De l’élargissement de l’accessibilité aux limites de l’inclusion : jusqu’où l’école peut-elle se recomposer ?
Texte intégral
1La loi du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » s’inscrit dans un processus long de structuration d’une politique publique avec deux innovations. D’une part, elle définit le handicap comme forme spécifique de perte d’autonomie, en en proposant des outils de compensation attachés aux parcours individuels, et non plus aux groupes. D’autre part, elle inclut dans cette définition certaines situations qui en étaient jusque-là tenues à l’écart, comme le handicap psychique.
2Contrairement à une idée reçue, cette loi ne mentionne pas la notion d’inclusion ni à l’école ni ailleurs, mais celle d’accessibilité au sens de « droit d’accès » – un droit des personnes en fauteuil dans les établissements publics, aussi bien qu’un droit des personnes handicapées psychiques pour l’accès aux urnes. Il faut attendre la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République du 8 juillet 2013 pour voir figurer dans son premier article le principe de l’inclusion scolaire de tous les enfants, sans distinction : à cette heure, les statistiques de la Direction des études, de la performance et de la prospective (DEPP) du Ministère montrent que le nombre d’élèves handicapés scolarisés en milieu ordinaire a connu une progression de près de 80 % depuis 2006.
3Cette forte croissance quantitative des élèves en situation de handicap ne s’accompagne cependant pas d’une baisse proportionnelle des effectifs de jeunes en établissements spécialisés, et l’on peut voir à cela trois raisons non exclusives : les enfants des établissements médico-sociaux qui ont intégré l’école ordinaire ont été remplacés par d’autres, dont le handicap plus sévère – ou les familles moins demandeuses – continue à dérouter vers l’éducation spécialisée ; les difficultés d’apprentissage, que l’école inclusive accompagne désormais, sont plus facilement identifiées. Enfin cette expansion peut aussi révéler une forme de médicalisation de l’échec scolaire, comme l’analyse plus largement la thèse de Stanislas Morel1 : la reconnaissance du handicap par les MDPH (Maisons départementales des personnes handicapées) concerne alors de nouveaux « syndromes », comme les troubles de l’attention, du comportement et des apprentissages (ce qu’on a pu résumer sous l’expression de « constellation des dys »).
4Au débat sur les conditions d’accessibilité au droit, qui semble aujourd’hui largement résolu, a succédé celui des limites de « l’inclusivisme » : l’école massifiée (et notamment l’enseignement secondaire) peut-elle assurer une continuité des apprentissages à tout type de déficience ? Jusqu’où le cadre institutionnel, et les professionnels qui le font « tenir » au quotidien, peuvent-ils s’adapter aux exigences de la différenciation pédagogique que nécessitent ces élèves ? Faut-il recomposer des compétences didactiques et pédagogiques classiques en risquant le replâtrage et la cote mal taillée ? Préférer spécialiser le curriculum de formation des enseignants en segmentant le traitement des publics scolaires ? Ou bien inventer de nouveaux métiers d’accompagnement des parcours en risquant de multiplier des interventions fragmentées ?
5Voilà certes beau temps que sociologues et didacticiens s’interrogent pour savoir si le cœur de la « forme scolaire », tel qu’analysé par Guy Vincent2 est susceptible d’être à terme remis en cause ou s’il demeure pour l’essentiel en place. Mais la thématique du handicap radicalise ce script, en imposant à la forme scolaire l’expérience du seuil entre intégration et exclusion, rejouée au jour le jour dans l’ordinaire de l’espace éducatif. Elle révèle combien la distinction entre le « normal » et le « pathologique » est aussi affaire de construction sociale et institutionnelle, et presse en même temps de répondre à « la petite question, toute plate et empirique : comment ça se passe ? » que pose Michel Foucault3 lorsqu’il prend pour objet « la gouvernementalité », c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs qui visent à modifier les conduites en fonction des fins poursuivies par l’action publique.
6Les contributions de cet opus déclinent cette « petite question » à travers la grille des pratiques professionnelles. Alors même que la plupart des établissements se présentent aujourd’hui comme le lieu de multiples initiatives locales faisant intervenir des partenaires plus ou moins nombreux, plus ou moins extérieurs au monde scolaire, l’inclusion des élèves en situation de handicap rend nécessaire une forme de circulation des savoirs des acteurs, de partage négocié des instruments, de bricolages singuliers des pratiques. Nos auteurs transposent et se réapproprient, font des choix tactiques de sélection des connaissances et de rétention de l’information, tentent d’articuler non sans dilemmes logique de transmission et logique d’accompagnement, parfois à la limite du care. Les espaces de transactions professionnelles souvent implicites qui s’ouvrent avec l’inclusion scolaire ne sont pas sans effets sur les expertises comme sur les identités au travail, telles qu’elles sont prescrites et surtout telles qu’elles sont vécues – ainsi que nous le donnent à voir l’invention et la transformation toujours en cours du métier d’auxiliaire de vie scolaire.
7Une fois de plus, le fonctionnement à la fois public, intime et familier de l’institution scolaire ouvre de nouvelles pistes et catégories d’analyse pour penser notre société à l’épreuve (civique) de la diversité et de l’altérité.
Notes de bas de page
Auteurs
CNRS, ENS de Lyon
Institut français de l’Éducation, ENS de Lyon
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