Chapitre 4
Le christianisme dans le texte
p. 131-185
Texte intégral
Limites de la première histoire de l’aveu (1974-1978)
Spécificité de la forme religieuse de l’aveu
1Tentons de définir les présupposés de lecture du premier projet d’histoire de l’aveu, tel qu’il s’énonce dans le cours au Collège de France de 1974-1975, Les anormaux. Si le cours ne contient pas d’exposé méthodologique sur la question, nous allons voir que le rapport aux textes y est tout à fait singulier. Précisons tout d’abord un terme que nous risquons d’employer souvent : nous entendons ici par texte, les signes graphiques (graphèmes) déposés sur un support matériel, formant un ensemble que l’on peut à la fois prononcer dans une langue naturelle, éditer sur un autre support et traduire dans une autre langue.
2Ce qui intéresse Foucault dans la confession chrétienne est la constitution des individus en sujets de leur existence, par un examen constant de soi qui fait passer les mouvements intérieurs au crible d’observations systématiques, pour les exprimer ensuite dans la forme de l’aveu. Pourquoi doit-on, en Occident, passer par cette objectivation de soi, dans laquelle le sujet énonçant est également le sujet de l’énoncé ? Au sein du vaste domaine des « véridictions »1 – néologisme forgé par Foucault en référence à un wahr-sagen attribué à Nietzsche2 –, il faut préciser le rapport tout à fait original qui s’établit, dans l’aveu, entre le sujet et la vérité. Le sujet ne s’y contente pas de constater simplement une vérité qui le concerne, mais il s’engage dans cette parole de vérité et se lie à elle. Dans les conférences inédites de Louvain en 1981 Mal faire, dire vrai, Foucault relève en effet que l’aveu, dans son usage par exemple psychiatrique ou judiciaire, n’apprend communément rien de nouveau, ne dévoile aucune vérité cachée :
L’aveu ne fait pas avancer d’un pouce la connaissance. Ce qui sépare l’aveu d’une déclaration, ce n’est pas ce qui sépare l’inconnu du connu, le visible de l’invisible. Mais ce qu’on pourrait appeler un certain coût d’énonciation.3
3Étrange magie, étrange pouvoir de ce que Foucault n’hésite pas à appeler un « speech act »4, qui vaut non pas tant par ce qu’il dit que par l’effort qui arrache ce « dit ». Or, cet arrachement ne peut découler de la seule contrainte, mais engage un sujet à coïncider par lui-même avec sa propre parole. De l’Inquisition aux cures des psychiatres du xixe siècle, il faut relever cet incroyable réquisit de l’aveu : il doit être libre – ce qui ne l’empêche pas de s’inscrire dans une relation de pouvoir qu’il relance et intensifie.
4Cette performativité de l’aveu, au sens où son énonciation accomplit en elle-même, par sa seule mise en œuvre, un « quelque chose », nous la retrouvons intacte dans la pratique chrétienne de la confession. Mais, comme nous l’avons vu dans la première partie de notre recherche, Foucault sait qu’il ne va pas attraper avec ce grand filet de l’aveu des poissons de la même taille ni de la même espèce : le confesseur interrogeant n’est pas le psychanalyste analysant. Rappelons la place qu’occupe le dossier des confesseurs dans le cours Les anormaux.
5En cette année 1975, Foucault propose à ses auditeurs du Collège d’étudier la naissance du thème de l’anormal, qui s’impose à la psychiatrie des années 1845-1850 en remplacement de la vieille figure du monstre. La notion d’anomalie a permis l’introduction du problème de la sexualité dans la psychiatrie, jusqu’à ce que ladite sexualité ne soit plus un champ parmi d’autres d’anomalies, mais la racine première, le « principe étiologique général »5 de toutes les anomalies. Or, pour traiter efficacement l’anomalie nouvelle, le dispositif des sciences empiriques – c’est-à-dire l’examen de signes et de symptômes déchiffrables sur le corps et dans le comportement des malades – s’est accompagné d’une multiplication des procédures pour faire parler le sujet. Foucault relève qu’une telle injonction n’était au départ absolument pas évidente, son arrivée nécessitant un accommodement du fonctionnement traditionnel de la vérité médicale, afin que le discours du malade puisse légitimement s’introduire entre le médecin et la maladie. Pour ce faire, deux conditions ont été posées : 1) il ne fallait pas que le malade produise lui-même la vérité, mais que sa parole soit un signe à déchiffrer par le médecin, seul capable de l’interpréter pour produire un discours vrai6 ; 2) il fallait justifier cette introduction de l’aveu dans la formation régulière du discours médical, non seulement par sa collaboration au diagnostic, mais également par son effet curatif. C’est le récit, trois fois narré par Foucault, d’une cure du psychiatre Leuret en 1840. La folie s’efface quand le fou la dit : « Je le reconnais. Je suis fou »7.
6De l’aveu religieux à l’aveu médical, il n’y a semble-t-il qu’un pas, mais que ne franchit pas Foucault. Certes, il y a bien réutilisation par la médecine du xixe d’une procédure née du côté des confessionnaux de l’Église catholique. Mais l’analyse tient à respecter la spécificité de la forme religieuse de l’aveu, telle que le concile du Latran IV l’a généralisée en 1215 à la totalité du peuple chrétien. L’émergence du nouveau pouvoir médical n’aurait pas été possible si la chair chrétienne n’avait pas croisé d’autres technologies du corps. Foucault a soin de distinguer « l’anatomie politique du corps » que déploie l’État à partir de l’âge classique dans les écoles et les asiles, de « la physiologie morale de la chair »8 que déploie conjointement l’Église dans les confessionnaux. La première vise à produire un corps utile, la seconde un désir purifié. L’analyse foucaldienne ne cesse d’enfoncer le coin des différences, en amont des transformations, pour mieux montrer les effets ultérieurs inattendus du croisement de dispositifs hétérogènes : ainsi de la médicalisation de la masturbation qui fera la jointure au xixe siècle entre la chair chrétienne et le dressage éducatif ; exemple parfait d’un croisement stratégique.
7Mais la différence entre les dispositifs disciplinaires ne concerne pas seulement l’objet de leurs discours (« chair-sujet » pour l’Église ou « corps-objet » pour l’État9) et leur référent (les plaisirs du corps ou ses aptitudes), elle est proprement technique. Foucault évoque en effet une étrange caractéristique de la confession chrétienne, qui est même sa règle d’or : le confesseur doit oublier ce qu’il a entendu, amnésie nécessaire qui signifie l’oubli suprême accompagnant le pardon divin10. Alors que cet oubli ouvre une béance entre l’aveu religieux et toutes les autres formes d’aveu – judiciaire, psychiatrique –, il n’est que furtivement mentionné dans Les anormaux. Le seul texte de Foucault qui s’attarde un tant soit peu sur cet aspect est « La vie des hommes infâmes » en 1977, même s’il se borne finalement à marquer la coupure : l’enregistrement administratif a aujourd’hui remplacé le pardon religieux, le premier conservant ce que le second effaçait11. Foucault souligne cependant le paradoxe :
[…] étonnante contrainte […] de tout dire pour tout effacer, de formuler jusqu’aux moindres fautes dans un murmure ininterrompu, acharné, exhaustif, auquel rien ne devait échapper, mais qui ne devait pas un instant se survivre à lui-même. Pour des centaines de millions d’hommes et pendant des siècles, le mal a dû s’avouer en première personne, dans un chuchotement obligatoire et fugitif.12
8Nous sommes effectivement loin du dossier médical ou du casier judiciaire. À bien y regarder, la distance est même considérable : la confession signe en fait l’impossibilité d’épingler le savoir d’une subjectivité sur un corps – si ce n’est un savoir général des fonctionnements de la chair, qui vaut dès lors pour tous sans distinction. S’il y a bien un assujettissement de l’individu à lui-même dans l’aveu chrétien, il se fait sans la médiation d’une connaissance singulière ou individualisante, puisque le péché est doublement effacé : de la mémoire du prêtre, par l’oubli, et de l’âme du pécheur, par le pardon. Que vaudrait en effet une telle connaissance sans son archivage, sa fixation temporelle, son inscription sur quelque support ? Ne restent à l’issue de la confession que le repentir et les œuvres de pénitence. Ce qui lie, dans l’aveu religieux, n’est donc pas l’énoncé mais la seule énonciation ; non pas la vérité dans son contenu, mais le seul acte de produire la vérité devant autrui. On peut même se demander si l’acte de vérité ne s’efface pas finalement au profit d’un simple acte énonciatif qui est d’abord reconnaissance d’une autorité, obéissance et soumission. Ceci serait corroboré par le fait que le confesseur se doit en temps normal de croire ce que le pénitent lui dit, sans chercher à juger outre mesure ses dispositions actuelles13. À la limite, même si Foucault se garde de tirer une conclusion aussi extrême, peu importe ce qui est dit, à partir du moment où le mouvement de conversion est affirmé par le sujet14.
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9Revenons alors à ce qui intéresse Foucault dans ce vaste mouvement qui, du Moyen Âge à la Renaissance, va étendre et imposer la pratique de la confession à l’ensemble des laïcs. La leçon du 19 février 1975 fait halte à cette époque précise où l’extension du nombre des sujets avouant s’accompagne d’une triple obligation de régularité (une fois par an), d’exhaustivité (même les péchés véniels) et d’exclusivité (au curé uniquement). Bien entendu, ce qui se dit dans l’étroitesse d’un petit meuble grillagé s’inscrit dans un processus plus large de christianisation des couches populaires, charriant avec lui bien d’autres décisions doctrinales ou pastorales : définition conciliaire des sacrements, quadrillage géographique des paroisses, extension du pouvoir du curé, ouverture des séminaires pour la formation du clergé, etc. Mais en dépit de ce riche contexte historique, l’aveu confidentiel et chuchotant au prêtre concentre pour Foucault toute la nouveauté et l’efficace du pouvoir qui se déploie du xiiie au xviie siècle.
10Pourquoi réserver ainsi à l’aveu une importance que Foucault qualifie de « presque exclusive »15 ? Parce que dans cette obligation de tout avouer au prêtre, l’aspect proprement sacramentel de la confession, qui est transmission du pardon de Dieu par le truchement de son ministre16, va passer au second plan par rapport à l’opération générale de conduite des âmes. C’est-à-dire qu’avant l’absolution décisive, le prêtre va devoir exceller et déployer ses talents dans la manière d’accueillir le pécheur, manière de le questionner, manière de le corriger, manière de le conseiller. Par rapport aux théories médiévales du sacrement de confession, ceci est une nouveauté17, qui ouvre immédiatement le champ immense du gouvernement des existences. Le xvie siècle va ainsi connaître une prolifération de manuels des confesseurs, proposant un quadrillage toujours plus serré de la vie quotidienne du pénitent. Les questions à poser, qui commençaient au Moyen Âge par la liste des péchés (fornication, défloration d’une vierge, inceste, etc.), se déploient désormais en suivant les sens du corps (le toucher, la vue, la langue, l’oreille) ; chacun de ces sens se prêtant à de nouvelles subdivisions pour détailler, non pas les différents types d’actes, mais les différents types de pensées et les différents moments dans l’histoire de ces pensées : la première émotion ressentie, la première délectation que la pensée a eue de cette émotion, la première pensée d’exécuter le mal, la naissance de l’intention claire, etc. Ce n’est plus le simple registre de la faute, de l’infraction à la loi, mais celui de l’examen indéfini d’un corps de désir et de plaisir, sans cesse traversé, de façons multiples et souvent infinitésimales, par la concupiscence.
11Nous avons vu que ce discours de la concupiscence n’était pas pour autant en continuité directe avec la somatisation de la masturbation qui surgit brusquement au xviiie siècle, encore moins avec la psychopathologie sexuelle du xixe siècle. Il ne l’est ni dans ses objets, ni dans ses référents, ni dans ses procédures. Mais si le petit meuble grillagé devenu la chambre d’écho de l’âme n’est ni le cabinet du médecin ni le bureau du juge, on peut alors s’étonner des conclusions des lectures foucaldiennes. La singularité historique affirmée est immédiatement temporisée par la monotonie des effets disciplinaires décrits : « contrôle »18, « correction » (ibid., p. 179), « quadrillages » (p. 179), « bouclage » (p. 170), « surveillance constante » (p. 188), etc. La spécificité du dispositif confessant est annulée par la monotonie de ses performances techniques, qui semblent finalement aligner la forme religieuse de l’aveu sur toutes ses autres formes (psychiatrique, judiciaire), dans la banalité commune du résultat escompté sur les corps.
12Nous allons voir que c’est justement la manière de lire les textes qui rend possible cet alignement. Ce n’est pas une théorie générale du pouvoir, encore moins du pastorat chrétien, qui produit, du côté de dispositifs par ailleurs soigneusement distingués au plan historique, cette homogénéisation des effets ; c’est une théorie des pratiques discursives, dont découlent des règles de lecture précises. Derrière cette théorie, s’entraperçoit à nouveau le projet déjà ancien d’établir « dans l’épaisseur du discours les conditions de son histoire »19. La méthode archéologique des années 1960 est loin d’avoir été oubliée par les travaux de la décennie suivante.
La confession est-elle une pratique coercitive ?
13Reprenons la leçon du 19 février 1975, qui parcourt un nombre limité de manuels des xviie et xviiie siècles : Pierre Milhard (1617) ; Charles Borromée (164820) ; diocèse de Strasbourg (1722) ; Louis Habert (168821)22. Parcours au premier abord décevant. Foucault s’attarde sur le type de questions posées au pénitent, la manière dont celles-ci découpent de manière toujours plus fine la totalité de la vie individuelle, mais l’analyse passe plus vite sur la relation de pouvoir entre le confesseur et le pénitent, c’est-à-dire sur la situation concrète qui engage la liberté de deux sujets. Ce que cette relation a véritablement été dans l’histoire chrétienne est d’autant plus absent de la leçon que Foucault prend sobrement acte de la distance incommensurable qui sépare la théorie enseignée de la pratique pastorale, populaire, forcément massive et rudimentaire. En fait, ce n’est pas l’événement de la confession qui intéresse en premier lieu le philosophe, mais la littérature qui le précède et la manière dont elle fait passer la vie du pénitent par un « filtre » discursif23. Pour bien saisir la spécificité de l’approche proposée par Les anormaux, il est intéressant de la comparer à celle ultérieurement proposée par l’historien Jean Delumeau, ainsi qu’au cours déjà croisé de 1977-1978 : Sécurité, territoire, population.
14Publié en 1990, en complément d’une vaste étude sur le sentiment de sécurité en Occident, L’aveu et le pardon vise à reconstituer, entre les lignes des textes qui en décrivent les procédures formelles, le « vécu » de la confession du xiiie au xviiie siècle, jusque dans les attitudes et la psychologie de ses acteurs24. Pour atteindre cet objectif, Jean Delumeau diversifie le plus possible ses sources documentaires, bien au-delà des seuls manuels normatifs écrits par et pour les confesseurs, là où Foucault se contente de citer quatre de ceux-ci. En particulier, l’historien du sentiment religieux prête toute son attention à un corpus volontairement occulté par la leçon du 19 février 1975 : l’abondante littérature rédigée par les clercs en direction du peuple chrétien, celle-ci étant composée de manuels pour se confesser mais également de sermons et conseils divers. Contrairement à ce qu’avance Foucault25, rien n’est moins sûr en effet que ce deuxième corpus ne soit que le prolongement tactique du premier, si l’on redonne au pénitent du xvie siècle, à ses peurs et à ses attentes, une place dans l’analyse26. Le prétendre serait entériner un fonctionnement homogène et univoque du pouvoir, au risque de déséquilibrer l’analyse en faveur du celui qui, seul, détient le « pouvoir des clés »27 : le prêtre qui ouvre ou ferme la porte du salut. Rééquilibrant ce privilège redoutable, les manuels pour se confesser – à dominante bienveillante, issus le plus souvent des milieux jésuites ou casuistes28 – redonnent aux pénitents du savoir et du pouvoir : ils leur expliquent les règles de la confession, leur fournissent les moyens de surmonter leurs craintes et, surtout, tentent de combler la distance qui les sépare du confesseur, insistant sur l’égalité de tous devant le péché :
Pourquoi fuyez-vous des ministres qui sont pécheurs comme vous ; des ministres qui manquent quelquefois à leurs devoirs les plus essentiels comme vous ; des ministres qui, ayant vos mêmes faiblesses et vos mêmes imperfections, sont obligés de se confesser comme vous ?29
15Face à ces textes écrits pour tranquilliser, les sévères manuels des confesseurs le sont d’abord vis-à-vis des clercs, dont la pratique du sacrement, au moins jusqu’aux conflits rigoristes du xviie siècle, est jugée souvent distraite, expéditive, bâclée30.
16Toute la littérature en direction du peuple chrétien insiste de son côté lourdement sur le fait que le prêtre est pécheur comme le laïc et se confesse de fautes semblables31. Par son universalité, la confession brouille en fait ce que Foucault appellera dans un article méthodologique de 1982 le « système des différenciations »32 juridiques ou traditionnelles, de statut ou de privilège. Dans l’un de ses sermons, le jésuite Jacques Giroust, grand prédicateur du xviie siècle, donne ainsi la parole au pénitent en des termes juridiques qui sont au bénéfice de ce dernier, là où Foucault ne mentionne que les droits infrangibles du confesseur33. Il est intéressant de noter que cette parole, adressée directement à Dieu, fait disparaître le prêtre de la scène du sacrement :
Je n’ai qu’à approcher de votre saint tribunal, et tout à coup vous répandez sur moi vos bénédictions ; je rentre auprès de vous dans tous mes droits.34
17Dans le même sens, mentionnons également un autre sermon du même jésuite, rappelant que la fonction « principale et directe » du prêtre se limite au pardon et à l’absolution35. Il n’a donc pas à trop discourir et creuser en deçà.
18Si le prêtre n’est qu’un intermédiaire, cela implique que son pouvoir peut à son tour être interrogé et critiqué. Si nous étendons l’enquête aux lettres de direction spirituelle, nous découvrons que le quadrillage de la vie par l’examen s’accompagne de mises en garde incessantes, de limites posées au pouvoir du directeur spirituel. Certes, tout le monde doit être dirigé, sous le regard exclusif d’un autre qui cumule les fonctions de juge et de médecin, et n’est pas aisément destituable. Mais cet autre ne peut prétendre être absolument maître de la relation spirituelle, encore moins de sa finalité. Ainsi, saint François de Sales n’hésite pas à enjoindre madame de Chantal de se libérer en toute légitimité d’un directeur trop exigeant, dans une lettre du 14 juin 1604 :
Je loue infiniment le respect religieux que vous portez à votre directeur et vous exhorte de soigneusement y persévérer ; mais il faut que je vous dise encore ce mot. Ce respect […] ne vous doit pas gêner, ni étouffer la juste liberté que l’Esprit de Dieu donne à ceux qu’il possède.36
19Pour Monsieur de Genève, le directeur de Jeanne de Chantal avait outrepassé ses droits, et la mention de « l’Esprit de Dieu » exerce ici une fonction critique, donnant tout son poids à l’appréciation personnelle du dirigé37 : ce que le directeur impose doit s’accorder aux fruits et mouvements propres de l’Esprit, dont il n’est pas l’initiateur et dont seul le dirigé est le témoin direct. Celui qui détient le pouvoir est donc celui qui s’efface, et n’a en matière d’exigences et de prérogatives que ce qui peut mener autrui à son bien. En disant cela, nous ne qualifions pas de « bien » ou de « bon » un pouvoir qui s’occupe de ce bien. Il faut ici adopter la ligne nominaliste revendiquée par Foucault lui-même à la suite de Paul Veyne. Nous reprenons en fait simplement la définition du pouvoir pastoral donnée ultérieurement dans le cours Sécurité, territoire, population : l’originalité de ce pouvoir est de ne pas manifester d’abord sa force et sa supériorité mais d’être bienfaisant et médicinal.
20Or, cette qualité intrigante du pastorat, Foucault la croise sans la voir en 1975 quand il recopie les manuels des confesseurs. Sans doute a-t-il peur d’y lire un desserrement du caractère disciplinaire de ces manuels, alors qu’il s’agit seulement d’une autre modalité du pouvoir. Ce n’est qu’en 1978 que Foucault inscrit, non seulement la confession, mais la totalité du pouvoir pastoral, dans une généalogie non plus des disciplines mais de ce qu’on pourrait appeler les pouvoirs de bienveillance. Un pont peut alors être jeté avec les analyses ultérieures de Jean Delumeau qui insiste tant sur la dimension tranquillisante et apaisante de la « tactique »38 pastorale. Ces pouvoirs se donnent une fin qui n’est pas subordonnée à la reconduction incessante de leur exercice – comme le pouvoir de souveraineté – mais au développement « naturel », « convenable »39 de leur objet, en fonction d’une certaine prédisposition qu’ils lui reconnaissent. Ces pouvoirs ne s’exercent pas à partir de leur intensification et de leur prolifération, mais, au contraire, à partir de leur autolimitation. Rappelons que le pouvoir pastoral est étudié dans le même cours où Foucault propose une histoire du libéralisme comme gouvernement « à l’économie ».
21N’accentuons pas cependant le caractère unilatéralement coercitif des analyses de Foucault en 1975. La leçon mentionne en bonne rigueur les dispositions que doit expressément respecter le confesseur : celui-ci doit s’engager personnellement, avec certains affects, dans la confession ; il doit y investir son « zèle », son « amour », son « désir »40 de voir le pécheur pardonné. Cela requiert qu’il combatte son impatience, le souci pour ses propres activités et ses préférences personnelles ; il doit résolument interrompre ses occupations pour toujours accueillir avec bienveillance et promptitude le pénitent, quel qu’il soit (ibid., p. 167-168). Mais dans ces dispositions bienveillantes, le professeur lit uniquement ce que L’archéologie du savoir avait nommé en 1969 des « modalités énonciatives »41, c’est-à-dire ce qui permet au confesseur de tenir son discours, de se situer par rapport au pénitent et d’appliquer sa grille d’entretien. Fonctionnant en amont de la confession, comme ce qui en définit le sujet questionnant, ces dispositions ne sont là que pour « qualifier le prêtre comme personne intervenant en tant que telle »42 – vocabulaire qui est ici clairement celui de L’ordre du discours43. Cette qualification n’ouvre pas la relation à la réversibilité ou à l’imprévisibilité, elle se borne à légitimer, à l’un de ses pôles, la prise de parole.
22Concentré sur l’étude des modalités énonciatives, le philosophe ne tire pas des textes qu’il cite la conséquence majeure qui se fera jour en 1978 dans Sécurité, territoire, population : le confesseur ou le directeur – comme l’évêque ou le supérieur de communauté monastique – doivent également vivre une forme d’obéissance44. L’amour du directeur spirituel autorise sa parole, mais, par un étrange effet de retour, il la fragilise et la menace en même temps. Les manuels des confesseurs vont même plus loin, comme le mentionne furtivement le cours de 1974-1975 : c’est un amour qui « attache le confesseur aux intérêts des autres »45, lit-on dans le manuel de Louis Habert en 1688. Cette phrase est importante car elle annonce l’une des caractéristiques du pouvoir pastoral décrites dans la leçon du 8 février 1978 : le berger doit se sacrifier pour ses brebis, il est moralement lié, attaché à leur salut46. Pour cette raison, si quelqu’un encourt un risque dans la confession, c’est d’abord le confesseur, qui s’expose lui-même à la tentation en entendant les péchés des autres. D’où l’appel à la vigilance, omniprésent dans les manuels en direction des clercs : ne demander que le nécessaire.
23Seul le cours Sécurité, territoire, population effectue le croisement en apparence paradoxal. L’obéissance pastorale est bien une soumission d’individu à individu. En cela, elle échappe au modèle de la loi – au même titre que la discipline – car cette soumission ne peut se réfléchir dans aucun principe général. Mais ce pouvoir « ne conduit à aucune maîtrise, ni de soi ni des autres » (ibid., p. 182) ; ou encore, il s’exerce : « tel que même les points de maîtrise y sont encore des effets d’obéissance » (p. 182). Phrase d’une audace confondante, qui signifie que nulle volonté propre du supérieur ne doit guider l’exercice de son autorité, mais seulement sa propre soumission à ce qui le dépasse : un supérieur plus élevé, mais surtout, ultimement, Dieu et le salut d’autrui. En 1975, Foucault ne dit mot de ces bornes qui révèlent, non pas un contre-pouvoir, mais un autre fonctionnement, plus subtil, du pouvoir : le pouvoir de bienveillance est un pouvoir qui généralise l’obéissance au point de s’y soumettre lui-même. Il l’exige pour lui-même, car il reconnaît à son objet une fin dont il ne peut se prétendre absolument le maître. Le pouvoir pastoral peut en effet collaborer au salut mais ne peut l’assurer, puisqu’il n’appartient qu’à Dieu. Il opère ainsi sur fond d’incertitude.
24Nous pourrions alors montrer, dans une tout autre direction que celle du cours Les anormaux, que la confession n’est pas caractérisée par l’asymétrie de la coercition, mais par un double investissement des partenaires en vue d’une fin qui leur échappe à tous deux, sur fond d’une égalité de condition (universalité du péché, généralisation de l’obéissance). La condition de cette relation n’est cependant pas la réversibilité du rapport de force, comme définie par Foucault dans un article de 198247, mais elle est ce que nous pourrions appeler une « communication des affects » : ce qui doit accompagner et guider l’investissement mutuel du pénitent et du confesseur est une réciprocité de leurs affects dans la relation pastorale. L’amour du confesseur suscite les bons sentiments du pénitent et le confesseur, en retour, est affecté par la situation du pénitent. De même, la peine que ressent ce dernier amène la peine et la consolation du confesseur qui suscite à son tour la consolation du pénitent. Ceci est corroboré par les exemples donnés par Jean Delumeau dans son étude : au sujet du confesseur, saint Antonin de Florence écrit dans un manuel de 1582 : « qu’il participe à la peine, s’il veut partager la joie »48. Là encore, cette réciprocité sera thématisée par le cours de 1977-1978 sous l’appellation « principe du transfert exhaustif et instantané »49 : tout ce qui arrive de bien ou de mal à une brebis doit être considéré par le berger comme son propre bien et son propre mal.
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25Tel n’est pas l’horizon de lecture en 1975, où Foucault s’exprime exclusivement en termes de surveillance et de quadrillage. Il serait pourtant hâtif d’incriminer des hypothèses fallacieuses ou des a priori massifs de lecture concernant la pastorale chrétienne. Notre étude se voudrait plus affinée et, surtout, plus littérale, afin d’expliquer les limites de cette première histoire de l’aveu.
26Revenons un peu en arrière et rappelons-nous que les dispositions bienveillantes du confesseur n’étaient à aucun moment replacées dans un jeu de pouvoir entre partenaires, mais réduites à des modalités énonciatives particulières. Notre hypothèse est alors la suivante : si Foucault ne fait pas droit à la subtilité d’une direction des âmes qui tend à s’effacer elle-même, s’il dénie au pénitent toute qualité de partenaire dans une relation pourtant irréductible à une coercition, c’est tout simplement que l’objet de sa lecture n’est pas le pouvoir mais uniquement le discours.
27Comme nous allons tenter de le montrer, à quelques ajouts et corrections près, Foucault continue de lire les manuels exclusivement comme des pratiques discursives. Notre enquête ne prétend cependant pas aller au-delà des seules leçons concernant la confession, encore moins décalquer la totalité d’un cours foisonnant sur la seule Archéologie du savoir. Mais l’étude de la confession constitue assurément dans le cours de 1974-1975 un moment « archéologique », qui s’articule sans doute difficilement avec les analyses « généalogiques » qui l’entourent.
Les manuels des confesseurs comme pratique discursive
28Si Foucault avance que les textes à usage des laïcs peuvent être considérés comme « l’envers »50 de ceux à usage des confesseurs, c’est la preuve qu’il ne situe pas son analyse au niveau de l’exercice effectif du pouvoir. Les deux corpus ne peuvent être considérés comme des figures semblables et inversées qu’à la condition expresse de ne pas s’intéresser à la relation entre le confesseur et le pénitent, à ce que le philosophe décrira plus tard très généralement comme le « pouvoir », c’est-à-dire un « ensemble d’actions qui s’induisent et se répondent les unes les autres »51. La leçon du 19 février 1975 a une ambition beaucoup plus réduite, qui use sans la nommer d’une méthode éprouvée quelques années auparavant dans le contexte des sciences humaines : celle de L’archéologie du savoir. En lisant les manuels post-tridentins, il s’agit en fait de décrire les pratiques discursives qui rendent possible la production de l’ensemble de leurs énoncés, quelles que soient leur réception et leurs utilisations concrètes. Une certaine hésitation s’entend d’ailleurs dans la voix du professeur, entre le discours de la confession et sa pratique réelle. Foucault parle d’abord de la « pratique nouvelle de la pénitence », avant de se corriger : « ou plutôt cette extension nouvelle et formidable des mécanismes de discours »52, soulignant le point nodal de sa recherche.
29L’analyse des pratiques discursives a pour but de rendre compte de l’existence historique des discours, en deçà d’une étude de la langue (linguistique) et d’une analyse du sens des propositions (sémiotique). La méthode archéologique, définie en 1969 dans l’espoir de ressaisir dans une forme unitaire les travaux courant de Folie et déraison aux Mots et les choses, se tient à la lisière des mots, sans pour autant revenir aux « choses mêmes »53, dans un domaine que Foucault nomme avec une ambiguïté assumée « prédiscursif » (ibid., p. 100). L’analyse ne sort pas du domaine du discours, refusant de réduire son existence à des processus économiques ou sociaux, mais elle se tient à sa limite, là où un système reliant des éléments hétérogènes à la fois verbaux (grilles de spécifications, grilles d’interrogations) et non verbaux (des institutions, des groupes sociaux) permet l’apparition dans le discours de ce qui n’appartient qu’à lui, regroupé selon quatre domaines : 1) objets, 2) modes d’énonciation, 3) concepts, 4) thèmes et théories.
30Les difficultés précédemment évoquées disparaissent à partir du moment où l’on considère la leçon de 1975 comme un effort pour rendre compte des régularités propres à un discours, ou encore du système qui permet aux manuels de parler de ces objets-là (le corps, l’âme), de circonscrire ces modalités d’énonciation (les vertus du confesseur, son statut, ses droits), de définir ces concepts (désir, délectation, plaisir) et d’élaborer ces stratégies (thèmes et théories de la concupiscence). C’est bien un changement d’objets et de thèmes à l’intérieur du discours de direction spirituelle qui est relevé par Foucault :
Il y a eu, à partir de ce moment-là, formation ou élaboration de toute une série d’objets nouveaux, qui sont à la fois de l’ordre de l’âme et du corps, formes de plaisir, modalités de plaisir. C’est ainsi qu’on passe du vieux thème que le corps était à l’origine de tous les péchés, à cette idée qu’il y a de la concupiscence dans toutes les fautes.54
31Il faut donc rendre compte de ce passage, définir les règles discursives auxquelles sont soumis ces objets et thèmes nouveaux, dans la ligne de L’archéologie du savoir que l’on a cru à tort brisée alors qu’elle s’était seulement courbée. Courbée, elle l’est cependant, car Foucault s’efforce constamment de montrer comment ce discours de la confession est à l’origine d’un nouveau mode d’exercice du pouvoir. Ce nouveau mode n’est pas tant l’acte de confession en lui-même qu’une technique d’intervention plus large, non exclusivement discursive, incluant la construction d’institutions comme les collèges et les séminaires55. Or, dans les analyses de L’archéologie du savoir, les institutions n’apparaissaient que dans les « instances de délimitation » (p. 57) qui précèdent la formation des objets du discours ou dans les « emplacements institutionnels » (p. 69-70) qui en permettent les modalités énonciatives. Pour l’archéologie, les institutions et les décisions politiques devancent le savoir et le rendent possible, elles n’en découlent pas56. À la différence de 1969, les mécanismes de discours étudiés en 1975 ont désormais des effets concrets, qui dépassent le seul champ du savoir pour lequel l’archéologie avait été initialement modélisée. Celle-ci ne s’intéressait qu’aux règles de formation de certains objets du discours, sans réfléchir à la manière dont ces objets permettent en retour une intervention sur les choses et les personnes. La leçon du 19 février 1975 complète en fait l’archéologie pour montrer comment une pratique discursive a également prise sur les corps.
32Pour paraphraser le commentaire que faisait Foucault des incorporels stoïciens en 1970, le corps est à la fois une réalité biologique, accessible à l’expérience sensible, et ce qui se dit de ce corps dans un énoncé57. Et c’est au croisement des deux, c’est-à-dire d’un domaine discursif et d’un champ d’intervention sensible, qu’apparaît ce qui n’est ni un mot ni une chose mais un « domaine à la fois complexe et flottant »58 qui ouvre conjointement une possibilité de discours et d’action. Ce lieu situé à la limite du discours, comme l’était le domaine des pratiques discursives, se révèle donc également limitrophe à l’action. Autrement dit, la pratique discursive a désormais une face tournée vers les mots et une face tournée vers les choses. Cette zone de flottaison, que Foucault nomme « corps sensible et complexe de la concupiscence », ou encore « corps de désir et de plaisir » (ibid., p. 187), apparaît au xvie siècle. Et si elle « apparaît » (p. 187, nous soulignons), c’est bien qu’elle ne désigne pour Foucault ni une réalité biologique ni un mot – le terme « concupiscence » existait déjà au premier millénaire –, mais le point de contact entre un exercice du pouvoir et un discours de connaissance ; ce point où, pour reprendre une remarque de L’archéologie du savoir, tout en lui donnant un sens différent, « parler, c’est faire quelque chose »59.
33Cette performativité du discours n’est cependant pas encore clairement expliquée ni même thématisée dans la leçon de 1975, le lien entre le « quadrillage discursif »60 et le quadrillage des corps semblant aller de soi, alors qu’il demeure un point aveugle de l’analyse. Mais pour notre question présente portant sur la manière de lire les textes, il suffit de remarquer que nous avons bien une étude des manuels catholiques qui en contourne la lettre, pour retrouver en dessous de celle-ci le système qui leur permet de parler d’objets nouveaux. Système sous-jacent contre lexique et théorie apparents : cette opposition se retrouve clairement dans La chair et le corps, manuscrit inédit de 1978 portant également sur la confession tridentine61. Foucault y invite le lecteur à ne pas se laisser obnubiler par les similitudes lexicales des traités sur la confession du Moyen Âge à l’âge classique pour prêter une attention nouvelle à leurs « modes d’intervention discursive », c’est-à-dire « de quoi il est question, par où passent les partages » et comment se déploie la « mise en discours ». Cette analyse permet alors de dégager, dans l’histoire de l’aveu au deuxième millénaire, deux « systèmes » successifs (que nous appellerons a. et b.) de mise en relation d’éléments verbaux (a. « pollution » / « acte » ; b. « délectation » / « affect ») et non verbaux (a. relation à autrui / émission de la semence ; b. relation à soi /moment du plaisir) qui ont chacun leurs règles spécifiques de partage (a. opposition binaire volontaire / involontaire ; b. division à l’infini des degrés de consentement) :
La notion de concupiscence qui se retrouve tout au long de la conception chrétienne de la chair ne doit pas faire illusion ; elle ne peut valoir comme un fil directeur continu. Si on porte attention moins aux élaborations théoriques qu’aux modes d’intervention discursive, si on essaye de repérer de quoi il est question, par où passent les partages, comment se déploie la nervure non seulement des interdits, mais de la mise en discours, on s’aperçoit que ce n’est pas le problème de la concupiscence qui est central, mais celui de l’émission de semence et de la délectation ; et sous ce mot de concupiscence, constamment employé à travers tant de siècles, une transformation importante s’est effectuée, que l’usage de ce mot risque d’éluder : c’est celle qui permet de passer d’un système juridico-pénitentiel centré sur l’émission de semence et ses effets sur un ensemble de relations, à un autre système – plus correctif que juridique, plus directionnel que pénitentiel – qui est centré sur la délectation avec ses déterminations multiples dans le corps et l’âme.62
34Dans ce texte inédit, les éléments verbaux étudiés ne sont pas tant les mots en eux-mêmes (puisque les champs lexicaux appartenant à des systèmes distincts peuvent se recouper) que les « notions », terme que Foucault privilégie sur celui de « concepts »63. La « notion » désigne en effet une connaissance élémentaire, un peu lâche, qui se limite à certains détails d’un objet, non à sa description complète. Si la « notion » se raccroche bien à un vocable relativement fixe, elle rayonne au-delà. En particulier, elle ne renvoie pas à une définition exhaustive de la chose, mais indique d’abord, dans le discours, un certain type d’analyse, une manière de faire jouer les mots entre eux.
35La lecture des manuels des confesseurs ne vise donc pas à reconstituer, même indirectement, la réalité de la relation sacramentelle, encore moins son vécu subjectif (les émotions de crainte ou de soulagement qui l’accompagnent). Seule compte l’apparition d’une formation discursive nouvelle, dont la mise en œuvre ou non dans la pastorale de terrain importe peu, attendu que ses effets réels excèdent de toute façon celle-ci.
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36Cette évacuation de la réalité vécue de la confession – reconnue plus rustique que le raffinement des manuels – au profit d’une archéologie du discours sur la confession a trois conséquences majeures sur la lecture des textes.
371) L’analyse proposée suspend toute étude sémantique. Nous l’avons rappelé, la lettre du texte n’est pas le domaine où l’archéologie se déploie. Pour reprendre les termes précis de L’archéologie du savoir, sa matière première n’est pas « les textes (ou les paroles) tels qu’ils se donnent avec leur vocabulaire, leur syntaxe, leur structure logique ou leur organisation rhétorique »64.
38Cette distinction des niveaux dans la constitution d’un discours permet d’expliquer le caractère quelque peu flottant du commentaire de Foucault quant au vocabulaire utilisé dans les manuels : la leçon sur la confession ne parle dans un premier temps que du « corps » – là où Habert distingue ce qui relève du « corps » et ce qui relève de l’« âme »65 – avant de rapatrier subrepticement l’âme, assimilée désormais à la conscience66, dans un champ où la notion de « corps » se bat désormais en duel avec celle de « chair »67, sans jamais que ces termes soient définis. Si l’analyse semble se structurer dans sa conclusion autour du binôme désir-plaisir (p. 175 et 179), elle use aussi bien des partitions corps-plaisir (p. 175) ou désir-plaisir-complaisance (p. 177), au gré des textes commentés, supposés constituer un champ discursif homogène malgré leurs déplacements théoriques. Cette circulation sémantique déconcertante n’a pas d’autres buts que de désigner une transformation qui n’appartient en propre ni aux mots ni aux choses, mais court sous leurs usages. Cette transformation concerne ce que Foucault appelle « l’épinglage » (p. 175) ou « le point d’accrochage » du discours (p. 173), qui n’est pas exactement son objet, mais plutôt ses plans de différenciation où les objets du discours peuvent apparaître : du manuel de Milhard (1617) à celui de Habert (1688), l’examen requis pour la confession ne porte plus d’abord sur les relations sexuelles mais sur le rapport du pénitent à son propre corps. La transformation affecte ensuite ce que L’archéologie du savoir nomme les « grilles de spécification »68 appliquées par le discours : non plus le permis et le défendu, selon un code juridique portant sur les actes, mais les différents degrés de consentement, selon un code physiologique portant sur les parties du corps et leurs effets de désir et de plaisir.
39Jamais dans sa lecture des manuels catholiques Foucault ne s’arrête sur un mot, n’en propose l’étymologie ou ne s’en sert comme point d’appui de son analyse. La disposition des mots sur la page constitue un domaine supérieur du discours, tantôt trompeur (une constance lexicale peut masquer une transformation sous-jacente), tantôt indifférent (la définition de l’âme ne joue aucun rôle dans la description des transformations).
402) L’archéologie ne reconnaît que des positions du sujet énonçant, définies par le discours lui-même (statut, emplacement institutionnel), et évacue toute référence à l’intériorité. Réduit à un « espace d’extériorité »69, le sujet du discours ne coïncide donc avec aucun sujet psychologique. Tout rapport que le pénitent établit à lui-même dans la confession est donc absent de l’analyse des textes.
41C’est ainsi que Foucault se refuse à entrer plus avant dans le grand débat théologique qui agita la pratique de la confession à l’âge classique : celui de la contrition et de l’attrition. Les brèves mentions dans le cours sont volontairement laconiques et lacunaires70, inversement proportionnelles à la profondeur des sillons que ce débat, en apparence théorique, a creusés dans la vie religieuse, politique et sociale du xviie siècle. Contre les jésuites et autres casuistes, les théologiens rigoristes exigeaient que le pénitent éprouvât la pleine contrition, c’est-à-dire un regret libre et sincère de ses fautes, porté par l’amour de Dieu et non par la peur du châtiment divin – laquelle était encore entachée d’amour de soi. Les jansénistes, le Grand Arnauld en tête, insistaient sur le fait que la peur servile de l’enfer ne pouvait suffire à une juste confession. Boileau écrira de même en 1695 que « les froids remords d’un esclave craintif »71 n’ont aucune valeur. Le concile de Trente avait pour sa part maintenu une position moyenne : une peur de l’enfer excluant la volonté de péché et unie à l’espérance du pardon suffisait72.
42En deçà des querelles théologiques, il importe de noter que le pardon n’est accordé que sous certaines dispositions de la volonté du sujet (ses « volitions »), qu’il n’est donc pas automatiquement déclenché par le seul aveu. La notion de « régime de vérité », rencontrée dans le cours de 1979-1980, permettrait justement d’intégrer ces dispositions à l’étude du rapport entre pouvoir et vérité dans la pratique de confession, tout en écartant une analyse d’ordre strictement psychologique. Il ne s’agirait pas en effet d’évaluer l’état de conscience des pénitents d’après le degré de rigorisme de leur confesseur, mais de déterminer ce que le pénitent doit dire ou faire pour être reconnu « attrit » ou « contrit », c’est-à-dire avoir accès au pardon et à la lumière divine. Dans la relation sacramentelle, l’attrition et la contrition sont d’abord des paroles et des gestes, avant d’être des dispositions mentales73.
43Il semblerait d’autant plus important de faire droit ici aux « régimes de vérité » que c’est la ligne janséniste qui va dominer la seconde moitié du xviie siècle. Or, cette ligne dure exigeait beaucoup du pénitent en tant que sujet de sa confession ; c’est là d’ailleurs sa modernité paradoxale. Le manuel de Habert (1688), dont Foucault souligne à juste titre le rigorisme, imposait ainsi une pleine participation du confessant, c’est-à-dire un plein assentiment de sa volonté, qui allait jusqu’à la fixation de la peine par le pénitent lui-même74. Cette recommandation était ancienne, puisqu’on la trouve chez Jean de Gerson (1363-1429) – demandant que la pénitence choisie par le confesseur ait le « consentement » du pécheur75 – mais elle fut remise à l’honneur par un courant rigoriste refusant les confessions serviles et automatiques. De cette subtile intrication entre rigorisme et convocation du pécheur en tant que sujet, Foucault ne tire en 1975 aucune conséquence historique particulière, n’y voyant qu’une tactique discursive supplémentaire accentuant un contrôle particulièrement retors sur le pénitent : en effet, si la peine fixée par le pénitent est trop faible, le confesseur reste libre de l’augmenter76.
443) Nous touchons là à une troisième conséquence importante de la réduction des manuels à des pratiques discursives : en ne distinguant pas contrition et attrition comme deux régimes distincts de vérité – dissous ici dans un débat théorique de surface – Foucault ne peut distinguer deux mouvements politiques contradictoires : l’un de développement du pouvoir pastoral avec ses confessions populaires massives ; l’autre d’obstruction à ce vaste mouvement de « christianisation » dans lequel la leçon de 1975 englobe tous les manuels sans distinction. Or, en réagissant au laxisme des attritionnistes, c’est-à-dire en refusant le pardon aux fidèles simplement craintifs, les contritionnistes empêchèrent de fait que la confession demeure un large instrument de pastorale des âmes, comme elle l’avait été au xvie siècle77. À l’opposé, dans la première partie de l’âge tridentin, seul un régime de vérité faible et relâché avait permis d’amener les masses des campagnes au confessionnal.
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45La réduction de la confession à une pratique coercitive peut donc s’expliquer par une lecture des textes comme pratiques discursives, celle-ci mettant entre parenthèses le niveau de la langue et celui du rapport à soi, pour venir se loger entre les sujets et les mots. Ce choix de lecture permet de réduire un corpus de textes foisonnant – du fait de la diversité des destinataires (confesseurs/pénitents) et des écoles théologiques (rigoristes/casuistes) – à un unique système de formation. Ne reste alors, au terme de la leçon de 1975, qu’une opération discursive de découpe – « grille », « filtre », « quadrillage » –, appliquée à la vie d’une âme.
46C’est un tout autre rapport au texte qui va s’entendre dans le cours Du gouvernement des vivants. À cette division brutale que nous opérons entre 1975 et 1980, on pourrait objecter qu’une chose est de lire les manuels du xviie siècle, une autre de lire les textes patristiques du ive siècle – autre corpus, autre méthode. En fait, les textes patristiques font l’objet d’un premier commentaire dès le cours Sécurité, territoire, population (1977-1978), sans qu’ils soient encore reçus par Foucault dans leur lettre même. Lire un texte dans sa lettre, c’est en effet le lire à ce niveau terminal du discours que contournait l’archéologie, là où les mots se donnent dans une certaine organisation syntaxique, logique et rhétorique78. C’est de cette différence entre les pères lus en 1978 et les Pères lus en 1980 que nous allons maintenant tenter d’approcher. Restons donc dans la même salle du Collège de France, mais projetons-nous successivement trois ans, puis cinq ans plus tard.
Le retour au texte : le virage de 1980
Abandon du principe d’exemplarité
47À deux ans d’écart, le corpus patristique chez Foucault permet en effet une intéressante comparaison : si la vaste entreprise de commentaire des Pères au Collège de France commence bien le 6 février 1980, une leçon du cours de 1978 portait déjà intégralement sur le gouvernement des âmes dans les premiers siècles chrétiens. Or, de 1978 à 1980, le rapport aux textes anciens se modifie radicalement, alors même que la période (iie-ve siècle) et les auteurs de référence (saint Cyprien, saint Ambroise, Jean Cassien, etc.) sont quasiment les mêmes. Une simple étude quantitative nous indique déjà qu’un changement d’objet induit bien un changement de méthode. Décomptons par exemple, pour une même durée d’enseignement, les textes matériellement présents dans les analyses de Foucault. En une heure de cours, le 22 février 1978, sont proposées seize citations directes des Pères, souvent très brèves, extraites de sept auteurs et de huit ouvrages différents. Le 13 février 1980, Foucault utilise un nombre très légèrement supérieur de citations (vingt au total, couvrant dix-sept versets), mais elles sont extraites seulement de deux ouvrages d’un unique auteur (le De baptismo et le De paenitentia de Tertullien). Non seulement Foucault réduit considérablement la matière livresque utilisée, mais ses citations sont extrêmement resserrées : sur les dix-sept versets lus en cours, onze sont extraits de deux chapitres consécutifs du De paenitentia.
48Dans la progression de l’argumentation ensuite, les citations jouent un rôle différent. En 1978, la leçon est organisée autour des trois domaines concernés par le pouvoir pastoral (le salut, la loi et la vérité). Le premier domaine est à son tour subdivisé en quatre principes qui régissent l’exercice du pouvoir en vue du salut (responsabilité analytique, transfert exhaustif et instantané, inversion du sacrifice, correspondance alternée). Mais ce découpage complexe ne se trouve tel quel chez aucun des Pères ; il relève uniquement de l’analyse propre à Foucault, qui en avoue volontiers le caractère « schématique et caricatural »79. En ce sens, la présentation du pouvoir pastoral rappelle ce que Foucault nommait dans le cours Le pouvoir psychiatrique la « description fictive »80 du rôle du médecin au xixe, description élaborée sur quatre séries différentes de texte. Dans ces deux cours, 1973-1974 et 1977-1978, la construction théorique et synchronique d’ensemble efface ouvertement la diversité historique des textes rassemblés (auteurs et contextes) et exonère de leur commentaire séparé. À une différence près : en 1978, une fois énoncé et expliqué dans son mécanisme interne, chaque principe de la pastorale du salut est illustré par une ou deux citations patristiques, réduites souvent à quelques mots. Introduite de la manière la plus directe qui soit par « Et saint Cyprien […] dit »81, « Jérôme le dit » (ibid., p. 174), « Comme le disait saint Grégoire » (p. 175), la parole citée joue le rôle d’attestation conclusive de ce qui a été préalablement défini. Elle n’est ensuite ni reprise ni expliquée, comme si son sens était obvie et son adéquation au propos du professeur immédiate. Pour ce faire, l’énoncé citant est volontairement le plus neutre possible, se réduisant presque exclusivement au verbe dire82, qui devient alors subrepticement, par l’appui de la conjonction « comme » ou de l’adverbe « ainsi », synonyme de redire ou dire autrement : « Comme le disait saint Grégoire » (p. 175, nous soulignons), « et c’est ainsi que saint Benoît dit » (p. 175 et 181, nous soulignons). En aucun cas, il ne s’agit de commenter le texte cité, de reprendre l’une de ses expressions ou de définir l’un de ses mots – comme le fera constamment Foucault en 1980. Il s’agit seulement de retrouver dans les relations entre les actants de la phrase (le pasteur, la brebis, l’abbé, la ville, le lait, la main), les rapports réels de pouvoir établis entre les sujets du pastorat.
49Nous ne sommes plus dans une analyse des pratiques discursives, mais dans un rapport au texte beaucoup plus lâche et incertain. Tout se passe comme si, résolu à abandonner le modèle archéologique, Foucault ne lui avait pas encore trouvé de remplaçant. Sa lecture ne se situe plus en deçà des discours, pour en retrouver le système de formation, mais résolument au-delà, dans un fonctionnement concret du pastorat qui traverse le corps social et auquel ces discours participent sur un mode obscur. Il reste en effet à définir comment cette analyse du pouvoir, qui prétend serrer de près son « usage quotidien »83, peut s’articuler à une nouvelle analyse des textes. En prenant ses distances avec la première histoire de l’aveu, le cours Sécurité, territoire, population permet, comme nous l’avons vu, de réintégrer la relation entre le directeur et le dirigé à l’intérieur de l’étude du pouvoir, mettant ainsi en évidence l’autolimitation de la direction spirituelle. Mais cette avancée n’explique pas comment cette relation vécue est déduite de l’archive, avec quelles précautions. En l’absence de toute possibilité d’établir un lien direct entre un texte et une situation réelle, si l’historien ne veut pas, comme s’y risque Jean Delumeau, lire cette situation « entre les lignes »84, encore moins revenir à une histoire des représentations, la marge de manœuvre est étroite. Nous pourrions alors tenter de définir ce rapport incertain de Foucault au texte, à mi-chemin entre le cours de 1974-1975 et celui de 1979-1980, par la notion d’« exemplarité ».
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50Ce que Foucault définit lui-même comme une « esquisse »85 du pouvoir pastoral, chevauchant les textes de manière cavalière, pourrait sans doute s’expliquer par les circonstances : il s’agit de présenter en un temps réduit un sujet vaste, à la fois connexe mais secondaire par rapport au thème général du cours (les dispositifs de sécurité). Cependant, des similitudes troublantes dans la manière d’approcher les textes se retrouvent tout au long du cours Sécurité, territoire, population, de la lecture des physiocrates du xviiie siècle à celle des Pères de l’Église. Écoutons en particulier la manière dont Foucault introduit respectivement la Lettre d’un négociant sur la nature du commerce du grain (Louis-Paul Abeille, 1763), Le miroir politique (Guillaume de La Perrière, 1555), et La règle pastorale (Grégoire le Grand, 590). Nous allons voir que ces introductions n’engagent pas un quelconque manque de rigueur dans l’étude des documents, mais une approche critique de leur originalité et de leur pertinence :
Lettre d’un négociant sur la nature du commerce du grain :
Donc on a tout un paquet, là, de textes, de projets, de programmes, d’explications. Je me référerai simplement à [celui, parmi eux,] qui est à la fois le plus schématique, le plus clair […]. Alors, [si l’on prend] ce texte comme référence – mais il est simplement exemplaire de toute une série d’autres […]. (p. 37, nous soulignons)
Le miroir politique :
Je vais prendre, pour essayer de repérer les choses dans leur état encore fruste, un des premiers textes de cette grande littérature antimachiavélienne […]. Dans ce texte, encore une fois très décevant […] on voit cependant s’esquisser un certain nombre de choses qui sont, je crois, importantes. (p. 96, nous soulignons)
La règle pastorale :
On le voit dans toute une série de textes comme celui de saint Grégoire, par exemple […]. (p. 178, nous soulignons)
51La mise en parallèle de ces extraits amène deux séries de remarques. Tout d’abord, chaque texte n’est jamais lu dans sa singularité, mais comme « exemplaire » d’une série de documents dont l’analyse définit le thème commun et tente d’extraire les conséquences pour l’action politique. Cette exemplarité pose le caractère interchangeable d’un texte qui ne peut se réclamer d’aucune position particulière au sein de la série. Dans le cours Il faut défendre la société (1975-1976), Foucault hésitait déjà à donner une place originaire ou un rôle fondateur à une déclaration aussi importante que Qu’est-ce que le Tiers État ? rédigée par Sieyès. Or, cette hésitation le faisait aussitôt retomber sur la notion prudente d’exemplarité : « Et je prendrais, sinon exactement comme point de départ, du moins comme exemple de cette transformation, évidemment, le fameux texte de Sieyès »86. D’où une deuxième remarque importante : si un texte est sélectionné parmi d’autres, ce n’est pas pour la richesse de son argumentation, mais au contraire pour son caractère « fruste », « schématique », non spéculatif87, qui va permettre d’illustrer le plus clairement possible des stratégies nouvelles, des objectifs d’intervention nouveaux, dont il n’est que l’annonce ou l’esquisse sur le papier. Ce n’est pas exactement une feuille de route, plutôt une manière inédite de réfléchir des actions possibles, sans pour autant faire un usage transcendantal des idées qui les organiserait en système. La maladresse formelle de l’esquisse, sa rudesse argumentative sont le signe pour Foucault qu’elle est tournée vers l’action et non vers la contemplation, qu’elle est œuvre d’un décisionnaire et non d’un théoricien. Le texte reste ainsi toujours en léger décalage par rapport à la transformation décrite – qui concerne d’abord les pratiques réelles88 – sans pour autant se perdre dans l’abstraction ou l’utopie prospective. Le commentaire y gagne par conséquent en liberté, étant donné que l’objet de l’analyse demeure toujours hors texte. La lecture peut alors être méticuleuse (ainsi des premières pages du Miroir politique de La Perrière, dont le vocabulaire est longuement discuté par Foucault) ou se contenter de résumer un argument général (ainsi du Politique de Platon, auquel une partie de la leçon du 15 février 1978 est consacrée), le texte ne vaut jamais pour lui-même, mais uniquement pour la rémanence de ses thèmes dans une série plus large, qui rend probables et intéressantes ses « corrélations dans le réel »89.
52Par rapport à cette pratique audible dans Sécurité, territoire, population, le cours de 1979-1980 va faire exactement l’inverse. Ce sont les textes eux-mêmes, lus dans leur irréductible singularité, qui définissent les problématiques. Ce sont leurs mots qui mènent l’argumentation et définissent le découpage précis de celle-ci, avec un minimum de remarques sur le contexte historique et les pratiques réelles. Un exemple va suffire à nous en convaincre : la lecture d’Œdipe roi, proposée en ouverture du cours Du gouvernement des vivants. Cette lecture nous semble emblématique d’une nouvelle manière d’interroger les jeux de la vérité et du pouvoir à l’intérieur des textes anciens. La perception de cette nouveauté est facilitée par le contraste entre la lecture de 1980 et celle précédemment proposée du même Œdipe en mai 1973, à Rio de Janeiro. La conférence brésilienne reprend en fait dans ses grandes lignes une conférence donnée en mars 1972 à l’université de Buffalo90, prolongeant elle-même une première étude proposée dans le cours de 1970-1971 au Collège de France : La volonté de savoir.
53Cette série d’études consacrées à Œdipe roi sur près de dix ans permet de nous assurer que ce n’est pas d’abord la spécificité du corpus patristique qui explique ces nouvelles pratiques de lecture, mais bien le virage théorique des « rituels » puis « régimes de vérité ». La lecture des Pères chrétiens n’aura plus ensuite qu’à s’inscrire dans la ligne tracée par le commentaire de Sophocle – à quelques torsions près, que nous évaluerons au terme de ce parcours.
Quoi de neuf ? Œdipe
54À l’écoute successive des conférences de 1973 (Rio de Janeiro) et de 1980 (Collège de France) consacrées à Œdipe roi de Sophocle, la première impression est étrange, sinon dérangeante. À sept ans d’écart, en dépit du virage méthodologique que nous avons tenté de souligner, les deux lectures d’Œdipe semblent en tous points similaires : même mention de la « loi des moitiés »91 pour définir le mécanisme de la vérité mis en intrigue par Sophocle ; même relation établie entre cette loi et la technique juridico-politique du σύμβολον grec ; même mise en parallèle finale du savoir d’Œdipe et de son pouvoir tyrannique. Foucault lui-même ne cache pas la redite92.
55Dès le début de la deuxième conférence de 1973, Foucault limite le statut du texte de Sophocle : la pièce est « représentative et d’une certaine façon instauratrice d’un type déterminé de relation entre pouvoir et savoir, entre pouvoir politique et connaissance »93. Par cette affirmation, il s’agit d’écarter toute intrusion de la psychanalyse dans l’interprétation proposée du mythe. Il n’y a pas de vérité générale d’Œdipe à retrouver en deçà de Sophocle et pas d’identification possible d’Œdipe avec le lecteur ; il n’y a qu’un texte ancien racontant une histoire, où sont lisibles un certain nombre de procédures de connaissance, apparues à un moment précis de l’histoire grecque. Mais en cherchant à définir, dans la phrase que nous venons de citer, la fonction du texte par rapport à ces procédures, Foucault utilise deux termes que l’on pourrait juger insatisfaisants : « représentative » et « instauratrice ».
56Le substantif « instauratrice » est téméraire au regard des conclusions à venir : le reste du commentaire va en effet systématiquement relier les éléments de la tragédie à des pratiques religieuses, judiciaires ou politiques que Sophocle n’a en rien inventées, encore moins instaurées. Ainsi, la procédure de recherche de vérité que déploie la pièce, avec la place décisive occupée par le témoignage des esclaves, « obéit exactement aux pratiques judiciaires grecques de l’époque » (ibid., p. 1423). Le verbe « obéir » est une deuxième fois employé pour décrire le rapport du texte à une technique bien réelle et largement répandue au même moment dans le monde grec : le σύμβολον. « L’histoire d’Œdipe […] obéit à ce σύμβολον : forme non pas rhétorique, mais religieuse, politique, quasi magique de l’exercice du pouvoir » (p. 1428). Rien de nouveau, donc, du côté de Sophocle. Ce que semblent pareillement reconnaître les leçons des 16 et 23 janvier 1980, laissant soupçonner que Foucault ne s’est pas beaucoup renouvelé entre-temps, reprenant sans doute une bonne partie de ses notes brésiliennes. Ainsi, en 1980, le « dire-vrai » des esclaves, distingué de celui des oracles et des devins, est pareillement rapporté aux « règles des procédures judiciaires nouvelles que les constitutions et les lois, à la fin du vie et surtout au début du ve siècle, avaient mises en place dans un certain nombre de cités grecques »94. Sophocle n’a pas eu besoin de les nommer explicitement, seulement de les mettre en scène, étant donné qu’elles appartenaient déjà aux « réalités historiques » (ibid.).
57Il faut se convaincre alors que le premier terme employé pour décrire le statut du texte par rapport aux pratiques réelles est le plus juste : la pièce est « représentative » d’un nouveau dispositif de savoir-pouvoir. L’adjectif « représentative » peut néanmoins surprendre au regard d’un travail historique qui considère les textes comme des faits, non seulement linguistiques, mais polémiques et stratégiques, ayant leur matérialité et leurs effets propres dans l’histoire, à distance des représentations mentales dont ils seraient la trace écrite. Pourtant, la conférence de Buffalo en 1972 en appelle bien à Œdipe comme à une « figure »95, vocabulaire par excellence de la représentation. Tout se passe comme si le statut que Foucault cherchait à accorder au texte, induisant une certaine méthode de lecture, se jouait finalement entre les deux termes – « instauratrice » et « représentative » – le premier en disant trop, le second trop peu. Si dans les postulats méthodologiques présentés à Rio les textes sont considérés comme des stratégies « qui font partie des pratiques sociales »96, Foucault tend cependant à considérer la pièce de Sophocle comme simplement emblématique ou, plus précisément, exemplaire de ces stratégies. Nous réutilisons volontairement ce terme, mais en lui donnant le sens précis qu’il a en grammaire : est exemplaire un texte, phrase ou membre de phrase que l’on cite pour étayer ou illustrer une règle, une tournure, l’emploi particulier d’un mot. En ce sens, la pièce ne représente pas des faits mentaux (une certaine vision du pouvoir), mais elle réutilise des procédures discursives fonctionnant réellement dans la société comme stratégie de pouvoir, pour en exemplifier simplement l’usage. Sur ce point, les deux lectures d’Œdipe s’accordent parfaitement.
58Cette même convergence de vue entre la conférence brésilienne de 1973 et la leçon parisienne de 1980 se retrouve dans leur reconnaissance finale de la dimension critique de la pièce : les péripéties de la tragédie œdipienne ont pour fonction principale de montrer l’échec d’une certaine forme de pouvoir politique. Or, cette forme, Foucault l’identifie immédiatement à une figure historique précise, apparue en Grèce aux viie et vie siècles avant notre ère : celle du tyran, c’est-à-dire l’homme arrivé au pouvoir non par une descendance légitime mais par ses exploits personnels97. À nouveau, la vérité politique du texte précède ce dernier – ce qui n’est bien entendu pas faux, mais annule du même coup la singularité de la tragédie au profit d’une réalité culturelle et sociale qui lui est contemporaine : l’avènement de la Grèce classique qui vient progressivement déchirer au ve siècle l’ancienne union du pouvoir et du savoir dans la figure tyrannique. Une fois reconnu tyran au même titre qu’un autre, Œdipe peut en effet être rapproché de rois ou législateurs bien réels comme Kypsélos ou Solon98 ; tandis que la pièce elle-même, dans son réquisitoire contre les procédures tyranniques de gouvernement par le savoir, annonce à sa manière La République de Platon99. La pièce participe ainsi à ce vaste mouvement de dénonciation et de décomposition d’une Grèce archaïque, héritière des empires assyriens.
59Un philologue comme Jean Bollack pourrait à juste titre reprocher à Foucault de ne pas faire suffisamment droit ici à l’autonomie des textes littéraires par rapport à la société dans laquelle ils s’inscrivent. À distance de l’anthropologie historique d’un Jean-Pierre Vernant, à laquelle Foucault portait un vif intérêt100, Jean Bollack refuse une étude globale de la société qui permettrait d’articuler dans une même vision les domaines de la vie politique, culturelle et intellectuelle101. Rendant au domaine des lettres et de la philosophie une autonomie relative, il cherche à établir la différence d’un texte par rapport à une tradition littéraire, signe d’un écart réflexif et critique par rapport à la société102. Mais cette différence n’a pas d’autre lieu que la lettre du texte, c’est-à-dire sa syntaxe et sa grammaire, qui constituent en propre le sens d’un énoncé. Aux dires du philologue formé à l’école allemande, les anthropologues français continuent de dessiner le « système des représentations collectives qu’ils voient naturellement et donc inconsciemment reproduit dans les œuvres »103. Ce qui n’est pas inexact, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet n’hésitant pas à parler en 1972 du « surgissement d’une conscience et d’un homme tragique »104, contemporain des tragédies. Sans faire sien un vocabulaire issu de la psychologie historique d’Ignace Meyerson, maître de Vernant, Foucault épouse dans sa lecture d’Œdipe la même vision totale de la société grecque, croisant les domaines politiques, judiciaires et esthétiques.
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60Dans les développements rigoureusement parallèles des deux lectures foucaldiennes d’Œdipe, en 1973 et en 1980, nous vérifions que la lettre du texte, ses choix lexicaux et ses formes rhétoriques n’intéressent le philosophe qu’en tant qu’ils illustrent des pratiques réelles d’exercice du pouvoir, que d’autres documents permettent par ailleurs d’attester et de faire fonctionner. À une différence près, à la fois discrète mais décisive.
61La seule nouveauté introduite par le cours de 1980 par rapport aux conférences de Rio concerne justement ce qui appartient en propre à Œdipe et n’apparaît nulle part ailleurs que dans le texte de Sophocle. La question posée est pourtant la même qu’en 1973 : « qu’est-ce que c’est que ce savoir œdipien ? »105. Mais la réponse brésilienne était sur ce point hâtive, tout du moins incomplète : à l’université de Rio, Foucault ne distingue pas tout d’abord la γνώμη – la connaissance qui a permis à Œdipe de résoudre l’énigme du Sphinx – de l’acte de trouver εὑρίσκειν – qui mène Œdipe à l’esclave ayant assisté au meurtre, à travers une certaine τέχνη106. Au sujet du verbe εὑρίσκειν, Foucault se contente de préciser qu’il s’agit d’une activité qui se fait seul ; caractéristique qui lui permet aussitôt de relier l’usage du terme chez Sophocle à une certaine procédure de « savoir-pouvoir » apparue à un moment de l’histoire politique grecque. Quel savoir en effet se pratique seul, sans écouter les dieux ni personne, sinon le savoir autocratique du tyran, « qui par lui-même, peut et est capable de gouverner la cité » (ibid., p. 1435) ? Foucault compose alors, autour du personnage d’Œdipe, la série suivante : « le tyran qui sait, l’homme de la τέχνη, de la γνώμη » (p. 1436)107. Sans s’arrêter aux choix lexicaux de Sophocle, le commentaire de Rio rassemble ainsi dans une même procédure de « savoir-pouvoir » : 1) la figure historique du tyran ; 2) la technique par laquelle Œdipe mène l’enquête sur le meurtre de Laïos ; 3) la résolution par Œdipe de l’énigme qui a guéri la cité. Trois éléments que le cours Du gouvernement des vivants va au contraire soigneusement distinguer.
62Au lieu de glisser trop vite de la vérité tragique à la vérité politique, Foucault insère dans le cours de 1979-1980, à l’exacte intersection entre le non-savoir initial d’Œdipe et le savoir du tyran, un commentaire méticuleux du texte de Sophocle, s’attachant à ses mots et à leurs usages dans la tragédie. Ce moment bien particulier recouvre la première partie de la leçon du 23 janvier 1980. Il peut être localisé plus précisément entre une question portant sur le savoir (« Qu’est-ce que c’est que ce savoir œdipien ? ») et l’annonce du virage vers le pouvoir (« Alors quelques mots, maintenant, sur le pouvoir ») – le choix de ces bornes n’étant bien entendu pas indifférent. Comme nous allons tenter de le montrer, l’auditeur y respire un air renouvelé par rapport aux conférences brésiliennes.
63Dans la leçon précédente du 16 janvier 1980, Foucault s’est attaché à définir les « alèthurgies » caractéristiques respectivement des dieux et des esclaves, c’est-à-dire les « rituels » par lesquels ces derniers manifestent une vérité, après l’avoir arrachée au faux, au caché, à l’oubli. Toujours en excès par rapport aux besoins intrinsèques du pouvoir, même si ce dernier ne peut s’exercer sans eux, ces rituels ostentatoires délimitent le domaine à l’intérieur duquel Foucault découpera ensuite celui plus restreint des « régimes de vérité ». À l’intérieur des procédures réglées par lesquelles une vérité est manifestée, le « régime de vérité » décrira plus précisément la part qui revient à un sujet dans cette manifestation – part qui peut être celle de l’agent, du spectateur ou de l’objet de la manifestation. Notons pour le moment que la notion de « rituel » nous laisse encore en deçà du rapport à soi.
64Il reste alors à définir l’alèthurgie propre au personnage d’Œdipe108 – procédure cette fois-ci individuelle, qu’il nous faut soigneusement distinguer du σύμβολον précédemment évoqué. En effet, le σύμβολον – pratique sociale courante dans la Grèce de ce temps109 – permet à Foucault de décrire l’alèthurgie générale de la pièce, le fil directeur de son intrigue, qui va de moitié de vérité en moitié de vérité, engageant à sa suite l’ensemble des personnages et des événements. Mais c’est seulement au sein de ce jeu du σύμβολον, méticuleusement déplié par la leçon du 13 janvier 1980, que des procédures de vérité spécifiques sont engagées110.
65En suivant la lettre du texte, Foucault distingue tout d’abord la τέχνη d’Œdipe des manières de faire de Créon et de Tirésias, car celles-ci obéissent à d’autres champs sémantiques. Il rattache alors cette τέχνη au verbe εὑρίσκειν, qui signifie « trouver, découvrir ». Le commentaire pose alors une deuxième distinction, à l’intérieur cette fois des propres manières de faire d’Œdipe. Il appuie cette distinction sur une nuance lexicale : la résolution de l’énigme du Sphinx est désignée par le substantif γνώμη, sans aucune mention du verbe εὑρίσκειν. Citons ce passage capital :
De sorte que cette activité si proprement œdipienne et à laquelle il va lier son destin, activité qui consiste à aller chercher, à partir à la découverte de la vérité, ce n’est pas du tout avec ça qu’il a résolu l’énigme du Sphinx. Il l’a résolu avec un tout autre type d’activité qui est γνώμη, qui est l’opinion.111
66La distinction est une nouveauté décisive par rapport à 1973 car elle permet d’isoler dans le texte une activité proprement œdipienne. Appartenant au vocabulaire juridico-politique de la Grèce du ve siècle, la γνώμη désigne un élément précis dans la recherche d’une vérité : l’avis ou l’opinion donné par le citoyen au cours d’un procès. Ce n’est cependant pas pour cette raison que la γνώμη est ici écartée : à ce stade de l’analyse, Foucault ne fait volontairement pas mention de la pratique historique qui consistait à demander aux jurés et magistrats de donner leur opinion. Il ne le fera qu’ultérieurement, dans la deuxième partie du cours traitant des implications politiques de la tragédie. Gardant ici une ligne de conduite ferme, il écarte la γνώμη uniquement parce qu’elle n’appartient pas à la « série » (ibid.) des termes se rattachant dans la tragédie à εὑρίσκειν, et n’est par ailleurs l’objet d’aucun usage dans le texte permettant de lui conférer une signification particulière pour Œdipe112.
67Foucault le redit tout au long de son commentaire, c’est le « vocabulaire »113 – avec ses insistances, ses séries, ses choix caractéristiques et exclusifs – qui guide son enquête, semblable à des signaux qui clignotent à la surface du texte. Il s’agit de repérer les champs sémantiques permettant de discriminer les pratiques de vérité et d’isoler ainsi celle qui est propre à Œdipe. Seul l’acte de « trouver » (εὑρίσκειν) mène le roi solitaire à se démasquer lui-même comme meurtrier. Écoutons alors la manière dont la leçon s’empare de ces quelques mots.
68Définir ce que le texte entend par « trouver », c’est réveiller à sa surface un sens en apparence trivial, c’est redonner leur chance à des mots érodés par un usage trop fréquent. Qu’est-ce que trouver ? « Trouver, découvrir [commente Foucault], c’est un acte par lequel celui qui ne savait pas devient celui qui sait » (ibid.). Et cet acte est rendu possible par la présence de « signes », de « repères », marqués du sceau d’un unique vocable sur lequel le professeur s’attarde à nouveau longuement : τεκμήριον. Il mentionne ses usages divers chez les auteurs grecs (Alcméon, Aristote), précisant celui moins rigoureux et à connotation fortement médicale qu’en fait Sophocle. La priorité est cependant de décrire le mécanisme à la fois très simple et singulier suivant lequel ce τεκμήριον opère, non pas en général, mais dans l’intrigue d’Œdipe roi ; puis de regarder les objets qu’il y produit. Le mécanisme du τεκμήριον fonctionne en fait chez Sophocle dans quatre directions différentes : 1) du présent au passé ; 2) du passé au présent ; 3) de la présence à l’absence ; 4) de l’absence à la présence. Foucault prend son temps et construit ses définitions par divisions successives, vers le plus élémentaire. Quant aux objets du τεκμήριον, ils ont la même simplicité apparente : « ce qui s’est effectivement passé » (ibid.), c’est-à-dire à la fois l’événement en lui-même et l’écart de celui-ci par rapport au décret des dieux. Il reste alors à définir l’événement, comme le « croisement des choses, des séries, des gestes, des hommes » (ibid.).
69Si ces définitions peuvent sembler ingénues, il faut accorder à cette ingénuité le bénéfice d’une véritable posture méthodologique : ne pas être certain de savoir a priori ce que signifient les mots les plus évidents et laisser le texte reformuler lui-même cette signification, à partir des éléments mêmes de l’intrigue. Si l’événement est par exemple défini comme un croisement de choses et d’hommes, c’est parce qu’il porte dans Œdipe roi sur la croisée des chemins où mourut Laïos.
70Dans ce commentaire qui ne redoute pas les inférences simples, voire minimales, la pensée se déploie à même le texte, déjouant les abstractions qui risqueraient de le surplomber, les significations qui prétendraient le précéder. Nul terme n’est trop usité pour se refuser à une définition neuve (ainsi de « trouver », « signe », « événement »). Pour reprendre une métaphore de Jean Bollack, il s’agit de lire le texte comme on apprend une langue étrangère, comme si les mots nous en étaient inconnus114. À la différence près que Foucault, contrairement à Bollack, ne s’intéresse pas tant à la syntaxe qu’aux mots eux-mêmes, leurs apparitions et leurs rémanences à chaque étape de l’intrigue, dans sa progression vers la reconnaissance finale.
71Sous ces règles particulières de lecture, le texte n’a plus cette épaisseur que lui conférait le lourd outillage des pratiques discursives, il n’est plus que surface. C’est en ce sens qu’il faut entendre le qualificatif de « positiviste » que Foucault applique en 1980 à sa propre méthode de lecture, sur un ton d’autodérision115. Bien entendu, à cette étape de la leçon, le professeur continue de relier les notions rencontrées à un contexte de débats et d’institutions qui les déterminent et les débordent116. Mais telles des notes en bas de page, ces remarques n’influent aucunement sur le mouvement de lecture du texte qui se poursuit sans nulle référence extérieure à celui-ci. Dans cette partie à la fois limpide et littérale du commentaire, la « tyrannie » est mentionnée comme vocable de la tragédie (τύρανι), nullement comme figure historique précise. Le fait qu’Œdipe ne daigne compter que sur ses propres capacités est bien indiqué, mais sans être encore raccroché à un quelconque régime politique. Dans ce moment précis de la lecture, la solitude d’Œdipe n’est que la condition de sa propre recherche d’une vérité dont il veut être le seul opérateur.
72Ce n’est en fait que dans le deuxième temps de l’analyse que Foucault développe ce qui était déjà audible dans les conférences de Rio, non sans avoir préalablement indiqué la coupure : « Alors quelques mots, maintenant, sur le pouvoir » (ibid.). Suit un long développement qui reprend la question du gouvernement mis en œuvre par Œdipe – sa prétention à piloter seul le navire – dans le contexte cette fois-ci de la Grèce du ve siècle et sa critique du modèle tyrannique. La tragédie se retrouve alors insérée dans une lecture globale de la vie politique grecque, à la naissance de la démocratie. Mais entre la τέχνη d’Œdipe et ses corrélations avec des formes historiques de savoir-pouvoir, il y a le moment du texte, qui offre à la lecture la trace singulière d’un rituel de vérité.
73Jusque dans la conclusion de la leçon, Foucault maintient cette singularité en distinguant la procédure elle-même qui mène Œdipe au vrai, de la manière dont le roi solitaire a voulu faire fonctionner cette procédure à l’intérieur du modèle tyrannique. La condamnation qu’entraîne avec lui le dénouement de la pièce ne porte donc pas sur la procédure en tant que telle – reconnue bonne et efficace en soi – mais sur son usage politique particulier117. La critique du pouvoir dans Œdipe roi, dont seule la référence à un certain contexte historique éclaire le sens, ne rencontre la τέχνη d’Œdipe qu’à partir du moment où la tragédie laisse cette dernière entre les mains d’un « maître unique » (ibid.), c’est-à-dire d’un oligarque.
Du fils Œdipe aux Pères chrétiens : radicalisation d’une lecture
74Si nous revenons à notre question première concernant le lien entre les présupposés méthodologiques et les pratiques de lecture, il importe de relever que les « rituels de vérité » ouvrent pour Foucault un nouveau rapport au texte, distinct des modèles qu’il avait utilisés dans le passé (pratiques discursives et exemplarité). Les leçons des 16 et 23 janvier 1980 proposent la lecture littérale, guidée par une lexicologie minutieuse, d’une œuvre considérée dans son autonomie et son originalité : Œdipe roi. À l’opposé ou en contrepoint, les procédures de gouvernement politique continuent d’obéir à une lecture conjointement littérale et générale, passant aisément du texte au contexte, au risque de manquer la spécificité de l’espace propre à la tragédie. Ainsi du pouvoir tyrannique qui est conjointement ce que clame le chœur au milieu de la pièce et la « matrice de la pensée politique »118 grecque au ve siècle. À la fois le mot d’une intrigue et une figure historique précise.
75Succédant à la lecture œdipienne, les lectures chrétiennes puis stoïciennes du cours Du gouvernement des vivants vont alors radicaliser le mouvement en ne conservant que le premier type de lecture. Il n’y a plus que le texte, car il n’y a plus que les régimes de vérité. Or, cette implication ne va pas de soi. En apparence, il n’y a nulle raison en effet de confiner ainsi les régimes de vérité au domaine textuel, étant entendu qu’ils n’ont pas moins de réalité dans la vie sociale des sujets que les régimes politiques. Le changement dans la manière de lire est pourtant patent à compter de la leçon du 6 février 1980 portant sur la Didachè et la Première Apologie de Justin, dont la lecture ne glisse jamais vers les marges du texte pour évoquer la situation politique ou la réalité sociale. À compter de ce moment, l’attention portée aux mots au détriment des choses va devenir exclusive de toute autre lecture, au point de suspendre les régimes de vérité au-dessus du bruit et de la fureur de l’histoire. Dans la première partie, nous avions relevé le caractère lapidaire des références historiques données par le cours, dessinant un simple horizon culturel ou politique ne déterminant en rien les régimes de vérité tels qu’ils sont concrètement mis en œuvre. Pour les premiers siècles chrétiens, la mention des hérésies ou des persécutions n’est l’occasion que de brèves notules ; la conversion de l’empereur Constantin, qui demeure encore aujourd’hui un point de butée pour l’historien119, n’est pas même évoquée. Du fils Œdipe aux Pères chrétiens, Foucault a considérablement réduit la voilure de sa recherche, alors que la notion de « régime de vérité » s’inscrit en apparence dans le prolongement direct de celle de « rituel de vérité » ou d’« alèthurgie », utilisée dans le commentaire d’Œdipe.
76Étrange modification des conditions de traversée des textes, donc. La délimitation d’un domaine distinct des régimes juridico-politiques – en ce sens qu’il est irréductible aux connaissances et aux sujétions que ces régimes réclament comme moyen et fin de leur exercice – était bien affirmée dès l’ouverture du cours, à l’occasion de la lecture d’un texte de Cassius concernant l’empereur Septime Sévère120. Mais avant de mettre le cap en direction du christianisme, le professeur ne semblait pas vouloir accorder à ce qu’il appelait encore « rituels de vérité » une place exclusive dans son analyse. Il avait choisi de respecter leur autonomie, mais dans l’unique fin de mieux les articuler aux arts de gouverner. Le projet initial était bien de décrire les relations entre exercice du pouvoir et manifestation de la vérité, ou encore entre « hégémonie » et « alèthurgie » (ibid.). L’analyse d’Œdipe roi, dans les deux moments que nous venons d’isoler, en est un bon exemple. L’analyse des Pères, quant à elle, ne connaît plus qu’un unique moment : celui des régimes de vérité, dans leur inscription exclusivement textuelle. Il nous faut maintenant tenter de démêler les raisons de cet exclusivisme, en nous attardant tout d’abord sur un précurseur, dans l’œuvre de Foucault, de ce nouveau rapport au texte.
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77Ce précurseur, nous l’avons déjà rencontré dans notre recherche, et il convient d’autant plus d’y faire une nouvelle halte que s’y trouve l’annonce précoce des régimes de vérité : il s’agit de la réponse à Jacques Derrida au sujet des Méditations métaphysiques, où celui-ci se voit reprocher d’être allé « bien au-delà de ce que dit le texte cartésien : ou plutôt […] bien en deçà de ses singularités »121. Cette remarque n’est pas aussi innocente qu’il y paraît, replacée dans le contexte encore proche d’une Archéologie du savoir pour laquelle « ce que dit le texte cartésien » n’aurait précisément pas grand sens. C’est la volonté de contrecarrer Derrida sur son propre terrain, c’est-à-dire celui des « traces textuelles »122, qui mène Foucault à réinvestir le commentaire littéral, tout en cherchant à garder pour lui la fraîcheur de la méthode archéologique, qui s’accorde pourtant mal avec ce souci de la lettre. La gêne de Foucault est lisible dans le fait que l’adjectif « discursif » est tantôt employé en un sens banal, pour décrire le simple commentaire de texte, tantôt dans le sens précis qu’il avait en 1969, pour indiquer ce niveau de l’analyse sous-jacent aux mots et aux thèmes du discours123. Arrêtons-nous sur la manière dont Foucault se ressaisit du texte de Descartes, une décennie après son commentaire dans Folie et déraison.
78La troisième partie de la contre-démonstration de Foucault s’appuie sur le « vocabulaire employé »124 par Descartes, en établissant des champs sémantiques qui permettent de soigneusement distinguer deux exercices différents dans le cheminement du doute : celui concernant la folie, celui concernant le rêve. Lisons attentivement les termes utilisés par Foucault : « Paragraphe de la folie : vocabulaire de la comparaison […]. Paragraphe du rêve : vocabulaire de la mémoire » (p. 1119, nous soulignons). Dans sa progression, ce commentaire littéral consiste à dégager : 1) la « nature de l’exercice » (p. 1119) cartésien indiquée par son vocabulaire ; 2) les « thèmes » (p. 1119) de l’exercice indiqués par les exemples choisis par Descartes ; 3) l’« épreuve centrale » (p. 1119) indiquée par le récit qu’en fait Descartes ; 4) l’« effet de l’exercice » (p. 1120-1121) indiqué par les phrases qui scandent les décisions de Descartes. Nous sommes bien dans une simple analyse de texte.
79Au terme de sa plaidoirie méticuleuse, Foucault assimile cependant cette analyse à celle des « pratiques discursives » (p. 1135), afin de souligner son incompatibilité avec la grammatologie de Derrida. Étrange rattachement, qui semble sinon trompeur, à tout le moins superflu. Il n’est pas sûr en effet que l’attention de Foucault dans son commentaire aux « différences littérales des mots » (p. 1124) ait besoin du lourd outillage de l’archéologie pour s’opérer ; surtout quand on se rappelle que les mots ne constituent pas le lieu d’investigation de l’archéologie : « pas plus de description d’un vocabulaire [écrivait Foucault en 1969] que de recours à la plénitude vivante de l’expérience »125. Quant aux « événements »126 qui se produisent dans le texte cartésien et aux « modes d’implication du sujet » (ibid., p. 1135) dans celui-ci, ils ont un sens différent de ceux développés par L’archéologie du savoir. Dans son commentaire de Descartes, Foucault s’intéresse en effet à ce que dit le texte de la place occupée par le sujet méditant et des effets que cette méditation a sur lui. Pour l’archéologie, il s’agirait au contraire de se situer à un niveau inférieur, afin de définir le statut du sujet qui parle en ce lieu nommé « Descartes » : sa fonction institutionnelle et sa position par rapport à l’objet du discours, qui déterminent l’existence singulière des signes formant les Méditations métaphysiques. Bref, ce qui permet au sujet du discours de prendre ainsi la parole et de dire ces choses-là. Or, ces deux champs d’étude – le régime de vérité décrit par le texte et le régime de vérité du texte (génitif subjectif) – ne se recouvrent pas nécessairement, ils ne se recouvrent même que rarement. Les faire coïncider supposerait de faire appel sous le texte cartésien à une expérience « réelle » de la méditation qui serait homogène au discours qu’elle a produit. Force est de constater que Foucault glisse par moments vers cette supposition, comme si le sujet énonçant les Méditations et le sujet énoncé par elles – le « Je » du texte – étaient le même127. Mais pour une stricte analyse archéologique, ce serait trop accorder à Descartes d’entériner ainsi le rôle fondateur de la part mentale et subjective de l’exercice méditatif.
80Pour le reste de la démonstration, l’exclusion de la folie qui permet à un sujet de se qualifier comme sujet doutant peut effectivement être mise au compte d’une analyse archéologique des Méditations, dégageant les conditions de production de leurs énoncés. La mise en lumière de cette exclusion n’est pas le résultat du commentaire littéral de l’exercice méditatif, puisque ce dernier n’aboutit qu’à montrer qu’il n’y a pas continuité entre l’expérience décrite de la folie et l’expérience décrite du rêve. Seul le rattachement des termes insanus, demens et amens à des pratiques médicales et judiciaires extérieures au texte – qualifiant respectivement le malade et l’incapable légal – permet de déduire leur rôle successivement « caractérisant » et « disqualifiant »128. C’est bien le domaine juridique, la « question de droit »129, qui vient déterminer de l’extérieur cette qualification du sujet pensant et méditant, tenant discours sur le rêve et la folie, et non ce que dit le texte cartésien à son égard. En faisant appel dans un second temps aux partages opérés par les institutions médicales et judiciaires, Foucault dégage ainsi ce que L’archéologie du savoir avait nommé des « instances de délimitation »130 du discours.
81En revanche, le « régime de vérité » du texte cartésien, si nous prenons le génitif en son sens maintenant objectif, c’est-à-dire ce qu’il propose au sujet de faire comme exercice de pensée, n’est rien d’autre que l’objet de son discours, dont le sens doit être suffisamment obvie pour guider les actes réflexifs du lecteur. L’interprétation littérale est alors justifiée si l’enjeu de l’analyse est de décrire cette fonction de guidage, caractéristique des écrits appartenant à la grande tradition des « conseils d’existence »131. Les modifications dans la manière de lire les textes, apparues discrètement en 1972 et de manière encore plus nette en 1980, commencent ici à s’éclairer.
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82Lire certains régimes de vérité dans « l’économie visible du texte »132, comme le propose à sa manière Foucault en 1972, c’est-à-dire dans le seul « jeu des oppositions sémantiques et grammaticales » (p. 1131), n’est pas revenir à cette transparence du langage fustigée par L’archéologie du savoir. Il s’agit de faire droit à un type particulier d’écrits, qui doivent être étudiés par l’historien en fonction de ce qu’ils requièrent du côté du lecteur : une compréhension suffisamment immédiate pour qu’elle puisse être traduite en actes. Comme Foucault le rappellera à ses auditeurs en 1982, les Méditations cartésiennes plongent leurs racines dans l’usage grec de la μελέτη (meditatio)133. Or, parmi les supports de l’antique exercice de la μελέτη se trouvent justement l’ensemble des recueils de conseils et résumés d’enseignements rédigés par le maître ou son disciple, dans le but d’être mémorisés et appliqués. Ainsi par exemple des Entretiens et du Manuel d’Épictète, régulièrement cités dans les derniers enseignements au Collège de France, de 1980 à 1984. Ces textes « avaient pour rôle d’être des opérateurs »134, une « armature de la vie quotidienne » (p. 21), est-il précisé dans l’introduction à L’usage des plaisirs en 1984. Dans les leçons sur le monachisme chrétien, cela peut être éclairé par le choix préférentiel de Foucault pour l’œuvre de Cassien : si cette œuvre l’intéresse en priorité pour comprendre le fonctionnement réel du monachisme, c’est parce qu’elle n’est ni une règle générale de vie (comme la Règle de saint Pacôme) ni un témoignage sur la vie héroïque de quelques moines dessinant un idéal lointain (comme l’Histoire lausiaque). Elle est « un recueil de pratiques » par lequel Cassien « montre comment ça fonctionne, il montre comment on vit dans un monastère »135.
83À distance de cette littérature, Œdipe roi n’est pas un écrit ascétique ; la τέχνη individuelle mise en intrigue par Sophocle a d’abord pour but de manifester une vérité générale (vérité des faits ou vérité de soi), sans requérir une transformation préalable du sujet qui manie cette τέχνη. Les écrits ascétiques, qu’ils soient chrétiens ou gréco-romains, font au contraire de la vérité ce qui doit faire plier l’être même du sujet : régime de vérité, au sens de gouvernement de soi par la vérité. La finalité de leur lecture indéfiniment reprise n’est nullement de pénétrer la pensée de l’auteur, de découvrir le sens profond de ce que les mots signifient, mais, à force de les parcourir des yeux ou de les entendre, il s’agit de les graver dans son esprit afin de convertir un objet de méditation en principe d’action. La pensée d’une chose – par exemple la mort, le dénuement – doit nous préparer à l’expérimenter136.
84Le nouvel usage des textes qui se fait jour en 1980 peut alors être éclairé par ce que dit la philosophie antique de la manière dont le disciple doit s’atteler à la lecture, au moins dans sa dimension proprement cognitive. En définissant le mode antique de lecture de ces manuels, Foucault définit par le même mouvement ses propres règles d’analyse. Le recoupement est pour le moins suggestif, si l’on se reporte au cours L’herméneutique du sujet (1981-1982) :
[…] cette fonction méditative comme exercice du sujet se mettant par la pensée dans une situation fictive où il s’éprouve lui-même, c’est cela qui explique que la lecture philosophique soit – sinon totalement, du moins pour une bonne part – indifférente à l’auteur, indifférente au contexte de la phrase ou de la sentence. (p. 341, nous soulignons)
85Cette double indifférence requise du côté du disciple, pour que soit respecté l’enjeu pratique et non théorique de ces textes, reflue sur la lecture de l’historien, si ce dernier veut les comprendre à l’horizon de la fin pour laquelle ils ont été écrits. Appliquer aux manuels spirituels une lecture « positiviste », mettant entre parenthèses à la fois leur contexte historique et leurs règles discursives de formation, c’est les considérer exclusivement comme des « actes de langage directs », pour reprendre une expression de la pragmatique. Sont ainsi contournées les questions posées par l’archéologie du savoir et la généalogie des formes de rationalités, aussi bien que celles posées par une analyse communicationnelle en termes de marquages linguistiques du locuteur et des destinataires. Sans se soucier des lieux où ils naissent, les textes sont lus du côté où ils sont supposés fonctionner. Or, cette performance discursive considérée comme acquise est bien la « transmission en quelque sorte nue de la vérité elle-même » (ibid., p. 366), ou encore la concentration de l’auditeur sur la tâche à accomplir, sans que l’arrière-plan ou les conditions de possibilité de la parole dite viennent perturber celle-ci.
86Analysant ainsi les régimes de vérité à même le texte, Foucault pratique ce que nous pourrions appeler une naïveté seconde. Cette posture méthodologique revient à étudier ces textes dans leur effort pour être transparents à l’action, immédiatement compréhensibles et applicables, comme le recommande par exemple Sénèque, commenté en 1982 dans le cours L’herméneutique du sujet. Notons que le passage suivant n’est pas exactement une citation du philosophe stoïcien, mais une libre reprise par Foucault d’un argument qui se trouve dans une lettre de Sénèque à Lucilius :
Et pour que ce discours fasse place à la vérité, il faut, dit [Sénèque], qu’il soit simplex, c’est-à-dire transparent : qu’il dise ce qu’il a à dire, qu’il n’essaie pas de le vêtir, de l’habiller, et par conséquent de le déguiser, soit par des ornements, soit par une dramaticité quelconque. Simple : il doit être simple comme de l’eau pure, la vérité doit y passer. (p. 383)
87L’historien devra ainsi recevoir le texte comme simplex, terme qu’il convient mieux de traduire par « sans artifice » et « sans détour », comme il peut se dire dans la littérature stoïcienne d’un timbre de voix ou d’un comportement moral137.
88Justifiée, cette approche littérale des textes pose cependant immédiatement sa propre limite : pour les manuels grecs comme pour les manuels chrétiens, le revers de la lecture littérale est le déni de la rhétorique, que Foucault oppose trop vite au « franc-parler » (παρρησία) comme seule règle de la parole philosophique138. Dans le passage précédemment cité, c’est bien l’art rhétorique qui est fustigé, à travers les habits et ornements du discours mentionnés. Étudier ces ornements, c’est-à-dire les « manières de dire » et l’impact recherché sur l’auditoire, demanderait précisément de dépasser une compréhension littérale pour définir les positions respectives de l’émetteur et du récepteur dans une situation concrète de transmission. Pourraient alors s’entendre dans le texte une ironie, une familiarité avec l’auditeur qui passent par l’évocation de notions communes (figure de la prolepse) et excèdent le seul franc-parler. Ainsi chez Épictète, même si l’organisation des éléments du discours ne doit pas viser des effets pathétiques chez le disciple (comme la persuasion ou la séduction), mais la seule appropriation des préceptes en vue de l’action, l’enseignement du philosophe doit néanmoins s’adapter aux différentes catégories d’interlocuteurs et à leur précompréhension de la philosophie139. Il y a donc des modulations du discours philosophique qui méritent d’être étudiées, en fonction d’une certaine situation d’enseignement : la parole à destination d’une assemblée pouvant différer de la direction spirituelle individuelle. Seule une analyse rhétorique permet de saisir ces différences qui ne sont pas qu’ornements, mais touchent au contenu même du discours et à son interprétation.
89À cette critique formulée par Laurent Jaffro140, à qui nous empruntons les références ci-dessus, nous pourrions joindre une semblable concernant le monde chrétien. En effet, l’oubli de la rhétorique vaut également pour les recommandations et histoires édifiantes à l’intention des moines dans le monachisme primitif : Foucault ne prend pas en considération les niveaux de langage utilisés par les Anciens en fonction de l’état d’avancement de leur interlocuteur (laïc, postulant, novice, moine éprouvé), prenant ainsi systématiquement au pied de la lettre les aphorismes extravagants des Pères du désert et leur reprise chez Cassien141. Ici encore, le style de l’apophtegme varie pourtant selon que la parole est destinée à un individu ou à une communauté ; qu’elle est prononcée par un moine pourvu d’un charisme particulier ou par le commun des moines ; en vue de répondre à une question anxieuse concernant le salut ou de donner un simple éclaircissement concernant l’Écriture142. À l’opposé, Foucault ne replace jamais l’apophtegme dans une situation concrète de communication.
90La modification dans la manière de lire les textes, initiée par l’étude de Sophocle et la notion d’« alèthurgie », s’accentue avec les Pères de l’Église, parce que la finalité de leurs écrits est différente : non seulement présenter un rite ou un exercice, mais inviter le lecteur à s’y appliquer. Par rapport à la lecture d’Œdipe roi proposée en ouverture du cours, nous avons relevé la radicalisation qu’opèrent les lectures chrétiennes immédiatement consécutives : les « rituels de vérité », comme corrélats singuliers de l’exercice du pouvoir, cèdent la place à des régimes autonomes de pratiques, dont l’articulation possible au domaine juridico-politique est simplement annoncée, sans être mise en œuvre. Cela permet d’établir un lien entre la notion de régime de vérité et la méthode de lecture qui lui est immédiatement contemporaine.
91Notre interprétation du changement méthodologique n’a cependant pas distingué la littérature ascétique chrétienne de la littérature ascétique gréco-romaine, alors que la chronologie du cours donne la priorité à la première. Nous pourrions alors risquer une hypothèse sur le rôle particulier joué ici par les textes chrétiens. Il ne serait pas incongru en effet de supposer que le virage a été accentué par la confrontation à la littérature patristique. Dans cette radicalisation des principes de lecture pourrait sourdre l’attention particulière que porte Foucault à la place occupée par le texte dans le christianisme – attention qui remonte ni plus ni moins à ses premiers écrits. Ce sera là notre dernier mot sur la question, à titre de simple présomption.
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92Dès les années 1960 en effet, le jeune philosophe avait ébauché une réflexion sur le livre chrétien par excellence – la Bible – et la tradition de lecture qu’elle avait suscitée d’Orient en Occident. Entre autres textes143, la postface de 1964 à La Tentation de saint Antoine de Flaubert prend acte de la place singulière occupée par le Livre au milieu des autres livres. Mais elle le fait à un prix élevé par rapport aux propres hypothèses de Foucault : au lieu de réduire le texte à sa matérialité, c’est-à-dire à l’objet-livre, avec ses mots imprimés, la postface évoque le sens chatoyant et ineffable des Écritures, tournant le lecteur vers un « dehors » des mots à nouveau évoqué dans un article de 1966 consacré à Maurice Blanchot. Conscient de cette possibilité de chatoiement du sens au-delà ou en deçà des mots, Foucault, quinze ans plus tard, a la prévenance de lire les Pères dans la lettre, et seulement dans la lettre, pour que celle-ci signifie sans rien évoquer d’autre.
93Relisons la postface de 1964. Mis en regard de Bouvard et Pécuchet qui le rejoint pour s’en écarter, le roman La Tentation de saint Antoine opère un mouvement singulier par rapport à lui-même : il cherche à se nier comme livre pour n’être plus qu’une scène de théâtre144. Sur cette scène, la Bible apparaît alors entre les mains d’Antoine comme « la présence souveraine de l’Écrit » (p. 337). La prolifération indéfinie des autres livres – en particulier ceux innombrables lus par Flaubert pour rédiger la Tentation : histoire des religions antiques, patristique, théologie, tradition tératologique, etc. – demeure invisible dans la lettre du roman et n’éclate par fragments que dans les fantasmes d’Antoine, suscités par le Livre seul. Les autres livres n’exercent leur fascination qu’à partir du texte saint, qui est le premier « lieu de la Tentation » (p. 328), puisque c’est en ouvrant l’Ancien testament – « Écriture même de Dieu » (p. 329) – que l’anachorète voit se déployer devant lui une série d’images qui le bouleversent : scintillement des anciennes civilisations, nuits enivrantes d’Égypte, reine de Saba en son palais, etc. La différence entre les livres accumulés par Bouvard et Pécuchet et le Livre d’Antoine réside dans le motif de leur séduction : les premiers ne tiennent leur puissance que de leur matérialité – du papier imprimé rangé dans l’espace de la bibliothèque – tandis que le second s’impose par son pouvoir imaginant et synthétisant. Le Livre cèle en lui un trésor d’images ne demandant qu’à être libérées. La Bible n’est pas seulement ni d’abord un texte matériel, elle est un espace de vision qui synthétise l’Orient et l’Occident, le passé et l’avenir, les plus anciennes civilisations et celle, chrétienne, encore à venir. À un carrefour de l’histoire humaine, elle est formée des « derniers reflets du monde antique sur l’ombre encore grise d’un univers en train de naître » (p. 335). Elle ne peut à ce titre être rangée sur les rayons d’une bibliothèque comme un parmi d’autres.
94D’où la tradition d’interprétation que la Bible suscita chez les rabbins hellénisés et les premiers Pères d’Orient. Selon Foucault, cette tradition exégétique a déterminé notre rapport occidental aux textes. Dans sa préface à Naissance de la clinique, en parfait accord avec la postface au roman de Flaubert, il souligne que l’exégèse ne s’est pas tant exercée sur la lettre des textes que sur les « symboles » et les « images sensibles » dont regorge le texte biblique145 – description par ailleurs exacte de l’exégèse allégorique, telle qu’elle était pratiquée aussi bien du côté du judaïsme alexandrin (Philon) que des Pères chrétiens (Clément d’Alexandrie, Origène)146. Foucault s’attarde alors sur l’usage moderne du « commentaire » qui présuppose toujours sous le texte la présence d’un reste inépuisable – le signifié – où une parole originelle reposerait silencieuse. Dans cette pratique du commentaire, survit et se réanime sans cesse le rapport au Livre saint :
Nous commentons depuis des années le langage de notre culture de ce point précisément où nous avions attendu en vain, pendant des siècles, la décision de la Parole.147
95Cette attente postule que le signifié est toujours en excès par rapport au signifiant, offrant au commentateur une tâche herméneutique infinie que Naissance de la clinique barre d’un trait. En son lieu et place, Foucault se propose d’étudier le seul événement historique du discours : qu’est-ce qui fait que telle parole à tel moment de l’histoire a été dite ? Cependant, la double éviction du Livre et du commentaire infini n’est pas sans laisser quelques traces. Malgré les efforts déployés pour contourner ces usages exégétiques et les démettre de leur pouvoir révélant, Foucault ne ferme pas complètement la porte à un certain rapport religieux au monde de la parole et du texte : celui de la mystique.
96La particularité du discours mystique est de nier sans cesse ce qu’il énonce concernant les attributs de Dieu : Dieu est non seulement au-delà du sensible, mais également au-delà des mots et des essences. Il faut donc à la fois le dire et se dédire aussitôt. Rappelons que l’adjectif « mystique », traduction du grec μυστικός (caché), apparaît au ve ou vie siècle dans les textes chrétiens, en particulier chez l’auteur de la Théologie mystique, le néoplatonicien Denys l’Aréopagite. À force de multiplier les chemins de traverse, l’archéologie proposée par Foucault semble rejoindre par certains aspects ce discours apophatique, jusque dans la progression de son argumentation qui ne cesse de définir sa position incertaine par la négation de toutes les positions connues148. En fait, l’analyse discursive des énoncés ne conjure pas totalement « l’excès » dénoncé par Naissance de la clinique comme condition et principe du commentaire. Bien entendu, cet excès ne renvoie pas ici à un signifié identique à lui-même, mais à des « systèmes de dispersion »149 qui décrivent seulement des régularités de rapports entre objets, modes d’énonciation, concepts et stratégies. Mais l’objet de la recherche déborde néanmoins sans cesse la phrase prononcée ou le texte écrit, considérés dans leur matérialité. L’énoncé – qui n’est ni proprement linguistique ni proprement matériel – précède la parole ou le texte, étant leur « fonction d’existence » (ibid., p. 115) ; il reste en retrait par rapport à l’articulation déterminée de graphèmes ou de phonèmes, qui forme à chaque fois un système fermé. À la limite des discours prononcés, le geste archéologique ouvre alors un espace de pure extériorité où nul sujet, parlant ou écoutant, écrivant ou lisant, ne peut se retrouver. L’organisation de cet espace ne correspond en effet à aucune synthèse préalable, opérée dans et par le sujet pensant, mais il conditionne toutes les possibilités de synthèse.
97De son côté, la mystique recherche ce qui excède à la fois les mots humains tout en étant leur envers silencieux, puisque l’Être au-delà du dicible et de l’intelligible est la Parole par excellence – « Parole ineffable »150 dit Denys, qui suscite un jeu lexical jamais définitivement gagné. Les mystiques s’appuient sur le langage pour désigner par la négation ce qui, dépassant les capacités de nomination et d’intellection du sujet, échappe à la raison discursive (au sens platonicien de διάνοια151) et s’apparente pour celle-ci à un néant. Seule la sortie du sujet hors de lui-même permet ainsi l’accès au Verbe divin. Là où l’archéologie refuse le thème de l’origine secrète – « si secrète et si originaire qu’on ne peut jamais la ressaisir tout à fait en elle-même »152 –, la quête mystique reste déterminée par un terme qui est en même temps le principe de tout : « Dieu ».
98La différence est donc bien posée. Cependant, dans un article consacré à Maurice Blanchot en 1966, Foucault risque furtivement, sous la forme interrogative, un parallèle entre la pensée mystique et « l’expérience du dehors » décrite par l’auteur de L’espace littéraire. À la suite d’un certain nombre de romanciers modernes, Blanchot fait surgir en sa nudité « l’être du langage »153, rejoignant de plein droit l’effort philosophique objectivé par L’archéologie du savoir154. Foucault n’hésite pas alors à reconnaître que l’écriture de Blanchot et le discours mystique se partagent le même lieu : hors de la subjectivité, ils se tiennent sur le seuil de toute positivité (langage, conscience de soi, savoir) pour qu’apparaisse le vide où ces positivités peuvent se déployer.
Il faudra bien un jour essayer de définir les formes et les catégories fondamentales de cette « pensée du dehors ». Il faudra aussi s’efforcer de retrouver son cheminement, chercher d’où elle nous vient et dans quelle direction elle va. On peut bien supposer qu’elle est née de cette pensée mystique qui, depuis les textes du Pseudo-Denys, a rôdé aux confins du christianisme ; peut-être s’est-elle maintenue, pendant un millénaire ou presque, sous les formes d’une théologie négative.155
99Foucault émet cependant aussitôt l’objection que nous venons de formuler un peu plus haut : la pensée mystique, même sortie d’elle-même, espère toujours se retrouver au terme de son errance aveugle dans l’Être qui est Parole (ibid., p. 549) ; tandis que l’expérience du dehors, au même titre que l’archéologie, n’ouvre que sur un « espace blanc, indifférent, sans intériorité »156. La mystique demeure cependant dans le texte foucaldien comme « une possibilité encore incertaine »157, une expérience à la fois lointaine et voisine de cette expérience du dehors qui précipite l’archéologie hors du sujet et de la trame visible des mots. Certains théologiens contemporains ne s’y sont d’ailleurs pas trompés dans leurs usages parfois surprenants de Foucault158.
100Il n’est alors pas étonnant que Foucault, abordant une dizaine d’années plus tard des textes patristiques qui, rappelons-le, étaient encore lus au Moyen Âge comme faisant partie intégrante des Écritures, ait voulu écarter la proximité avec la mystique – proximité d’autant plus grande et dangereuse que certains régimes de vérité chrétiens, en particulier ceux de tradition néoplatonicienne, font de l’union obscure et indicible à Dieu leur fin ultime dès ici-bas159. Mais il fallait pour cela éviter l’ambiguïté entretenue quelques années auparavant d’un espace sous-jacent au discours, d’un excès de l’objet de la recherche sur les textes pris dans leur matérialité. La « chaîne manifeste, visible et colorée des mots »160, brisée en son temps par l’archéologie, devint dès lors le seul support possible de l’analyse, afin de lire les manuels uniquement comme des principes d’action. Au risque d’oublier ce que l’archéologie prenait pourtant en charge : les groupes sociaux, les espaces institutionnels et les types de gouvernement collectif qui précèdent le discours. Ceux-ci sont désormais relégués dans un domaine distinct, celui des « régimes juridico-politiques », qui finissent par disparaître complètement des leçons chrétiennes de 1980.
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101Après avoir défini ces principes de lecture, à la fois dans leur cohérence et leur limite intrinsèques, il nous faut maintenant descendre à ce niveau inférieur qui relève d’un art de la fabrication ou encore d’une poïétique, en ce lieu rarement visité où le philosophe-historien manipule les textes : comment les sélectionne-t-il, comment les traduit-il afin de les inclure dans une interprétation générale du « christianisme » qu’un décès prématuré a malheureusement laissée en suspens ? Dans la partie qui va suivre, nous nous concentrerons exclusivement sur les textes chrétiens des premiers siècles utilisés dans le cours Du gouvernement des vivants. Par souci de méthode, nous privilégierons l’enregistrement sonore du cours, afin d’intégrer dans notre analyse la dramaturgie propre à l’énoncé oral. Le manuscrit préparatoire ne sera sollicité que pour vérifier occasionnellement certaines hypothèses ou mesurer l’écart entre la prise de notes et le moment singulier de la leçon publique161.
Notes de bas de page
1 Dans les conférences à l’université catholique de Louvain en 1981, Foucault se propose de faire une « histoire politique des véridictions ». Nous utilisons la transcription des conférences réalisée par l’université de Louvain, en dépit de sa qualité médiocre (coquilles constantes sur les noms propres, transcription proche de la prise de notes) : Cours Mal faire, dire vrai. Fonctions de l’aveu. Conférences réalisées dans le cadre de la chaire Francqui, Université catholique de Louvain, 1981. – Tapuscrit, 159 pages ; 30 cm [Archives IMEC]. Nous en corrigeons cependant les erreurs d’orthographe et de ponctuation les plus évidentes.
2 DE « Structuralisme et poststructuralisme », no 330, II, p. 1264. Le terme allemand cité par Foucault semble croiser le Wahrsager d’Ainsi parlait Zarathoustra avec Aurore, I, 91.
3 Cours Mal faire, dire vrai. Fonctions de l’aveu.
4 « J’essaierai d’abord de vous proposer une brève analyse de ce qu’on peut entendre par aveu et d’esquisser une très brève théorie de l’aveu comme un “speech act” » (Cours Mal faire, dire vrai. Fonctions de l’aveu). La notion de speech act (acte de parole) a été forgée par le philosophe anglais John L. Austin dans une conférence célèbre de 1955, pour indiquer que le langage ne sert pas d’abord à décrire la réalité mais à accomplir des actes, comme lorsqu’on déclare « la séance est ouverte » (J. L. Austin, How to do things with words, Oxford, Clarendon Press, 1962). Cette assimilation de l’aveu à un acte de langage est d’autant plus intéressante que L’archéologie du savoir avait exclu ce modèle pour définir l’énoncé, objet de l’archéologie (L’archéologie du savoir, p. 110-112). Quand l’expression revient en 1981, elle doit beaucoup également à la rencontre du philosophe américain John R. Searle (voir J. R. Searle, Speech Acts, Cambridge, Cambridge University Press, 1969), avec qui Foucault dialogue longuement en 1979. La discussion se poursuivra dans le cours de 1982-1983 : Foucault ne prononce nulle critique vis-à-vis de la philosophie du langage anglo-saxonne, mais montre simplement pourquoi les énoncés « parrèsiastiques » ne sont pas des énoncés performatifs : Le gouvernement de soi et des autres, p. 59 et suiv.
5 Les anormaux, p. 156.
6 La volonté de savoir, p. 89-90.
7 DE no 16, « L’eau et la folie », I, p. 298-299 ; DE no 295, « Sexualité et solitude », II, p. 988. Repris dans le cours Mal faire, dire vrai. Fonctions de l’aveu.
8 Les anormaux, p. 180.
9 Pour reprendre un thème développé dans Surveiller et punir, p. 179-183.
10 Les anormaux, p. 172. Dans l’Ancien Testament, cet effacement complet est exprimé dans le Psaume 51(50), verset 11 : « Détourne ta face de mes fautes, et tout mon mal efface-le » (Ps. 51, 11, traduction Bible de Jérusalem).
11 DE no 198, « La vie des hommes infâmes », II, p. 245. Foucault signale cependant dans une conférence de 1980 que l’aveu dans la cure psychiatrique a également vertu d’effacement, mais cet effacement ne concerne pas celui qui reçoit l’aveu (le psychiatre), mais la matière avouée (la folie). Dire « je suis fou » marque la fin de la folie ; de même que dire « je suis pécheur » efface aussitôt le péché par l’absolution reçue du prêtre.
12 DE no 198, « La vie des hommes infâmes », II, p. 245, nous soulignons.
13 Telle est la règle Credere tenetur (citée par J. Delumeau, L’aveu et le pardon. Les difficultés de la confession, xıııe-xvıııe siècle, Paris, Libraire générale française, 1992, p. 95-96). Au-delà de la période prérévolutionnaire étudiée par Jean Delumeau, notons que cette maxime se retrouve dans un ouvrage majeur du xixe siècle consacré à la confession, qui rappelle avec force : « Un simple soupçon sur la sincérité du pénitent, la crainte qu’il ne retombe dans le péché, ne sont pas des raisons suffisantes de lui refuser l’absolution. […] Au tribunal sacré, il faut s’en rapporter au témoignage du pénitent pour ou contre lui » (T. Gousset, Théologie morale à l’usage des curés et des confesseurs, t. II, 9e édition, Paris, Jacques Lecoffre et Cie, 1853, p. 353-354). Cet ouvrage est cependant trop tardif pour être mentionné par Foucault.
14 Selon le Catéchisme du concile de Trente, au moment de la confession, le mouvement sincère de conversion et la détestation globale de tous les péchés passés priment sur le souvenir de chaque péché en particulier et de leurs circonstances (J. Delumeau, L’aveu et le pardon, déjà cité, p. 93).
15 Les anormaux, p. 165.
16 La définition doctrinale de la confession comme « sacrement » est tardive dans l’histoire de l’Église. Dans les Écritures, le terme « sacrement » ne désigne pas un rite. Dans les Bibles latines, sacramentum traduit le terme grec μυστήριον (le mystère). C’est dans le droit romain que le sacramentum prend le sens de serment sacré à l’empereur, d’engagement militaire. Ce sens juridique est repris par Tertullien, bon connaisseur du droit romain, pour désigner la foi et le baptême (C. Mohrmann, « Sacramentum dans les plus anciens textes chrétiens », The Harvard Theological Review, t. 47, vol. 3, 1954, p. 141-152). Mais la définition de sept sacrements distincts et ritualisés apparaît seulement au xiiie siècle ; elle sera confirmée par le concile de Trente.
17 Selon le Docteur angélique, saint Thomas d’Aquin, le ministre reçoit un pouvoir spirituel pour dispenser les sacrements, ceux-ci désignant d’abord l’action salvifique de Dieu lui-même. Le Christ est la cause principale du sacrement ; le prêtre en est la cause instrumentale. Or, dans sa Somme contre les gentils (1258-1265), Thomas se borne à constater que l’Eucharistie, sacrement principal, nécessite une préparation qui est le sacrement de la confession. Mais il n’est pas encore question d’une préparation à cette préparation. Voir Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, IV, 74, R. Bernier, M. Corvez, M.-J. Gerlaud, F. Kerouanton, L.-J. Moreau trad., Paris, Cerf, 1993.
18 Les anormaux, p. 179.
19 Naissance de la clinique, p. xv.
20 Instructions aux confesseurs de sa ville et de son diocèse. Comme l’indique un répertoire bibliographique personnel de Foucault (Répertoire AZ), ce livre a été lu dans son édition de 1665. Celle-ci est bien l’édition mentionnée par l’éditeur du cours (Les anormaux, p. 184, note 35), qui n’avait pas accès à ce répertoire.
21 L’édition de 1748, citée en note par l’éditeur du cours (Les anormaux, p. 182, note 22), de la Pratique du sacrement de pénitence ou Méthode pour l’administrer de Louis Habert prête ici doublement à confusion. Cette édition de 1748 est une réédition posthume d’un manuel édité sous ce titre pour la première fois en 1714. Or, ce manuel de 1714 est lui-même la version revue, corrigée et augmentée par Habert de son ouvrage de 1688 intitulé Pratique du sacrement de pénitence à destination du diocèse de Verdun. Ce n’est pas la version revue et corrigée qui est la référence de Foucault, mais bien la première édition de 1688. Foucault parle en effet clairement d’un manuel écrit « à la fin du xviie » (Les anormaux, p. 165). Dans le répertoire bibliographique personnel de Foucault (Répertoire AZ), un ouvrage de Habert est d’ailleurs indiqué avec l’édition suivante : « 1689 (1691) ». Il ne peut s’agir que de la Pratique du sacrement de pénitence à destination du diocèse de Verdun, même si la première édition est en fait 1688. L’autre ouvrage noté sous le nom de Habert dans le répertoire, avec pour seule mention la date de 1708, est fort probablement sa Theologia dogmatica et moralis, non citée dans Les anormaux. Si ce répertoire est contemporain de la préparation du cours, cela vérifierait, s’il en est besoin, que Foucault lisait beaucoup plus d’ouvrages pour préparer ses enseignements qu’il n’en citait.
22 Alphonse de Liguori n’est que brièvement cité comme la reprise tardive et simplifiée de ce qui était déjà présent chez Habert ou dans le manuel du diocèse de Strasbourg (Les anormaux, p. 177). Foucault cite également deux ouvrages écrits à destination des séminaristes : Félix Vialart (1664, 2e édition) et Matthieu Beuvelet (1652).
23 Les anormaux, p. 164 et 188.
24 « La difficulté et l’intérêt de l’entreprise historique tentée ici consistent donc à lire ces documents au second degré pour y deviner, entre les lignes, et le comportement réel des confesseurs et les réactions des chrétiens ordinaires soumis à l’obligation de la confession. Comment cette contrainte a-t-elle été concrètement vécue ? » (J. Delumeau, L’aveu et le pardon, déjà cité, p. 7).
25 Les anormaux, p. 165.
26 La bienveillance qui s’exprime généralement dans cette littérature avait certes une fonction tactique : attirer un maximum de fidèles dans le confessionnal. Mais elle répondait également à l’inflation du sentiment de peur devant la question du salut, à l’aube des réformes protestantes et catholiques (J. Delumeau, L’aveu et le pardon, déjà cité, p. 39).
27 Les anormaux, p. 163.
28 Plus largement, ils sont issus de cette tradition bienveillante qui remonte à saint Thomas d’Aquin, et croise aussi bien saint François de Sales et saint Jean Eudes.
29 Joseph Chevassu, curé de Rouses, cité dans J. Delumeau, L’aveu et le pardon, déjà cité, p. 37.
30 J. Delumeau, L’aveu et le pardon, déjà cité, p. 15-17.
31 Ibid., chap. iii : « La confession pour tranquilliser ».
32 DE no 306, « Le sujet et le pouvoir », II, p. 1059.
33 À deux reprises, Foucault parle du « droit d’examen » réservé au prêtre (Les anormaux, p. 165 et 198), qui semble un droit absolu, tout du moins « à la discrétion et à l’initiative du prêtre » (p. 165).
34 Cité dans J. Delumeau, L’aveu et le pardon, déjà cité, p. 39, nous soulignons.
35 Cité dans J. Delumeau, L’aveu et le pardon, déjà cité, p. 28.
36 François de Sales, Correspondance : les lettres d’amitié spirituelle, A. Ravier éd., Paris, Desclée de Brouwer, 1980, p. 158.
37 Le directeur dont il est ici question avait fait prêter quatre vœux à Jeanne de Chantal : lui obéir, ne pas changer de directeur de conscience, garder le secret de ce qu’il lui dirait, ne confier à personne d’autres les tourments de son âme.
38 J. Delumeau, L’aveu et le pardon, déjà cité, p. 30. Voir aussi le chapitre iii : « La confession pour tranquilliser ».
39 Guillaume de La Perrière, cité dans Sécurité, territoire, population, p. 99.
40 Les anormaux, p. 165.
41 L’archéologie du savoir, partie II, chap. iv : « La formation des modalités énonciatives », p. 68-74.
42 Les anormaux, p. 167.
43 Pour l’usage, en ce sens précis, du terme « qualification » : L’ordre du discours, p. 41.
44 Sécurité, territoire, population, p. 182.
45 L. Habert, Pratique du sacrement de pénitence…, cité dans Les anormaux, p. 166.
46 Sécurité, territoire, population, p. 132.
47 DE no 306, « Le sujet et le pouvoir », II, p. 1054-1057.
48 J. Delumeau, L’aveu et le pardon, déjà cité, p. 22.
49 Sécurité, territoire, population, p. 173.
50 Les anormaux, p. 165.
51 DE no 306, « Le sujet et le pouvoir », II, p. 1052.
52 Les anormaux, p. 169-170.
53 L’archéologie du savoir, p. 65.
54 Les anormaux, p. 179, nous soulignons.
55 Les institutions ne sont pas dans la leçon de 1975 la condition de possibilité où un discours se déploie, mais bien l’effet d’un quadrillage que Foucault a défini comme étant d’abord discursif : « Les quadrillages plus fins de la nouvelle christianisation, celle qui commence au xvie siècle, ont amené des institutions de pouvoir et des spécialisations de savoir, qui ont pris forme dans les séminaires, dans les collèges » (Les anormaux, p. 179).
56 C’est tout l’enjeu des chapitres que l’on pourrait qualifier « d’histoire sociale » dans Naissance de la clinique (chapitres ii à v). Le chapitre iii montre comment les changements politiques et institutionnels autour de la Révolution ouvrent un espace où peut naître et se déployer le discours clinique.
57 DE no 80, « Theatrum philosophicum », I, p. 950. Nous avions déjà repéré l’importance de cette notion d’incorporel, empruntée aux stoïciens par l’intermédiaire de Deleuze. Elle avait permis à Foucault de définir la fonction de l’âme dans le dispositif punitif. Il est intéressant de noter à nouveau sa présence discrète dans le cours de 1974-1975, même si le vocable n’apparaît pas. Il est possible en effet de mettre en série l’article de 1970 sur Deleuze et les stoïciens, les pages de Surveiller et punir se réappropriant cette double référence, et la leçon du 19 février 1975. Les similitudes sont frappantes : 1) même métaphore du « flottement » dans le cours de 1975 et dans l’article de 1970 pour décrire cette zone entre les mots et les choses : « Plutôt que de resserrer le sens dans un noyau noématique qui forme comme le cœur de l’objet connaissable, laissons-le flotter à la limite des choses et des mots » (DE no 80, « Theatrum philosophicum », I, p. 950) ; « domaine à la fois complexe et flottant » (Les anormaux, p. 187) ; 2) même rôle assigné aux inventions discursives de « corrélatif [d’une] technique de pouvoir » dans le cours de 1975 (Les anormaux, p. 187) et dans le livre sur la prison (Surveiller et punir, p. 38).
58 Les anormaux, p. 187.
59 L’archéologie du savoir, p. 272. Ce clin d’œil à John L. Austin (How to do things with words, déjà cité) ne signifie pas une réappropriation par l’archéologie de la philosophie analytique. En 1969, l’assertion selon laquelle on fait des choses en parlant se limite à noter le caractère « compliqué et coûteux » de la parole, conséquence de la lourdeur des règles et des conditions que le sujet parlant met en œuvre à son insu. Par contre, comme cité plus haut (voir note 4, ce chapitre), dans les conférences inédites de Louvain en 1981, Foucault se réapproprie pleinement l’expression speech act, au sens que lui donne Austin, pour décrire l’aveu : non pas ce que la parole met en œuvre comme contraintes internes, mais ce qu’elle opère en dehors d’elle, par le simple fait qu’elle a été prononcée dans certaines circonstances. C’est dans ce deuxième sens que nous l’employons ici.
60 Les anormaux, p. 188
61 La chair et le corps, Fragment de la 1re version du tome II d’Histoire de la sexualité, 1978. – Manuscrit, 40 pages ; 30 cm [Archives Daniel Defert]. Cette première version des Aveux de la chair a probablement été rédigée au début de l’année 1978.
62 La chair et le corps, nous soulignons.
63 La « pollution », la « délectation », la « concupiscence » sont des « notions » (ibid.). Par contre, le terme « concept » n’apparaît à aucun endroit de la partie conservée du manuscrit.
64 L’archéologie du savoir, p. 100.
65 Les anormaux, p. 174.
66 Dans la suite de la leçon, Foucault assimile l’âme aux plaisirs et désirs qui habitent le corps (ibid., p. 178), puis à la conscience que le sujet a de ce qui se passe dans le corps (p. 179).
67 Foucault parle indifféremment de la « cartographie peccamineuse du corps » (ibid., p. 174) et de la « physiologie morale de la chair » (p. 180).
68 « […] il s’agit des systèmes selon lesquels on sépare, on oppose, on apparente, on regroupe, on classe, on dérive les unes des autres les différentes “folies” » (L’archéologie du savoir, p. 58). Ceci peut être appliqué aux différents « péchés ».
69 L’archéologie du savoir, p. 74.
70 La contrition est bien définie par Foucault comme un pré-requis (Les anormaux, p. 168), mais le débat avec les attritionnistes n’est pas même mentionné. Plus loin, Foucault fait une allusion rapide à la casuistique, mais ne juge pas ces controverses pertinentes pour l’analyse : la casuistique, « vieux juridisme de la pénitence », n’est pas nouvelle, alors que cette « technologie de l’âme et du corps » l’est (ibid., p. 178). Le manuscrit inédit de 1978 évacue également le débat de surface, pour revenir au système discursif qui l’a rendu possible : « Le “laxisme” de certains membres de la Société de Jésus et de plusieurs confesseurs mondains du xviie siècle [illisible] beaucoup pour cette prolifération de la casuistique ; mais on peut dire en retour que ce “laxisme” n’aurait pas pu avoir de telles possibilités d’intervention s’il n’avait eu à sa disposition l’analyse subtile de la concupiscence. Peu importe d’ailleurs le laxisme : lui-même et son adversaire rigoriste se sont développés sur le fond de ce qu’on pourrait appeler la grande “pénitentialisation de l’âme”, aux xvie et xviie siècles. De l’âme, je devrais dire cette couture de l’âme et du corps où naissent les passions, les images, les excitations sensibles, les délectations et les voluptés » (La chair et le corps).
71 Cité dans J. Delumeau, L’aveu et le pardon, déjà cité, p. 47.
72 J. Delumeau, L’aveu et le pardon, déjà cité, p. 50.
73 Pour connaître les dispositions du sujet, il y a des questions précises que le confesseur doit poser, comme l’indique un manuel de Gerson (cité par Jean Delumeau, ibid., p. 77-78), que l’on peut lire en se rappelant que le confesseur doit croire ce que lui dit le pénitent (principe du credere tenetur : voir note 13, ce chapitre). Le régime de vérité de la contrition renverrait alors strictement à la manière dont le sujet doit parler, se comporter, pour être jugé « contrit ». Par contre, Jean Delumeau en reste bien à la dimension psychologique du débat, en cohérence avec son projet d’une histoire des sentiments de peur et de sécurité en Occident : « Il n’était pas indifférent pour le catholique d’autrefois d’avoir en face de lui […] un prêtre rigoriste ou indulgent. Son confort psychique, sa vie de relations, ses comportements quotidiens pouvaient [en] être modifiés » (p. 12).
74 Les anormaux, p. 169.
75 J. Delumeau, L’aveu et le pardon, déjà cité, p. 96.
76 Les anormaux, p. 169.
77 J. Delumeau, L’aveu et le pardon, déjà cité, p. 67.
78 Ce que Foucault appelle précisément « l’étage terminal » du discours (L’archéologie du savoir, p. 99). Le paragraphe continue ainsi : « L’analyse reste en deçà de ce niveau manifeste, qui est celui de la construction achevée […] bref, elle laisse en pointillés la mise en place finale du texte » (L’archéologie du savoir, p. 100, l’auteur souligne).
79 Sécurité, territoire, population, p. 177 (voir également, p. 169 : « cette esquisse très vague, très rudimentaire, très élémentaire »).
80 « Oui, tout ceci est une description fictive, en ce sens, que je la bâtis à partir d’un certain nombre de textes qui ne sont pas d’un seul psychiatre ; car s’ils étaient d’un seul psychiatre, la démonstration ne vaudrait pas » (Le pouvoir psychiatrique, p. 5, nous soulignons).
81 Sécurité, territoire, population, p. 173.
82 Sur les seize citations, treize sont introduites par le nom de l’auteur suivi du verbe « dire ».
83 Cette année 1978, peu de temps après son cours au Collège de France, Foucault insiste dans une conférence prononcée à Tokyo sur l’importance de répondre à la question « empirique » de « l’usage quotidien » du pouvoir : DE no 232, « La philosophie analytique de la politique », II, p. 541.
84 J. Delumeau, L’aveu et le pardon, déjà cité, p. 7.
85 Sécurité, territoire, population, p. 139.
86 Il faut défendre la société, p. 194, nous soulignons.
87 Pour comprendre l’art effectif de gouverner, Foucault prend ses distances avec les textes de Giovanni Botero, Giovanni Antonio Palazzo et Bogislaw Philipp von Chemnitz, penseurs de la raison d’État, car ils sont jugés trop théoriques : « la plupart de ces textes sont tout de même des textes un petit peu théoriques et spéculatifs qui ont encore quelque chose comme un relent platonicien » (Sécurité, territoire, population, p. 296). Foucault leur préfère des textes « qui émanent de gens plus proches à coup sûr de la pratique politique, qui y ont été directement mêlés » (ibid., p. 297), comme Sully ou Richelieu.
88 Revenant sur les textes théoriques de Botero et Palazzo qu’il avait commentés, Foucault précise : « Tout cela évidemment est tout à fait insuffisant pour arriver à repérer ce qu’a été réellement le fonctionnement de cette raison d’État » (ibid., p. 295, nous soulignons) ; « Et là on voit que cette théorie du maintien de l’État est tout à fait insuffisante pour recouvrir la pratique réelle de la politique et la mise en œuvre de la raison d’État » (p. 297, nous soulignons).
89 Sécurité, territoire, population, p. 104.
90 Cette conférence est reproduite dans Leçons sur la volonté de savoir. Œdipe fera à nouveau retour dans les conférences de Louvain en 1981, qui reprennent quant à elles le cours au Collège de France de 1979-1980, sans modification notable : Cours Mal faire, dire vrai. Fonctions de l’aveu.
91 DE no 139, « La vérité et les formes juridiques », I, p. 1425 ; la leçon du 16 janvier 1980 parle de « mécanique des moitiés » ou d’un « jeu de six moitiés ».
92 Redite qui lui permet, non sans malice, de vérifier que le public ne suit pas ou ne revient pas à ses cours – rappelons que les conférences de Rio reprennent en partie une leçon au Collège de 1970-1971 : « c’est un exemple dont j’ai un peu traité, dont j’ai un peu parlé, il y a au moins […] neuf ans à peu près. Alors j’ai fait quelques sondages, il semble que peu de gens s’en souviennent, ce qui prouve que grâce au ciel, ils ne restent pas là neuf ans » (leçon du 16 janvier 1980).
93 DE no 139, « La vérité et les formes juridiques », I, p. 1422.
94 Leçon du 16 janvier 1980.
95 « Œdipe – non pas blason de l’inconscient, […] mais figure du souverain porteur d’un savoir excessif » (Leçons sur la volonté de savoir, p. 250).
96 DE no 139, « La vérité et les formes juridiques », I, p. 1408.
97 Ibid., p. 1432-1434 ; et leçon du 23 janvier 1980.
98 DE no 139, « La vérité et les formes juridiques », I, p. 1433.
99 DE no 139, « La vérité et les formes juridiques », I, p. 1436
100 DE no 139, « La vérité et les formes juridiques », I, p. 1503-1504. Les travaux de Jean-Pierre Vernant sont cités dans la leçon du 9 janvier 1980. La lecture que livre Foucault d’Œdipe roi est cependant peu dépendante de l’essai de l’anthropologue français « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe roi » publié en 1970 (dans Échanges et communications. Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss, J. Pouillon et P. Maranda éd., t. II, La Hague-Paris, Mouton, 1970). Même si Vernant fait le lien entre Œdipe et la figure tyrannique, il s’agit d’abord de relier la pièce de Sophocle à la pratique politique de « l’ostracisme ». Cet essai est cependant évoqué dans la leçon du 16 janvier 1980. L’influence commune à Foucault et Vernant est le philologue et sociologue Louis Gernet qui, le premier, établit le lien entre la tragédie et les pratiques juridiques à l’occasion de l’apparition en Grèce des tribunaux. Il le fit dans son séminaire de sociologie juridique à l’École pratique des hautes études (voir J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, t. I, Paris, La Découverte, 2001, p. 15). Foucault cite effectivement Gernet comme l’une de ses influences significatives aux côtés de Glotz, Dumézil et Vernant : DE no 139, « La vérité et les formes juridiques », I, p. 1504.
101 J. Bollack, Sens contre sens. Comment lit-on ? Entretiens avec Patrick Llored, Genouilleux, La passe du vent, 2000, p. 72. Replacée dans un certain « moment historique », la tragédie est effectivement analysée par Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet « comme phénomène indissolublement social, esthétique, psychologique » (J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, t. I, déjà cité, p. 9). Ces trois faces du phénomène font l’objet d’une analyse « structurale » qui montre comment la réalité sociale, la création esthétique et la mutation psychologique se rencontrent et se combinent.
102 J. Bollack, Sens contre sens, déjà cité, p. 36. La recherche de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet fait cependant droit à la dimension critique des tragédies par rapport à la réalité que l’auteur tragique avait sous les yeux. La tragédie met en question ce que dit et croit la cité. Mais cette dimension critique rejoint finalement un moment historique d’incertitude et de tension entre les traditions mythiques qui s’effacent et les formes nouvelles de la pensée politique qui apparaissent. On retrouve donc à nouveau un système de représentations collectives.
103 J. Bollack, Sens contre sens, déjà cité, p. 72.
104 J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, t. I, déjà cité, p. 15.
105 Leçon du 23 janvier 1980 ; et DE no 139, « La vérité et les formes juridiques », I, p. 1434 : « Qu’est-ce que ce savoir d’Œdipe ? »
106 « Œdipe dit à tout moment qu’il a vaincu les autres, qu’il a résolu l’énigme du Sphinx, qu’il a guéri la cité au moyen de ce qu’il appelle γνώμη, sa connaissance ou sa τέχνη » (DE no 139, « La vérité et les formes juridiques », I, p. 1434).
107 Le séminaire de Buffalo est encore plus expéditif : à peine Foucault a-t-il posé la question du savoir d’Œdipe, qu’il y répond par la tyrannie : « Ce savoir, à mi-chemin [de ceux] du dieu et de l’esclave, est celui du “tyran” » (Leçons sur la volonté de savoir, p. 234). Dans la suite du développement, comme à Rio en 1973, le savoir du tyran, la γνώμη et la τέχνη ne sont pas distingués. En particulier, εὑρίσκειν est utilisé sans hésitation pour désigner la résolution de l’énigme du Sphinx.
108 Foucault parle avec insistance d’un « savoir propre à Œdipe » (leçon du 23 janvier 1980). Ce savoir est « un savoir spécifique, qui a une forme particulière et que l’on peut parfaitement décrire par rapport aux autres types de savoir, que ce soit celui du devin, que ce soit celui du témoin, etc. » (ibid.). Il ne s’agit bien entendu pas ici du contenu de ce savoir, mais de la procédure en elle-même, de son rituel.
109 Foucault l’avait souligné à Rio et le rappelle à nouveau dans le cours de 1979-1980 : le σύμβολον, « c’est l’authentification d’une alliance privée entre deux familles, c’est la reconnaissance d’un individu par un autre, c’est la marque de validation d’un message, c’est tout cela, c’est cette forme-là qui est en jeu dans Œdipe » (leçon du 16 janvier 1980).
110 Le cours est clair sur ce point. Le jeu des moitiés permet ainsi de composer deux alèthurgies distinctes : « moitié divine, alèthurgie religieuse, prophétique, rituelle […] et puis ensuite moitié humaine qui est là, l’alèthurgie individuelle du souvenir et de l’enquête » (leçon du 16 janvier 1980). Le séminaire à Buffalo de 1972 insiste pareillement sur le fait que le σύμβολον permet de décrire la totalité de la tragédie de Sophocle : « Œdipe est une histoire “symbolique”, une histoire de fragments qui circulent » (Leçons sur la volonté de savoir, p. 229).
111 Leçon du 23 janvier 1980, nous soulignons.
112 De manière significative, ne voulant pas faire intervenir des éléments extérieurs au texte dans cette partie du commentaire, Foucault se contente de noter que γνώμη est un « mot un petit peu pâle, un petit peu fade, un petit peu neutre » (ibid.).
113 « Tous les témoignages sont très caractéristiques au niveau du vocabulaire » (leçon du 16 janvier 1980) ; « Alors là, le vocabulaire est très clair, très net, très insistant » (ibid.).
114 J. Bollack, Sens contre sens, déjà cité, p. 21 : « C’est comme si, dans une langue, le grec ou le français, on en apprenait une autre plus idiomatique, par un travail de décodage des éléments constitutifs. On découvre un nouvel emploi, qui repose sur d’autres éléments, empruntés ou modifiés, servant à la construction d’un sens dont on peut dire qu’il est toujours déjà une interprétation du sujet traité. »
115 « Je ne suis pas très sûr que l’interprétation ultra, agressivement et platement positiviste que je vous donne soit tout à fait vraie » (leçon du 23 janvier 1980).
116 Citons deux de ces contextualisations, qui restent secondaires par rapport au mouvement de l’argumentation : « Cette transformation de celui qui ne savait pas en celui qui sait, vous savez bien que c’est le problème des sophistes, le problème de Socrate, ça sera encore le problème de Platon. C’est tout le problème de l’éducation, de la rhétorique, de l’art de persuader » (ibid.). Également, dans cette même partie de l’analyse : « Œdipe est une affaire de médecine et de droit. C’est […] une des premières articulations d’une alèthurgie en forme judiciaire avec une alèthurgie en forme médicale. »
117 « Le procédé est bon, la procédure est bonne, mais c’est le contexte du pouvoir tyrannique à l’intérieur duquel Œdipe a voulu la faire fonctionner, […] c’est cet usage-là qui condamne ; qui condamne quoi ? Eh bien, celui-là même qui en fait usage » (ibid.).
118 Leçon du 23 janvier 1980.
119 P. Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, 2007.
120 Leçon du 9 janvier 1980.
121 DE no 102, « Mon corps, ce papier, ce feu », I, p. 1116.
122 DE no 102, « Mon corps, ce papier, ce feu », I, p. 1135.
123 Le niveau inférieur de l’archéologie est en effet tantôt dénié, tantôt reconnu dans le texte de 1972. À certains endroits, Foucault appelle « analyse discursive » son simple commentaire littéral (étude du vocabulaire, des exemples et du récit de Descartes) : par exemple, page 1121. À un autre endroit, Foucault souligne pourtant bien que le discursif est un niveau plus profond de l’analyse : « si un lecteur, aussi remarquablement assidu que Derrida, a manqué tant de différences littéraires, thématiques ou textuelles, c’est pour avoir méconnu celles qui en forment le principe, à savoir les “différences discursives” » (ibid., p. 1125).
124 Ibid., p. 1119, l’auteur souligne.
125 L’archéologie du savoir, p. 66.
126 DE no 102, « Mon corps, ce papier, ce feu », I, p. 1135.
127 La volonté de recoller les morceaux entre le contenu du discours (ses mots, ses thèmes) et les pratiques discursives qui le sous-tendent amène cette déclaration pour le moins étrange de la part de Foucault : « Une “méditation” au contraire produit, comme autant d’événements discursifs, des énoncés nouveaux qui emportent avec eux une série de modifications du sujet énonçant » (ibid., p. 1125). S’agit-il de l’exercice réel, subjectif, de la méditation ? Les guillemets indiquent-ils l’ambiguïté ? Dans l’article sur Blanchot en 1966, Foucault avait pourtant mis en doute l’assimilation entre le « sujet parlant » et « celui dont il est parlé » dans la proposition « Je parle » (DE no 38, « La pensée du dehors », I, p. 547).
128 DE no 102, « Mon corps, ce papier, ce feu », I, p. 1122.
129 Ibid., p. 1122. Voir aussi p. 1128 : « Mais puis-je reprendre à mon compte cet exemple [des fous] ? […] Impossible : isti sunt dementes, c’est-à-dire qu’ils sont juridiquement disqualifiés comme sujets raisonnables. »
130 L’archéologie du savoir, p. 57.
131 Sous ce vocable, Foucault regroupe dans le cours Subjectivité et vérité (1980-1981) toute une littérature qui court de la période hellénistique et romaine jusqu’à l’âge classique (en particulier saint François de Sales) : leçon du 14 janvier 1981.
132 DE no 102, « Mon corps, ce papier, ce feu », I, p. 1132.
133 L’herméneutique du sujet, p. 339-341.
134 L’usage des plaisirs, p. 21.
135 Leçon du 19 mars 1980.
136 L’herméneutique du sujet, p. 340.
137 Comme l’atteste le Gaffiot (Le grand Gaffiot. Dictionnaire latin-français, édition revue et augmentée, Paris, Hachette, 2000), c’est l’usage qu’en fait par exemple Cicéron, respectivement dans De oratore et le De republica.
138 L’herméneutique du sujet, p. 350 et toute la leçon du 10 mars 1982.
139 Voir les Entretiens d’Épictète, II, 22, 1-3 ; IV, 1, 44-45. Ces prénotions (prolepse) sont toujours celles d’un public donné.
140 Cette lacune de L’herméneutique du sujet est longuement développée dans L. Jaffro, « Foucault et le stoïcisme. Sur l’historiographie de L’herméneutique du sujet », Foucault et la philosophie antique, F. Gros et C. Levy éd., Paris, Kimé, 2003, p. 51-83.
141 Sécurité, territoire, population, p. 209-210 et leçons du 19 et 26 mars 1980.
142 Spécialiste et éditeur de cette littérature des Pères du désert, Jean-Claude Guy distinguait ainsi trois types d’apophtegmes. Cette distinction est fonction respectivement de
l’émetteur, du récepteur et du contexte. Par exemple, le premier type d’apophtegme requiert un charisme spécial, n’importe quel Ancien ne peut pas le donner (variation en fonction de l’émetteur) ; le deuxième type est fait pour être médité par une communauté, il perd tout caractère individuel (variation en fonction du récepteur) ; la troisième catégorie s’étend au-delà de l’anachorèse initiale à la cénobie (variation en fonction du contexte) : J.-C. Guy, « Remarques sur le texte des Apophtegmata Patrum », Recherches de science religieuse, t. 43, 1955, p. 252-258.
143 Nous pourrions citer également l’article sur Klossowski, où Foucault oppose les « simulacres » étudiés par la religion grecque aux « signes » qui guident l’exégèse chrétienne du Livre (DE no 21, « La prose d’Actéon », I, p. 358-359). Nous aurons l’occasion de revenir sur Klossowski dans la troisième partie.
144 DE no 20, « (Sans titre) », I, p. 327.
145 Naissance de la clinique, p. xiii.
146 Contrairement au judaïsme hellénisé, le judaïsme rabbinique de Palestine préférait commenter la lettre du texte saint, dans une visée d’abord juridique. De son côté, Philon d’Alexandrie, excellent connaisseur des commentaires mythologiques grecs, est l’un des grands maîtres d’œuvre de l’interprétation allégorique de l’Ancien Testament. Le recours à l’allégorie permet selon lui de résoudre les difficultés insolubles posées par le sens littéral du texte saint. Sous le sens obvie, il s’agit de retrouver une signification cachée, à l’aide de certaines règles précises d’interprétation. Voir J. Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, édition revue et augmentée, Paris, Études augustiniennes, 1976. L’école chrétienne d’Alexandrie (Clément, mais surtout Origène qui développa une théorie complète des sens de l’Écriture) s’inscrit dans cette tradition conjointement juive et grecque.
147 Naissance de la clinique, p. xiii.
148 C’est le style propre à L’archéologie du savoir : faire précéder toute proposition positive – qui n’en reste pas moins précaire – de longues séries de « il/ce n’est pas » : L’archéologie du savoir, p. 41, 65, 100 et 114-115 ; « on n’a pas voulu/on n’a pas essayé » (p. 73) ; « il ne faut pas/il n’est pas » (p. 118-121 et 125).
149 L’archéologie du savoir, p. 53, l’auteur souligne.
150 Denys l’Aréopagite (Pseudo-), Les noms divins, IV, § 11, dans Œuvres complètes, M. de Gandillac trad., Paris, Aubier-Montaigne, 1980, p. 105.
151 Pour Platon, la διάνοια est le dialogue de l’âme avec elle-même, opposée à la simple opinion (Théétète, 189e-190a). Elle est un examen méthodique et exhaustif par l’âme des choses se présentant à elle. Cet examen atteint nécessairement un terme qui supprime toute dualité et aboutit à une certitude.
152 L’archéologie du savoir, p. 36, l’auteur souligne.
153 DE no 38, « La pensée du dehors », I, p. 549.
154 Qu’une certaine littérature fasse partie de la philosophie, Foucault l’affirme régulièrement. Par exemple : DE no 39, « L’homme est-il mort ? », I, p. 571-572.
155 DE no 38, « La pensée du dehors », I, p. 549.
156 L’archéologie du savoir, p. 54.
157 DE no 38, « La pensée du dehors », I, p. 549.
158 H. Pinto, « The more which exceeds us : Foucault, roman catholicism and inter-faith dialogue », Michel Foucault and Theology. The Politics of Religious Experience, J. Bernauer et J. Carrette éd., Aldershot, Ashgate, 2004, p. 191-216. Dans cet article, le théologien Henrique Pinto prend pour point de départ une phrase extraite de L’archéologie du savoir : « Certes, les discours sont faits de signes ; mais ce qu’ils font, c’est plus que d’utiliser ces signes pour désigner des choses. C’est ce plus, qui les rend irréductibles à la langue et à la parole. C’est ce “plus” qu’il faut faire apparaître et qu’il faut décrire » (L’archéologie du savoir, p. 67, l’auteur souligne). Cette notion de « plus » est alors l’occasion de montrer non seulement que le discours théologique ne peut jamais être en adéquation avec la chose dite, mais que l’attention à ce « plus » doit devenir la règle de la théologie. L’article tend alors à conférer au « plus » un rôle quasi spirituel : le travail théologique n’est pas une obéissance au magistère, mais une « fidélité » à ce « plus » (H. Pinto, « The more wich exceeds us… », déjà cité, p. 199), qui peut être pensé comme « gratuité et néant » (ibid., p. 192).
159 Chez Grégoire de Nysse, les trois degrés de l’union à Dieu sont les suivants : 1) l’éthique, où l’âme se purifie intérieurement par l’ascèse, pour se libérer de toute passion ; 2) la physique, où l’âme par son activité intellectuelle dépasse la connaissance des sens ; 3) la métaphysique, qui est l’union mystique de l’âme à Dieu, dans les ténèbres et l’inconnaissable (voir l’étude classique de Jean Daniélou : Platonisme et théologie mystique. Essai sur la doctrine spirituelle de saint Grégoire de Nysse, Paris, Aubier, 1944). Dans ses commentaires des pratiques baptismales et pénitentielles, Foucault cherche à couper le premier degré des deux autres, pour le considérer comme une fin en soi. Choix bien entendu discutable.
160 L’archéologie du savoir, p. 66
161 Ce choix nous a semblé d’autant plus justifié que le manuscrit du cours de 1980 est moins rédigé que certains des précédents manuscrits (Cours Du gouvernement des vivants, Notes préparatoires, 1980. – Manuscrit ; 30 cm [Archives Daniel Defert]). Avec les années, le texte préparatoire était devenu un simple support pour l’énoncé oral, qui gagnait du même coup en liberté et en intensité.
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