1980.
41 « […] la μετάνοια, dans les textes grecs de la période hellénistique et du second siècle chrétien […] c’est le changement de l’âme, c’est-à-dire c’est essentiellement ce mouvement par lequel l’âme pivote sur elle-même ou, plus précisément, le mouvement par lequel, d’une part, elle se détourne de ce qu’elle regardait jusque-là, les ombres, la matière, le monde, les apparences, etc., et à quoi elle était attachée. La μετάνοια c’est aussi le mouvement […] par lequel l’âme se tourne au contraire vers la lumière, vers le vrai, vers ce vrai qui l’illumine » (leçon du 13 février 1980).
42 Leçon du 13 février 1980.
43 DE no 46, « Nietzsche, Freud, Marx », I, p. 598.
44 Pour Nietzsche, relu par Foucault lors de ce colloque à Royaumont, les signes ne signifient que parce qu’ils sont déjà des interprétations, imposées de force par les classes supérieures : « Il n’y a rien d’absolument premier à interpréter, car au fond, tout est déjà interprétation, chaque signe est en lui-même non pas la chose qui s’offre à l’interprétation, mais interprétation d’autres signes » (ibid., p. 599).
45 « C’est un rapport tout autant de violence que d’élucidation qui s’établit dans l’interprétation. En effet, l’interprétation n’éclaire pas une matière à interpréter, qui s’offrirait à elle passivement ; elle ne peut que s’emparer, et violemment, d’une interprétation déjà là, qu’elle doit renverser, retourner » (ibid., p. 599).
46 SC, 53, 1958, xxxi (3), 3.
47 J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Gallimard, 1994, p. xv. Disciple de Georges Mounin, Jean-René Ladmiral est l’un des rares auteurs d’un traité sur la question de la traduction en langue française.
48 W. Benjamin, « La tâche du traducteur », Mythe et violence, M. de Gandillac trad., Paris, Denoël, 1971, p. 275.
49 J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, déjà cité, p. xv.
50 Leçon du 5 mars 1980.
51 DE no 27, « Les mots qui saignent », I, p. 452.
52 A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p. 17-18 et 55-56.
53 « Clément d’Alexandrie dira que le baptême, c’est le “τὸ τῆς ἀληθείας σφάγισμα, c’est le sceau de la vérité” » (leçon du 6 février 1980).
54 « C’est ce que Tertullien appelle, dans la phrase suivante “paenitentiae disciplina”, la discipline de la pénitence » (leçon du 13 février 1980).
55 « C’est ce que, dans le texte, Tertullien appelle la“paenitentiae probatio” » (leçon du 13 février 1980).
56 « Cette “paenitentia secunda” […] C’est comme dit Tertullien, “une autre planche de salut” » (leçon du 5 mars 1980).
57 « C’est ce que dans les textes de saint Cyprien, on appelle justement l’“expositio casus” » (leçon du 5 mars 1980).
58 « Ce que l’exomologèse concerne […] c’est une manière de vivre, c’est une manière d’être, c’est une manière de se nourrir. D’ailleurs, le texte le dit bien un peu plus haut, c’est une “conversatio” » (leçon du 5 mars 1980).
59 Leçon du 13 février 1980.
60 C’est-à-dire « le plus petit segment dont la cohésion des signes est telle qu’ils ne doivent pas être traduits séparément » (J.-P. Vinay et J. Darbelnet, Stylistique comparée du français et de l’anglais. Méthode de traduction, 4e édition, Paris, Didier, 1968, p. 16 et passim, cité dans J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, déjà cité, p. 203).
61 J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, déjà cité, p. 206.
62 SC, 316, 1984, p. 167, nous soulignons.
63 « Lire un rituel, qui est quelque chose comme une danse, comme s’il s’agissait d’un discours, comme quelque chose dont on peut donner une formulation algébrique, c’est me semble-t-il lui faire subir une altération essentielle » (Pratiques de la lecture, R. Chartier éd., Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 279).
64 DE no 296, « Est-il donc important de penser ? », II, p. 998. La même idée est exprimée dans un entretien de 1982 en compagnie d’Arlette Farge : « Nous ne croyons pas qu’il y ait, d’une part, l’analyse des comportements, d’autre part, l’histoire des idées ; pour nous, il y a de la pensée partout » (DE no 322, « L’âge d’or de la lettre de cachet », II, p. 1170).
65 M. Valette, « La genèse textuelle des concepts scientifiques. Étude sémantique sur l’œuvre du linguiste Gustave Guillaume », Cahiers de lexicologie, t. 89, vol. 2, 2006, p. 125-142.
66 Le recours à l’informatique pour l’analyse linguistique a relancé depuis une trentaine d’années le vieux débat concernant les rapports entre pensée et lexique : voir M. Valette, « La genèse textuelle des concepts scientifiques… », déjà cité. Il est intéressant de noter que cet article remarquable, qui nous permet de questionner les pratiques de Foucault dans le cours de 1980, se réclame ouvertement d’un Foucault plus ancien : celui de L’archéologie du savoir et des stratégies discursives.
67 Leçon du 6 février 1980.
68 DE no 206, « Le jeu de Michel Foucault », II, p. 313. Foucault y fait de Tertullien le véritable inventeur de la « chair » chrétienne.
69 Leçon du 13 février 1980.
70 Leçon du 13 février 1980.
71 Ibid.
72 Ainsi dans le commentaire de la lettre 30 de saint Cyprien, le 5 mars 1980 : « Ceux qui font l’exomologèse, ce sont, dit saint Cyprien, (XXX, VI, 3) “ceux qui frappent à la porte. Ils sont dans le vestibule, ils sollicitent l’entrée et avec leur bâton, ils cognent à la porte de l’église”. » Cette libre citation est en fait, dans le texte original, un subjonctif exprimant un ordre : « Qu’ils frappent à la porte, mais qu’ils ne la brisent pas ; qu’ils s’approchent du seuil de l’Église [sic], mais qu’ils ne sautent point dessus » (saint Cyprien, BL, 1945, p. 76).
73 De paenitentia, III, 2 ; IV, 4.
74 HL, 1906, III, 2 : « quod inter contraria sibi nulla amicitia est ». Le Pasteur d’Hermas ne dit pas autre chose : « Le Seigneur est véridique en toutes ses paroles et il n’y a en lui aucun mensonge » (SC, 53, 1958, p. 151). Ce dernier verset est cité par Foucault dans la leçon du 27 février 1980.
75 « De peur, lui dis-je, que l’une des pièces d’or que tu m’offres ne se trouve fausse [nequam] ou de mauvais aloi [adulter], nous allons les enfermer dans ce sac même ; tu le marqueras de ton anneau, et demain, en présence d’un changeur, nous les éprouverons [comprobentur] » (Apulée, Les métamorphoses, Livres VII-XI, X, 9, 3, P. Vallette trad., Paris, Les Belles Lettres, 1945, p. 110).
76 T. Mommsen, Histoire de la monnaie romaine, t. III, L. C. P. C. Blacas d’Aulps trad., Bologne, Forni editore, 1865-1875, p. 14-15.
77 L’herméneutique du sujet, p. 462-463 : « quand [Sénèque] évoque les différentes opérations en quoi consiste l’examen qu’il pratique, il emploie des termes qui ne sont pas judiciaires, qui sont surtout administratifs. […] Il emploie le verbe scrutari qui est le verbe technique pour vouloir dire : faire une inspection, l’inspection d’une armée, d’un campement, d’un navire, etc. ».
78 HL, 1906, VI, 3, p. 25.
79 L’herméneutique du sujet, p. 347 : « Ces obligations, pour celui qui est dirigé, de dire-vrai […], ce sont des obligations en quelque sorte instrumentales. […] Mais ces éléments de l’aveu sont instrumentaux, ils ne sont pas opérateurs. Ils n’ont pas en tant que tels une valeur spirituelle. »
80 HL, 1906, VI, 4, p. 25.
81 Leçon du 13 février 1980.
82 L’assimilation dans et par le commentaire de Foucault est progressive et se fait en trois étapes : 1) vérité du mouvement ; 2) vérité de l’âme faisant le mouvement ; 3) vérité de l’âme (« il y a une autre vérité, qui est la vérité du mouvement lui-même, qui est la vérité de l’âme elle-même faisant mouvement vers le bien […] vérité de l’âme, vérité de soi sous le regard de Dieu », leçon du 13 février 1980).
83 HL, 1906, p. 43.
84 Leçon du 5 mars 1980.
85 L’expression complète publicatio sui ne se trouve dans aucun de ces deux textes. Par contre, le De pudicitia fait mention à un endroit de la seule publicatio : les pécheurs coupables d’adultère et de fornication sont appelés à pleurer sur le seuil de l’église sans pouvoir y entrer et ne peuvent recevoir de l’Église « que la publication [publicationem] de leur déshonneur » (HL, 1906, p. 61). Cette unique occurrence, que Foucault n’évoque pas, aurait été plus convaincante que celle du De paenitentia.
86 A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, déjà cité, p. 217
87 Ibid., p. 218-221 : à la différence de la citation biblique, la citation patristique dans la théologie médiévale met en avant le sujet de l’énonciation, l’auctor : un doctor authenticus qui détient les clés de la tradition. Dans un raisonnement, les auctorites doivent nécessairement renvoyer à un nom propre, un nom d’auteur. Par contre, la citation scripturaire chez les Pères peut très bien être implicite, complètement intégrée à la phrase, sans aucun nom d’auteur ni aucun marqueur particulier.
88 Y.-M. Blanchard, « Naissance du Nouveau Testament et canon biblique », L’autorité de l’Écriture, J.-M. Poffet éd., Paris, Cerf, 2002.
89 Antoine Compagnon a montré en quel sens la citation pouvait être dite « signe », alors même qu’une phrase, si elle est faite de signes, n’est pas elle-même un signe. Il faut pour cela se placer à un niveau d’analyse supérieur, interdiscursif : « La citation est un signe interdiscursif fait tel par la répétition, par la citation en tant qu’acte. L’énonciation de la répétition a le pouvoir de faire signe, elle fait de l’énoncé un signe dans le même temps qu’elle l’énonce » (A. Compagnon, La seconde main…, déjà cité, p. 59, nous soulignons).
90 Par exemple : l’emprunt par Tertullien aux stoïciens de l’idée d’une transmission par la semence d’une faute originelle (leçon du 13 février 1980).
91 Dans la leçon du 27 février 1980, Foucault note ainsi qu’un passage de l’Épître de Barnabé reprend à l’identique un passage de la Didachè.
92 À l’exception, bien entendu, des textes patristiques se présentant explicitement et exclusivement comme des commentaires de l’Écriture : ainsi de l’interprétation du passage de la mer Rouge par Origène, qui se trouve dans le Commentaire sur saint Jean (cité dans la leçon du 20 février 1980).
93 Leçon du 27 février 1980.
94 Leçon du 13 février 1980.
95 Leçon du 13 février 1980.
96 Dans une lettre de saint Cyprien (Correspondance, t. II, 55, XVIII, 1), Foucault repère le principe évangélique « Ce que nous lions sur la terre sera lié au ciel » [Mt. 18, 18], qui guide l’argumentation de Cyprien, mais sans plus de précision (leçon du 5 mars 1980).
97 Foucault avance que l’usage du terme « tombeau » pour désigner « l’eau du baptême et la piscine du baptême » se trouve « explicitement, et pour la première fois d’une façon explicite chez Origène » (leçon du 20 février 1980). Le parallèle entre le baptême et l’ensevelissement est en fait d’abord paulinien (Col. 2, 12 ; Rom. 6, 4). Origène est bien le premier Père à y recourir dans ses Homélies sur l’Exode (SC, 16, 1947, V, 2, p. 139), mais sans mention de la piscine. Foucault ne confondrait-il pas avec un passage plus connu de Cyrille de Jérusalem, dans ses Catéchèses mystagogiques : « Après cela vous avez été conduits par la main à la sainte piscine du divin baptême, comme le Christ de la croix au tombeau » (SC, 126 bis, 1988, II, 4, 1) ?
98 Dans le cours de 1978, Foucault relève bien la référence de saint Grégoire à saint Paul (Sécurité, territoire, population, p. 184). Même si la référence aux Psaumes annoncée est incertaine, Foucault relève également la reprise constante dans les textes ascétiques chrétiens d’une sentence d’origine biblique : « Celui qui n’est pas dirigé tombe comme une feuille morte » (Sécurité, territoire, population, p. 179 ; p. 191, note 29).
99 « Aussi le pouvoir de la phrase scripturale est-il sans limite : elle fait autorité, elle est argument […] parce qu’elle porte en elle le Logos. […] Œil, talisman, fétiche, la citation biblique abrège le Verbe, comprend l’Écriture, concentre la puissance du Logos » (A. Compagnon, La seconde main…, déjà cité, p. 202-203).
100 Leçon du 6 février 1980.
101 J. Bollack, Sens contre sens, déjà cité, p. 49-50.
102 Ibid., p. 86 ; voir aussi p. 82-84. Cette proposition n’ignore pas mais inclut résolument l’écriture poétique : voir J. Bollack, Poésie contre poésie. Celan et la littérature, Paris, PUF, 2001.
103 Voir la critique, déjà rencontrée, de la préface à Naissance de la clinique : Foucault y dénonce le présupposé du « double fond de la parole », en dessous du discours, supposant toujours « un excès du signifié sur le signifiant, un reste nécessairement non formulé de la pensée que le langage a laissé dans l’ombre » (Naissance de la clinique, p. xii).
104 Dans la leçon du 5 mars 1980, Foucault reste cependant prudent sur cette relative stabilité des désignations : « Et là, les auteurs latins, tout comme pour l’épisode dont je vous parlais tout à l’heure, l’expositio casus, ils ont tendance à n’employer que confessio, ils ont tendance pour l’épisode dont je vais vous parler maintenant, à employer exclusivement le mot grec d’exomologèse. Je dis qu’ils ont tendance, ça veut dire que ce n’est pas absolument régulier. Mais, en général, exomologèse désigne cet épisode. »
105 Leçon du 5 mars 1980.
106 J.-R. ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, déjà cité, p. 222.
107 J. Bollack, Sens contre sens, déjà cité, p. 93.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Raison pratique et normativité chez Kant
Droit, politique et cosmopolitique
Caroline Guibet Lafaye Jean-François Kervégan (dir.)
2010
La nature de l’entraide
Pierre Kropotkine et les fondements biologiques de l'anarchisme
Renaud Garcia
2015
De Darwin à Lamarck
Kropotkine biologiste (1910-1919)
Pierre Kropotkine Renaud Garcia (éd.) Renaud Garcia (trad.)
2015