Le corps-récit : Julian Hernandez et Carlos Reygadas
p. 241-256
Texte intégral
1Dans cette contribution nous étudierons les usages du corps chez deux cinéastes mexicains contemporains, Carlos Reygadas (Japón, 2002 ; Bataille dans le ciel, 2005) et Julian Hernandez (A Thousand Clouds of Peace, 2003 ; Broken Sky, 2006 1). Chez ces deux auteurs, fût-ce de façon bien différente, le corps filmé apparaît avant tout comme puissante métaphore, reléguant au second plan l’histoire du film. Déplaçant l’intrigue, le corps filmé en occupe la place et comme tout l’espace, s’imposant ainsi comme le trajet essentiel à l’avènement des significations de l’œuvre.
2En tant qu’appareillage et modalité essentiels à la représentation depuis la fin du xixe siècle, le cinéma est constitutif du regard moderne, non seulement comme mode d’enregistrement (caméra) mais aussi comme œil du public, c’est-à-dire comme source et expression de son psychisme. La subjectivité et l’imaginaire sont façonnés par le cinéma, chez ceux qui ont l’habitude de cette expérience. Nous définissons ainsi le cinéma comme appareil sémiotique et espace représentatif, à la fois formé par et formant les cultures.2
3Au cinéma, le corps peut aisément être pris dans un jeu d’images plus ou moins choquantes et ainsi perturber l’ordre symbolique via le fantasme et l’imaginaire. Dans un film, un corps n’est pas qu’un corps ; il est aussi marqueur de significations symboliques et sociales. L’organisation libidinale du corps dépend de, et en retour est produit par, nombre d’instances de médiation. Il est site concret de la signification et de ses processus. Cependant le corps cinématographique décuple la puissance symbolique du cinéma du fait de la construction de l’image par le regard cinématographique : emplacement de la caméra, relation au paysage, proportions, etc. Nos perceptions des corps sont toujours médiées par des réseaux de gestes et d’intentions qui les rendent visibles et signifiants. En ce sens, le corps humain est toujours non naturel. Slavoj Zizek3 suggère que la psychanalyse offre la première véritable méthode de compréhension de cette corporalité non naturelle, celle d’un corps doté d’une opaque et effrayante intériorité. Si nous pensons que le corps au cinéma reflète toujours plus que lui-même en ce qu’il est le site de significations plurielles et le médium – ainsi que le producteur – de représentations socioculturelles, alors il nous incombe d’en révéler le sens foncièrement multiple. Qui plus est, les représentations d’appartenance ethnique, de genre et de classes sociales sont « parlées » par le corps cinématographique, et ce, de diverses façons, subtiles ou non. Cela ne s’opère pas seulement, ni même principalement, à travers la diégèse du film, mais aussi par la singularité du langage cinématographique grâce auquel ces corps parlants peuvent être construits et déployés.
4Selon les études cinématographiques féministes, depuis Laura Mulvey et après Christian Metz4, le corps (féminin) est le locus du désir (masculin). De plus, le désir est le produit non seulement des impulsions sexuelles mais aussi, et surtout, du regard qui rend ces films prégnants. Au cinéma, l’on peut sentir et lire la complexité du désir, ses anxiétés et ses symptômes, son caractère fantasmatique. La subjectivité moderne et l’imaginaire contemporain sont tous deux formés et déterminés par le cinéma et les images médias au sens large. Le présent essai étudiera comment certains films produisent un corps esthétique (c’est-à-dire correspondant à des canons ou à des règles plastiques plus ou moins explicites), mais aussi comment les normes esthétiques se trouvent elles-mêmes redéterminées par des questions de race et de genres. La blancheur, comme produit de la domination de Hollywood dans la culture populaire mondiale, fait partie de ce que l’on peut appeler, avec Annette Kuhn, le « modèle institutionnel de représentation ».5 Dans les pages qui suivent nous étudierons la construction de l’image du corps au cinéma comme mode de communication de signifiés, donc rompant le flux de la narration, la rendant secondaire, voire insignifiante. Nous analyserons également comment certains films mexicains parviennent à résister aux lois de la représentation corporelle.
5Notre choix s’est porté sur Hernandez et Reygadas parce que leurs films ont été considérés comme subversifs par la critique et qu’ils ont été produits hors des circuits traditionnels, apparaissant en cela comme de vrais films d’auteur en marge de l’industrie du cinéma commercial. Ces deux œuvres portent un regard critique sur la société mexicaine et sur l’ordre social en général, utilisant à cette fin le thème de la sexualité.
Politique de la nation androgyne
6Broken Sky, de Hernandez, est construit autour d’une histoire simple. L’ambition de l’auteur est de faire sentir au spectateur ce que ressent le corps homosexuel lorsqu’il est amoureux. Le corps pervers (homosexuel) est représenté dans ce film comme ayant le droit d’exister. Apparemment simple, sans déterminants moraux ou sociaux, le drame conte la quête de complétude d’un désir androgyne. Hernandez crée un monde utopique où le bizarre est néanmoins bien présent, et menace même la possibilité paradisiaque d’un autre ordre, l’ordre de l’autre.
7Le film se déroule à l’université de Mexico, l’UNAM. Deux jeunes hommes, Gerardo (Miguel Angel Hoppe) et Jonas (Fernando Arroyo), deviennent amants et commencent une relation très passionnée. Mais Jonas ne peut s’empêcher de penser à un autre garçon ; ce qui plonge Gerardo en dépression jusqu’à ce qu’il soit amoureusement secouru par un employé de l’UNAM (Alejandro Rojo), qui l’admirait en réalité depuis longtemps. C’est alors au tour de Jonas de regretter Gerardo. Ce dernier revient vers Jonas, tous deux sachant qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, l’histoire se terminant ainsi « bien » selon l’expression consacrée. Le réalisateur exprime les passions contraires animant Gerardo par de magnifiques images, et le mène – avec le spectateur – vers une vision extatique de l’amour (gay).
8Le précédent film de Hernandez, qui était aussi son premier, A Thousand Clouds of Peace, racontait la même histoire mais dans le contexte du prolétariat mexicain, précarisé et homophobe. Le second film, Broken Sky, devait être placé dans une « île » hors contexte – le campus de l’université de Mexico – afin de se développer en un espace préservé du danger et « esthétique ». Les protagonistes, de jeunes étudiants, viennent de la moyenne bourgeoisie et sont libérés du stress de la vie quotidienne. Le film traite de l’obsession de l’amour perdu comme d’un leitmotiv. Dans A Thousand Clouds of Peace, la tragédie amoureuse demeure irrésolue, et l’émotion qui prévaut est la souffrance. Dans le second, nous assistons à un happy end comme à la promesse d’un amour partagé.
9Broken Sky est en ce sens la quête du couple parfait. Le film ouvre sur une citation du script de Marguerite Duras pour Hiroshima mon amour d’Alain Resnais (1959) :
Cela viendra lorsque nous ne saurons plus quel nom donner à ce qui nous unit. Ce nom sera effacé petit à petit de nos mémoires. Et bientôt, il disparaîtra complètement.6
10Une scène faiblement éclairée au flash s’ouvre sur un corps mâle extatique, purement satisfait. Broken Sky file l’illusion du couple parfait, quasi céleste. Une voix off, intérieure et comme sans âge, insiste : « Je pense à toi le matin, l’après-midi et le soir…, toujours à toi… » On peut entendre le bruit d’un feu de cheminée. Cette séquence semble ainsi une préfiguration du concept de nation androgyne, lieu où le genre n’est plus le marqueur central et où l’égalité est donc possible. Plus encore : un lieu où l’amour serait le seul but de l’humanité. C’est là l’un des énoncés principaux du film de Hernandez. Les corps y sont moyens de communication. Quasi aucun mot n’est prononcé ni requis. Regards, caresses, travellings circulaires suffisent au récit qui semble se muer en une danse chorégraphiée. L’amour semble être une force essentiellement corporelle, une griserie. Confirmant l’intensité de ce qui est ressenti par les amants, Hernandez place des paroles didactiques du professeur de philosophie sur Aristophane et le mythe androgyne. Ce dernier intervient lorsque Gerardo se remémore l’extraordinaire puissance de la passion romantique qui l’unit à son amant. L’explication du professeur est réduite à sa plus simple expression, mais elle suffit à nous faire comprendre le principe philosophique de l’imagination de Hernandez dans ce film. Il y développe un langage et un récit cinématographiques quasi silencieux aux effets étonnants. On pense au monde d’ambiguïté et de contentement sexuels du poème de Swinburne Fragoletta :
O Love ! What shall be said of thee ?
The son of grief begot of joy ?
Being sightless, wilt thou be
Maiden or boy ? 7
11Une pulsion primaire provient du locus utopique de l’hermaphrodite et de l’androgynie, non pas comme perversion mais comme condition idéale d’une humanité en quête d’égalité. En termes socioculturels, cette pulsion est à l’œuvre dans certaines œuvres depuis le xixe siècle, interrogeant sans relâche la structure morale de l’ordre capitaliste et patriarcal. Les protagonistes principaux de ce film sont mus par de tels idéaux. Ils ne se perçoivent pas eux-mêmes comme différents, anormaux ou marginaux. Ils ne souffrent pas d’être homosexuels, mais seulement de leur désir d’amour. Ils n’existent que pour eux-mêmes. Un corps misanthrope apparaît ici, comme miroir du moi, miroir qui n’est là que pour refléter des subjectivités en mal de romance. La perversion, une fois de plus, est absente de ces corps. À la place, une perception fraîche et candide du monde est donnée à voir.
12Cependant, dans cette sorte de bulle paradisiaque, le bizarre apparaît. Le ciel est brisé lorsque Jonas trahit l’amour idéal, laissant un troisième homme s’immiscer et le recouvrir de sa passion. Cet « autre » fantasmatique occulte la complétude que les deux jeunes amants avait réussi à créer. Tout d’abord par un regard, puis par un placement des corps, l’ombre de cet autre amenant désolation plutôt que joie et bonheur. Ce lancinant et secret désir de Jonas pour l’autre corps est d’emblée visible pour Gerardo. Le film nous le montre dans des scènes où l’autre corps remplace celui de Gerardo de façon fantasmatique, caressé et embrassé en rêve. Mais la menace de l’étrange altérité est supprimée – réprimée – par le happy end où le cinéaste choisit de représenter l’amour androgyne, l’ordre androgyne, comme rien d’autre qu’une utopie.
Corps impossibles
13Reygadas est un cinéaste bien singulier. Après avoir étudié le droit à l’université, il décide de devenir réalisateur et reçoit un accueil international très favorable pour son premier film, Jàpon. Bien qu’il prétende ne pas faire de sociologie dans ses films, il y observe suffisamment de gestes de (dé-)codification des représentations sociales mexicaines pour que l’on puisse les étudier sous cet angle. La nation, le caractère religieux de la culture populaire mexicaine, les relations ethniques et de classes semblent être au centre d’un récit par ailleurs confus. Si nous pouvons considérer l’homosexualité – en tant que subversion de l’ordre de genre – comme étant au centre des significations de Broken Sky, dans Bataille dans le ciel, la disruption de l’ordre symbolique est rendue possible par un corps de classe ethniquement marqué. Minimaliste en termes de dialogues – ils sont peu fréquents et passablement étranges –, le film se fonde sur la puissance et l’impact du visuel. Ici, le contenu subversif vient de la représentation cinématographique de ce que l’on pourrait appeler les corps impossibles : des corps négligés, jamais visibles, inexistants sur grand écran. Des corps qui sont le contraire du modèle de beauté normative prévalant, et dont la représentation, lorsqu’ils se prêtent à des actes sexuels explicites, devient grotesque.
14Déjà dans Jàpon, Reygadas avait eu recours à une scène sexuelle très commentée entre une vielle femme indigène et un homme entre deux âges. Cette volonté de représenter des corps d’ordinaire non représentés, ainsi que leurs relations, est encore plus forte dans Bataille dans le ciel. Des images choquantes structurées autour de la transgression de frontières raciales et de classes contiennent, dans leur esthétisme, le flux du récit. Cela se voit d’ailleurs à l’incapacité des critiques latino-américains de nommer ce qui a lieu, désignant Marcos comme un « métisse », ou « le gros chicanos », ou encore l’« indigène ». Mais qui est Marcos ? Il est fait ici usage des corps comme d’un provoquant prétexte à la description d’un monde déséquilibré, un monde divisé par les classes sociales et le racisme.
15Le réalisateur déclare que, en réalisant Bataille dans le ciel, il voulait :
[…] faire un film sur le conflit intérieur d’un homme, dans le contexte d’une ville et d’un certain milieu social. On pourrait considérer que le lieu du tournage fait un peu cliché ou piège à touristes, avec sa basilique, sa cathédrale, son métro, son stade… Hitchcock prétendait que pour filmer correctement les Pays-Bas, il fallait en filmer les clichés, comme les moulins à vent, les parapluies, etc. J’ai filmé Mexico de cette façon. Il y a du coup quelque chose de très fortement mexicain dans mon film, mais d’un autre côté, la situation en est très universelle et ouverte à interprétation.8
16Le Mexique est en réalité représenté par des clichés qui finissent par devenir quelque chose d’autre du fait de leur extrême abstraction. Le drapeau mexicain, l’ambiance renfermée du métro et de ses couloirs, les foules de gens visiblement représentatifs, le pèlerinage à la basilique de la Guadalupe, principal site du culte populaire de la Vierge, façonnent un monde fait de lignes culturelles pour le moins marquées. Tout cela est relié à l’autre forme par laquelle le cinéaste dépeint le vrai monde mexicain : le vrai peuple, les vrais Mexicains. Mais faire figurer des corps réels fit polémique. La critique y vit une rupture bienvenue avec la façon hollywodienne de styliser les corps selon un idéal de perfection abstrait, mais aussi une grotesque provocation pénible à regarder.
17Recherchant le point de tension maximale entre l’imaginaire cinématographique type et des effets de réel, fût-ce à travers ce qui peut être considéré comme une stratégie de la provocation visuelle9, Reygadas prétend qu’il s’était fait un principe de ne pas faire appel à des acteurs professionnels. Il ne voulait pas d’experts représentant quelqu’un précisément. Au contraire il s’était dit intéressé par l’énergie qu’irradient les « vraies gens ». Il voulait rendre cette énergie signifiante et se montrait très critique des standards de beauté qui régissent la culture visuelle de masse, et encore plus de l’invisibilité, dans le cinéma mexicain, des « métisses », comme il les appelle, indiquant que 80 % de la population mexicaine n’est ni blanche ni blonde, bien que 95 % de l’imagerie culturelle le prétende en le montrant.
18Une telle recherche de visibilité cinématographique des vraies gens relève d’une intention de déconstruire les modèles dominants de représentation du corps. De même, en montrant une relation sexuelle peu commune entre un homme non attirant et sa patronne, le but du réalisateur est d’exhiber les structures socioculturelles dominantes. Ce faisant, il instaure une transgression non seulement dans la relation sexuelle maître / serviteur ou patron / employé, mais aussi entre corps marqués ethniquement. Ces derniers sont cruciaux dans l’histoire. Ce sont des corps parlants. Ils réalisent la subversion simplement en étant filmés, par la façon dont ils le sont. Le réalisateur nous met face à des gestes sans raison ni motif. La force de l’image est créée par les corps eux-mêmes et la façon dont ils sont présentés. Le drame est contenu dans le corps statique et ses gestes. Reygadas déclare :
Nous apprenons beaucoup via leurs corps […]. Il y a toujours des masques ; chacun est un acteur à un moment donné. Les corps sont objectifs, et c’est pourquoi je les filme longuement, même lorsqu’ils sont immobiles. Je trouve que les corps sont magnifiques dans ce film.10
19Le film conte l’histoire de Marcos (Marcos Hernandez), le chauffeur d’un général, et de sa femme (Bertha Ruiz) dont on ne connaît pas le nom, qui vend des montres et des bonbons dans le métro. Ils ont kidnappé l’enfant de leur voisin, qui vient à mourir accidentellement. Marcos, responsable de la levée des couleurs, chaque matin, sur la place centrale, est hanté par ce décès. Il se confesse à Ana (Anapola Mushkadiz), la fille du général, à qui il sert également de chauffeur. Ana se prostitue pour se divertir. Elle s’offre à Marcos à la fois pour son plaisir et pour le sien. À la fin du film, Marcos la tue puis participe au pèlerinage en l’honneur de la Vierge de Guadalupe dont lui a parlé sa femme, bien que nous sachions qu’il considère ces processions comme une ineptie. À la fin, totalement seul et désespéré, il s’en remet à la Vierge, mais aucune rédemption n’est plus possible pour lui.
20Marcos et sa femme luttent pour survivre et éprouvent la dureté de l’existence, ce qui est communiqué par des regards échangés et par de courts dialogues. Ana, elle, est une riche, blonde et très belle jeune femme. Marcos travaille pour sa famille depuis de nombreuses années. À plusieurs moments nous pouvons sentir comment Marcos subit la discrimination raciale. Il est maltraité dans le métro et dans la rue lorsqu’il conduit. Ana est elle-même raciste dans la façon dont elle parle des employés de maison de Jaime, son petit ami. Mais envers Marcos, son attitude est ambiguë. Elle connaît et aime Marcos, en ce que l’amour, ici, signifie domination.
21La toute première scène du film montre une fellation pratiquée sur Marcos par Ana, scène on ne peut plus explicite et pourtant non sexuelle. Il a été dit du film qu’il montrait des corps obèses et grotesques en train d’avoir des relations sexuelles, qu’il était un film érotique. Mais est-ce vraiment le cas ? Reygadas filme-t-il vraiment des scènes sexuelles ? Et dans la négative, que filme-t-il donc de la sorte ? Que dit le film qui ne peut être mis en mots ? Quelle est cette « objectivité » que Reygadas assigne aux corps ? N’est-elle pas celle des marqueurs sociaux et symboliques ?
22Il n’y a rien d’explicite dans ce film, et encore moins de scènes de sexe explicites, même si elles sont directes et peu compliquées. La subtilité tiendrait plutôt à accoupler la « belle » Ana (jeune, mince, puissante et riche) et le « grotesque » Marcos (gros, indigène, de couleur et pauvre). Dans les termes de Juan Eduardo Murillo :
L’aspect fondamental de cette scène c’est le « et ». Le gros chicanos « et » la jolie fille. Il y a quelque chose d’inhabituel et de pervers dans cette relation, quelque chose qui n’appartient à aucun des protagonistes, qui relève d’une image mentale, d’un échange, d’un cadeau entre eux, en un mot, l’Argent…11
23L’argent est montré comme ce qui traverse toutes les relations contemporaines, comme le moteur véritable du désir, mais aussi de la domination et de la subordination. Pourtant le film ne fait jamais directement allusion au pouvoir de l’argent et à la corruption sociale. Selon Murillo, il se passe dans le film de Reygadas quelque chose d’analogue à ce que Deleuze a vu dans le Six fois deux de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville (réalisé en 1976 pour la télévision) : un certain bégaiement fait du film un étranger dans sa propre langue. Dans Bataille dans le ciel, « des Mexicains doivent être sous-titrés pour des Mexicains, lesquels deviennent étrangers à leur propre représentation, à leur propre image » (ibid.).
24Le film comprend quatre scènes érotiques. La même, dédoublée, ouvre et ferme le film : c’est celle de la fellation. Toutefois, un changement peut être observé. La face silencieuse et hiératique de Marcos d’une part et les larmes d’Ana d’autre part n’apparaissent plus dans la dernière scène. À la place, on voit un Marcos souriant qui déclare son amour à Ana, et elle le recevant du regard. Ces scènes interdisent au spectateur tout point de vue pornographique : elles sont trop clairement, trop évidemment non naturelles. Leur répétition et le déplacement de signification induit par le changement d’expression des personnages ferment le cycle symbolique.
25La seconde scène de sexe, celle entre Marcos et son épouse, empêche également le plaisir voyeuriste, non pas à cause des corps obèses, mais parce qu’une représentation d’une peinture de la Vierge pleurant son fils mort dans le style de Giovanni Bellini est placée sur le mur dominant l’espace, convertissant l’acte sexuel en scène sacrificielle, non sans une certaine tendresse.
26La séquence montrant Ana et Marcos en train de faire l’amour est un moyen pour le réalisateur de mettre en image ce que le récit ne dit pas : le gros corps de Marcos est statique au-dessous de celui, mouvant, d’Ana. Le plaisir se lit sur le visage comme dans l’attitude et les gestes de cette dernière. Lorsque Marcos commence à lui toucher les seins, elle lui dit d’arrêter, soulignant ainsi qu’elle se réserve la position active et dominante. La caméra quitte la pièce, nous laissant apercevoir la vie de tous les jours, puis revient. Un extraordinaire plan en plongée nous donne à voir l’image des corps d’Ana et de Marcos après l’amour. Ils demeurent dans une douce immobilité. Soudainement, par l’image comme par la musique qui semble funéraire, leurs corps se transforment en deux cadavres. La mort fait son apparition subtilement, la mort de l’être-ensemble de ces deux corps. Leurs sexes sont ensuite filmés en gros plan, comme s’ils fixaient la caméra ou lui parlaient. Reygadas produit ici l’une des images les plus signifiantes du film, par laquelle le spectateur se voit rappeler la présence réelle des corps symboliques.
27Le récit proprement dit est secondaire pour Reygadas. Son objectif est de susciter une perception aiguë de lieux, culturels et émotionnels, ainsi que de l’épineuse dynamique de classe. Par un travail sur le son et de longs plans ininterrompus, Reygadas parvient à créer la sensation d’un monde existant hors cadre. À propos de la fameuse scène de fellation, il remarque qu’elle contient plus de mystère qu’elle ne déploie d’érotisme ou de pornographie, un mystère qui suscite la curiosité, celle-là même de Reygadas :
Ce n’est pas un film pornographique. Dans un film pornographique une fellation est là pour exciter le spectateur. Dans la scène d’ouverture de mon film, on voit le visage d’un homme, son corps, puis la fille qui regarde vers la caméra, en pleurant. Ce que je voulais, c’était produire une image qui va au-delà d’un simple acte sexuel. Ce n’est pas quelque chose de naturel, mais plutôt, en tant qu’observateur, une sorte de mystère.12
28Mais même si nous acceptons ce mystère comme ce qui appelle et dirige le regard du film lui-même, n’en demeure pas moins la problématique question du corps comme objectivité. Qu’est-ce qui transparaît si directement et en même temps mystérieusement de ces corps ? Marcos lui-même n’est-il pas porteur du mystère pour le spectateur ? La façon dont Reygadas montre ces « vrais » corps dans leurs « vraies » vies n’est-elle pas, en fin de compte, vide d’une « réelle » humanité ? Le film peut-il porter un regard sur les pauvres et les dominés qui ne soit pas animé d’un désir de sublimation ou de dédain, et qui ainsi les rende humains ? Reygadas tente-t-il d’agencer une métaphore critique de la culture raciale mexicaine en se servant des corps ? Ou finit-il par réinscrire la « mexicanité » dans la vision racialiste qu’il essaye précisément de critiquer ?
29La caméra suit le regard de Marcos, nous faisant partager son isolement. Mais elle suit également Marcos comme corps objectif. Cette ambiguïté demeure toujours à l’état de tension irrésolue entre deux forces à l’œuvre dans l’image : tantôt la caméra demeure à distance de Marcos, l’observant comme s’il était un insecte, de manière entomologiste ; tantôt elle devient subjective et nous présente le monde depuis son point de vue, tel un flou, un mystère, qui revient pour nous atteindre.13 Cette ambivalence produit une relation lâche aux personnages et rend le regard du film distant en favorisant l’observation de l’autre comme anormal, plutôt qu’une observation avec ou depuis l’autre. Reygadas ne perpétue-t-il pas alors une construction exotique – et érotique – de l’autre telle qu’elle apparaît dans certaines critiques du film :
Mais le pays que célèbre le festival n’est pas celui des sombreros et de la baie d’Acapulco. C’est le Mexique immémorial de la cruauté et du sang, de la célébration du sexe et du sacrifice de la chair humaine, de la collusion carnavalesque entre la vie et la mort. Le Mexique des dieux de la religion et des dieux du néolibéralisme, qui se disputent, sous l’ombre sacrificielle du Crucifié, le privilège de la férocité. Le Mexique tel que Ripstein, Buñuel et Eisenstein l’ont filmé, et tel que ce dernier l’a défini au plan à la fois esthétique et moral : « Dans ses deux aspects, espagnol et aztèque, la simplicité du grandiose y côtoie l’impétuosité du baroque. »14
30Le film de Reygadas n’affirme-t-il pas, au lieu de la déconstruire, la politique des corps hégémoniques ? Maintenir des fractures internes et des divisions sociales comme une doxa naturalisée, tout en la rendant « mystérieuse », n’est-ce pas reproduire l’incompréhensible altérité ? Les réponses sont multiples et variées, et le film est suffisamment ambigu et provocant pour soutenir des interprétations radicalement différentes. Il a été censuré pour le public mexicain, les scènes de sexe étant floutées – ce qui n’est qu’un exemple de l’effet attendu des corps cinématographiques sur le public. Mais tandis que le cinéma, loin de rester confiné dans un univers académique, se déploie dans le « vrai monde » et ses enjeux politiques, nous nous devons de mentionner un autre aspect de ce film. Bertha Ruiz, la femme qui joue l’épouse de Marcos, déclare :
Cette expérience a changé ma vie parce que j’y ai réussi ce que je n’avais jamais réussi avant : m’accepter telle que je suis. Lorsque je me suis vue nue en face de la caméra, j’ai compris que je ne montrais pas mon corps mais mon âme.15
31Paradoxalement, le corps nu, dans sa matérialité, transfiguré par son devenir cinématographique, est devenu pour elle le chemin vers son corps intérieur, cet étrange dedans qui nous rend si peu naturels.
*
32D’une certaine façon, le cinéma propose toujours des corps impossibles, si beaux, tellement plus désirables que nos corps réels. Mais bien que ces corps hyper-désirables et improbables soient la norme dans la plupart des films, il est d’autres corps impossibles : ceux qui ne peuvent être représentés, parce qu’ils n’apparaissent jamais sur Celluloïd. Ainsi avons-nous parlé ici de ceux qui sont irreprésentables du fait de l’hétéronormativité sexuelle ou de la normativité de classe ou encore de race. En insistant sur ces films dans le cinéma mexicain contemporain, nous avons suggéré que les corps au cinéma sont les signifiants d’un ordre symbolique, mais aussi le site de possibles transgressions de cet ordre.
33Les corps ne sont jamais que des corps à l’écran. Ils constituent le site où les relations socioculturelles et symboliques sont représentées et contestées. La présence et la représentation du bizarre prennent diverses formes, dans divers contextes. Dans Broken Sky, une nation androgyne idyllique est préfigurée comme le souhait utopique de supprimer le bizarre ou l’étrange. Dans Bataille dans le ciel, ce dernier est l’apparence corporelle que prennent les corps des classes et des races négligées. La sexualité est un puissant moyen de décrire la menace tapie dans l’altérité raciale et culturelle.
Notes de bas de page
1 Mil Nubes de paz cercan el cielo, amor, jamás acabarás de ser amor (A Thousand Clouds of Peace) ; Cielo Dividido (Broken Sky).
2 Voir B. Nichols, Ideology and the Image, Bloomington, Indiana University Press, 1981 ; T. de Lauretis, Alicia ya no, Madrid, Catedra, 1992.
3 S. Zizek, Enjoy your symptom ! Jacques Lacan in Hollywood and Out, New York, Routledge, 1992.
4 L. Mulvey, « Visual pleasure and narrative cinema », Issues in Feminist Film Criticism, P. Erens éd., Bloomington, Indiana University Press, 1975 ; C. Metz, El significante imaginario. Psicoanálisis y cine, Barcelone, Gustavo Gilli, 1979.
5 A. Kuhn, The Power of the Image. Essays on Representation and Sexuality, Londres, Routledge - Kegan Paul, 1985.
6 Hiroshima Mon Amour, New York, Grove Press, 1961, p. 77.
7 A. C. Swinburne, The Poems of Algernon Charles Swinburne, vol. I, Londres, Chatto & Windus, 1904. p. 82. Voir J. Simmons, « Algernon Charles Swinburne and the philosophy of androgyny, hermaphrodeity, and Victorian sexual mores », The Victorian Web, Literature, History and Culture in the Age of Victoria, [en ligne], [URL : http://www.victorianweb.org/authors/swinburne/simmons12.html], consulté le 1er mars 2010.
8 La Jornada, Mexico, 17 septembre 2005. Les citations sont traduites par l’auteur.
9 « Érotisme n’est peut-être pas le bon mot concernant Bataille dans le ciel. Les scènes de sexe […] échappent au réalisme fantasmagorique de la pornographie et au romantisme fantastique des scènes d’amour hollywodienne », C. Campbell, « Review of Battle in Heaven », Cinematical, [en ligne], [URL : http://www.cinematical.com/2006/02/18/review-battle-in-heaven], consulté le 15 avril 2010.
10 « El sexo entre cuerpos perfectos, farsa del cine comercial », La Jornada, Mexico, 17 mai 2005.
11 J. E. Murillo, « Batalla en el cielo. Recodos y tartamudeos », La Fuga. Revista de cine, [en ligne], [URL : http://lafuga.cl/batalla_en_el_cielo/137], consulté le 15 avril 2010.
12 J.-J. Olivares, « Entrevista a Carlos Reygadas », La Jornada, 8 octobre 2005.
13 Voir M. Dargis, « Displaying a keen eye even for the repellent », The New Tork Times, 17 février 2006.
14 J. Mandelbaum, dans Le Monde, 17 mai 2005.
15 La Jornada, 23 octobre 2005.
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