Chapitre 2
Le christianisme au risque de l’analyse stratégique
p. 55-118
Texte intégral
1Étudier le rapport de Foucault à un objet idéal et constitué à l’avance comme le christianisme, quel que soit le type de définition que l’on choisit, semble contredire le projet d’une historiographie qui veut en rester à des analyses locales, découpant dans l’archive des séries de discours ou de pratiques dont les croisements ne sont tout au plus que stratégiques. La discussion avec Weber nous a permis de vérifier qu’un tel objet idéal était refusé, même graduellement construit dans une visée strictement heuristique. Hasard ou clin d’œil de l’histoire, les géographes d’Hérodote citent précisément la « chrétienté » comme exemple par excellence chez Foucault de ces « spatialisations nébuleuses, nomades »1 dont il use et, pour certains, abuse.
2Entre 1974 et 1980, Foucault va pourtant se risquer à penser quelque chose comme le christianisme, à travers une série d’essais et d’erreurs que l’on peut regrouper autour de trois moments principaux : l’étude de dossiers historiques utilisant l’adjectif « chrétien » comme simple indicateur culturel (cours de 1974-1975 : Les anormaux) ; l’étude du christianisme comme « gouvernementalité » (cours de 1977-1978 : Sécurité, territoire, population) ; l’étude du christianisme comme « régime de vérité » (cours de 1979-1980 : Du gouvernement des vivants).
Le christianisme éclaté : 1973-1977
3Avant de nous concentrer sur la leçon du 19 février 1975 consacrée aux procédures de confession, il convient de faire une remarque lexicale. Si l’on cherche le terme « christianisme » dans les cours de 1973-1974 (Le pouvoir psychiatrique) et 1974-1975 (Les anormaux), on ne l’y trouvera pas, alors même que ces cours abordent des dossiers historiques appartenant à la sphère culturelle chrétienne. Le dernier cours cité n’utilise que le terme de « christianisation »2 pour décrire, au xvie siècle, le resserrement du pouvoir ecclésial sur la vie individuelle. Si l’on poursuit l’étude lexicale dans l’ensemble des dits et écrits de Foucault, les résultats sont encore plus nets : à l’exception des articles consacrés à la littérature au début des années 1960 qui feront l’objet d’une analyse ultérieure3, le « christianisme » n’existe pas avant 1977. Les seules occurrences significatives4 du terme avant cette date désignent uniquement les fausses explications historiques de ce que Foucault nomme dans La volonté de savoir « l’hypothèse répressive » : l’entité historique « christianisme » serait responsable de la répression et du silence qui entoureraient aujourd’hui notre rapport à la sexualité. La pudibonderie de notre société s’expliquerait ainsi par le « lourd héritage qu’elle aurait reçu du christianisme »5 – argumentation qui renvoie à une histoire des mentalités ou des idéologies, toutes deux refusées par Foucault.
4En 1977 cependant, commence à apparaître un usage positif du terme « christianisme » comme lieu de naissance, en Occident, de la procédure d’aveu. Mais plus qu’une causalité remontant à une essence ou à une origine lointaine – le christianisme des premiers siècles –, il est possible de n’y voir que l’indication purement descriptive d’une ère culturelle, sans principe organisateur particulier, souvent assortie d’une datation qui en réduit immédiatement la portée (« depuis le Moyen Âge »6, « à partir de la Réforme »7). Seul un entretien pour la revue lacanienne Ornicar ?, publié en juillet 1977, se risque à remonter le temps et évoquer Tertullien, au tournant des iie et iiie siècles de notre ère, mais sans prolonger ce qui reste de l’ordre d’une simple intuition dans une conversation quelque peu débridée8.
5Avant 1978, cette impossibilité de recevoir a priori ou de constituer en concept historique quelque chose comme le « christianisme », dans le cadre d’une analyse stratégique des rapports de pouvoir, peut être vérifiée sur un exemple précis. Si le « christianisme » n’existe pas pour Foucault dans les années où il rédige Surveiller et punir et La volonté de savoir, les références à l’histoire de l’Église en Occident y sont cependant fréquentes. Cette abondance répond d’abord à un simple constat historique : la prégnance des techniques chrétiennes de subjectivation dans la société occidentale, depuis que l’Église s’est constituée en pouvoir rapproché sur les corps et les âmes. L’accès privilégié des clercs à l’intime, en des temps où le pouvoir politique ne prétendait pas encore à une telle intrusion, rend ces détours nécessaires pour une histoire de la subjectivité. Les cours au Collège de France ouvrent ainsi des dossiers historiques limités dans le temps et l’espace, mais déterminants pour l’analyse. Citons les principaux : à titre de préliminaire à la compréhension du système judiciaire au xixe siècle, Théorie et institutions pénales (1971-1972) visite le modèle inquisitorial ; dans Le pouvoir psychiatrique (1973-1974), les communautés religieuses médiévales et leurs méthodes pédagogiques apparaissent à la naissance du pouvoir disciplinaire ; les mutations de la confession du xiie au xviie siècle sont l’objet d’une leçon entière dans Les anormaux (1974-1975). Mais en aucun cas ces références ne constituent une étude exhaustive de ce que serait le « christianisme » comme corps de doctrines homogène ou totalité historique faite d’institutions, de discours et de pratiques. Tout d’abord, parce que ces références restent périphériques par rapport aux thèmes généraux du cours (respectivement : constitution de la vérité judiciaire en 1971-1972, naissance de la psychiatrie en 1973-1974, définition de la norme et de l’individu dangereux en 1974-1975). Ensuite, parce qu’elles suivent un unique fil, relativement ténu, tiré sans toujours beaucoup de délicatesse du tissu historique chrétien : celui des mécanismes disciplinaires.
6Reportons-nous par exemple à la leçon du 19 février 1975 consacrée à la confession chrétienne des péchés. Cette brève étude s’inscrit dans le projet plus large d’une généalogie de la notion d’« anormalité », notion qui a pris toute son extension quand la psychiatrie a brutalement investi le champ de la sexualité dans les années 1845-1850. Cet investissement a été rendu possible par une sexualité devenue, « en Occident »9, objet de discours, par l’intermédiaire de la procédure de l’aveu contraint et obligatoire. Mais après avoir jeté un filet assez lâche au-dessus de l’histoire – l’aveu « en Occident » –, Foucault resserre aussitôt les mailles et insiste sur le fait :
71) que l’aveu n’appartenait pas au rituel de pénitence des premiers siècles chrétiens, où l’acte relevait d’abord d’une libre décision : seul celui qui considérait avoir gravement fauté allait lui-même trouver l’évêque ;
82) que la pénitence tarifée, qui apparaît au vie siècle et demande de connaître avec précision la faute afin de pouvoir lui appliquer le juste tarif, est le résultat du croisement d’une pratique religieuse avec un modèle strictement laïque, judiciaire, non latin : la pénalité germanique ;
93) que cette tarification précise ne confère pas encore à l’aveu, comme acte du sujet, une valeur et une efficace propres. Ces derniers ne seront reconnus qu’au Moyen Âge (ibid., p. 157-158).
10Ces remarques, qui reprennent certains résultats du cours Théories et institutions pénales (1971-1972), brisent les belles continuités dont le concept massif d’Occident chrétien aurait pu être le garant. La procédure de l’aveu, que la psychiatrie du xixe siècle intègre dans son dispositif de savoir-pouvoir, n’est pas une vieille histoire. C’est dans un mouvement qui va du xiiie siècle (concile du Latran IV) à la Renaissance qu’une certaine pratique pénitentielle, au départ limitée à certaines catégories de personnes et à certains événements, croisant elle-même des éléments extérieurs au christianisme latin, va se voir institutionnalisée par l’Église et étendue à tous les fidèles. Alors seulement l’aveu prendra son efficace singulière, comme verbalisation totalisante et exhaustive de soi, sous une forme qui pourrait être résumée par cette triple obligation : il faut avouer, il faut tout avouer, il faut tout avouer au prêtre.
11Qu’est-ce alors que l’aveu pour Foucault ? Non pas un vaste mouvement homogène de culpabilisation des consciences, mais une procédure discursive précise, à la mise en œuvre incertaine et aux controverses incessantes, étudiée uniquement à travers les manuels des confesseurs du xviie et du xviiie siècle. Ces incertitudes de l’histoire sont importantes car elles ramènent avec elles les questions dont nous avons débattu autour du Panoptique. Dès 1975, Foucault prend acte de l’écart entre une procédure idéale, lisible comme telle dans l’archive, et une pratique réelle : le dispositif décrit dans les manuels est-il « représentatif »10 des confessions populaires telles qu’elles se répandent après le concile du Latran ? Certainement pas, répond le cours du 19 février 1975. Mais ce dispositif n’est pas non plus une « utopie », une « rêverie », un simple « édifice théorique » (ibid., p. 178). La proximité lexicale avec le débat sur le Panoptique est ici frappante. Nous retrouvons en fait la même attention aux connexions historiques concrètes, visant toujours la plus grande proximité physique entre les éléments mis en relation. Si les manuels des confesseurs ne sont pas représentatifs des pratiques pastorales – qui demeurent populaires, massives, expéditives –, il faut les étudier du côté de leur diffusion et de leur réception ; répondre donc aux questions : quels en ont été les lecteurs, par quelles institutions ont-ils transité ? Or, il se trouve que ces manuels ont d’abord et surtout été appliqués dans les séminaires ; séminaires qui ont ensuite fourni le modèle principal des grands établissements d’enseignement secondaire (oratoriens, jésuites11), permettant ainsi une mise en œuvre et une diffusion des techniques de confession auprès de la majorité des élites, futurs éducateurs et gouvernants. Pas de vaste filet, donc, jeté par Foucault sur la conscience occidentale, ni de mentalité soudainement perçue par l’historien comme massivement « avouante ». Ne reste que le simple tracé de la diffusion d’une procédure, qui n’exclut ni le hasard ni les chemins de traverse.
12En accordant une place majeure aux élites, Foucault pourrait rejoindre ici les études de Jean Delumeau sur la prolifération, du xiiie au xviiie siècle, des discours du péché et de la peur jusque dans la littérature laïque12. La leçon mentionne d’ailleurs les similitudes entre les manuels religieux et les traités des passions de l’époque13. Ce n’est cependant pas cette littérature qui fait relais pour Foucault, mais seulement les institutions qu’administrent les élites : école, armée, ateliers. Pour Jean Delumeau au contraire, il y a une correspondance mentale entre l’élite et le peuple, entre celui qui prononce le discours et celui qui l’écoute. Dans son analyse, cette correspondance est assurée par la fluidité que permet l’étude d’un sentiment universel : la peur. L’inquiétude du poète Eustache Deschamps (1346-1406) vient ainsi coïncider avec les aspirations collectives de ceux qui vivent la Peste et la guerre de Cent Ans au quotidien14. À rebours de cette histoire qui se réclame explicitement des mentalités, Foucault évoque au contraire une chaîne concrète et localisée de réception.
13Dans le même sens, mais à un niveau maintenant diachronique, ce qui est récupéré par la médecine du xixe siècle du côté de l’aveu est uniquement une technique, et non une certaine représentation du corps, encore moins une idéologie répressive de l’homme charnel et peccable. Du cours Le pouvoir psychiatrique en 1973-1974 à La volonté de savoir en 1976, Foucault n’a de cesse d’affirmer et d’accentuer les différences historiques entre les discours et les pratiques, malgré les ressemblances apparentes : l’âme moderne de la psychiatrie n’est pas l’âme définie par la théologie et la pastorale chrétiennes (même si elle leur emprunte l’instant décisif de l’aveu)15, le pouvoir disciplinaire du capitalisme naissant n’est pas la discipline monastique (même s’il en reprend le dispositif cellulaire et l’attention au détail)16, le discours médical sur la masturbation est tout autre chose que le discours chrétien sur la chair (même s’il est aussi scrutateur)17. « Visible continuité [insiste La volonté de savoir], mais qui n’empêche pas une transformation capitale »18. Pour la simple raison que les discours qui apparaissent respectivement aux xviiie et xixe siècles ont des rôles stratégiques différents dans des connexions de savoir-pouvoir inédites. Passer de la moralisation de la chair à la somatisation de la sexualité, c’est engager une autre technologie, c’est-à-dire une autre manière pour le pouvoir d’avoir prise sur les corps. De la chair chrétienne à la psychopathologie sexuelle se déploient ainsi de nouveaux objets (l’organisme et ses maladies et non le désir et ses voluptés), de nouvelles cibles (le sexe de l’enfant, le corps de la femme), de nouveaux relais du pouvoir (l’institution médicale, la famille), de nouvelles organisations de l’espace (l’univers domestique) et de nouveaux objectifs (le gouvernement d’une population). Les anciens discours ne communiquent donc pas immédiatement avec les nouveaux par le biais d’une « mentalité » ou d’une « idéologie » qui traverseraient les siècles, mais ils doivent d’abord repasser par les transformations concrètes qui déplacent non pas d’abord les idées dans la conscience des individus, mais les points d’ancrage et les cibles des stratégies. Lors de l’entretien de 1977 déjà cité, consécutif à la publication de La volonté de savoir, Foucault a soin de préciser :
Je ne cherche pas à construire, avec cette notion d’aveu, un cadre qui me permettrait de tout réduire au même, des confesseurs à Freud. Au contraire, comme dans Les Mots et les Choses, il s’agit de mieux faire apparaître les différences.19
14Concluons alors que la recherche menée sur l’aveu, non seulement ne prétend pas confondre les confesseurs et les psychiatres, mais ne prétend pas remonter en deçà des premiers, c’est-à-dire en deçà du Moyen Âge. Dans La volonté de savoir, le christianisme médiéval marque clairement un point de butée, la limite historique de l’enquête20. Si l’aveu contraint et généralisé n’est pas le produit univoque d’un « esprit chrétien », il ne sert à rien en effet de visiter les confins de l’Occident pour en retrouver le noyau essentiel. Ce détour par les premiers siècles non seulement ne s’impose pas, mais ne semble pas avoir sa place dans le projet initial, annoncé dans le cours de 1974-1975, d’une « histoire de l’aveu de la sexualité »21.
15Au sein du premier programme d’Histoire de la sexualité – dont l’édition est annoncée en décembre 1976 avec la publication de La volonté de savoir – le deuxième volume intitulé La chair et le corps devait initialement porter sur les procédures discursives chrétiennes du xe au xviiie siècle22. Si la chronologie de Daniel Defert dans les Dits et écrits note que Foucault « écrit sur les Pères de l’Église »23 en août 1977 à Vendeuvre, la teneur de ce deuxième volume ne semble pas pour autant remise en cause quand Foucault en rédige une première version en janvier 1978. Daniel Defert précise au sujet de cette version inédite, dont nous aurons l’occasion de commenter un fragment : « Il s’agit alors d’une généalogie de la concupiscence à travers la pratique de la confession dans le christianisme occidental et de la direction de conscience, telle qu’elle se développe à partir du concile de Trente »24. Aux dires de la chronologie, ce n’est qu’en janvier 1979 qu’un nouveau projet voit le jour, incluant cette fois un détour par les premiers siècles chrétiens – projet qui deviendra finalement le quatrième volume inédit de l’Histoire de la sexualité, intitulé Les aveux de la chair.
16Ce détour par les Pères ne répond pas à un goût de l’encyclopédisme. Revenir aux premiers siècles, c’est se donner enfin une chance de penser quelque chose comme le « christianisme » comme totalité historique. Cet horizon élargi est rendu possible par l’apparition, à partir de 1978, de nouveaux objets qui opèrent un changement d’échelle. Ce passage à un niveau supérieur d’analyse ne doit cependant pas être considéré comme une remise en cause des précédents travaux. Il recouvre en fait un désir déjà ancien chez Foucault, dont les premières traces se trouveraient dans un entretien de 1966. À cette époque, la méthode archéologique appliquée par Foucault aux discours scientifiques avait eu pour premier résultat d’éclater l’histoire en couches distinctes d’événements ayant chacune leur périodisation propre. Foucault s’était alors demandé si le rapport entre les couches successives était nécessairement de simple juxtaposition et si l’historien pouvait se contenter de décrire des séries autonomes d’événements. La réponse de Foucault était alors ouverte et prudente. Lisons-la attentivement :
[…] dans ce domaine où l’on ne fait qu’aborder les principes possibles, il est encore bien tôt pour poser le problème des déterminations réciproques de ces couches. Il n’est pas du tout impossible qu’on puisse trouver des formes de déterminations telles que tous les niveaux s’accordent à marcher ensemble d’un pas de régiment sur le pont du devenir historique.25
17Reconnaissons le caractère quelque peu ironique de la finale, prévenant sans doute l’illusion d’une nouvelle totalisation de l’histoire par un formalisme redoublé (une archéologie de l’archéologie). Mais cette réponse montre en même temps que l’éclatement n’a jamais été le dernier mot dont pouvait simplement se satisfaire l’historien. La première leçon du cours de 1976 Il faut défendre la société ne redoute pas à ce sujet l’autocritique et exprime ce même besoin de synthétiser les résultats acquis mais épars pour échapper au piétinement indéfini de l’analyse26.
Le christianisme comme « gouvernementalité » : 1978
Un nouveau regard sur les institutions politiques : Église et État
18C’est en 1978 au Collège de France, à l’occasion du virage thématique opéré par la notion de « gouvernement », que Foucault effectue une première tentative pour rassembler sous le concept de christianisme une réalité historique à la fois large et relativement homogène. Avec beaucoup de réserves et de précautions, le terme apparaît dans la leçon du 15 février 1978 :
[…] la véritable histoire du pastorat, comme foyer d’un type spécifique de pouvoir sur les hommes, l’histoire du pastorat comme modèle, comme matrice de procédures de gouvernement des hommes, cette histoire du pastorat dans le monde occidental ne commence guère qu’avec le christianisme. Et sans doute ce mot « christianisme » – là, je me réfère à ce qu’a dit souvent Paul Veyne –, le terme « christianisme » n’est pas exact, il recouvre en vérité toute une série de réalités différentes.27
19Parmi ces réalités différentes, Foucault choisit d’en retenir une seule qui deviendra, dans les leçons suivantes de l’année 1978, la référence historique précise de ce qu’il entend par « christianisme » : la constitution de la religion chrétienne en Église, dans un mouvement qu’une première évaluation situe entre les iie-iiie siècles et le xviiie siècle. L’aversion bien connue de Foucault pour les institutions, à partir du moment où leur définition juridico-politique est prise comme schéma explicatif du pouvoir, rend presque provocante une telle décision. Une institution est d’abord une organisation qui se donne une certaine fin, et dont le fonctionnement durable et régulier est explicitement codifié par des lois, des règlements ou une constitution. Or, cet édifice politique majeur dans l’histoire de l’Occident qu’a été l’Église n’est justement pas abordé en 1978 par le biais des définitions juridiques ou théologiques : le cours ne cite ni le droit canon ni les décisions conciliaires. De l’Église, Foucault fait d’abord une certaine technique de « gouvernement des hommes dans leur vie quotidienne »28. Le terme de « gouvernement » peut être ici défini comme l’art d’aménager, pour des individus, le champ de possibilités de leurs actions, afin que chaque individu participe de lui-même et pour lui-même à un certain résultat collectif. Cet art, qui n’est pas essentiellement de contrainte ou de violence, suppose en effet que l’individu reste tout au long du processus sujet de sa conduite29. Étymologiquement, comme le rappelle Foucault, gouverner (κυβερνᾶν en grec, gubernare en latin) signifie d’abord diriger un bateau ou un char, tenir un gouvernail30. Dans le christianisme, il s’agira ainsi, par un ensemble de techniques d’aveu, d’examen et de direction de conscience, de mener l’ensemble du peuple en général, et chaque individu en particulier, à faire son salut.
20D’un point de vue méthodologique, la notion de « gouvernement » permet ainsi de décrire ce que Foucault avait nommé en 1975 et 1976 une « stratégie d’ensemble », en redonnant une place centrale aux institutions qui ont pour objectif la gestion d’une communauté tout entière, sans pour autant réduire leur fonctionnement à l’application d’un modèle juridique. D’un point de vue historique, cette notion permet de jeter un pont entre le modèle du pastorat chrétien et l’État moderne. Mais avant de parcourir cette histoire ecclésiale, il convient de préciser les mutations que vont connaître, dans le cours Sécurité, territoire, population, les concepts massifs d’« État », de « loi », de « droit ».
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21Étudier le fonctionnement d’une institution sous l’angle singulier de la « gouvernementalité », c’est considérer qu’elle n’a pas d’abord prise sur des sujets dont un système juridique codifie les droits et les devoirs fondamentaux, mais sur des hommes concrets en relation avec un environnement. Cet environnement étant appelé à se modifier sans cesse, l’État doit être étudié du côté de sa capacité à se déplacer et à s’adapter aux circonstances, et non là où son pouvoir s’exerce dans l’unité infrangible de la loi, du pouvoir, du sujet. Le cours de 1976 Il faut défendre la société avait fortement mis en question les théories de l’État regroupées sous le dénominateur commun de « théorie de la souveraineté »31. Chez les penseurs politiques comme Hobbes et Rousseau, il s’agit en effet de constituer le droit de la puissance publique à partir des droits sacrés ou naturels des sujets. L’individu est originellement détenteur de droits – ontologiquement premiers par rapport à tout système juridique – qu’il va céder, déléguer, aliéner, pour fonder l’autorité légitime qui, en retour, veillera sur lui. C’est un « cycle du sujet au sujet » (ibid., p. 37), du sujet naturel au sujet politique. Que l’État puisse être étudié sous un autre angle que celui du pouvoir exercé sur des sujets politiques, l’analyse des disciplines en avait déjà apporté la preuve : certains passages de Surveiller et punir décrivaient par exemple – non sans une ambiguïté déjà relevée – la lente montée des micro-pouvoirs vers le macro-pouvoir. Ainsi de l’« étatisation des mécanismes de discipline » (p. 248) ou de la « généralisation des disciplines qui atteint aux dimensions de l’État » (p. 250). Ce mouvement n’était pas un simple recouvrement des techniques de normalisation par la loi, mais un choc de stratégies différentes, rejoignant et débordant à la fois l’exercice de la souveraineté. Pour cette raison, ce processus semblait relégué par Foucault du côté sombre d’un État aux ramifications souterraines et proliférantes, dans un exercice à la fois permanent et insaisissable, dont le philosophe posait la spécificité sans se donner vraiment les moyens de l’analyser. Nous avions relevé à ce sujet la difficulté de définir, hors du modèle juridique, une telle « stratégie d’ensemble ».
22La notion de « gouvernementalité » résout la difficulté en réintégrant les tactiques locales et contingentes dans l’exercice régulier de l’État. Prenons l’exemple de la police, développé par Foucault dans les leçons du 29 mars et du 5 avril 1978. Celle-ci naît en France non pas dans une théorie ou dans une loi, mais d’abord dans une pratique administrative. Surveiller et punir avait une première fois étudié sa mise en place centralisée au xviiie siècle, mais avec un point de vue différent : le livre insistait sur le constant débordement de l’appareil judiciaire par une police aux pouvoirs indéfinis (p. 248-249). Pour prendre ses distances avec le modèle du droit, Foucault se devait de distinguer le mouvement d’étatisation de la discipline d’un simple encadrement des disciplines par la loi. Sécurité, territoire, population corrige ce caractère extralégal et montre au contraire comment la notion de gouvernementalité peut faire la suture entre la gestion du corps social et le domaine juridique. La police a bien la loi pour instrument, mais une loi prise dans son fonctionnement mobile, méticuleux et sans cesse ajustable : tel est bien le domaine du règlement, de l’ordonnance, de la consigne32.
23Précisons ces termes « loi » et « règlement » pour éviter les oppositions trop simples. Au sein du dispositif juridique français issu de la Révolution, il convient en effet de distinguer :
241) les principes supraconstitutionnels ou droits naturels. Énoncés par la déclaration du 26 août 1789, ils fixent les « droits naturels inaliénables et sacrés de l’homme » ;
252) la constitution, postérieure de fait [1791] et de droit aux principes énoncés en 1), soumise à ratification par le peuple ou son équivalent. Celle-ci a pour rôle premier de définir le rôle de la puissance publique : à la fois l’étendue de son pouvoir et sa limite ;
263) les lois, soumises au parlement, contrôlables par le niveau 2) ;
274) les règlements, édictés par le gouvernement.
28Quand Foucault parle de « loi » et de « droit » comme modèle repoussoir de l’analyse du pouvoir, il englobe les trois premiers niveaux pour les penser comme un tout33. Ce qui explique qu’il dédaigne jusqu’en 1979 toute autre approche du droit, comme celle qui contournerait son fondement idéal pour l’ancrer d’abord dans une réalité historique concrète faite de luttes politiques et économiques non-violentes34. Foucault en reste à un droit pensé comme marquage constitutionnel de l’étendue de la puissance publique, appuyé en amont sur les droits inaliénables de sujets contractants (niveau 1), et décliné en aval jusqu’aux différents codes juridiques (niveau 3). Ce sont d’ailleurs bien les codes napoléoniens qui sont mentionnés dans le cours du 14 janvier 1976 comme produits directs de la théorie de la souveraineté.
29Le quatrième niveau – celui des règlements – reste cependant disponible pour l’exercice d’une rationalité gouvernementale qui n’échappe pas pour autant complètement à l’État de droit, sans s’y réduire simplement. Cette rationalité n’est pas la face sombre et insaisissable de l’État, mais seulement son adaptateur. Si l’on voulait risquer un parallèle avec les analyses déjà évoquées de la microstoria, on pourrait dire qu’un rôle similaire à celui de la police et des règlements chez Foucault est joué chez Giovanni Levi par les notables, comme médiation entre la mobilité des conflits locaux et la tendance centralisatrice de l’État moderne35.
30C’est dans le manuel de Guillaume de La Perrière Le miroir politique, contenant diverses manières de gouverner (1555), commandé à l’auteur par la ville de Toulouse36, que Foucault trouve la trace de cette manière nouvelle de considérer le rôle du monarque et de l’État : il ne s’agit pas seulement de définir ce que peuvent faire ou ne pas faire les hommes à l’intérieur de l’État, mais de gérer le rapport qu’ils entretiennent à leurs richesses, à leur espace vital, à leur milieu, et jusqu’à leurs rapports entre eux. Cette intervention – qui est de régulation plus que de coercition – doit obéir à une fin particulière qui n’est pas d’abord l’obéissance à la loi et la soumission au souverain, mais une optimisation des ressources naturelles et humaines37. Elle requiert pour cela une connaissance et une surveillance des phénomènes concernés, que le développement aux xvie et xviie siècles de l’appareil administratif et de la science statistique a traduites à sa manière : est ainsi née la science nouvelle de l’« économie politique » sur laquelle, dans un temps seulement second, va se greffer une théorie de la souveraineté et du contrat social. L’État ne doit donc pas être considéré comme une unité définie a priori, qui fonctionnerait rigoureusement à partir de son fondement théorique, mais au contraire comme ce qui n’existe qu’à partir d’une technique générale de gouvernement. Cette technique nécessite, pour parvenir à ses fins, de redéfinir et de déplacer sans cesse les limites effectives de l’État.
31Des anciens mécanismes disciplinaires à la nouvelle gouvernementalité, un changement important d’échelle est opéré, mais la cartographie initiale reste la même. Le premier domaine était analysé en termes de micro-pouvoirs localisés autour d’institutions bien circonscrites et aux objectifs limités (hôpitaux, prisons) ; le second domaine cherche à définir la rationalité générale à l’œuvre dans les interventions de l’État, la manière dont il calcule sa puissance et augmente son efficacité. Cette notion de gouvernementalité n’est pas pour autant réservée aux superstructures et permet au contraire de faire la suture entre les différents niveaux d’analyse. Comme le précise Foucault dans le cours Naissance de la biopolitique (1978-1979), le gouvernement localisé des fous ou des malades peut être étudié avec les mêmes points de vue que le gouvernement d’une population38. Alors que La volonté de savoir posait, à travers le principe du « double conditionnement », une hétérogénéité sans discontinuité entre le local et le général, l’historien se donne désormais la possibilité d’aller d’un niveau à l’autre, considérant l’exercice du pouvoir étatique comme une simple « manière de faire »39, toujours à la recherche de sa juste puissance par la prise en compte d’une certaine naturalité des phénomènes à réguler. Notons que La Perrière refusait déjà à sa manière le principe d’hétérogénéité posé par La volonté de savoir : alors que, dans sa méthodologie, le livre de 1976 précisait que le père de famille ne représentait pas l’État, et que le second n’était pas la projection du premier40, La Perrière remarquait en 1555 que gouverner se disait aussi bien de l’État que de la maison, et que le deuxième type de gouvernement pouvait par conséquent être dit immanent au premier41. Si l’économie politique a eu par la suite toujours plus tendance à se détacher de l’économie domestique, ce n’est qu’en déployant dans une scientificité qui lui est propre, de manière plus affinée et plus constante, les réquisits de La Perrière : une possibilité d’ajuster des choses à la fin qui leur convient.
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32Sécurité, territoire, population propose ainsi une interface entre la société et l’organisation politique : « Ce qu’il y a d’important pour notre modernité, c’est-à-dire pour notre actualité, ce n’est donc pas l’étatisation de la société, c’est ce que j’appellerais plutôt la “gouvernementalisation” de l’État » (ibid., p. 112). Dans le même geste méthodologique, il va s’agir pour Foucault de « gouvernementaliser » l’Église, d’en décrire la technologie générale de pouvoir dans sa forme à la fois souple (ce qui, dans les pratiques, peut être négocié ou déplacé) et relationnelle (ce qui engage une réponse autonome de la part des sujets). C’est donc une technologie irréductible aux déclarations conciliaires ou au droit canon. Bien que la confession obligatoire n’ait été instituée qu’au concile du Latran IV en 1215, l’analyse doit remonter aux premiers siècles chrétiens pour retrouver, dans la manière dont un pouvoir s’est pensé comme rapport du pasteur à son troupeau, les prémices d’une rationalité. Si Foucault ne remonte pas en deçà du iie ou du iiie siècle, ni ne déborde une certaine ère culturelle, ce n’est nullement pour préserver quelque chose comme « l’essence du christianisme », mais pour respecter ce point de vue technologique appliqué au pouvoir : la technologie chrétienne du pastorat se distingue radicalement de la manière dont le monde hébraïque, égyptien et assyrien d’un côté, et le monde grec de l’autre, ont défini la tâche de gouverner. Reprenons les étapes de la démonstration proposée par Foucault.
33L’analyse part des trois opérateurs que tout gouvernement met en œuvre dans son exercice : le salut, la loi, la vérité42. Du Dieu berger et législateur des Hébreux à la Cité grecque ou au magistrat chez Platon, toutes les formes de gouvernement œuvrent pour un but recherché (soigner, éduquer, guider), édictent une loi générale pour y parvenir et définissent des discours de vérité pour évaluer les étapes et les échecs. L’originalité de ce que Foucault nomme alors le « pastorat chrétien » va être d’exercer le pouvoir en instaurant sous les définitions exhaustives et générales du salut, de la loi et de la vérité, des rapports inédits qui multiplient les points de contrôle et de surveillance, tout en y ménageant des espaces de liberté pour les sujets. Il nous faut même aller plus loin : c’est parce que les sujets ont tout au long du processus des marges d’initiative et d’incertitude que le pouvoir peut pénétrer le détail, le quotidien, l’infiniment petit de leur vie.
34Reprenons de manière transversale l’exposé du 22 février 1978, en tentant de synthétiser non pas la finalité de ce pouvoir (obéissance pure, destruction de l’ego) mais son dispositif technique. Il s’agit ce faisant de dégager les points nodaux de cette manière de faire chrétienne :
351) le pouvoir pastoral décompose l’objet sur lequel il s’exerce : la responsabilité du pasteur par rapport à ses brebis n’est pas seulement numérique (chacun) mais analytique et qualitative (chaque acte). Le champ de contrôle et de surveillance est donc par définition indéfini ;
362) les outils de contrôle (direction de conscience, examen) ne s’appliquent pas à une matière inerte : ils ont des effets à la fois d’individualisation (l’âme est isolée comme une entité qui a sa vie secrète) et de subjectivation (production d’un discours de l’âme sur elle-même) ;
373) l’agent du pouvoir est personnellement engagé dans la relation, et la qualité de son engagement détermine en partie le résultat : les imperfections du pasteur, sa propre obéissance, son sacrifice pour le troupeau interviennent dans l’économie finale des mérites et démérites. Il y a correspondance et circularité entre le salut du berger et celui de son troupeau ;
384) dans l’exercice de son pouvoir, l’agent ne connaît pas de résultat univoque, ni pour lui ni pour son troupeau ; il calcule et corrige simplement, « sans certitude terminale »43, une trajectoire.
39Dans cette économie subtile, sont déjà engagés les deux sens du mot « sujet », tels que Foucault les définira de manière insécable dans un article de 1982 : « sujet soumis à l’autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi »44. Dans l’édition du cours de 1977-1978 un extrait du manuscrit préparatoire indique déjà en note la polysémie du terme : « […] l’individualisation de l’homme occidental pendant le long millénaire du pastorat chrétien s’est opérée au prix de la subjectivité […]. Il faut devenir sujet pour devenir individu (tous les sens du mot “sujet”) »45. À cette polysémie répond d’ailleurs immédiatement celle induite par la notion de « conduite » : terme volontairement ambigu en ce qu’il désigne à la fois l’acte de conduire quelqu’un et la manière de se conduire (ibid., p. 196-197).
40Malheureusement, le résultat obtenu au terme du cours de 1977-1978 n’est pas à la hauteur des espérances, comme si le nouvel objet finement élaboré avait été trop vite appliqué sur une matière historique nouvelle. Il semble que Foucault n’ait justement pas encore donné à la forme réfléchie du verbe « conduire » toute sa portée. Pour cette raison, la description de la gouvernementalité pastorale finit par épouser de manière répétitive un schéma binaire qui oppose sans cesse, jusqu’à l’épuisement du commentaire, l’autonomie à l’hétéronomie. À partir de deux exemples précis utilisés par Foucault, il nous faut évaluer la pertinence au plan historique de cette opposition monotone. Mais auparavant, une hypothèse peut être formulée pour expliquer une telle lecture univoque, qui taille brutalement dans le vif de l’histoire.
Pastorat chrétien et marxisme : un miroir déformant ?
41Il semblerait que Foucault ait en fait à l’esprit un autre phénomène historique qui informe ou déforme son approche du pastorat chrétien. Il ne faut pas croire en effet que ce détour pastoral ne relève que de la curiosité érudite, Foucault ayant toujours eu soin de rappeler qu’il interrogeait le passé à partir du présent. Or, en cette année 1978, ses réflexions sur l’Église ne sont pas séparables d’une réflexion, plus sourde, périphérique, sur le marxisme. Il y a en fait une troublante coïncidence qui se fait jour à l’occasion d’un entretien cette même année avec le philosophe japonais Takaaki Yoshimoto. Foucault y décrit d’abord le marxisme de manière un peu lâche comme une « somme de mécanismes et de dynamiques de pouvoir »46. Prenant alors le risque de sortir de la seule description, il fait de cet ensemble l’articulation précise entre une « science », une « prophétie » et un « parti » (ibid., p. 600-601). Il définit ainsi à sa manière un concept historique, soigneusement dialectisé. En dépit de leur autonomie apparente, les trois domaines forment en effet une unité indissoluble de pouvoir : la distinction méthodologique entre 1) le marxisme comme somme de propositions prises pour la vérité (science), 2) le marxisme comme discours sur l’avenir de l’humanité (prophétie), et 3) le marxisme comme mouvement incarné dans une organisation politique (parti), ne doit pas recouvrir le fait que ces trois aspects sont liés intrinsèquement à l’ensemble des rapports de pouvoir que constitue le marxisme. La science marxiste ne rencontre pas le parti communiste de l’extérieur, mais elle est en elle-même « une dynamique aux effets coercitifs, à propos d’une certaine vérité » (p. 600).
42Or, cette tripartition proposée pour étudier le marxisme est chronologiquement encadrée par deux exposés similaires concernant le christianisme. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le relever, trois mois avant le voyage en Asie, dans son cours au Collège de France, Foucault définit effectivement la forme générale du pastorat chrétien comme une manière inédite de se rapporter au « salut », à la « loi » et à la « vérité »47. Au surlendemain de son retour du Japon, à l’occasion d’une séance de la Société française de philosophie, Foucault propose une nouvelle tripartition qui concerne uniquement cette fois le rapport à la vérité dans le pouvoir pastoral. Dans le christianisme, ce rapport est bien triple : vérité comme dogme, vérité comme connaissance particulière des individus, vérité comme ensemble de techniques pour produire cette connaissance48.
43La proximité des trois gestes se lit dans les dates : la leçon est donnée le 22 février 1978 ; l’entretien avec Yoshimoto a lieu le 25 avril 1978 ; le 27 mai 1978, Foucault prononce sa communication devant la Société française de philosophie. L’homologie est encore plus frappante si l’on note que Foucault insiste sur le caractère unique dans l’histoire occidentale d’un parti qui se pense nécessairement comme État (le parti communiste), de la même manière que le cours de cette année-là avait souligné le caractère unique dans l’histoire des civilisations d’une religion qui se pense comme Église49. Il faut enfin noter le curieux rapprochement dans la leçon du 1er mars 1978 entre les dissidents du bloc soviétique et la « révolte des conduites » contre le pouvoir ecclésial aux xiiie et xvie siècles50.
44Derrière ce rapprochement, il est possible de voir se profiler l’œuvre de Leszek Kołakowski – et non pas celle de Norman Cohn qui inspira pourtant cette même leçon de 197851. Alors qu’il est déjà en rupture avec le parti communiste de son pays, le philosophe et historien polonais publie à Varsovie en 1965 un ouvrage colossal sur le christianisme anti-confessionnel des xvie et xviie siècles, opposé au centralisme romain puis à toute forme d’organisation sociale. Sa traduction française, Chrétiens sans Église. La conscience religieuse et le lien confessionnel au xvııe siècle, paraît chez Gallimard en 1969 et marque profondément de jeunes historiens comme Michel de Certeau52. Si aucun fait biographique ni bibliographique (Foucault ne cite jamais le nom de Kołakowski) ne vient étayer le rapprochement des deux penseurs, les indices de proximité intellectuelle sont nombreux. Chrétiens sans Église prononce en effet un certain nombre d’adieux, qui auraient pu tout aussi bien s’entendre dans la bouche de Foucault.
45Contre toute histoire globale, Kołakowski distingue d’abord les niveaux d’intelligibilité historique sans présumer d’une synthèse possible53. Contre une certaine historiographie marxiste, il pose ensuite l’irréductibilité des phénomènes religieux aux luttes sociales et politiques. Sur ce point précis, il s’oppose à l’historien français Lucien Goldmann – adversaire par ailleurs de Foucault – qui expliquait le jansénisme par la situation de la noblesse de robe sous Louis XIV54. Considérant l’expérience et le discours religieux comme un « fait social »55, devant à ce titre être étudié dans la stricte perspective d’une histoire matérialiste, Kołakowski cherche en même temps à en dégager la structure interne originale. Cette recherche qui se réclame de l’analyse structurale de Roland Barthes doit en fait autant à la sociologie de Max Weber et à la phénoménologie, tout en conservant le vocabulaire marxiste omniprésent de l’idéologie56. On ne peut que souligner tout au long du livre le foisonnement déroutant et parfois contradictoire des outils conceptuels et méthodologiques utilisés.
46Les résonances personnelles du livre sont évidentes et seront accentuées lors de sa réception française : la traduction paraît en 1969, peu de temps après la révocation de Kołakowski de l’université de Varsovie où il était titulaire de la chaire d’Histoire de la philosophie. À la suite d’un discours officiel volontairement provocateur, l’historien fut accusé d’avoir une lecture révisionniste de Marx. Suite à cette révocation, le philosophe polonais voit son œuvre interdite en Pologne et séjourne quelque temps à Paris. Devenu enseignant aux États-Unis puis à Oxford, il n’oublie pas pour autant son pays d’origine et, comme Foucault, s’engagera dans les années 1980 en faveur du mouvement Solidarność.
47De la conscience religieuse en butte avec l’Église à la conscience politique en butte avec le Parti, il n’y a qu’un pas, que firent aisément les lecteurs polonais de l’œuvre en 1965, comme les lecteurs français en 196957. L’étude du christianisme anti-confessionnel des siècles passés rejoint la propre dissidence politique de l’historien polonais, sans l’empêcher pour autant de se livrer à une peinture étonnement sombre, voire féroce, de ces illuminés, schismatiques, irréguliers – « outsiders » comme il aime les nommer – de l’après-Réforme. La férocité a sans doute sa part de désillusion, sinon d’amertume, du côté d’un penseur qui constate non seulement la répression de ces mouvements par l’autorité légitime, mais surtout leur commune et inéluctable autodestruction. Par la logique même propre à leurs idées, ces mouvements étaient en effet voués à l’échec : la protestation religieuse anti-confessionnelle se nie elle-même en refusant de s’inscrire dans un corps social.
48Dans son introduction, Kołakowski souligne que cette révolte du subjectivisme religieux est une conséquence conjointe de l’ex opere operato catholique et de la justification par la foi protestante, ce qui explique qu’elle ait atteint les rangs catholiques comme les rangs luthériens et calvinistes, n’épargnant aucune communauté instituée. Dans un cas, l’insistance sur le culte formel, dans l’autre, l’accent mis sur le Credo, ont fait d’une simple donnée extérieure, reconnaissable par une communauté, un critère suffisant d’authenticité. En réaction à cette suffisance, qui accorde une place excessive au sacrement ou à la profession de foi, se sont alors développés des projets de religion mettant l’accent sur l’individu dans son développement moral (Dirk R. Camphuysen) ou spirituel (Jean-Joseph Surin, Madame Guyon). La mystique est la pointe extrême de cette figure impossible du subjectivisme religieux, à l’image d’un Jean de la Croix aux prises avec la difficulté de tenir ensemble l’intériorisation de la vie religieuse et le maintien du culte extérieur58. Le divorce entre la mystique et l’institution, entre l’intérieur et l’extérieur, atteint son paroxysme dans les écrits de Miguel de Molinos et de Madame Guyon, dont Kołakowski dresse des portraits peu charitables. La négation théocentrique de la nature, la résorption des distinctions du monde fini dans l’infini, le primat de la grâce sur la nature et de l’expérience sur la raison, l’extinction de la volonté propre et la passivité parfaite : tout ceci dessine « le caractère organique du conflit entre la conscience mystique et l’Église » (ibid., p. 482).
49Si Foucault n’emploie pas le vocabulaire de la conscience, une telle affirmation se trouve cependant très proche de sa propre lecture de la mystique dans la leçon du 1er mars 1978. Plus généralement, de Kołakowski à Foucault, même si les périodes et les exemples privilégiés sont différents – et dénotent également chez Foucault la fréquentation des travaux de Pierre Chaunu59 – les structures de résistance au pouvoir pastoral se recoupent. Ce rapprochement est facilité par l’effort commun aux deux penseurs – absent en revanche chez Chaunu – pour ramener des mouvements historiques divers, non seulement à une « formule généralisatrice » qui permet de les classer, mais également à des « mécanismes historiques types »60 qui en généralisent les conséquences historiques : anti-confessionnelles pour l’un, anti-pastorales pour l’autre. Nous sommes au-dessus du simple relevé des faits, au niveau de la construction d’un modèle d’intelligibilité historique. Du livre de Kołakowski en 1965 au cours de Foucault en 1978, l’égalitarisme communautaire, la communication immédiate avec Dieu (la mystique), la revendication d’une lecture individuelle des Écritures sont ainsi tour à tour évoqués comme autant de conduites religieuses se révélant essentiellement incompatibles avec l’institution ecclésiale. Isolées comme telles chez Foucault, ces structures de révolte sont disséminées mais omniprésentes dans l’ouvrage de Kołakowski61, qui privilégie pour sa part les portraits individuels.
50S’il nous semble aller de soi que Foucault n’a pu en aucune façon se passer de la lecture de ce livre, il est plus risqué de déceler une influence directe. Il n’est cependant pas impossible que le « cas » Kołakowski, joignant la vie et l’œuvre d’un penseur iconoclaste, ait éveillé en lui ce rapprochement étrange entre dissidents religieux et dissidents politiques, et, par voie de fait, entre Église et parti communiste. Ce sont en tout cas les mêmes oppositions systématiques entre l’individuel et le collectif, l’expérience immédiate et les médiations institutionnelles, qui se retrouvent chez les deux penseurs, et ont déjà suscité des relectures critiques du maître ouvrage de Kołakowski62. De la même manière chez Foucault, nous allons voir qu’une position au départ dialectique se résorbe finalement en une partition simple, qu’il nous faudra discuter sur un plan historique.
Évaluation critique de l’histoire pastorale
51La discussion va se jouer autour d’un néologisme forgé par le cours de 1977-1978 : « contre-conduites ». Pour les distinguer des « butées externes »63 que le pouvoir ecclésial rencontre de manière massive et frontale (sorcellerie, hérésies, pouvoir politique), Foucault fait des contre-conduites des butées internes, « dans le champ même du pastorat » (ibid., p. 198), qu’il se propose de rassembler autour des cinq thèmes suivants : ascétisme, vie communautaire, mystique, rapport à l’Écriture, croyances eschatologiques. Ces révoltes peuvent être qualifiées d’internes, car elles ne sont pas des refus massifs de tout gouvernement, mais des oppositions ciblées et adaptées à l’adversaire. Elles ne rejettent du gouvernement que certaines de ses modalités concrètes d’application. Comme le dira Foucault devant la Société française de philosophie quelques mois plus tard, la question posée par ces révoltes est d’abord : « comment ne pas être gouverné comme cela, par cela, au nom de ces principes-ci, en vue de tels objectifs et par le moyen de tels procédés »64. Les oppositions historiques au gouvernement des conduites ne sont donc pas le produit d’une anarchie généralisée encore moins d’une rétivité originelle de la liberté humaine. Non seulement ces contestations sont corrélatives de tout art de gouverner, mais elles en sont même la « ligne de développement » (ibid.). Cela signifie qu’elles sont toujours récupérables par cela même auquel elles s’opposent ; les Églises protestantes comme la Contre-réforme catholique n’auront ainsi de cesse de réinscrire en leur sein ce que leurs propres dissidents leur opposaient. Foucault pose ici le principe de non-extériorité et de réversibilité de la révolte, dont il fera ultérieurement un important point de méthode65.
52Mais à mesure que l’analyse avance, la leçon du 1er mars 1978 va en fait externaliser les cinq tactiques citées, en les opposant de manière systématique au pastorat mis en œuvre par l’institution ecclésiale. Avec pour résultat principal de vider méthodiquement le christianisme institutionnel de tout ce qui, dans les pratiques individuelles, semble échapper à l’emprise d’un pouvoir extérieur. Toute initiative individuelle, qu’elle soit d’ordre ascétique, mystique ou érudite, se voit définie comme a-gouvernementale et donc anti-ecclésiale. Ce qui mène Foucault à une affirmation finale bien audacieuse par son extension :
[…] le christianisme, dans son organisation pastorale réelle, n’est pas une religion ascétique, ce n’est pas une religion de la communauté, ce n’est pas une religion de la mystique, ce n’est pas une religion de l’Écriture et, bien sûr, ce n’est pas une religion de l’eschatologie.66
53Conclusion rigoureusement opposée à celle de Leszek Kołakowski, qui préférait quant à lui voir dans les conflits de la communauté, de la mystique ou de l’Écriture, la contradiction même du christianisme, comme tentative idéologique désespérée de faire tenir ensemble la logique de la Loi et la logique de la Grâce, celle d’un monde fini et d’un Dieu infini. Idéologie impossible pour l’historien polonais, le christianisme devient possible et efficace pour le philosophe français comme gouvernementalité. Mais au prix élevé de la mise à l’écart de toutes ses tensions internes, transformées en un simple jeu d’opposition conduites /contre-conduites. Pour le montrer, reprenons deux des cinq dossiers historiques ouverts par Foucault pour classifier les contre-conduites : l’ascèse et l’eschatologie. Ces deux dossiers sont par ailleurs les plus originaux par rapport à l’analyse de Kołakowski, qui ne les mentionnait qu’occasionnellement.
L’ascèse chrétienne est-elle athlétique ?
54S’il est difficile de commenter des remarques dont Foucault demande expressément à son auditeur d’excuser la généralité, on peut se reporter à certaines références d’apparence mineure, qui ont cependant l’avantage de la précision. Écoutons celle-ci :
Troisièmement, l’ascétisme est également une forme de défi, ou plutôt c’est une forme de défi intérieur si l’on peut dire, c’est aussi le défi à l’autre. Et alors là, les histoires qui donnent des descriptions de la vie des ascètes, des anachorètes orientaux, égyptiens ou syriens, sont remplies de ces histoires où d’ascète à ascète, d’anachorète à anachorète, on apprend que l’un fait un exercice d’une extrême difficulté, à quoi l’autre va répondre en faisant un exercice d’une encore plus grande difficulté : jeûner pendant un mois, jeûner pendant un an, jeûner pendant sept ans, jeûner pendant quatorze ans.67
55L’édition du cours précise que ces citations ne se trouvent pas dans le recueil de paroles des Pères du désert : les Apophthegmata Patrum (ibid., p. 228, note 47). L’absence de toute référence exacte est effectivement embarrassante car elle ne permet pas de juger si une telle compétition entre moines est recommandée – auquel cas on ne voit pas en quoi elle constituerait une contre-conduite – ou au contraire critiquée. Il nous faut donc revisiter les lieux possibles de recherche dans le massif montagneux de la patristique, et apporter quelques précisions sur les éditions dont pouvait disposer Foucault.
56Ce texte des Apophthegmata Patrum, dont l’origine remonte au ve siècle, a été reproduit par l’abbé Migne au xixe siècle dans le volume 65 de sa Patrologie grecque. Cette version, que Migne emprunta à une édition de 1677, était un bon candidat pour retrouver la citation, d’autant plus que l’édition du célèbre abbé semble avoir été utilisée par Foucault dans ses toutes premières recherches patristiques68. Il faut cependant remarquer que Foucault ne fait pas mention directement des Apophthegmata Patrum dans ses leçons, mais de l’Histoire lausiaque69, dont les éditions sont multiples, y compris chez Migne, qui en distille sans beaucoup de recul critique des versions grecque et latine à divers endroits de sa Patrologie. Or, l’Histoire lausiaque, œuvre du ve siècle rédigée en grec par l’évêque Palladius, offre plusieurs descriptions des agissements du moine Macaire d’Alexandrie qui semblent bien correspondre à l’allusion du cours. Ces passages étaient déjà chez Migne, mais dans des ensembles n’ayant pas toujours l’Histoire lausiaque pour titre70. Ce détail laisse à penser que Foucault s’est plutôt reporté à l’édition critique de l’Histoire lausiaque par Lucot, datant de 1912, dont nous citons ici la traduction :
S’il a entendu parler de quelque chose quelque part, [Macaire] l’a certainement réalisé en perfection. En effet, ayant appris de quelques-uns que les Tabennésiotes mangent pendant tout le carême de ce qui n’a pas été soumis au feu, il décida de ne pas manger pendant sept ans de ce qui passe par le feu, et à l’exception de plantes potagères crues, si parfois il s’en trouva, et de légumes à cosses trempés [sic], il ne goûta à rien. Ayant donc réalisé en perfection cette vertu, il apprit encore au sujet d’un autre qu’il mange une livre de pain ; et ayant rompu son biscuit et l’ayant versé dans des saïtes en poterie, il résolut de manger autant que sa main retirerait.71
57Macaire corse ainsi ses exercices ascétiques dans une surenchère dont il semblait coutumier et qui lui valut, de la part de Dom Butler, le surnom de « recordman du désert »72. Dans le texte de Palladius, ces prouesses semblent cependant tout à l’honneur de l’« athlète »73 spirituel et ne suscitent nulle mise en garde. Cette volonté de dépasser ce que fait autrui en matière d’ascèse peut d’ailleurs avoir chez Macaire un sens non pas de simple compétition, mais de pédagogie : afin que les jeunes prétendants à l’exploit ascétique ne se prennent pas pour des héros, il est bon qu’un ancien les dépasse. Un autre extrait de l’Histoire lausiaque le vérifie : cette fois-ci incognito, Macaire revient à la charge chez les Tabennésiotes dont la « magnifique règle de vie » est objet de louanges. Ne reculant devant rien pour leur donner une leçon de modestie, il entame un jeûne de quarante jours qui les laisse pantois et furieux. Reconnu par l’higoumène, celui-ci lui déclare :
Allons, beau vieillard ! Tu es Macaire et tu t’es caché de moi. […] Je t’ai de la reconnaissance pour avoir fait sentir ta poigne à mes petits enfants, afin qu’ils n’aient pas des pensées de superbe à propos de leurs ascèses. (Ibid., p. 131)
58Cette émulation collective se retrouve en fait dans bien d’autres passages de la tradition des Pères, et, en premier lieu, dans un livre qui constitue le porche d’entrée de cette littérature : la Vie d’Antoine. Ce sont même les premiers mots que l’évêque Athanase adresse à ses lecteurs, qui auraient d’abord été, selon les historiens, des moines d’Occident :
C’est un bon combat (ἅμιλλα) que vous avez engagé avec les moines d’Égypte, en vous proposant de les égaler ou même de les dépasser par votre ascèse pour parvenir à la vertu.74
59Le terme ἅμιλλα signifie « combat » ou encore « rivalité ». Or, ce livre, rédigé peu après la mort d’Antoine en 356, est ultérieurement présenté comme une « règle de vie monastique » par Grégoire de Nazianze, qui en loue grandement son auteur. Dans ses Confessions, Augustin lui confère la même autorité et parle de deux jeunes gens que sa lecture a immédiatement convertis75. L’influence de la Vie d’Antoine sera telle qu’elle peut être considérée comme le modèle de la littérature hagiographique chrétienne, appelé à se répandre bien au-delà des cercles monastiques. Athanase invite d’ailleurs à faire lire son livre à tout le monde, sans restriction, même aux païens76. Louis Bouyer a pu voir dans la première phrase que nous citons la trace d’un « premier monachisme, encore inorganisé », confondant ascèse et « compétition sportive »77, mais ce rapprochement n’est pas étayé. Les excès particuliers dont le désert de Syrie a été le théâtre78 ont effectivement provoqué une régulation doctrinale et une limitation de l’érémitisme, mais rien ne permet de les relier au texte d’Athanase, originaire d’Égypte et haute figure du patriarcat d’Alexandrie. Le lien entre l’ἅμιλλα et l’exubérance d’un certain monachisme marginal est d’autant plus difficile à établir que les premiers destinataires de la Vie d’Antoine, comme nous l’avons signalé, seraient des moines d’Occident – peut-être du côté de Trèves où résida Athanase – qui connaissaient une vie religieuse sous les deux formes (érémitisme et cénobitisme) déjà bien organisée.
60Surtout, la mention de l’ἅμιλλα semble bien être une recommandation traditionnelle, et certainement pas la manifestation d’une dissidence. Pour appuyer cela, il est intéressant de noter que l’Histoire lausiaque place ce terme à son fronton, puisqu’il apparaît dès le prologue du livre. Louant Lausus, Palladius explique que ce dernier « a excité notre paresseux esprit à la contemplation de ce qui est mieux, pour porter à l’imitation et à la rivalité (ἅμιλλα) avec les vertus de l’ascèse de nos saints et immortels pères spirituels »79.
61Cette importance accordée au combat engagé entre moines doit en fait être lue à l’horizon de deux thèmes majeurs du monachisme ancien : la nécessité pour le moine de dépasser sans cesse la loi commune, et l’importance de l’exemple d’autrui dans la vie ascétique. Le premier thème ouvre un chemin indéfini de perfection, le second définit l’un des moteurs de cette perfection.
62Prenons le premier thème. Homme de gouvernement s’il en est, témoin principal du vaste effort institutionnel pour réguler la vie monastique, Cassien insiste à plusieurs reprises sur le fait que le moine, en tant qu’homme juste et parfait, n’est pas esclave de la loi et ne peut donc jamais s’en contenter. En cela, il se distingue de l’homme ordinaire : ce dernier, vivant dans le monde, occupé par les plaisirs et les affaires, peut limiter sa conduite à l’observance de ce qui est prescrit et au refus de ce qui est défendu. Pour sa part, l’homme juste doit au contraire chercher à toujours faire mieux que le commandement, afin d’atteindre la perfection évangélique. Ainsi, dans la conférence XXI, Jean Cassien écrit-il : « […] l’homme juste et parfait n’est point lié par la loi du carême, et ne peut se contenter du joug d’une règle aussi modeste »80. Or, cette majoration singulière de la loi, qui échappe à toute généralité, est bien l’exercice de la volonté, dans l’espace libéré par la sortie d’un joug à la fois trop réglé et trop modeste :
[…] les justes, pour qui n’est point faite la Loi, prouvent qu’ils ne sont pas sous la Loi en ceci, que, non satisfaits d’accomplir la justice de la Loi, ils s’efforcent de la dépasser. Leur dévotion est supérieure au commandement ; et, mettant le comble (major) à l’observance du précepte, ils ajoutent une part volontaire (volontaria) à ce qui est dû strictement.81
63Or, dans l’engagement de cette part volontaire, l’exemple d’autrui va jouer un rôle prépondérant. Quand Antoine commence sa vie solitaire, Athanase nous explique qu’il part d’abord s’instruire auprès des « hommes pleins de zèle » pour les égaler, voire les dépasser, dans leur ascétisme :
Il admirait l’un pour ses austérités, l’autre pour ses jeûnes et son repos sur la terre nue. […] Fort de tout cela, il revenait à l’endroit où lui-même se livrait à l’ascèse, puis rassemblant en lui-même ce qu’il avait vu chez chacun, il s’efforçait de montrer en lui toutes ces vertus. De ceux de son âge, il n’était jaloux que sur un seul point : ne pas leur paraître inférieur dans le mieux.82
64Rappelons ici qu’Athanase a par ailleurs soin de donner une image extrêmement orthodoxe d’Antoine, dont il souligne le respect pour les évêques et les prêtres (ibid., 67, 1) et l’opposition aux hérésies (69, 1).
65Cette possibilité de dépassement incessant, qui ouvre la voie à l’émulation entre ascètes, Foucault la réfère à la « joute de l’athlète »83 qui se distinguerait radicalement de l’état de passivité et de renoncement à l’ego cherché par le gouvernement pastoral. Telle est la distinction faite dans la leçon du 22 février 1978 entre l’ἀπάθεια grecque, qui serait exclusivement du côté de la maîtrise de soi, et l’ἀπάθεια chrétienne, qui serait du côté de l’abandon de la volonté propre (ibid., p. 181-182). De Palladius et de Cassien Foucault fait justement les témoins principaux de cette pensée chrétienne de l’abnégation de soi et de la dépendance absolue (p. 179). Mais l’examen des exemples auxquels semble se référer Foucault ne permet pas d’exclure aussi facilement la joute ascétique de la vie réglée du moine, telle qu’elle commence à se codifier aux ive et ve siècles. Rien ne permet même de conclure avec certitude qu’elle aurait fait problème. La seule limite posée à l’ἅμιλλα – et, sur ce point, Foucault a raison d’accorder une place centrale au renoncement à la volonté propre – est le risque de verser dans la « vaine gloire », thème constant chez Palladius. Mais ce risque ne suffit pas à exclure le recours à l’émulation. L’Histoire lausiaque n’hésite pas à en présenter les fruits, tout en appelant à jeûner raisonnablement pour se garder de toute vanité ascétique, « car l’action de boire du vin avec raison est chose meilleure que de boire de l’eau avec orgueil (τύφου) »84.
Gouvernementalité et apocalyptique
66Nous voudrions visiter un deuxième champ que la leçon du 1er mars 1978 exclut radicalement du christianisme entendu comme technique de gouvernement : la croyance eschatologique. Cette croyance est référée au moine calabrais Joachim de Flore (1135 ?-1202), dont le découpage de l’histoire du monde en trois temps distincts (temps du Père, temps du Fils, temps de l’Esprit) se retrouvera au xixe siècle chez Hegel et Auguste Comte, et sera encore louée au xxe siècle par Ernst Bloch dans sa période marxiste. Écoutons Foucault :
Après tout, l’autre manière de disqualifier le rôle du pasteur, c’est d’affirmer que les temps sont accomplis ou qu’ils sont en train de s’accomplir, que Dieu va revenir ou est en train de revenir pour rassembler son troupeau. Il sera le vrai berger. Par conséquent, puisqu’il est le vrai berger venant pour rassembler son troupeau, il peut donner leur congé aux pasteurs.85
67Foucault mentionne alors « la ligne qui dérive plus ou moins directement de Joachim de Flore » (ibid., p. 217-218). Ce dernier exemple que Foucault donne des contre-conduites pastorales est également celui qu’il présente, faute de temps, de la manière la plus brève et la plus générale. Une discussion néanmoins s’impose, à partir des synthèses sur Joachim et sa postérité que proposèrent Jean Delumeau (1995) et Philippe Lécrivain (2001)86.
68La référence à l’eschatologie joachimiste est à la fois plus évidente et plus problématique. Plus évidente, car son potentiel de contestation se vérifie dans la longue liste des mouvements millénaristes en opposition souvent violente au pouvoir ecclésial. Plus problématique, car elle s’inscrit dans une tradition qui irrigua non seulement la théologie mais aussi la vie chrétienne depuis les premiers siècles, tendue vers un avenir collectif dont les contours ne sont pas complètement impensables ni incertains.
69Rappelons que l’adjectif « millénariste » désigne la croyance en la venue d’un règne de mille ans de bonheur qui précédera la fin des temps, en référence au chapitre 20 du livre de l’Apocalypse. S’il s’inscrit bien dans cette perspective eschatologique par son annonce d’un troisième et dernier temps de l’histoire, Joachim n’utilise cependant pas le mot « millenium ». À partir d’un jeu subtil de concordances entre les deux testaments, Joachim propose une interprétation des textes bibliques qui place soudain l’actualité de l’Église à l’horizon d’un nouveau seuil, situé en l’an 1260. Parcourons alors l’histoire contrastée de la postérité proche du moine calabrais.
701) Un groupe de disciples de Joachim, réunis autour de son secrétaire Luc devenu évêque de Cosenza, rassemble des écrits apocryphes (vers 1235-1246) et s’en prend de plus en plus ouvertement à la politique et à l’administration dans l’Église. Ce mouvement est cependant relativement toléré par les autorités, du fait en particulier du bon accueil que lui font les ordres mendiants récemment fondés (franciscains, dominicains). Le troisième âge annonçant le temps venu des viri spirituales, ces ordres nouveaux se reconnaissent aisément comme la réalisation des prophéties de Joachim. En 1237, la bulle papale de canonisation de Dominique évoque sans difficulté cette lecture de l’histoire et son enracinement biblique. Chez les mineurs, une tradition joachimiste durable s’installe, qui a toutes les faveurs de la papauté. Leur fondateur François est alors considéré comme l’ange du sixième sceau de l’Apocalypse. Les idées qui circulent à cette époque sur les trois âges de l’histoire ne sont cependant pas le fait du seul Joachim ; elles se trouvent également chez les disciples d’Amaury de Bène.
712) Le franciscain Gérard de Borgo San Domino publie en 1254 un Liber introductorius in Evangelium aeternum, où il annonce que la doctrine de Joachim a surpassé celle du Christ, qui sera définitivement caduque en l’an 1260. Conséquence importante de l’annonce de ce nouvel Évangile : un nouveau sacerdoce surpassera l’actuel, et, à compter de ce moment, nul représentant patenté de l’ancienne Église ne pourra prétendre conduire les hommes à l’esprit de la vie éternelle. Le livre est condamné par le pape Alexandre IV et son auteur est incarcéré. Mais les écrits de Joachim ne sont pas visés par ces sanctions.
723) L’année tant attendue de 1260 voit naître des mouvements populaires extrémistes, parfois violents : les flagellants déferlent sur l’Italie ; Gérard Ségarelli et son successeur Dolcino s’opposent ouvertement à l’Église et leurs adeptes seront réprimés par la force. La situation reste cependant contrastée, les répressions localisées, et le joachimisme continuera d’influencer la pensée de certains évêques comme Jean de Tolède.
73Il faut en effet se rappeler que Joachim fut ami des papes de son temps et ne vit jamais sa doctrine mise en cause par les autorités. La définition de la croyance eschatologique comme contre-conduite ne peut donc concerner que certains aspects limités de l’histoire que nous avons retracée. La pensée de Gérard de Borgo San Domino est bien une remise en cause du pouvoir pastoral de l’Église, et un mouvement comme celui des flagellants, justement cité dans la leçon du Collège de France87, est l’expression la plus radicale et la plus violente de cette contestation. Est-ce suffisant pour conclure que le christianisme « n’est pas une religion de l’eschatologie » (ibid., p. 218) ?
74La venue d’un temps d’accomplissement du temps – c’est-à-dire non seulement une fin de l’histoire mais une fin dans l’histoire – n’est pas une invention de Joachim ; il puise dans les textes bibliques, et, en premier lieu, la grande apocalypse du livre d’Isaïe (chapitres 24-27). Or, ce texte n’est pas isolé. Il existait en fait dans le judaïsme hellénistique, puis dans ce que Jean Daniélou a défini comme le « judéo-christianisme » des ier et iie siècles de notre ère, une importante littérature qui non seulement annonçait la fin des temps, mais en donnait de riches descriptions, aux couleurs souvent paradisiaques88. La conception juive d’un règne messianique précédant l’ultime jugement fut simplement transposée dans la littérature chrétienne en règne du Christ – l’Apocalypse de Jean reprenant sans doute sur ce point l’Apocalypse syriaque de Baruch, rédigé sensiblement à la même époque (fin du ier siècle). Liant fermement « eschatologie » (de ἔσχατα : choses dernières) et « apocalypse » (de ἀποκαλύπτειν : découvrir, révéler des secrets), cette littérature se retrouve dans le canon des Écritures89, mais également dans les apocryphes des deux Testaments90.
75Précisons que ce que Jean Daniélou isole en 1958 sous le terme de « judéo-christianisme » n’a rien à voir avec le raccourci historique simpliste de la « morale judéo-chrétienne », fustigé à raison par Foucault au début de la leçon du 1er mars 197891. La catégorie est appliquée par l’historien jésuite à la théologie chrétienne antérieure aux apologistes, qui s’est pensée dans un cadre conceptuel emprunté au monde juif. Cette pensée judéo-chrétienne qui s’étend jusqu’au milieu du iie siècle dépasse les seules questions de l’observance de la Loi juive chez les communautés chrétiennes primitives et de la réception du message de Jésus chez certains juifs marginaux pour s’ouvrir à une audacieuse vision de l’histoire. Si certains spécialistes jugèrent que Daniélou avait dès lors trop ignoré les influences hellénistiques ou iraniennes sur cette première théologie, son étude a permis de renouveler l’interprétation d’une littérature auparavant considérée comme sibylline et disparate.
76Dans la pensée chrétienne, la place de l’apocalyptique fut régulièrement sujette à controverse. On se rappelle à ce sujet que les écrits johanniques n’entrèrent pas facilement dans le canon final du Nouveau Testament. Certains Pères latins comme Augustin et Jérôme condamnèrent le caractère trop matériel du règne décrit, les jouissances sensibles promises, et préférèrent ne garder que la perspective du jugement dernier. Pour l’évêque d’Hippone, dans le chapitre xx de La Cité de Dieu, le millénaire était déjà commencé, mais en esprit, à travers la vie des saints. Plusieurs Pères de l’Église cependant, et non des moindres, furent ouvertement millénaristes : Justin, Irénée de Lyon, pour les Grecs, Tertullien et Lactance, pour les Latins. Depuis les années 1960, la théologie catholique et protestante a redécouvert l’apocalyptique comme une dimension constitutive non seulement du dogme, mais aussi de la liturgie. Du dogme, parce que la vérité se donne d’abord comme une vision et non comme un discours articulé92 ; de la liturgie, parce que les hymnes de la communauté célèbrent la venue d’un Royaume annoncé comme une « terre nouvelle ». C’est donc la pratique même des fidèles qui est concernée par un accomplissement des temps qui n’est pas seulement spirituel, comme le vivaient au quotidien les communautés de tradition johannique où fut rédigée l’Apocalypse. Cette prégnance du millénarisme a eu par ailleurs des effets concrets sur les pratiques missionnaires chrétiennes : Christophe Colomb et Tommaso Campanella citèrent Joachim comme référence ; les franciscains qui évangélisèrent le Mexique au xvie siècle93 et les Pères pèlerins qui débarquèrent en Nouvelle Angleterre en 1620 étaient tous portés par cette même espérance millénariste d’un règne terrestre du Christ. Mais l’exemple le plus probant est certainement celui des réductions jésuites du Paraguay, puisque Foucault en avait fait l’un des modèles des dispositifs disciplinaires dans sa leçon du 28 novembre 197394 : dans ce cas précis, croyance eschatologique et pouvoir disciplinaire, loin de s’exclure, se sont mutuellement renforcés.
77En soulignant la prégnance du millénarisme sur le christianisme, son inscription jusque dans le canon des Écritures, il ne s’agit pas d’en rester à une histoire des doctrines – que rejetait de toute façon Foucault – mais de comprendre le rôle déterminant qu’il a joué dans les gestes rituels et les actes militants d’une communauté.
78Certes, tous ces contre-exemples pourraient être à leur tour contrés par l’invocation de la réversibilité des luttes. Foucault ne cesse-t-il pas de répéter que ces « éléments-frontière » comme l’ascèse ou l’eschatologie sont « sans cesse repris par l’Église elle-même »95 et que leur apparition est quasi contemporaine du gouvernement auquel elles s’opposent ? Il reste cependant à préciser ce qui permet à l’historien, au sein de cette réversibilité incessante, d’isoler un modèle de contre-conduite relativement stable comme le fait Foucault. Quel critère peut décider qu’une conduite est « essentiellement »96 anti-pastorale et seulement tactiquement récupérée par le pastorat ? Foucault ne peut s’appuyer ici sur un critère d’orthodoxie doctrinale pour deux raisons évidentes : premièrement, ce serait sortir du champ d’étude défini par le thème de la gouvernementalité ; deuxièmement, les exemples historiques contrediraient immédiatement l’hétérodoxie supposée de l’ascèse ou de l’eschatologie. Le seul critère qui reste alors à Foucault est celui de l’autonomie des pratiques. S’il n’est pas affirmé comme tel, ce partage autonomie/hétéronomie opère tout au long de la leçon du 1er mars 1978. La gouvernementalité pastorale, si riche dans sa définition première, est finalement réduite à l’exercice d’un pouvoir qui vient de l’extérieur mettre la main sur les conduites individuelles. L’explication de la rétivité première de l’ascèse au gouvernement est à ce sujet particulièrement éclairante : l’ascèse se refuse au pouvoir car elle est tout d’abord un « exercice de soi sur soi » (p. 209) qui ne passe pas par autrui ; ensuite car elle est une figure de l’excès, du « trop qui assure précisément son inaccessibilité pour un pouvoir extérieur » (p. 211, nous soulignons). Étrange dichotomie qui rejette de part et d’autre de la coupure opérée par l’historien le gouvernement extérieur et le soi intérieur ; le second pouvant, par ses tactiques réflexives et ses secrètes intensités, radicalement échapper au premier.
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79Que Foucault lui-même n’ait pas été satisfait du résultat, il suffit d’écouter le cours de 1979-1980 pour s’en convaincre. Du gouvernement des vivants traite du même corpus, développe les mêmes thèmes, lit les mêmes textes et raconte les mêmes histoires, à une différence près : l’exercice de soi sur soi n’est plus un élément frontière de la gouvernementalité chrétienne mais l’élément central. Répétition du cours de 1978, le cours de 1980 l’est sans doute, mais au sens kierkegaardien de reprise à un niveau supérieur. Cette réintégration de l’ascèse, au sens le plus large du terme, va permettre de constituer l’objet christianisme non plus exclusivement comme gouvernement extérieur du soi, mais d’abord comme gouvernement de soi ou encore : « régime de vérité ».
80Avant d’aborder cette notion, il convient de remarquer que Foucault corrigea discrètement par deux fois la présentation faite des contre-conduites en 1978. Dans une conférence tout d’abord à l’université de Stanford en 1979, le philosophe revient sur la spécificité des luttes autour du pastorat, mais son exposé ne conserve des cinq modèles de résistance définis en 1978 (ascétisme, communauté, mystique, Écriture, eschatologie) que le modèle de la communauté, suivi d’une discrète allusion à la mystique et au millénarisme : il ne s’agit plus tant alors de « luttes antipastorales » que de luttes pour une autre forme de pastorat97. Mais c’est la toute dernière leçon au Collège de France, le 28 mars 1984, qui porte le coup de grâce au découpage de 1978 : Foucault y définit la mystique comme l’un des deux pôles de l’expérience chrétienne (pôle « parrèsiastique »), à la fois aux côtés et contre celui de l’ascétisme (pôle de l’obéissance craintive)98. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans la troisième et dernière partie de notre recherche.
Le christianisme comme régime de vérité : 1980
Origine et mutation de la notion de « régime de vérité »
81Arrêtons-nous sur cette expression qui constitue le porche d’entrée des recherches de Foucault sur l’Antiquité chrétienne. Si le syntagme semble immédiatement foucaldien à nos oreilles, par son association paradoxale de ce qui s’impose de soi (la vérité) avec un dispositif coercitif (un régime), il est relativement rare dans la bouche de Foucault. Apparue subrepticement dans Surveiller et punir99, l’expression n’a que deux occurrences dans les cours au Collège de France : la leçon du 18 février 1976100 et celle du 10 janvier 1979101. Entre ces deux dates, Foucault reprend plusieurs fois le syntagme dans un entretien de juin 1976 qui connut deux publications distinctes – la plus brève étant intitulée « La fonction politique de l’intellectuel »102. Cet entretien illustre sans ambiguïté l’usage à la fois rare mais homogène de l’expression « régime de vérité » avant 1980.
82Après avoir préalablement détaillé les cinq éléments qui composent un régime de vérité – un certain type de 1) discours, 2) mécanismes de distinction, 3) sanctions, 4) techniques de production, 5) statuts des sujets103 –, Foucault ressaisit tous ces éléments dans la forme d’une circularité entre pouvoir et vérité :
[…] la « vérité » est liée circulairement à des systèmes de pouvoir qui la produisent et la soutiennent, et à des effets de pouvoir qu’elle induit et qui la reconduisent. « Régime » de la vérité. (Ibid., p. 114, repris p. 160)
83Si l’expression est nouvelle, l’hypothèse de cette circularité ne l’est pas : elle avait été formulée dans le cours Théories et institutions pénales (1971-1972)104 et n’est finalement qu’une autre manière de parler de ce que Foucault désigne en d’autres endroits par « forme de rationalité ». Un régime de vérité est donc défini comme l’entraînement réciproque d’un système de production de la vérité et des effets de pouvoir induits par cette vérité. C’est avec cette même signification que l’expression apparaît dans les cours Il faut défendre la société et Naissance de la biopolitique.
84Le terme « régime » n’est pas choisi au hasard et vient explicitement du champ politique. Par deux fois, Foucault opère le rapprochement :
Chaque société a son régime de vérité, sa « politique générale » de la vérité […].105
[…] ce qui est en question, c’est ce qui régit les énoncés et la manière dont ils se régissent les uns les autres pour constituer un ensemble de propositions acceptables scientifiquement […]. Problème en somme de régime, de politique de l’énoncé scientifique.106
85Il faut entendre ici par politique, avec Foucault, non pas d’abord des institutions, mais une stratégie globale qui essaie de coordonner et de finaliser les rapports de force présents dans une société donnée107. La connotation politique du terme de « régime » est d’autant plus intéressante que nous la retrouvons au tout début de la leçon du 6 février 1980 (cours Du gouvernement des vivants), où « régime de vérité » est employé par analogie avec « régime politique »108. Cependant, la suite du cours va aussitôt faire un grand écart par rapport à l’usage que nous venons de repérer dans l’entretien publié quatre ans auparavant.
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86Par rapport à l’entretien de 1976, la leçon du 6 février 1980 donne immédiatement une définition beaucoup plus restreinte de l’expression, resserrée autour de l’activité requise de la part du sujet dans la production de la vérité : « Un régime de vérité, c’est ce qui détermine les obligations des individus quant aux procédures de manifestation du vrai »109. Cette restriction a pour conséquence un double partage qui va modifier en profondeur les analyses menées depuis le début des cours au Collège de France. Ce double partage n’est cependant pas un coup de force méthodologique effectué le 6 février, il est préparé par une succession de décrochages repérables dans des articles et entretiens précédant le cours.
87Si l’on reprend les cinq éléments isolés en 1976 comme constitutifs d’un régime de vérité, on se rend compte que Foucault ne distingue pas le jeu des énoncés entre eux – qui définit une proposition comme étant vraie selon des règles indépendantes des sujets – du rapport des sujets à ces énoncés. Il emporte dans une même dynamique de pouvoir les procédures formelles de validation des énoncés et la manière dont ces énoncés convoquent, engagent, contraignent des sujets. Il dénie donc aux propositions scientifiques une logique propre de vérité, distincte de l’organisation des rapports de force dans une société donnée. Il évite cette distinction d’autant plus facilement que l’analyse ne prend pas en compte les différences entre les types de discours vrais. Le choix méthodologique est discutable mais clair : depuis le cours Théories et institutions pénales (1971-1972), Foucault se refuse à isoler des pratiques sociales un domaine « pur » qui serait celui de la science, et fonctionnerait comme enchaînement systématique de propositions selon des règles strictement formelles. Le fonctionnement effectif, dans une société donnée, de la normativité scientifique ne correspond pas à un type idéal qui se serait d’abord incarné dans les mathématiques110 ; il est toujours une forme historique de pouvoir-savoir. Les conférences de Rio de Janeiro en 1973 vont encore plus loin dans ce sens, en faisant de la pratique judiciaire la racine commune de tous les types de vérités à l’œuvre dans les sociétés occidentales – vérité scientifique comprise111.
88Le cours de 1979-1980 opère alors un renversement net de perspective, qui est en fait un retour aux analyses des années 1960 : les règles formelles des énoncés scientifiques, qui assurent la systématicité de leurs propositions, sont à nouveau considérées comme hors de tout « régime »112. À l’affirmation massive de 1976 que la vérité n’est jamais hors pouvoir, fait place un premier partage entre la normativité interne du discours scientifique et les obligations que les sujets ont à son égard. Pour reprendre les termes mêmes de Foucault, il s’agit, en science, de distinguer ce qui permet de dire « c’est vrai » de ce qui oblige à dire « donc, je m’incline »113. Ce « donc », à l’intérieur duquel un sujet s’engage, n’est pas une conséquence de la vérité de la proposition ; il est « historique et culturel ». Est ici distingué de manière très subtile l’acte d’intellection de l’acte d’acquiescement qui engage une réponse de la part du sujet. « Dans ce “tu dois” de la vérité, il y a quelque chose qui ne relève pas de la vérité elle-même dans sa structure » (ibid., nous soulignons). Mais dire cela, c’est en même temps rendre à la cohérence interne d’un discours scientifique son autonomie et son efficacité propre, irréductible aux mécanismes sociaux de circulation et de régulation des discours. En particulier, la définition statutaire des sujets de l’énonciation n’entre plus en jeu dans la reconnaissance de la vérité en tant que telle. L’exemple choisi par Foucault est celui de la logique : « si [le logicien] dit “c’est vrai”, ce n’est pas parce qu’il est logicien que la proposition est vraie […]. Pour que la proposition soit vraie, il faut et il suffit qu’il y ait des règles de cette logique, des règles de construction, de syntaxe, et que cette logique opère » (ibid.). Une telle affirmation semble dénouer d’un seul coup le nœud de pouvoir-savoir auxquels les auditeurs des cours au Collège de France avaient été habitués depuis Théorie et institutions pénales (1971-1972).
89Est-ce à dire alors que le régime de la vérité scientifique, comme « effet du vrai »114 sur le sujet, serait réduit à une pratique politique ajoutée de l’extérieur, incluant les règlements institutionnels et les statuts académiques ? Non plus, et c’est là que Foucault va opérer un deuxième partage décisif : si la « vérité » se distingue désormais de son « régime », un « régime de vérité » doit également être distingué de tout « régime politique », entendu comme gestion finalisée des rapports de force dans une société. Le maintien du vocable « régime » pourrait d’ailleurs sembler ambigu si l’on ne se rappelle, avec le cours de 1977-1978, que le regimen des Pères latins a en fait traduit l’οἰκονομία des Grecs115.
90Dans les éléments constitutifs d’un régime de vérité apparaissait pourtant en 1976 le « statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai »116. Si la définition du statut des sujets disparaît des procédures internes de validation d’une proposition, rendues à leur autonomie, on serait en droit de la retrouver au moins dans l’obligation du sujet de souscrire à cette vérité. Le complémentaire de la proposition « ce n’est pas parce qu’il est logicien que c’est vrai » pourrait alors être, tout naturellement : « par contre, c’est parce qu’il est logicien qu’il s’incline ». Si tel était le cas, la leçon de 1980 prolongerait au moins en partie les affirmations de 1976, en liant l’acte de soumission à une « politique de la vérité », incluant le statut des sujets de connaissance dans une institution scientifique. Ce lien serait d’autant plus évident à établir que Foucault a pris soin de situer l’exemple de la logique dans le cadre d’une conversation concrète entre deux logiciens. Qui ne serait d’accord pour reconnaître, à l’œuvre dans cette conversation, un jeu d’influences et d’autorité qui permettrait d’expliquer la soumission d’un logicien à ce que dit l’un de ses condisciples ?
91Mais un régime de vérité, dans la définition radicalement nouvelle proposée par le cours de 1979-1980, n’est pas la politique moins la vérité, il n’est en fait ni l’une ni l’autre. Si la soumission au vrai ne vient pas d’une discipline scientifique formellement définie (la logique), elle ne vient pas non plus d’un statut académique historiquement déterminé (le logicien). Si « l’effet du vrai » n’a pas sa raison d’être du côté de règles formelles qui ne dépendent pas du sujet, il n’est pas non plus à chercher du côté de la dépendance institutionnelle ou politique des sujets. Le « statut » n’explique pas la spécificité des effets d’un régime de vérité, et Foucault l’écarte catégoriquement pour la deuxième fois : « […] il pourrait ne pas être logicien de profession et il s’inclinerait de même »117. Tel est le second partage décisif opéré par Foucault.
92Sur l’espace libéré par la mise à l’écart successive de la vérité et de la politique, va alors se dessiner un mouvement singulier. En fait, le seul facteur déterminant du côté du sujet est non pas ce qu’il est – défini par une institution – mais ce qu’il fait. Et ce qu’il fait de la sorte se situe à l’intérieur d’un mouvement désigné par l’emploi d’un verbe pronominal : se constituer, même si l’initiative peut très bien en revenir à autrui. En effet, si le logicien s’incline :
[…] c’est parce qu’il fait de la logique, c’est-à-dire parce qu’il s’est constitué lui-même – ou qu’il a été invité à se constituer – comme opérateur dans un certain type de pratiques, ou comme partenaire dans un certain type de jeu. Et il se trouve que ce jeu de la logique est tel que le vrai sera considéré comme ayant en lui-même, et sans autre condition, valeur contraignante.118
93Un régime de vérité est donc l’activité par laquelle un sujet se constitue comme devant établir un certain rapport à une vérité donnée. Pour bien saisir la nouveauté de cette définition, il faut remarquer la substitution de notions entre l’entretien de 1976 et la leçon de 1980 : la place que tenait le statut semble désormais occupée par le terme qualification. En prenant l’exemple du cogito ergo sum après celui de l’inférence logique, Foucault note en effet que le régime de vérité cartésien requiert que « le sujet qui raisonne soit qualifié d’une certaine manière »119, c’est-à-dire comme n’étant pas fou. Dans un entretien de 1983, Foucault note pareillement chez Descartes un « rapport de soi à soi le qualifiant comme pouvant être sujet de connaissance vraie »120. La qualification n’a plus ici le sens qu’elle avait encore dans L’ordre du discours en 1971 : des règles ou un rituel codifiant du dehors l’accès des sujets à la parole121. Elle désigne bien autre chose qu’un simple statut, si l’on entend par statut une marque extérieure apposée par une institution sur certains individus afin de leur garantir, dans des conditions limitées, un certain nombre de prérogatives. Dans les régimes de vérité tels que les définit l’entretien de 1976, la prérogative attachée au statut est de définir le type de discours fonctionnant comme vrai. Elle ne concerne donc qu’un petit nombre de sujets, fonctionnant automatiquement comme relais institutionnels. Le terme est en effet mis en série avec des « instances », « mécanismes », « techniques », procédures » qui régissent de l’extérieur l’énoncé du vrai et dont les applications sont immédiates122. Dans la leçon de 1980, la « qualification » est au contraire une auto-constitution de soi par un processus qui s’inscrit dans le temps.
94Il faut cependant noter qu’il arrive à Foucault, dans un contexte similaire, de parler de cette auto-constitution qualifiante en termes de « statut ». Le jeu des notions est donc ici subtil et l’exemple de la folie nous offre une intrication intéressante des termes. Depuis la publication de Folie et déraison, Foucault était en effet revenu par deux fois sur la constitution du sujet raisonnable face à la folie, croisant les termes « qualification » et « statut » comme résultats de cette constitution. Il s’agit de la réponse à Jacques Derrida publiée en 1972, « Mon corps, ce papier, ce feu »123, et du long entretien enregistré à la fin de l’année 1978 pour un journal italien, Il Contributo124. Il faut donc être précis sur la distinction opérée. Regardons les textes.
95Dans la réponse à Jacques Derrida, publiée initialement au Japon avant de devenir la postface à la réédition de Folie et déraison125, Foucault opère un partage qu’il attribue officiellement à sa méthode archéologique, alors qu’il révèle bien autre chose. Attaqué par son cadet sur son interprétation de Descartes, l’historien de la folie distingue la « pure démonstration », qui n’implique pas le sujet du discours, de la « méditation » qui modifie au long de ses événements discursifs le sujet énonçant :
Dans la méditation, le sujet est sans cesse altéré par son propre mouvement ; son discours suscite des effets à l’intérieur desquels il est pris ; il l’expose à des risques, le fait passer par des épreuves ou des tentations, produit en lui des états, et lui confère un statut ou une qualification, dont il n’était point détenteur au moment initial.126
96Dans l’entretien pour Il Contributo, cette distinction démonstration/méditation est transposée en distinction connaissance/savoir. Si la connaissance maintient « la fixité du sujet qui enquête », le savoir est, en amont, « un processus par lequel le sujet subit une modification […] lors du travail qu’il effectue pour connaître »127. C’est en tant que résultat de ce processus de savoir, que le caractère raisonnable du sujet connaissant peut être dès lors défini comme un « statut fixe et déterminé » (ibid., p. 876).
97Nous pouvons vérifier que le sens extérieur et institutionnel conféré au terme « statut » par l’entretien de 1976 est dans les deux cas absent. L’accent est mis sur le résultat d’un engagement du sujet dans son propre savoir qui le transforme lui-même. Le sujet doit se constituer comme n’étant pas fou, mouvement qui n’est pas d’abord effectué par un partage social, mais par un acte réflexif, c’est-à-dire un rapport à soi. Un tel rapport n’est pas applicable par décret, mais il s’établit dans une durée, à l’échelle de la vie individuelle comme de l’histoire générale. C’est « peu à peu » et « eux-mêmes », précise Foucault en 1980, que « les hommes s’enserrent […] dans et par la manifestation du vrai »128. Pour reprendre l’exemple de la folie, on pourrait dire que le sujet occidental se qualifie à partir de l’âge classique comme raisonnable devant l’objet folie (qui se constitue corrélativement dans ce même mouvement), tandis que certains sujets seulement reçoivent, sous certaines conditions, le statut de médecin pour parler de cet objet. Cela ne veut pas dire pour autant que les deux notions soient exclusives l’une de l’autre ; nous allons aussitôt voir pourquoi.
98Il faut en effet préciser la manière dont les trois domaines ainsi différenciés – « vérité », « régime de vérité » et « régime politique » – peuvent et doivent être articulés. Pour plus de clarté, nous pourrions rebaptiser ces domaines « conditions structurelles », « conditions subjectives » et « conditions juridico-politiques » de la vérité. Dans le cours de 1979-1980, le « savoir » fait le lien entre les deux dernières conditions. Par rapport à l’entretien pour Il Contributo, le cours décale ainsi légèrement son champ d’application. Distingué en 1978 de la « connaissance », le « savoir » semblait alors exactement recouvrir la définition d’un régime de vérité comme engagement et transformation du sujet. En 1980, le « savoir » ne désigne plus ce régime particulier, mais son articulation sur des institutions, des lois, des codes sociaux : « Le régime de savoir, c’est le point où s’articulent un régime politique d’obligation et de contrainte et ce régime d’obligation et de contrainte particulier qu’est la vérité »129.
99Si un régime de vérité s’articule avec un régime politique dans un « savoir », il s’articule en même temps avec une systématicité des discours dans une « méditation ». Dans la réponse à Jacques Derrida de 1972, la méditation cartésienne est exactement décrite comme ce point de rencontre entre :
[…] un ensemble de propositions formant système […] et un ensemble de modifications formant exercice, que chaque lecteur doit effectuer, par lesquels chaque lecteur doit être affecté, s’il veut être à son tour le sujet énonçant, pour son propre compte, cette vérité.130
100La deuxième articulation trouve ici son modèle. Les Méditations métaphysiques de Descartes sont ainsi un « entrecroisement de la trame démonstrative et la trame ascétique » (ibid., p. 1126). D’un côté, il y a un discours qui a ses règles propres d’enchaînement des énoncés, et de l’autre, des « états » (p. 1125) subjectifs produits par ces énoncés, qui rendent possibles en retour de nouveaux énoncés et de nouvelles chaînes de déduction. Dans son article, Foucault retrace les différentes étapes de la qualification du sujet comme « sujet raisonnable » et « sujet doutant » en croisant sans cesse les deux mouvements : du sujet méditant, en son actualité, vers la pensée ; et de la pensée, en ses déductions pures, vers le sujet méditant. Le sujet est donc essentiellement mobile, passant par une succession de transformations dont la description par Foucault nous indique que la totalité de l’être du sujet est ici engagée et affectée. Les effets de ce que le cours de 1979-1980 nomme la « force du vrai »131 trouvent ainsi dès 1972 une description adéquate : ils sont d’ordre cognitif (« lumière », « obscurité »), moral (« pureté », « impureté ») ou encore psychologique (« sérénité », « contrainte des passions », « détachement »)132. Notons que cette lecture très fine des Méditations contraste quelque peu avec la leçon du 6 janvier 1982, dans L’herméneutique du sujet, où le moment cartésien ne sera plus que le divorce consommé entre vérité et ascèse, science et spiritualité133.
101Tentons de préciser la nature des articulations ainsi nommées « savoir » et « méditation ». La première obéit clairement au modèle stratégique – elle opère en effet dans l’hétérogénéité de pratiques historiques : pratiques d’un sujet et pratiques collectives. La seconde est plus délicate à qualifier étant donné que certains passages des Méditations « peuvent se déchiffrer, de manière exhaustive, comme enchaînement systématique de propositions »134, tandis que d’autres forment des « chiasmes » entre ascèse et déduction. De tels chiasmes revêtent-ils dès lors un caractère nécessaire ? Autrement formulé : les états du sujet peuvent-ils être logiquement déduits des résultats de la cogitation ? La progression méthodique des Méditations pourrait exclure radicalement le modèle stratégique – étranger qu’il est à toute forme de nécessité – et nous forcer à répondre par l’affirmative. Cependant, un retour tardif au texte de Descartes dans le cours au Collège de France du 3 mars 1982 est sur ce point décisif. Foucault y réinscrit la méditation cartésienne dans la tradition de la spiritualité et la définit comme un « jeu effectué par la pensée sur le sujet lui-même »135. La métaphore du jeu n’est pas fortuite. Sans hésiter, Foucault reprend ici, pour décrire les rapports de la pensée au sujet, une notion appartenant depuis les conférences de Rio à l’analyse stratégique136. On est donc en droit de tenir le caractère imprévisible et contingent des effets d’un tel jeu sur les partenaires.
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102Le passage méthodologique de deux termes à trois n’est pas un changement purement quantitatif. Foucault a beau protester a posteriori qu’il n’avait jamais confondu pouvoir et savoir137, une expression comme celle rencontrée en 1976 de « politique de la vérité » ne faisait pas exagérément droit à l’autonomie des domaines. Le régime de vérité, tel que le cours Du gouvernement des vivants le définit, devient au contraire une notion beaucoup plus souple, qui permet de ne pas retomber dans l’opposition binaire science/politique, sans dissoudre pour autant le savoir dans le pouvoir.
103Entre les deux domaines préalablement intriqués, vient ainsi se loger à partir de 1980 un ensemble d’effets autonomes qui composent la « force du vrai » sur le sujet. Chaque régime a ainsi sa « force » singulière : si certains régimes supposent un engagement et une transformation totale du sujet, d’autres assignent au contraire à ce sujet une place que l’on pourrait qualifier de « fixe ». Cet adjectif spatial apparaît conjointement dans la réponse à Derrida et dans l’entretien d’Il Contributo, et permet à Foucault d’éviter le flou épistémologique de l’adjectif « neutre »138. Dire que le sujet est « fixe » – dans le cadre par exemple de l’acte de connaissance scientifique – ne veut donc pas dire que la vérité se passe de régime, mais que son régime propre est de faire entrer les sujets dans un jeu où ils se disposent à être contraints par la vérité elle-même.
104Au lieu de répéter inlassablement que « la vérité n’est pas hors-pouvoir »139, Foucault développe ainsi une analyse différenciée qui déploie les régimes de vérité sur une ligne allant de la vérité s’efforçant de ne tenir que d’elle-même (« auto-indexation du vrai »140) à la vérité ne tenant que par ce qui lui est extérieur (vérité dogmatique, non vérifiable). Le premier régime de vérité, dont la logique constitue le paradigme, a cette propriété particulière de régner pour s’annuler lui-même ; le second désigne au contraire un régime hypertrophié, qui n’est plus que contrainte.
105Où placer alors sur cette ligne les régimes religieux de vérité ? En prenant l’exemple du régime chrétien de la vérité, Foucault semble accrocher ceux-ci, sinon à l’extrême opposé du régime scientifique, au moins à bonne distance. Ils en sont « fort éloignés », dit-il en 1980 (ibid.). Mais cela ne signifie pas que la vérité chrétienne n’a pas des procédures de régulation interne de son discours indépendantes des sujets, ou, plus précisément, qui maintiennent la fixité du sujet dans l’opération de connaissance. Il n’est donc pas exclu – pensons à la scolastique médiévale – que la théologie comme discours de connaissance puisse accéder à une relative autonomie. C’est même l’un des thèmes de la leçon du 6 janvier 1982 au Collège de France, qui mentionne la longue lutte d’une certaine pensée théologique pour se dégager de l’exigence spirituelle141. Mais avant le ve siècle, Foucault insiste d’abord sur le lien qui semble systématiquement s’établir entre le contenu de la foi et une certaine attitude du sujet : l’acte de foi « ne consiste pas simplement à affirmer ces choses pour vraies en soi-même et pour soi-même, mais […] doit aussi donner des gages, des preuves, des authentifications extérieures selon un certain nombre de règles de conduite ou des obligations rituelles »142. Foucault va même plus loin et assimile simplement et directement la vérité chrétienne à son régime de vérité. Si le régime logique tend à n’être que sa vérité, la vérité chrétienne tend à n’être que son régime : « Le christianisme, c’est la religion de la confession, à la charnière de la foi et de l’aveu »143.
Postérité de la notion de « régimes de vérité » : vers le domaine de l’éthique ?
106Le vocabulaire utilisé par Foucault pour décrire un régime de vérité – « exercice de soi sur soi », « élaboration de soi par soi », « transformation de soi par soi »144 – nous permet de le relier directement à ce qui sera désigné quelques années plus tard par le terme d’« éthique ». On objectera cependant que le champ de l’éthique se distingue certes du savoir, mais également et surtout du pouvoir. Or, ce dernier est irréductible à un régime juridico-politique. En effet, Foucault n’a eu de cesse de le répéter, les lois et institutions politiques ne sont tout au plus que des relais d’un pouvoir essentiellement polymorphe et réversible, qui se joue d’abord au niveau des relations physiques entre groupes et individus. Ce décrochage entre le pouvoir et le domaine juridico-politique laisserait entendre que la tripartition savoir/pouvoir/éthique n’a pas encore trouvé en 1980 sa forme achevée, se contentant d’une formulation encore maladroite : vérité / régime juridico-politique / régime de vérité. Il est effectivement habituel de situer l’apparition de la distinction pouvoir /éthique dans les travaux de Foucault portant sur l’Antiquité grecque, aurore d’un rapport à soi où apparaîtrait dans sa pureté éclatante l’autonomie d’une subjectivité encore déliée. Au contraire, la notion de « régime de vérité », pensée ici en contexte chrétien, serait déjà une modalité du pouvoir, qui forcerait par là même Foucault à resserrer ce qui s’en distingue dans le champ étroit du juridico-politique.
107Tout ceci ne survit pas à une brève étude des textes. Revenons un moment sur cette tripartition – sans doute trop vite interprétée comme une doxa – du savoir, du pouvoir et de l’éthique. Quand on regarde de près les explications qu’en donne Foucault lui-même entre 1980 et 1984, on se rend compte qu’elles sont pour le moins fluctuantes, manifestant d’un texte à l’autre de nombreux décalages, voire même des permutations. Il faut attendre le printemps 1983 pour que le « pouvoir » soit nommément isolé comme un champ d’étude parmi d’autres. Ce découpage tardif peut être interprété comme une longue réticence à user d’un terme aussi général pour décrire l’un des trois axes. C’est dans trois textes de 1983, quasiment contemporains, rédigés ou relus sur une même période de quelques mois145, que le pouvoir est isolé de la sorte, par distinction du savoir et de l’éthique, avant de revenir dans le dernier cours au Collège de France et dans l’ultime entretien accordé par le philosophe146. Avant cette date, Foucault insiste au contraire à plusieurs reprises sur le fait que le nouvel axe d’étude apparu dans les recherches sur l’Antiquité – baptisé alors « techniques de soi », « rapport à soi », « subjectivité » – est une modalité parmi d’autres d’exercice du pouvoir entendu en son sens le plus large de gouvernement des conduites. En particulier, le résumé du cours de 1980-1981, Subjectivité et vérité, situe les techniques de soi à la croisée de la subjectivité et de la gouvernementalité147. Le pouvoir n’est donc pas à côté du soi.
108Dans ces conditions, si l’axe du « rapport à soi » est finalement distingué à partir de 1983 de celui du « pouvoir », il semble qu’il faille alors entendre « pouvoir » en un sens plus restreint que celui qu’il avait auparavant. La restriction s’avère d’autant plus nécessaire que ce « rapport à soi » ne perd à aucun moment sa dimension de contrainte, inséparable qu’il est du rapport à autrui et à une communauté ; c’est même le thème du livre abandonné en 1983 sur Le gouvernement de soi et des autres148. Jusque dans les explications les plus tardives de Foucault, le « rapport à soi » renvoie à des formes historiques et culturelles précises, par lesquelles les individus « peuvent et doivent se reconnaître comme sujets »149, n’abandonnant jamais complètement une forme extérieure d’obligation. Ce n’est en aucun cas la notion d’autonomie qui définit alors « l’éthique » mais celle de réflexivité. Et c’est uniquement au sein de cette réflexivité que l’analyse peut évaluer, dans des contextes historiques différents, le plus et le moins d’autonomie. Le résumé du cours Subjectivité et vérité (1980-1981) nous fournit à ce sujet une indication précieuse : au lieu d’un partage qualitatif entre autonomie et dépendance, Foucault propose une gradation progressive de la dépendance à l’intérieur du rapport à soi. Ainsi, la connaissance de soi est dite « possible, souhaitable ou même indispensable »150 ; l’expérience de soi se fait quant à elle à travers des schémas « définis, valorisés, recommandés, imposés » (ibid., p. 1032) ; enfin, les techniques de soi sont « proposées ou prescrites » (p. 1032). Du « possible » à l’« indispensable », du « proposé » au « prescrit », cette quantification de l’autonomie est cohérente avec la définition de l’attitude critique donnée lors de la communication de 1978 devant la Société française de philosophie : non pas une résistance absolue ou une liberté originairement rétive, mais un perpétuel effort de modération, en quête de la « juste mesure ».
Je ne veux pas dire par là que, à la gouvernementalisation, se serait opposée dans une sorte de face à face l’affirmation contraire, « nous ne voulons pas être gouvernés, et nous ne voulons pas être gouvernés du tout ». […] En face, et comme contre partie, ou plutôt comme partenaire et adversaire à la fois des arts de gouverner, comme manière de s’en méfier, de les limiter, de leur trouver une juste mesure […] il y aurait eu quelque chose en Europe […] que j’appellerais tout simplement l’art de n’être pas gouverné ou encore l’art de n’être pas gouverné comme ça et à ce prix. Et je proposerais donc, comme toute première définition de la critique, cette caractérisation générale : l’art de n’être pas tellement gouverné.151
109Ce texte, qui aborde la question de la « juste mesure » dans les arts de gouverner, est important. Pour éviter de l’entendre en un sens trivial, il convient de l’inscrire dans une tradition philosophique qui lui donne toute sa force. Plutôt que de le rapprocher de la métaphore par trop souple du « Pli » deleuzien152, il serait plus fructueux de se reporter à l’exercice de la sensibilité chez Aristote, qui révèle avec le texte de Foucault des analogies troublantes. Pour sentir le chaud ou le froid, il ne faut pas l’être en acte – le semblable n’a pas la sensation du semblable – mais il faut l’être en puissance, afin de pouvoir mesurer une différence. Toute sensation conserve nécessairement avec elle la potentialité du contraire, de telle manière qu’il ne saurait y avoir de saturation de la sensibilité, par excès de la chose sentie153. À distance des extrêmes, le « toucher » est défini par le philosophe macédonien comme un « juste milieu » ou, plus précisément, un « moyen terme » (μέσον)154 entre des couples de contraire (chaud/froid ; dur/mou ; sec/humide). Le régime des sens offre alors à Aristote cette proposition étonnante : « le moyen terme en effet est critique (τὸ γὰρ μέσον κριτικόν) »155, c’est-à-dire que la sensibilité s’apparente à un jugement, qui permet un juste toucher. Remis dans sa corporéité, le rapport à soi est exactement chez Foucault l’exercice du moyen terme, entre ces extrêmes potentiels que sont l’autonomie et la domination. On ne sera pas étonné de retrouver la notion de μέσον comme définition chez Aristote de la vertu156 – la vertu étant cette disposition qui accomplit toutes les facultés de l’âme, sensibilité comprise.
110Une telle considération nous invite à restreindre l’axe du pouvoir, à partir du moment où Foucault choisit de le distinguer de celui du rapport à soi et de l’éthique. La mise en synopse des textes présentant, entre 1980 et 1984, la tripartition indiquée plus haut permet de vérifier cette hypothèse : l’usage du terme « pouvoir » à partir de 1983 apparaît chronologiquement encadré par des expressions telles que « normativité des comportements »157, « pratiques de contrôle »158 et surtout, « politique » et « structure politique »159. Or, c’est bien ce point qui nous intéresse en premier lieu : il arrive à Foucault de resserrer son usage du terme « pouvoir », au point de le faire coïncider avec celui de « politique ». Bien entendu, il ne faut pas entendre ici par « structure politique » l’exercice unilatéral d’une légitimité et d’une unité première (l’État), mais bien un jeu stratégique entre des institutions, des individus et des lois.
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111Concluons ce parcours qui a permis de définir la notion centrale du cours Du gouvernement des vivants. Dans l’expression « régime de vérité », le premier terme semble en apparence tirer vers le pouvoir, tandis que le second voudrait rejoindre le savoir. Foucault va au contraire insister en 1980 sur la stricte autonomie de cet espace où un sujet se modifie dans son rapport à la vérité. Nous avons établi qu’un tel espace était absent des précédents usages, d’ailleurs relativement rares, de l’expression « régime de vérité » chez Foucault. Si le cours de 1979-1980 est sur ce point d’une radicale nouveauté, il est cependant possible de retrouver des mentions précoces de cette dimension ascétique de la subjectivité à l’occasion de la controverse avec Jacques Derrida et d’un important entretien de 1978. Si le terme « régime de vérité » n’apparaît dans aucun de ces deux textes, s’y dessine cependant une première esquisse de cet espace autonome que recouvrira par la suite le champ des « techniques de soi ».
112Cette nouveauté thématique semble néanmoins se faire jour sur fond d’une continuité méthodologique par rapport aux études des années 1970 : les articulations nouvelles entre les domaines, que nous avons respectivement nommées méditation (articulant les conditions structurelles et subjectives de la vérité) et savoir (articulant les conditions subjectives et juridico-politiques de la vérité), vérifient la cohérence de la notion de « régime de vérité » avec le grand principe de l’analyse stratégique : la rencontre subreptice de champs d’activité hétérogènes. À ce niveau épistémologique, il semble alors possible d’inscrire le cours Du gouvernement des vivants (1979-1980) dans la suite du cours Sécurité, territoire, population (1977-1978), et plus généralement dans la continuité d’une historiographie qui considère l’histoire comme un champ de relations stratégiques entre des sujets, des savoirs et des pratiques instituées. L’ajout d’un nouvel espace de recherche – celui de la subjectivité – ne semble pas en effet modifier le type de connexion établi entre les espaces. Il nous faut cependant le vérifier, au contact du cours lui-même et de ses exemples historiques.
Une double réduction de l’objet « christianisme »
113L’analyse proposée du christianisme comme « régime de vérité » n’est pas aussi ténue, encore moins réductrice, qu’il y paraît. Elle pose simplement, à un niveau méthodologique, qu’entre la vérité, comme discours établissant ses principes internes de régulation indépendamment des sujets, et la politique, comme pratique instituée limitant de l’extérieur ce que les sujets peuvent dire ou faire, il y a place pour une analyse autonome de la manière dont la subjectivité est déterminée par la vérité. Cela ne signifie pas que la vérité et la politique, c’est-à-dire ici la théologie et l’organisation ecclésiale, sont exclues des recherches de Foucault sur le christianisme, bien au contraire : non seulement il y a bien articulation entre les domaines, mais il est possible d’utiliser certains outils laissés en d’autres endroits de l’œuvre pour esquisser ce que pourrait être une histoire « politique » et une histoire « dogmatique » du christianisme selon Foucault160. Pour autant, ces trois histoires possibles ne sont pas dans la continuité d’une même idéologie ou d’une même mentalité : elles se croisent uniquement dans l’hétérogénéité historique de pratiques et dans les jeux de la pensée avec la subjectivité. En ce sens, le cours de 1979-1980, s’il modifie en profondeur la définition de chaque domaine respectif, ne semble pas remettre en question les principes de l’analyse stratégique que nous avons exposés dans la première partie de notre travail.
114Dans ses leçons de 1980 sur les premiers siècles chrétiens, Foucault se livre à une double opération sur l’objet traditionnellement défini comme étant le « christianisme » : il le réduit quant à l’espace et le fragmente quant au temps. Il obtient ainsi non pas un grand cercle fermé, mais des lignes brisées. Relevons les deux réductions successives pratiquées dans la leçon du 30 janvier :
1151) le christianisme sera étudié non pas comme un système de dogmes-croyances mais comme un régime de vérité, c’est-à-dire un ensemble organisé d’actes dans lesquels des sujets s’engagent personnellement ;
1162) à l’intérieur de ce régime de vérité, les actes d’aveu seront privilégiés, voire radicalement séparés des actes de foi.
117Cette double réduction a une conséquence immédiate sur les corpus et les périodes étudiés par Foucault : non pas tout le christianisme, mais une certaine lignée d’actes de vérité apparue à la fin du iie siècle, l’injonction à manifester la vérité de soi. Or, cette injonction, rappelle à plusieurs reprises Foucault, l’Église primitive l’ignorait complètement. Elle n’est donc pas inscrite dans ce qui serait la vérité originelle du christianisme, contenue dans ses premiers écrits ou ses premières expériences communautaires. Pas d’aveu dans la Didachè – ce texte majeur de la fin du ier siècle ; pas d’examen de soi chez un auteur comme Clément d’Alexandrie (né vers 150) ; pas de verbalisation des fautes dans les premières préparations baptismales. Par contre, à compter des iie-iiie siècles, commence pour le christianisme « une histoire qui est profondément nouvelle »161.
118Que veut donc dire encore ici « christianisme » ? Il faudrait répondre que ce n’est justement pas le problème de Foucault. Celui-ci serait plutôt : comment faire l’histoire des actes d’aveu dans leur proximité et leur distance avec, d’une part, les actes de foi, et d’autre part, les ensembles discursifs et institutionnels qui précèdent tout acte du sujet (les dogmes, l’épiscope). Il s’agit donc, pour reprendre un néologisme souvent utilisé par Foucault, d’« événementialiser »162 un régime de vérité, c’est-à-dire de rendre intelligible son surgissement dans l’histoire, à partir d’un réseau complexe d’éléments hétérogènes.
119Remarquons cependant aussitôt que l’hétérogénéité ne vaut pas pour le rapport entre les actes de foi et les actes d’aveu, dont la continuelle intrication forme au contraire, au moins à partir du ive siècle, l’ensemble homogène de ce que Foucault nomme le « régime général de vérité »163 chrétien. Si les actes de foi et les actes d’aveu ont des « morphologies bien différentes » (ibid.), ils se suivent de près comme deux moments successifs d’une même manifestation, s’appuyant toujours l’un sur l’autre. Dire ce que l’on est et dire que l’on croit au dogme ; ou encore : dire que l’on est pécheur et dire que l’on croit en un Dieu sauveur, sont les deux pôles de l’expérience chrétienne, deux modalités distinctes d’un même devoir de confession, qui suppose à chaque fois un engagement total de la part du sujet164. En particulier, les actes de foi ne sont pas de simples proclamations de vérités extérieures mais bien des « acceptations-engagements », des « adhésions-fidélités » de la part du catéchumène ou du baptisé165. Pas de parole vraie sur Dieu, donc, qui ne s’accompagne d’une parole vraie sur soi. Quelques mois après la fin du cours de 1980, ce lien est à nouveau fermement affirmé dans une conférence donnée aux côtés de Richard Sennett à l’Institute for the Humanities de New York. On retrouve bien les deux séries d’actes, formant une unité qui, pour être apparue dans l’histoire, n’en est pas moins jugée indissoluble, non pas d’un point de vue doctrinal extérieur, mais pour le sujet que Foucault nomme « chrétien »166. Notons pour le contexte de ce passage, que cette unité décrite pour un sujet permet ensuite à Foucault de distinguer les techniques chrétiennes des techniques bouddhistes :
Ces deux ensembles d’obligations – celles qui concernent la foi, le livre, le dogme, et celles qui concernent le soi, l’âme et le cœur – sont liés. Un chrétien a besoin de la lumière de la foi s’il veut sonder qui il est. Et inversement, on ne peut concevoir qu’il ait accès à la vérité sans que son âme soit purifiée. (Ibid., p. 990-991)
120La même circularité entre connaissance de soi et connaissance de la vérité déposée dans les Écritures sera reprise dans la leçon du 17 février 1982 : la connaissance chrétienne de soi est une purification en vue d’accueillir la Parole de Dieu, et en retour, la Parole reçue guide la connaissance de soi167. Ces deux connaissances désignent bien à chaque fois un effort du sujet, qui ne se contente pas de le doter de savoirs ou d’aptitudes (pédagogie) mais qui modifie son mode d’être (psychagogie168).
121Par contre, les croisements de ces deux régimes de vérité avec, d’une part, l’économie dogmatique chrétienne et, d’autre part, l’institution ecclésiale sont bien des événements qui n’obéissent à aucune nécessité intrinsèque, dictée par ce que serait le « christianisme » comme totalité historique. Deux cas de figure sont repérables dans le cours de 1979-1980 : tantôt l’institution ecclésiale et le dogme reprennent et intensifient les pratiques de soi ; tantôt les pratiques de soi se distinguent au contraire du dogme et des obligations canoniques.
122Prenons pour commencer deux exemples de distinction. Apparue dans le monde chrétien au ive siècle, une pratique de soi comme la direction de conscience n’a été institutionnalisée que très localement durant un demi-millénaire : dans la vie monastique, exclusivement. Foucault va même plus loin en soulignant l’indépendance originelle de la pratique de direction par rapport à cette forme constitutive du pouvoir ecclésial que Sécurité, territoire, population avait définie comme pouvoir pastoral : « Le thème du pouvoir pastoral n’implique pas une technique de direction, même si plus tard c’est sous le signe du pastorat qu’elle sera placée »169. Autre exemple de distinction : au sein d’un rituel canonique, une pratique de soi peut se distinguer et devancer l’acquisition des vérités de la foi. Ainsi, dans la préparation au baptême, le mouvement de la pénitence après Tertullien se décroche de l’enseignement des dogmes. La « structure d’épreuve » (discipline pénitentielle) prend ainsi son autonomie par rapport à la « structure d’enseignement » (catéchèse)170.
123Soit maintenant deux exemples de reprise et d’intensification. À partir des années 170-180, dans un contexte où le christianisme connaît à la fois une diffusion géographique importante, des persécutions politiques et des querelles dogmatiques, on assiste à la reprise ecclésiale et théologique de pratiques de soi qui relevaient auparavant des seuls usages ou traditions communautaires et non d’une procédure codifiée : ainsi de l’institutionnalisation du catéchuménat et du développement de la théologie du baptême171. Autre exemple d’une telle reprise : au millénaire suivant, ce sont bien les controverses autour de la définition des vérités de foi et de l’autorité ecclésiale qui provoquent une intensification contrôlée des actes d’aveu, face à l’hérésie cathare puis à la Réforme172.
124Le « christianisme » n’est donc pas d’abord une idée qui produirait des effets dans l’histoire ; il est un croisement singulier de séries autonomes : doctrines, politiques, pratiques de soi. Il ne faut cependant pas considérer ces croisements comme de brusques et soudains retournements. Tout au long du cours de 1979-1980, Foucault insiste au contraire sur la lenteur et surtout la difficulté des transformations décrites – difficulté non seulement externe (pour cause d’hérésies et de persécutions), mais également interne, du fait de la prédominance dans les premiers siècles chrétiens d’un rapport entre le sujet et la vérité encore pensé sur le mode grec de l’illumination définitive173. L’apparition de la pénitence, comme dimension permanente de la vie du chrétien, n’est donc pas un basculement de l’histoire mais plutôt une succession de décrochages qui se produisent sur près d’un millénaire. On peut ainsi retrouver dans le cours deux séries de décrochages, qui font appel chaque fois à des éléments singuliers et contingents : le problème pastoral des relaps et le problème doctrinal de la gnose à la fin du iie siècle174 ; l’institutionnalisation de la règle monastique et l’introduction du droit germanique à partir du viie siècle175.
125Insister sur ces décrochages serait cependant trompeur au vu de la place marginale qu’ils occupent dans le mouvement d’ensemble des leçons sur le christianisme ancien. Si le modèle stratégique est bien opérationnel en 1980, il semble néanmoins passer au second plan de la description. C’est ce renversement de la topographie habituelle des cours aux Collège de France que nous voudrions maintenant décrire avant de conclure sur l’étude du christianisme comme régime de vérité. Tournant important dans les recherches de Foucault, le cours Du gouvernement des vivants l’est non seulement en ce qu’il fait apparaître un nouveau domaine d’investigation (les régimes de vérité), mais également en ce qu’il modifie les manières de procéder ; plus précisément : le rapport aux sources documentaires et la manière de les utiliser dans la description des transformations historiques.
126Simple relevé de quelques pratiques de lecture qui se font jour en 1980, les paragraphes suivants annoncent et espèrent justifier à l’avance le long détour de notre deuxième partie, qui reviendra dans le détail sur l’ensemble de ces modifications176.
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127Du cours Sécurité, territoire, population au cours Du gouvernement des vivants, la différence dans le choix des corpus est patente, alors même que les leçons ont en commun un certain nombre de thèmes et d’auteurs, en particulier autour du monachisme ancien. Si le nomadisme dans la description semble encore la loi du cours de 1977-1978 – qui remonte du xixe au xiiie siècle et traverse aussi bien l’épidémie de la variole que le Prince de Machiavel et la mystique –, le cours de 1979-1980 progresse différemment. S’il repasse par des auteurs déjà mentionnés dans les leçons du 15 et 22 février 1978 (comme Cyprien ou Cassien), c’est désormais à l’intérieur d’un corpus historiquement et thématiquement homogène : les textes patristiques. La seule originalité du choix de Foucault est de privilégier à l’intérieur de ce corpus les témoignages concernant des pratiques (célébrations liturgiques, rituels du catéchuménat, de la pénitence) sur les traités de théologie (les grandes œuvres dogmatiques d’Origène, des frères cappadociens Basile et Grégoire, et surtout d’Augustin, sont complètement absentes).
128Aux rapprochements éclectiques de Sécurité, territoire, population succède donc la lecture systématique et presque chronologique d’un ensemble discursif qui s’étend de la fin du ier siècle (la Didachè) au début du ve (les Conférences de Cassien), et dont les contours académiques et confessionnels ne sont pas bousculés. Comme nous aurons l’occasion de le montrer, les œuvres choisies sont parmi les plus commentées des études patristiques et Foucault les lit majoritairement dans les grandes éditions classiques françaises : celle de l’abbé de Genoude (xixe siècle), celle de Hemmer et Lejay intitulée « Textes et documents pour l’étude historique du christianisme » (début du xxe siècle), et enfin, la collection plus récente des « Sources chrétiennes », fondée en 1943 par les pères Henri de Lubac et Jean Daniélou. En tout, ce sont plus de vingt traités patristiques qui sont utilisés sur sept heures d’enseignement consacrées aux Pères177.
129S’en tenant strictement à ce corpus prédéfini, le cours ne s’aventure pas hors des sentiers battus : pas de textes marginaux ou d’origine sectaire, même si la gnose est régulièrement évoquée. Les textes retenus par Foucault sont largement reçus par les premières Églises chrétiennes, et certains ont même manqué de peu leur intégration dans le canon des Écritures (ainsi de la Didachè et de l’Épître de Barnabé). Si le De pudicitia montaniste de Tertullien apparaît dans la leçon du 5 mars, c’est d’abord comme témoignage, en creux, de la pratique orthodoxe de la pénitence à son époque. Quant au schisme d’Hippolyte – sans conséquence sur le texte commenté (La tradition apostolique, dans la leçon du 20 février) – il n’est pas même évoqué. Remarquons enfin l’absence de textes appartenant à des domaines extra-religieux : textes juridiques, politiques ou scientifiques.
130Mais la différence la plus notable n’est pas dans cet apparent retour à une frugalité érudite ou à une sobriété toute académique. La présence des sources textuelles dans le cours n’est plus seulement documentaire : c’est le cours en lui-même qui devient acte de lecture. Foucault intègre pour la première fois dans ses leçons le commentaire de texte. Citant longuement un passage des Pères, discutant un point de traduction, repérant l’occurrence des termes et leurs usages, pratiquant l’étymologie (exomologèse, confession)178, le professeur se livre ni plus ni moins à une exégèse des textes patristiques. Des mêmes auteurs, les leçons des 15 et 22 février 1978 n’extrayaient au contraire que des citations brèves, uniquement illustratives, jamais discutées dans leur littéralité. Même la longue présentation d’un passage du Politique de Platon (260e-311c) la même année proposait simplement de « reprendre schématiquement [son] déroulement »179, sans citer une seule fois le texte, sinon en le paraphrasant. Sans doute parce que l’essentiel ne se jouait pas alors dans les mots mais à leur périphérie : dans les connexions historiques réelles que les textes se contentaient d’indiquer. Désormais au contraire, l’analyse remet les connexions stratégiques à la périphérie et revient à la lettre.
131Le second indice de l’effacement du modèle stratégique serait le caractère extrêmement laconique des références historiques et, en particulier, de l’analyse des causes précises des transformations étudiées. Sans développer, encore moins articuler ces causes entre elles, Foucault se contente par moments d’en dresser des listes, comme autant de compilations rébarbatives pour lui-même et l’auditoire. Ainsi de la leçon du 20 février 1980 : « Raisons de cette institutionnalisation de l’ordre des catéchumènes ? Je me contente de les signaler »180. Suit alors la mention désordonnée des persécutions, hérésies, dialogue avec le paganisme, afflux des postulants, etc. Ailleurs encore, les causes deviennent très générales : « Pourquoi dans le monachisme ? Deux mots simplement, avec tout ce que ça peut avoir d’aléatoire »181. Ces deux mots seront, sans aucune précision de contexte, l’affrontement du christianisme avec la gnose et le rapport salut/perfection. L’inscription des textes étudiés dans leur tissu historique est si mince – parfois réduite à une simple notice biographique182 – qu’elle disparaît même complètement du résumé du cours publié dans l’Annuaire du Collège de France183. Or, nous avions vu que non seulement l’analyse stratégique n’évacuait pas la causalité, mais qu’elle la démultipliait. Parmi les causes de l’extension au xixe siècle des dispositifs de surveillance, la montée des besoins sécuritaires et économiques tenait ainsi, dans le résumé du cours La société punitive (1972-1973), une place conséquente et bien distincte du reste de l’analyse184. À l’opposé, le cours de 1979-1980 semble bien peu se soucier des connexions historiques concrètes entre les pratiques, les discours et les institutions, offrant une lecture en apparence cursive d’un corpus prédéfini de textes. L’homogénéité et la clôture du corpus choisi permettent ici l’analyse autonome d’un régime historique d’actes, dans son rythme propre de transformations. L’étude de l’Antiquité gréco-romaine de 1981 à 1984 reproduira exactement ce modèle, dans la forme lente du commentaire de texte.
132Mais cette autonomie nouvelle, qui nous semble avoir été facilitée par la confrontation de Foucault à un corpus déjà unifié d’un point de vue doctrinal et éditorial, modifie la définition du projet d’ensemble. L’historicité des régimes de vérité, rendue ainsi à sa spécificité, maintenue à distance des événements politiques ou sociaux qu’elle ne rejoint que subrepticement, ouvre la possibilité d’écrire une histoire singulière et irréductible des pratiques réfléchies – ce que Foucault appellera plus tard, tout simplement, une « histoire de la pensée ». Dès le cours de 1979-1980, le professeur évoque d’ailleurs la possibilité d’analyser la pensée sans recourir aux idéologies185, c’est-à-dire sans supposer que l’activité réflexive, sujette à des illusions telles que les idées politiques ou religieuses, ferait écran à l’exercice réel du pouvoir, aux pratiques de gouvernement.
133C’est dans quelques-uns des derniers textes publiés de son vivant que Foucault réinvestit avec une conviction inattendue l’intitulé de sa chaire au Collège de France, « Histoire des systèmes de pensée », qui opérait déjà un glissement par rapport à l’intitulé de celle de son prédécesseur Jean Hyppolite : « Histoire de la pensée philosophique ». Alors que l’effort de contournement du domaine des représentations, c’est-à-dire le refus de l’empreinte mnémonique platonicienne, avait éclipsé une décennie durant toute référence à la pensée, Foucault remet celle-ci au cœur de son travail. La définition la plus claire qu’il donne de cette faculté soudain redécouverte se trouve dans la première rédaction – sans doute autour de mars 1983 – de la préface au deuxième volume de l’Histoire de la sexualité :
Par « pensée », j’entends ce qui instaure, dans diverses formes possibles, le jeu du vrai et du faux et qui, par conséquent, constitue l’être humain comme sujet de connaissance ; ce qui fonde l’acceptation ou le refus de la règle et constitue l’être humain comme sujet social et juridique ; ce qui instaure le rapport avec soi-même et avec les autres, et constitue l’être humain comme sujet éthique.186
134Si l’on veut élever cette définition à un plus grand degré de généralité, en la délestant de la tripartition particulière savoir/pouvoir/éthique, elle pourrait être reformulée comme suit : la pensée ne désigne pas seulement ce qui, associé à la perception, présente un objet à un sujet selon certaines conditions, mais aussi ce qui légitime (« instaure », « fonde ») chez le sujet l’accès à cet objet, moyennant un certain nombre d’opérations qu’il doit préalablement faire sur lui-même. Cette conception de la pensée joint ainsi au « mode d’objectivation », clause classique de la philosophie de la connaissance simplement historicisée par Foucault, un « mode de subjectivation » inédit187. Si le mode d’objectivation ouvre un espace de perception et d’intellection bien connu de la tradition critique, le mode de subjectivation constitue un apport original : il fait de l’accès à un objet une question qui ne relève pas seulement de déterminations formelles ou collectives, mais également de l’habitus du sujet, comme activité libre et régulière. C’est en commentant le De paenitentia de Tertullien dans la leçon du 5 mars 1980 que Foucault s’arrête sur cette notion d’habitus, qu’il choisit de traduire par « manière de vivre »188. Il ne faut pas seulement être pour faire tel ou tel type d’expérience, mais il faut être exercé. Les exercices spirituels des philosophes de l’Antiquité ne sont qu’un cas particulier d’une vérité générale de l’existence, comme nous le rappelle Montaigne dans ses Essais : le raisonnement et l’instruction n’éclairent l’âme au moment de l’action que si elle s’est préalablement exercée dans des situations concrètes189. La pensée chez Foucault établit ainsi des conditions d’expérience qui ne sont pas formelles, mais pragmatiques.
135La pensée n’est donc pas ce que le pouvoir contamine de l’extérieur par le biais des idéologies, afin de donner libre cours – à côté et indépendamment – à un gouvernement des corps plus efficace, incitant par exemple le peuple à se soucier de son âme pour le détourner de sa misère sociale. Mais c’est dans la pensée elle-même qu’est engagé un certain gouvernement de soi et des autres. Or, précise aussitôt Foucault en 1983, ce domaine n’est en aucune manière le produit des « déterminations concrètes de l’existence sociale »190, il leur est irréductible, même s’il n’en est pas indépendant. Il y a une histoire propre aux exercices réfléchis du sujet sur lui-même. Ce que vérifie bien la notion de « régime de vérité » telle que nous venons de la présenter.
Notes de bas de page
1 DE no 169, « Questions à Michel Foucault sur la géographie », II, p. 31.
2 Les anormaux, p. 164, 189 et 190. Le terme fait implicitement référence au livre de Jean Delumeau : Le catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris, PUF, 1971. L’historien sera élu au Collège de France en 1975 à la chaire d’Histoire des mentalités religieuses dans l’Occident moderne. Suivant les règles de fonctionnement du Collège, Michel Foucault rencontrera Jean Delumeau à l’occasion de sa candidature. Les charges académiques empêcheront néanmoins une poursuite du dialogue entre les deux professeurs, travaillant pourtant sur des sujets étonnamment proches. Elles n’empêcheront pas, par contre, l’estime mutuelle (entretien avec Jean Delumeau, 12 janvier 2007).
3 Le terme « christianisme » se trouve précocement dans les articles sur Flaubert (DE no 20, « (Sans titre) », I, p. 335), Klossowski (DE no 21, « La prose d’Actéon », I, p. 354) et Blanchot (DE no 38, « La pensée du dehors », I, p. 549). Voir Troisième partie, « Une expérience d’abord littéraire ».
4 L’adjectif « significatif » désigne pour nous un usage du terme « christianisme » qui ne soit pas une synecdoque ou une indication de contexte, mais fasse référence à l’unité historique d’un concept. N’est pas significative par exemple l’unique mention du terme dans La volonté de savoir, page 154.
5 DE no 181, « L’Occident et la vérité du sexe », II, p. 103. Dans ce même sens : « c’est le christianisme qui aurait imposé […] » (DE no 233, « Sexualité et pouvoir », II, p. 559).
6 DE no 233, « Sexualité et pouvoir », II, p. 527.
7 DE no 216, « Pouvoir et savoir », II, p. 412. Explicitement ou implicitement, toutes ces occurrences renvoient en fait toujours à la procédure médiévale de l’aveu : « La prise de pouvoir sur l’ordinaire de la vie, le christianisme l’avait, pour une grande part, organisée autour de la confession » (DE no 198, « La vie des hommes infâmes », II, p. 245) ; « depuis le christianisme, l’Occident n’a cessé de dire : “Pour savoir qui tu es, sache ce qu’il en est de ton sexe” » (DE no 200, « Non au sexe roi », II, p. 257).
8 « Le bonhomme fondamental, c’est Tertullien ». Mais Foucault minimise aussitôt son propos devant les objections de Jacques-Alain Miller : « C’est pour rigoler […]. Je dis ça d’une façon fictive, pour rire, pour faire fable » (DE no 206, « Le jeu de Michel Foucault », II, p. 313, 316).
9 Les anormaux, p. 157.
10 Les anormaux, p. 177.
11 Il faut ici préciser le survol que se permet Foucault. L’institution des séminaires pour la formation du clergé est décidée lors de la 5e session du concile de Trente, soit en 1546 ; mais la délimitation de leur rôle reste encore imprécise. La société française de l’Oratoire est fondée à Paris par Bérulle en 1611 et joue effectivement un grand rôle dans la direction couplée de séminaires et de collèges. Par contre, les premiers collèges jésuites, dans leur forme initiale, qui est celle de maisons de formation pour les seuls étudiants jésuites, remontent aux années 1539-1541. À partir de 1546, ces collèges vont commencer à accueillir des étudiants non jésuites, jusqu’à prendre leur autonomie complète par rapport à leur rôle premier. Quoi qu’il en soit de cette évolution, leur organisation s’inspire non pas des séminaires qui leur sont postérieurs, mais des collèges de l’université de Paris, qui reproduisaient eux-mêmes certains modèles pédagogiques des Frères de la vie commune (d’ailleurs mentionnés par Foucault dans Le pouvoir psychiatrique, p. 68-70). Sur cette question, voir J. O’Malley, Les premiers jésuites, 1540-1565, E. Boné trad., Paris, Desclée de Brouwer, 1999, p. 288-300 et 309-323.
12 J. Delumeau, La peur en Occident (xıve-xvıııe siècles), Paris, Fayard, 1978 ; Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident, xıııe-xvıııe siècles, Paris, Fayard, 1983.
13 Les anormaux, p. 179.
14 J. Delumeau, Le péché et la peur, déjà cité, p. 129-138 (« Âge de pleur, d’angoisse et de tourment ») et p. 626-627 (pour la conclusion d’ensemble).
15 Le pouvoir psychiatrique, p. 54 : c’est « une âme fort différente ».
16 Surveiller et punir, p. 162.
17 Les anormaux, p. 219 : c’est « quelque chose qui est tout à fait différent de ce qu’on pourrait appeler le discours chrétien de la chair ».
18 La volonté de savoir, p. 155.
19 DE no 206, « Le jeu de Michel Foucault », II, p. 318.
20 Voir la section 4 « périodisation » du chapitre iv (La volonté de savoir, p. 152-173).
21 Les anormaux, p. 158.
22 DE no 206, « Le jeu de Michel Foucault », II, p. 319.
23 DE I, p. 71.
24 DE I, p. 73.
25 DE no 48, « Sur les façons d’écrire l’histoire », I, p. 616.
26 « Tout cela piétine, ça n’avance pas ; tout ça se répète et n’est pas lié. Au fond, cela ne cesse de dire la même chose et, pourtant, peut-être, cela ne dit rien ; cela s’entrecroise dans un embrouillamini peu déchiffrable, qui ne s’organise guère ; bref, comme on dit, ça n’aboutit pas » (Il faut défendre la société, p. 5).
27 Sécurité, territoire, population, p. 151. Pour la référence à Paul Veyne, l’édition du cours nous renvoie principalement à son article « La famille et l’amour sous le Haut-Empire romain », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, t. 33, vol. 1, 1978, p. 35-63.
28 Sécurité, territoire, population, p. 151.
29 Telle est la définition de la « relation de pouvoir » chez Foucault, distinguée de la « relation de violence » : DE no 306, « Le sujet et le pouvoir », II, p. 1055-1056.
30 Comme le mentionne Foucault dans le cours de 1978, la métaphore du navire est un lieu commun des traités sur le gouvernement du xvie au xviiie siècle (Sécurité, territoire, population, p. 100). Elle vient de l’Antiquité grecque : elle est dans Œdipe roi de Sophocle, chez Platon, Aristote, Cicéron (ibid., p. 117, note 25).
31 Il faut défendre la société, p. 32-36.
32 Sécurité, territoire, population, p. 348. Sur la « plasticité » de l’action policière, orientée vers la constitution d’un droit non pas inexistant mais « souple », signalons l’étude importante menée dans le sillage de Foucault sur la police française : P. Napoli, Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes, société, Paris, La Découverte, 2003.
33 À une seule reprise, dans le cours du 14 janvier 1976, Foucault emploie le terme « droit » en un sens élargi à sa mise en œuvre concrète, jusque dans le moindre règlement institutionnel. Ce sens élargi déborde alors clairement les rapports de souveraineté : « quand je dis le droit, je ne pense pas simplement à la loi, mais à l’ensemble des appareils, institutions, règlements, qui appliquent le droit » (Il faut défendre la société, p. 24).
34 À l’exception de la pensée de Sieyès, que croise Foucault en 1976. Selon Foucault, Sieyès retrouve sous les conditions juridico-formelles de la nation des conditions historico-fonctionnelles : une loi requise non pour garantir des droits idéaux, mais pour permettre des travaux (agriculture, artisanat, industrie) et assurer des fonctions préexistantes (armée, justice, Église, administration). Il faut défendre la société, p. 195-200.
35 G. Levi, Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du xvııe siècle, M. Aymard trad., précédé de L’histoire au ras du sol par Jacques Revel, Paris, Gallimard, 1989, p. 11-12, note 1.
36 Quand Foucault prononce son cours en 1978, on ne sait pas grand-chose de ce roturier de formation juridique, historiographe de la ville de Toulouse. Il a fait depuis l’objet d’une thèse de doctorat : G. Cazals, Guillaume de La Perrière (1499-1554). Un humaniste à l’étude du politique, thèse de doctorat d’histoire du droit, université des sciences sociales, Toulouse-I, 2003.
37 Sécurité, territoire, population, p. 100.
38 Naissance de la biopolitique, p. 192.
39 Sécurité, territoire, population, p. 366.
40 La volonté de savoir, p. 132.
41 Sécurité, territoire, population, p. 96.
42 Sécurité, territoire, population, p. 170.
43 Ibid., p. 176.
44 DE no 306, « Le sujet et le pouvoir », II, p. 1046.
45 Sécurité, territoire, population, p. 236, note *, nous soulignons. Notons dans ce passage que le pastorat dure seulement un « long millénaire » pour Foucault, alors qu’il a été thématisé dès les premiers siècles par les Pères de l’Église. La durée de la mise en œuvre bien concrète d’une technologie prime ici sur toute autre considération de l’ordre d’une histoire des idées.
46 DE no 235, « Méthodologie pour la connaissance du monde : comment se débarrasser du marxisme », II, p. 600.
47 Sécurité, territoire, population, p. 170.
48 « Qu’est-ce que la critique ? », p. 37.
49 Pour le lien intrinsèque entre parti communiste et État : DE no 235, « Méthodologie pour la connaissance du monde : comment se débarrasser du marxisme », II, p. 600-601 ; pour le caractère unique d’une religion qui se pense comme Église : Sécurité, territoire, population, p. 151.
50 Sécurité, territoire, population, p. 204.
51 C’est bien à l’historien britannique Norman Cohn, et non à Kołakowski – qui n’emploie pas le terme –, que Foucault emprunte l’application du terme « dissident » à ces révoltés religieux du Moyen Âge. Dans sa grande étude de 1957, Norman Cohn parle en effet à leur égard de religious dissidents : N. Cohn, The Pursuit of the Millennium. Revolutionary Millenarians and Mystical Anarchists of the Middle Ages, chap. ii : « The tradition of religious dissent », 3e édition corrigée et augmentée, Londres, Maurice Temple Smith, 1970, p. 39 et suiv. ; traduction française : Les fanatiques de l’Apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du xıe au xvıe siècle. Avec une postface sur le xxe siècle, S. Clémendot, M. Fuchs et P. Rosenberg trad., Paris, Julliard, 1962. Dans son cours de 1977-1978, Foucault discute l’usage du terme « dissidence » pour décrire les révoltes religieuses médiévales et renonce finalement à l’employer (Sécurité, territoire, population, p. 204-205). Si la référence à Cohn est donc bien attestée, le rapprochement avec les dissidents de l’Est ne peut cependant pas venir de l’historien britannique ; d’abord pour des raisons chronologiques évidentes (Cohn écrit avant que l’on ne parle de dissidents pour le bloc de l’Est), ensuite parce que la thèse de The Pursuit of the Millenium est exactement inverse : pour Cohn, les mouvements de révoltes ascétiques et mystiques du Moyen Âge annoncent non pas les dissidences politiques du xxe siècle, mais au contraire les mouvements totalitaires que furent le nazisme et le communisme. Lisant Cohn, Foucault a cependant pu y percevoir l’importance de ces mouvements pour comprendre les révolutions du xxe siècle. Ernst Bloch n’avait pas dit autre chose en s’intéressant, à la suite de Friedrich Engels, à la figure de l’opposant à Luther, Thomas Münzer : E. Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution, M. de Gandillac trad., Paris, Julliard, 1964.
52 Michel de Certeau en fit un compte rendu cependant nuancé, voire critique : « La mort de l’histoire globale : L. Kołakowski », Politique aujourd’hui, février 1970, repris dans M. de Certeau, L’absent de l’histoire, Paris, Mame, 1973, p. 109-114.
53 Étudiant la figure pittoresque de Labadie, Kołakowski distingue trois unités produites par le travail historique : unité de la personnalité, unité du phénomène historique, unité de la structure théologique. Or, insiste Kołakowski, ces unités ne sont pas synthétisables ; elles pourraient même décrire trois réalités complètement différentes : L. Kołakowski, Chrétiens sans Église. La conscience religieuse et le lien confessionnel au xvııe siècle, A. Posner trad., Paris, Gallimard, 1969, p. 782-783.
54 L. Goldmann, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955. Pour la critique du livre de Goldmann par Kołakowski : L. Kołakowski, Chrétiens sans Église, déjà cité, p. 352.
55 L. Kołakowski, Chrétiens sans Église, déjà cité, p. 31.
56 Si le nom de Max Weber n’apparaît qu’une fois, on notera la mention du « modèle-idéal » (ibid., p. 23). Roland Barthes a droit quant à lui à une longue citation (p. 51-52). Toujours marqué par l’historiographie marxiste, Kołakowski note en même temps que l’orthodoxie religieuse est « l’idéologie » de la « caste des prêtres » (p. 70).
57 Lors de sa publication en Pologne, les étudiants de l’université de Varsovie lisaient et discutaient le livre en ce sens (entretien avec Piotr Witt, le 8 mars 2007). Journaliste polonais, Piotr Witt suivait à cette époque les cours de Kołakowski à Varsovie. Il vit aujourd’hui à Paris. Du côté francophone, ce rapprochement entre la dissidence religieuse et la dissidence politique fut systématiquement fait par les commentateurs du livre dans les années 1969-1970 : voir les comptes-rendus publiés dans la Revue philosophique de Louvain, les Archives des Sciences sociales des Religions et Politique aujourd’hui.
58 L. Kołakowski, Chrétiens sans Église, déjà cité, p. 376.
59 Cathares, Bégards, Béguines, Amis de Dieu, Vaudois, devotio moderna, Wyclif, Jean Hus, Taborites : le dossier historique, qui va chez Foucault du xiiie au xve siècle, est certainement en partie de première main (du fait des citations par exemple de Jean Hus), mais il a été accompagné, voire guidé, par le livre de Pierre Chaunu qui parcourt un à un, et dans le même ordre, tous ces mouvements : P. Chaunu, Le temps des réformes. Histoire religieuse et système de civilisation. La crise de la chrétienté. L’éclatement, 1250-1550, Paris, Fayard, 1975. Cette référence à Chaunu se retrouve dans un petit carnet bibliographique tenu par Foucault dans ces années-là, et consacré au christianisme des xiiie-xviiie siècles : Répertoire AZ, Répertoire bibliographique, 1975 ?-1978 ? – Manuscrit ; 17 cm [Archives Daniel Defert].
60 L. Kołakowski, Chrétiens sans Église, déjà cité, p. 11.
61 Sur l’égalitarisme communautaire chez Kołakowski, voir les cas de Dirk R. Camphuysen (p. 105), de Simons (p. 158), des collégiants (p. 175), etc. Sur la mystique, voir la deuxième moitié du livre de Kołakowski, qui lui est entièrement consacrée (p. 349 et suiv.). Sur l’instruction directe de chacun par l’Écriture, voir les cas d’Arminius (p. 80), des remonstrants (p. 85), de Gelenus (p. 185), etc. Illustrés par des exemples médiévaux, ces trois opérateurs de révolte sont isolés par Foucault dans Sécurité, territoire, population, pages 214, 216 et 217.
62 Dès 1975, Pierre Chaunu notait le côté « abrupte » de l’analyse de Kołakowski, tout en louant sa perspicacité : P. Chaunu, Le temps des réformes, déjà cité, p. 171. Des études plus récentes nuancent grandement les portraits dressés par l’historien polonais. Pour Jean-Joseph Surin ou Labadie, voir M. de Certeau, La fable mystique, Paris, Gallimard, 1982. Pour Madame Guyon et Fénelon, voir J. Le Brun, Le pur amour de Platon à Lacan, Paris, Seuil, 2002.
63 Sécurité, territoire, population, p. 197.
64 « Qu’est-ce que la critique ? », p. 38, l’éditeur souligne.
65 DE no 306, « Le sujet et le pouvoir », II, p. 1054-1057.
66 Sécurité, territoire, population, p. 218. La fatigue et la fin du cours peuvent expliquer ces raccourcis. La leçon est, à d’autres endroits, plus nuancée : « cet ascétisme est, je crois, un élément, on ne peut pas dire littéralement étranger au christianisme, mais à coup sûr étranger à la structure de pouvoir pastoral autour duquel s’organisait, s’était organisé le christianisme » (p. 211).
67 Sécurité, territoire, population, p. 209.
68 Entretien avec Daniel Defert, le 6 décembre 2006.
69 Sécurité, territoire, population, p. 179.
70 L’Histoire lausiaque a eu une histoire éditoriale compliquée, que Migne s’est bien gardé de démêler. Le passage qui nous intéresse plus particulièrement se trouve dans sa Patrologie latine, mais dans un livre intitulé Héraclidis Paradisius (Patrologia Latina, t. 74, J.-P. Migne éd., p. 270).
71 Palladius, Histoire lausiaque (Vies d’ascètes et de Pères du désert), A. Lucot éd. et trad., Paris, Librairie A. Picard et Fils, 1912, p. 119.
72 Cité dans J. Bremond, Les Pères du désert, 2e édition, Paris, J. Gabalda (Les Moralistes chrétiens), 1927, vol. 1, p. xxxvii. Dom Cuthbert Butler est l’auteur de la première édition critique de l’Histoire lausiaque (Cambridge, 1898-1904), qui servit de référence à l’édition française de Lucot en 1912.
73 D’emprunt stoïcien, le terme d’« athlète » est constant dans le vocabulaire des Pères et se trouve déjà chez saint Paul. Dans le seul Préambule de l’Histoire lausiaque, on trouve quatre mentions de l’« athlète » (Palladius, Histoire lausiaque, déjà cité, p. 5, 7 et 9) : « athlète invincible », « nobles athlètes », « athlète du Christ » (deux occurrences). Cette dernière expression sera plus loin appliquée à Macaire (ibid., p. 112).
74 Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, 1, 1, G. J. M. Bartelink trad., Paris, Cerf (Sources chrétiennes ; 400), 1994.
75 Augustin, Confessions, 8, 15, E. Tréhorel et G. Bouissou trad., Œuvres de saint Augustin, t. XIV, Paris, Desclée de Brouwer, 1962.
76 Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, 94, 1, déjà cité.
77 L. Bouyer, Histoire de la spiritualité chrétienne, t. I : La spiritualité du Nouveau Testament et des Pères, Paris, Aubier, 1960, p. 373-374.
78 Pour une étude contemporaine sur les excès (réclusion, stylitisme, pratiques spectaculaires) du monachisme syrien, voir P. Escolan, Monachisme et Église : le monachisme syrien du ıve au vııe siècle, Paris, Beauchesne, 1999.
79 Palladius, Histoire lausiaque, déjà cité, p. 5.
80 Jean Cassien, Conférences, t. III, XXI, 29, E. Pichery trad., Paris, Cerf (Sources chrétiennes ; 64), 1971.
81 Ibid., XXI, 3. Ce thème se retrouve dans le récit de la mise en place de la première règle des Tabennésiotes, dictée par un ange à Pacôme : « Quant aux parfaits, ils n’ont pas besoin de réglementation » (Palladius, Histoire lausiaque, déjà cité, p. 219).
82 Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, 4, 1, déjà cité.
83 Sécurité, territoire, population, p. 210.
84 Palladius, Histoire lausiaque, déjà cité, p. 27. Même mise en garde contre la compétition qui n’est pas habitée par la pureté d’intention (ibid., p. 153).
85 Sécurité, territoire, population, p. 217.
86 J. Delumeau, Une histoire du Paradis, t. II : Mille ans de bonheur, Paris, Fayard, 1995. P. Lécrivain, « Les millénarismes du christianisme antique et médiéval », Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique, A. Caillé, C. Lazzeri et M. Senellart éd., Paris, La Découverte, 2001, p. 151-161. Nous citons ces deux études postérieures à Foucault pour leur clarté et leur concision, mais notons que de grandes études sur Joachim et le joachimisme étaient déjà disponibles en 1978, en particulier : H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, t. II, 2 volumes, Paris, Aubier, 1961 et 1964.
87 Sécurité, territoire, population, p. 211.
88 J. Daniélou, Histoire des doctrines chrétiennes avant Nicée, t. I : Théologie du Judéo-Christianisme, M.-O. Boulnois éd., chap. xi : « Le millénarisme », 2e édition, Paris, Desclée/Cerf, 1991, p. 379-404.
89 Pour l’Ancien Testament, il faut se référer à la littérature prophétique : Am. 9 ; Is. 24-25 ; Éz. 36-40. Pour le Nouveau Testament : Apoc. 20 ; I Thess. 4 et II Thess. 1 ; I Cor. 15.
90 L’ascension d’Isaïe est un exemple d’apocalypses chrétiennes non canoniques. Rappelons que « canonique » désigne une décision doctrinale largement postérieure à ces textes, qui ne renseigne que bien peu sur l’étendue de leur réception et leur sphère d’influence à l’époque où ils furent écrits. Cette sphère d’influence put, dans certains cas, être très grande.
91 Sécurité, territoire, population, p. 195.
92 A. Paul, « De l’apocalyptique à la théologie », Recherches de science religieuse, t. 80, 1992, p. 182-183.
93 R. de Roux Lopez, « Nouveau Monde, Nouvelle Église », Recherches de science religieuse, t. 80, 1992, p. 533-550.
94 Le pouvoir psychiatrique, p. 70-71.
95 Sécurité, territoire, population, p. 218.
96 Nous empruntons volontairement ce terme à Foucault. L’« essence » d’une conduite appartient bien au vocabulaire du cours, qui indique par exemple qu’il y a dans l’obéissance quelque chose d’« essentiellement anti-ascétique » (ibid., p. 209).
97 Ces luttes sont marquées par un « désir » de pastorat : DE no 291, « “Omnes et singulatim” : vers une critique de la raison politique », II, p. 968.
98 Le courage de la vérité, p. 307-308.
99 Surveiller et punir, p. 30.
100 Il faut défendre la société, p. 145. L’expression y reçoit une définition claire : « un certain pouvoir de partage vérité/erreur ».
101 Naissance de la biopolitique, p. 20 : « Quand je dis régime de vérité, je ne veux pas dire que la politique ou l’art de gouverner, si vous voulez, accède enfin à cette époque-là à la rationalité. […] Je veux dire que ce moment que j’essaie d’indiquer actuellement, que ce moment est marqué par l’articulation sur une série de pratiques d’un certain type de discours qui, d’une part, le constitue comme un ensemble lié par un lien intelligible et, d’autre part, légifère sur ces pratiques en termes de vrai ou faux. »
102 DE no 184, « La fonction politique de l’intellectuel », II : c’est la version brève, publiée en France, d’un entretien paru en Italie : DE no 192, « Entretien avec Michel Foucault », II.
103 DE no 184, « La fonction politique de l’intellectuel », II, p. 112
104 DE no 115, « Théories et institutions pénales », I, p. 1257-1261.
105 DE no 184, « La fonction politique de l’intellectuel », II, p. 112. Notons que cette expression « politique de la vérité » apparaît également dans la communication à la Société française de philosophie, le 27 mai 1978 : « Qu’est-ce que la critique ? », p. 39.
106 DE no 192, « Entretien avec Michel Foucault », II, p. 143, l’auteur souligne.
107 Nous empruntons cette définition à un entretien publié en 1977 : DE no 197, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps », II, p. 233.
108 L’enregistrement sonore du cours Du gouvernement des vivants, encore inédit, est déposé à l’IMEC, où nous l’avons écouté à l’hiver 2006. Il est aujourd’hui en cours d’édition grâce au travail de Michel Senellart. Nous citons notre propre retranscription, secondée par celle de Michel Senellart, que nous remercions ici chaleureusement.
109 Cours Du gouvernement des vivants, leçon du 6 février 1980.
110 DE no 85, « Entretien avec Michel Foucault », I, p. 1036.
111 L’assimilation est sans ambiguïté : « Je présenterai quelques esquisses de cette histoire à partir des pratiques judiciaires d’où sont nés les modèles de vérité qui circulent encore dans notre société, qui s’y imposent encore et qui valent non seulement dans le domaine de la politique, dans le domaine du comportement quotidien, mais jusque dans l’ordre de la science » (DE no 139, « La vérité et les formes juridiques », I, p. 1421).
112 Rappelons que l’analyse archéologique avait su distinguer la « science » du « savoir », ce que ne faisait plus, par exemple, le résumé du cours de 1971-1972 (DE no 115, « Théories et institutions pénales », I, p. 1257-1258). Dans une communication de 1968 (DE no 59, « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie », I), Foucault avait pourtant clairement reconnu la légitimité d’une analyse de la science dans son organisation interne et ses normes formelles, détachée du savoir comme lieu et loi historiques de son émergence. Il notait seulement les limites d’une telle épistémologie, qui reste une abstraction et ne peut en aucun cas rendre compte de l’existence historique d’une science. Dans un entretien de début 1984, Foucault précisera à nouveau que la mise en lumière du rôle joué par le pouvoir dans la constitution d’un savoir « n’entame aucunement la validité scientifique ou l’efficacité thérapeutique [par exemple] de la psychiatrie. […] de toute façon, on ne peut aucunement dire que les jeux de vérité ne sont rien d’autre que des jeux de pouvoir » (DE no 356, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », II, p. 1543-1544).
113 Leçon du 6 février 1980.
114 Leçon du 6 février 1980.
115 Sécurité, territoire, population, p. 196.
116 DE no 184, « La fonction politique de l’intellectuel », II, p. 112.
117 Leçon du 6 février 1980.
118 Ibid., nous soulignons. Cette réflexion permettrait d’éclairer l’expérience menée par Stella Baruk sur l’enseignement des mathématiques en primaire : sur 97 élèves à qui il était demandé de calculer l’âge du capitaine d’un bateau transportant 26 moutons et 10 chèvres, 76 ont donné une réponse (S. Baruk, L’âge du capitaine. De l’erreur en mathématiques, Paris, Seuil, 1985). La raison n’en est pas que les élèves se seraient mépris sur les données du problème, mais qu’ils n’ont pas intégré le régime de vérité qui leur enjoint d’user de leur intelligence de manière méthodique et autonome, indépendamment de l’autorité de l’enseignant et de la puissance magique de l’objet culturel appelé « mathématiques ».
119 Leçon du 6 février 1980, nous soulignons.
120 DE no 344, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », II, p. 1449, nous soulignons.
121 L’ordre du discours, p. 41.
122 DE no 184, « La fonction politique de l’intellectuel », II, p. 112.
123 DE no 102, « Mon corps, ce papier, ce feu », I, p. 1113-1136.
124 DE no 281, « Entretien avec Michel Foucault », II, p. 860-914.
125 Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972.
126 DE no 102, « Mon corps, ce papier, ce feu », I, p. 1125, nous soulignons.
127 DE no 281, « Entretien avec Michel Foucault », II, p. 876.
128 Leçon du 6 février 1980.
129 Leçon du 6 février 1980.
130 DE no 102, « Mon corps, ce papier, ce feu », I, p. 1126 ; l’auteur souligne.
131 Leçon du 6 février 1980.
132 DE no 102, « Mon corps, ce papier, ce feu », I, p. 1125.
133 L’herméneutique du sujet, p. 19-20. La leçon provoque l’agacement des cartésiens : voir P. Guenancia, « Foucault/Descartes : la question de la subjectivité », Archives de philosophie, t. 65, vol. 2, 2002, p. 239-254. L’aspect ascétique des Méditations reviendra cependant dans les entretiens d’avril 1983 avec Hubert Dreyfus et Paul Rabinow. Mais Foucault réaménage curieusement le texte de l’entretien, de la version anglaise traduite par Gilles Barbedette (DE no 326, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », II) à la version française publiée par ses soins (DE no 344, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », II). Initialement, la réponse à la question sur l’âge classique commençait par la mention des Méditations comme « pratiques de soi » (DE no 326, p. 1229), inscrites dans une vieille tradition ascétique, puis notait l’inflexion vers l’accès immédiat à la vérité par l’évidence. La version française fait l’inverse et mentionne Descartes d’abord comme rupture (DE no 344, p. 1449), ajoutant ensuite une phrase à l’intérieur du paragraphe pour rappeler la démarche des Méditations comme « rapport de soi à soi ». L’accent est mis désormais sur la coupure cartésienne.
134 DE no 102, « Mon corps, ce papier, ce feu », I, p. 1126.
135 L’herméneutique du sujet, p. 340, nous soulignons.
136 DE no 139, « La vérité et les formes juridiques », I, p. 1407.
137 DE no 330, « Structuralisme et poststructuralisme », II, p. 1273-1274 ; DE no 350, « Le souci de la vérité », II, p. 1495.
138 DE no 102, « Mon corps, ce papier, ce feu », I, p. 1125 ; DE no 281, « Entretien avec Michel Foucault », II, p. 876.
139 DE no 184, « La fonction politique de l’intellectuel », II, p. 112.
140 Leçon du 6 février 1980.
141 L’herméneutique du sujet, p. 28.
142 Leçon du 6 février 1980.
143 Leçon du 30 janvier 1980, nous soulignons. Ce que Foucault reprend de manière encore plus abrupte dans une conférence donnée à New York quelques mois après le cours parisien : « Le christianisme, comme chacun sait, est une confession » (DE no 295, « Sexualité et solitude », II, p. 990, nous soulignons).
144 Leçon du 13 février 1980.
145 DE no 326 (et 344), II : « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », p. 1212 ; DE no 338, « Usage des plaisirs et techniques de soi », II, p. 1359 ; DE no 339, « Qu’est-ce que les Lumières ? », II, p. 1395.
146 DE no 354, « Le retour de la morale », II, p. 1516. Rappelons que cet entretien a été mené alors que Foucault était déjà dans un grand état d’épuisement. Il ne le relut pas. L’écrivain américain Edmund White, qui connut Foucault, fit un sévère compte-rendu de cette ultime captation dans son autobiographie : Mes vies, P. Delamare trad., Paris, Plon, 2006, p. 228.
147 DE no 304, « Subjectivité et vérité », II, p. 1033.
148 Livre proposé au Seuil à la fin 1982 (voir DE I, p. 85). Un entretien de janvier 1984 reprend cette idée : « la gouvernementalité implique le rapport de soi à soi » (DE no 356 : « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », II, p. 1547). Sur ce même thème, voir aussi pages 1533-1534.
149 DE no 338, « Usages des plaisirs et techniques de soi », II, p. 1359, nous soulignons.
150 DE no 304, « Subjectivité et vérité », II, p. 1032.
151 « Qu’est-ce que la critique ? », p. 37-38, c’est l’éditeur du texte qui souligne. Dans la discussion qui suit la communication, Foucault précise à nouveau que la critique ne renvoie pas à un « anarchisme fondamental, qui serait comme la liberté originaire rétive absolument et en son fond à toute gouvernementalisation » (p. 59).
152 Deleuze utilise cette métaphore pour décrire l’axe de la subjectivité dans le « dernier » Foucault : G. Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 1986, p. 107 et suiv.
153 Aristote, De l’âme, 423b 12-424a 17.
154 Ibid., 424a 6. D’autres commentateurs préfèrent traduire μέσον par « médiété ». Voir par exemple P. Pellegrin, Le vocabulaire d’Aristote, Paris, Ellipse, 2001, p. 59.
155 Aristote, De l’âme, 424a 6. Edmond Barbotin traduit pour sa part : « La moyenne (μέσον) est capable de juger » (Aristote, De l’âme, Livre II, 1, E. Barbotin trad., Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 35).
156 Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 6, 110723.
157 Le 5 janvier 1983 au Collège de France, Foucault explique comment son analyse s’est déplacée d’une « analyse de la norme » à celle des « exercices du pouvoir » puis aux « procédures […] de gouvernementalité » (Le gouvernement de soi et des autres, p. 6). C’est dans la leçon suivante qu’il utilise la tripartition : axe de la formation des savoirs / axe de la normativité des comportements / axe de constitution du mode d’être du sujet (ibid., p. 41).
158 DE no 356, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », II, p. 1528, où Foucault parle également de « pratiques coercitives ».
159 DE no 342, « Polémique, politique et problématisations », II, p. 1414.
160 Voir Appendice : possibilité de compléter l’histoire stratégique du christianisme.
161 Leçon du 20 février 1980, nous soulignons.
162 DE no 278, « Table ronde du 20 mai 1978 », II, p. 842 ; « Qu’est-ce que la critique ? », p. 47-48.
163 Leçon du 6 février 1980.
164 Leçon du 20 février 1980.
165 Leçon du 6 février 1980.
166 Si Foucault commence par parler en termes généraux – « le christianisme », « le bouddhisme » –, il préfère ensuite utiliser les termes « le bouddhiste » et « un chrétien », pour décrire les actes posés : DE no 295, « Sexualité et solitude », II, p. 991. C’est donc bien le sujet et sa pratique qui font l’unité de ces actes.
167 L’herméneutique du sujet, p. 245.
168 Ibid., p. 389-391. L’étymologie indique bien le sens visé : en grec, ψυχαγωγία vient de ψυχή (âme) et ἀγωγός (qui conduit). Comme Michel Senellart l’a indiqué dans un article important (« La pratique de la direction de conscience », Foucault et la philosophie antique, F. Gros et C. Lévy éd., Paris, Kimé, 2003, p. 153-154), Foucault emprunte ce terme à Paul Rabbow (Seelenführung, Methodik der Exerzitien in der Antike, Münich, Kösel-Verlag, 1954), par l’intermédiaire d’Ilsetraut Hadot (Seneca und die grieschich-römische Tradition der Seelenleitung, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1969). Rabbow n’est cependant pas l’inventeur de « Psychagogik ». D’abord parce que lui-même reconnaît dans son livre l’avoir emprunté au psychanalyste Georg Wanke et au psychologue Adolf Zeddies. Ensuite, parce que le mot existait déjà dans la littérature grecque, mais avec un sens différent : il désignait une cérémonie religieuse d’invocation des âmes des morts.
169 Leçon du 19 mars 1980, nous soulignons.
170 Leçon du 13 février 1980.
171 Leçon du 20 février 1980.
172 Leçon du 30 janvier 1980.
173 Leçons du 13 février 1980.
174 Leçon du 27 février 1980.
175 Leçon du 5 mars 1980.
176 Voir Deuxième partie, « Conséquences sur l’usage des textes : traduire les Pères ».
177 Du gouvernement des vivants comprend également cinq leçons consacrées à l’Antiquité gréco-romaine : leçons du 9 janvier au 30 janvier (commentaire d’Œdipe roi) et leçon du 12 mars 1980 (sur la direction de conscience gréco-romaine). Pour le décompte des traités patristiques, nous ne gardons que les textes explicitement cités et commentés par Foucault, et non les références plus lointaines (par exemple : une mention sporadique d’Origène, le De anima de Tertullien, ou encore l’unique citation de saint Paul), qui dépendent le plus souvent de sources secondaires.
178 Il est intéressant de noter que les résultats de l’étymologie étaient auparavant historicisés par Foucault comme un objet parmi d’autres de l’analyse : ainsi des remarques dans le cours de 1975-1976 sur les étymologies très politiques du terme « franc » chez l’un des successeurs de Boulainvilliers (Il faut défendre la société, p. 131-132). Voir également les remarques du cours de 1977-1978 sur l’étymologie de νόμος chez les pythagoriciens (Sécurité, territoire, population, p. 140).
179 Sécurité, territoire, population, p. 144.
180 Leçon du 20 février 1980. La leçon du 5 mars 1980 donne également quelques raisons historiques du développement des actes d’aveu.
181 Leçon du 19 mars 1980.
182 C’est le cas pour Cassien (ibid.).
183 DE no 289, « Du gouvernement des vivants », II, p. 944-948.
184 DE no 131, « La société punitive », I, p. 1334-1336.
185 Leçon du 30 janvier 1980.
186 DE no 340, « Préface à l’Histoire de la sexualité », II, p. 1398. La mention de l’histoire de la pensée est également le porche d’entrée de l’article « Foucault », que l’intéressé rédigea lui-même pour le Dictionnaire des philosophes. Foucault y propose de nommer son travail philosophique une « Histoire critique de la pensée » (DE no 345, « Foucault », II, p. 1450).
187 DE no 345, « Foucault », II, p. 1451. Le mode d’objectivation, comme condition de possibilité de la saisie et de la connaissance d’un objet, est en effet chez Foucault un a priori kantien simplement historicisé. Pour qu’un objet apparaisse, il y a des « conditions d’émergence », mais elles ne valent que « pour un temps, une aire et des individus donnés » (ibid., p. 1451). D’où l’expression d’« a priori historique » (Les mots et les choses, p. 13). Cette dernière expression est conservée dans le grand article de 1984 (DE no 345, « Foucault », II, p. 1451), mais elle englobe désormais aussi les modes de subjectivation.
188 Leçon du 5 mars 1980 : « C’est une manière de vivre, c’est une manière d’être, c’est une manière de se nourrir. D’ailleurs, le texte [De paenitentia] le dit bien un peu plus haut, c’est une “conversatio”, c’est une manière d’exister et d’avoir rapport aux autres, à soi, etc. » Ce que redit à sa manière l’article pour le Dictionnaire des philosophes : « La question est de déterminer ce que doit être le sujet, à quelle condition il est soumis, quel statut il doit avoir, quelle position il doit occuper dans le réel ou dans l’imaginaire, pour devenir sujet légitime de tel ou tel type de connaissance » (DE no 345, « Foucault », II, p. 1451).
189 Montaigne, Les essais en français moderne, Livre II, chap. vi : « Sur l’exercice », A. Lanly éd., Paris, Gallimard, 2009, p. 457 : « Il est difficile que le raisonnement et l’instruction, encore que nous ajoutions foi à leurs leçons, soient assez puissants pour nous acheminer jusqu’à l’action si, en outre, nous n’exerçons et ne formons pas notre âme par expérience à l’allure à laquelle nous voulons la régler ; autrement, quand elle sera au moment de l’action, elle se trouvera sans aucun doute embarrassée. » Rappelons l’invitation de Foucault au sujet de Montaigne : « Je pense qu’il faudrait relire Montaigne dans cette perspective-là, comme une tentative de reconstituer une esthétique et une éthique du soi » (L’herméneutique du sujet, p. 240).
190 DE no 340, « Préface à l’Histoire de la sexualité », II, p. 1399.
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