Introduction
p. 127-129
Texte intégral
1La notion de « régime de vérité », dans le sens précis que lui donnent la quatrième et la cinquième leçon du cours de 19801, restreint le champ de la recherche et guide les choix bibliographiques. Nous l’avons déjà constaté : au sein du vaste corpus patristique, les commentaires des rituels (baptême, seconde pénitence) sont privilégiés par rapport aux traités dogmatiques. C’est donc la codification et la répétition de certains gestes et paroles qui intéressent Foucault et non la manière dont la Bible ou le dogme ont été théoriquement établis comme vrai. Ces gestes et ces paroles manifestent une vérité, ils ne la fondent pas rationnellement. Dans la première leçon du cours de 1980, l’expression « rituel de manifestation de la vérité »2, appliquée aux textes préchrétiens de Sophocle et Dion Cassius3, annonce d’ailleurs celle de « régimes de vérité ». Elle désigne bien « un ensemble de procédés verbaux et non verbaux »4 par lesquels, dans l’exercice du pouvoir, une vérité est manifestée, à distance des habituelles démonstrations de puissance et de force. La mesure de cette distance est précisément la grande avancée du cours : contre ses précédentes hypothèses, Foucault reconnaît qu’une telle manifestation n’est pas nécessairement instrumentalisée par le pouvoir, mais peut constituer « un supplément »5 par rapport aux connaissances requises par le pouvoir pour fonctionner efficacement. Elle nécessite donc une méthode nouvelle d’approche, qui conserve cependant certains principes méthodologiques des précédents travaux : la notion de « rituel » permet en effet de ne pas confiner cette manifestation dans la seule conscience des individus et de ne pas réduire la vérité au seul résultat de l’activité rationnelle de connaissance. Les « procédés logico-expérimentaux »6, précise Foucault, ne sont qu’un rituel de vérité parmi d’autres.
2Demandons-nous alors si la décision d’étudier la vérité comme « régime » ou « rituel », au-delà des conséquences évidentes sur les choix bibliographiques, n’induirait pas également une manière particulière de lire et d’interpréter les textes. Autrement dit, cette décision vient-elle se greffer de l’extérieur sur des lectures et des commentaires de textes qui, en eux-mêmes, ne différeraient pas de ceux de n’importe quel philologue ou historien classique ? Ou, au contraire, l’art de lire et de traduire les Pères chez Foucault ne serait-il pas guidé, déplacé et constamment plié par cette notion singulière de « régime de vérité » ? Une citation de 1978, qui relève au passage une lacune importante dans les travaux de l’école de Francfort, nous invite à privilégier la deuxième hypothèse :
Le rapport avec l’histoire est un élément qui m’a déçu chez les représentants de l’école de Francfort. Il m’a semblé qu’ils faisaient peu d’histoire au sens plein, qu’ils se référaient à des recherches effectuées par d’autres […]. Je n’entends pas affirmer que chacun doit construire l’histoire qui lui convient, mais il est un fait que je ne me suis jamais pleinement satisfait des travaux des historiens. Même si je me suis référé à de nombreuses études historiques et si je m’en suis servi, j’ai toujours tenu à conduire moi-même les analyses historiques dans les domaines auxquels je m’intéressais.7
3Dans cet entretien accordé à la fin 1978, Foucault pose une corrélation entre le domaine de la recherche historique et sa méthode, le premier déterminant la seconde qui ne cesse ainsi de se renouveler8. Cette corrélation empêche de considérer l’historiographie comme une discipline neutre, produisant des résultats ayant en eux-mêmes leur valeur explicative, utilisables en l’état par les philosophes. Pour notre étude présente, cette remarque concernant l’époque moderne et l’école de Francfort pourrait aisément être transposée à l’histoire antique et ses spécialistes : si le philosophe se doit d’aller lui-même extraire la matière première dont il a besoin pour ses recherches, c’est bien que sa lecture des Pères ne sera pas la même que celle d’un Pierre Courcelle ou d’un Henri Irénée Marrou. Il reste alors à vérifier avec précision que Foucault s’est bien appliqué à lui-même ce code de bonne conduite.
4Mais avant cela, tentons de définir le type des lectures pratiquées par Foucault sur les textes chrétiens avant l’année 1980, en prenant comme exemple le cours de 1974-1975 : Les anormaux. Nous pourrons alors mesurer le même écart que dans la première partie de notre recherche, comme si l’usage de certains objets historiques, fabriqués par l’historien, se reportait directement sur la manière de lire les textes.
Notes de bas de page
1 Leçons du 30 janvier et, surtout, du 6 février 1980.
2 Leçon du 9 janvier 1980, nous soulignons. Foucault emploie « rituel » en un sens bien différent de celui qu’il avait dans la leçon inaugurale au Collège de France en 1970, où il n’est qu’une forme de « restriction » imposée à la prise de parole (L’ordre du discours, p. 40-41).
3 Il s’agit de l’historien grec, né vers 155 après J.-C. Il rédigea à partir de 229 une gigantesque histoire romaine en quatre-vingts livres, des temps primitifs à Alexandre Sévère. L’extrait cité par Foucault (Histoire romaine, LXXIV, 3) concerne l’empereur Septime Sévère. Il se trouvait initialement inséré dans un livre perdu de Dion Cassius consacré aux prodiges et aux songes qui annoncèrent l’avènement de l’empereur. Ce texte, jugé souvent bien futile par les commentateurs, est l’occasion pour Foucault de relever cet « excès » de vérité à côté de l’exercice du pouvoir. Il est savoureux que le cours où il va être question du christianisme s’ouvre ainsi sur un empereur qui, après avoir favorisé les chrétiens, les persécuta. Pour des raisons par ailleurs strictement politiques et non religieuses.
4 Leçon du 9 janvier 1980.
5 Leçon du 16 janvier 1980.
6 Leçon du 9 janvier 1980, nous soulignons.
7 DE no 281, « Entretien avec Michel Foucault », II, p. 894-895.
8 Ce nécessaire renouvellement est noté dès le début de l’entretien de 1978 : « Chacun de mes livres est une manière de découper un objet et de forger une méthode d’analyse » (DE no 281, « Entretien avec Michel Foucault », II, p. 861). Dans la leçon du 30 janvier 1980, Foucault note le déplacement incessant de son travail théorique : celui-ci n’est pas un système, mais le dessin intelligible de cette succession de déplacements, « la trace des mouvements par lesquels je ne suis plus à la place où j’étais tout à l’heure ».
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Raison pratique et normativité chez Kant
Droit, politique et cosmopolitique
Caroline Guibet Lafaye Jean-François Kervégan (dir.)
2010
La nature de l’entraide
Pierre Kropotkine et les fondements biologiques de l'anarchisme
Renaud Garcia
2015
De Darwin à Lamarck
Kropotkine biologiste (1910-1919)
Pierre Kropotkine Renaud Garcia (éd.) Renaud Garcia (trad.)
2015