Chapitre V
« A near neighbourhood with epic »
Texte intégral
1Voir régulièrement revenir, au sujet de Stevenson, Bioy Casares, Borges et Cortázar, la mention d’une littérature épique ou poétique pourrait surprendre, vu le choix de ce travail de se concentrer sur la production en prose des quatre auteurs. Il y a pourtant, dans la manière dont ces derniers parlent de l’écriture de leurs fables, un retour permanent du vocabulaire poétique, comme si chacun d’eux cherchait à intégrer au récit en prose des marques de la poésie la plus ancienne. Le chapitre 2 a montré à quel point leur rêve de synthèse était, en partie, celui d’une forme amalgamant prose et poésie pour former un nouveau creuset fictionnel, susceptible de transcender la séparation des genres et des publics. Dans ce dernier chapitre, nous souhaiterions faire l’hypothèse que ce désir de synthèse apparaît textuellement dans la résurgence de structures et motifs épiques, en nous appuyant notamment sur l’idée proposée par Florence Goyet que l’épopée est à comprendre comme un texte de crise, présentant diverses solutions au lecteur et jouant ainsi le rôle de « gigantesque machine à penser »1. Cette thèse, explicitement opposée aux conceptions de Hegel et de Lukács voyant l’épopée comme le genre de la stabilité et de la consolidation des valeurs, fait du « travail épique », comme l’auteur le nomme, une suite de problématisations : « […] on pourrait dire, écrit Florence Goyet, que l’épopée n’est qu’une immense ébauche jusqu’à ce que le problème, la crise, soit pensé complètement. »2 En déplaçant cette idée des épopées classiques aux textes contemporains, on pourrait dire que les souvenirs épiques, fort nombreux dans notre corpus, sont une trace de cette entreprise de problématisation d’une situation historique et géographique, en même temps qu’un énième signe de cet effort d’universalisation du problème. Notons bien qu’on ne saurait suivre cette logique critique en se référant principalement à la forme de l’épopée guerrière, point de départ du travail de Florence Goyet. Si on en retrouve bien des échos dans les œuvres étudiées, c’est plutôt dans des épopées du voyage comme l’Odyssée, l’Énéide et La divine comédie que notre analyse nous conduira, que ce soit par la mise en lumière de références intertextuelles ou par l’étude de macrostructures narratives relevant d’une forme de style épique ; notre propos, ainsi, ne restera jamais très éloigné du monde du romance. Il s’agira donc dans ce dernier mouvement de notre travail, de voir le « travail épique » comme l’expression par excellence des enjeux définis dans les pages précédentes : réapparaissent, dans ce dialogue avec les formes poétiques du passé, tous les dilemmes construisant l’équilibre des œuvres de nos auteurs, dans cette « forte proximité avec l’épique » (« near neighbourhood with epic ») mentionné par Stevenson dans « Pastoral » (W 29, p. 35).
Odyssées
2Parce qu’elle porte en son cœur la question du voyage et du retour chez soi, l’Odyssée est très logiquement l’épopée dont les souvenirs sont les plus présents dans notre corpus. La structure du poème homérique, sans cesse en mouvement d’un lieu à l’autre mais toujours orientée, en définitive, vers le retour au lieu d’origine, trouve de nombreux échos dans la manière dont Stevenson organise ces récits, définis par Jean-Pierre Naugrette comme étant invariablement des « quêtes de l’origine »3. Le sens de l’Odyssée est, en même temps, suffisamment ambigu pour permettre de multiples relectures s’attachant à ces questions de l’origine et du déplacement ; comme le rappelle Pietro Pucci, le poème d’Homère peut être lu à la fois comme un Bildungsroman, au sens d’« une expérience douloureuse qui transforme le héros et lui permet d’atteindre la pleine mesure de son humanité », et comme « un feuilleton qui pourrait virtuellement ne jamais finir », avec une suite d’aventures qui « ne se propose pas de dégager un message moral [et] ne cherche qu’à s’abandonner à un plaisir sans fin »4. Cette double lecture possible de l’Odyssée, déjà mise en avant par Jankélévitch dans son étude de la vision moderne d’Ulysse5, est extrêmement fructueuse pour lire les œuvres de notre corpus en relation avec les différentes problématiques soulevées jusqu’ici. La présence du texte homérique, bien sûr, est directe dans ces œuvres. Comment ne pas voir par exemple, dans les premières pages de La invención de Morel, un souvenir de l’arrivée d’Ulysse dans l’île des Phéaciens ? Lorsque le narrateur, sale et hirsute, rêve d’aborder la mystérieuse jeune femme qui contemple le coucher du soleil, c’est la rencontre entre Ulysse et Nausicaa qui se rejoue fictivement (Nov, p. 27 ; Rom, p. 20-21). Le fait que le narrateur voit ensuite Faustine avec un joueur de tennis est une manière de filer la référence, en remplaçant les servantes jouant à la balle chez Homère par une figure plus moderne. Ce type de référence est fréquent dans notre corpus. Cependant, plutôt que de nous livrer à un catalogue qui n’aurait qu’un intérêt limité, nous nous proposons d’étudier ici les résonances de l’Odyssée dans l’intégralité de deux œuvres, The Wrecker de Stevenson et Bestiario de Cortázar, puis dans la célèbre nouvelle « El immortal » de Borges. Il s’agit, ce faisant, de ne pas se contenter de penser la référence homérique comme un jeu de citation, mais bien de montrer que les thèmes et l’imaginaire narratif de l’Odyssée irriguent l’écriture même de nos auteurs.
Bestiario, une Odyssée avortée
3Il est forcément difficile de dire d’un recueil de nouvelles qu’il s’inspire de la structure d’un poème épique conçu comme une unité, tant les règles d’organisation d’un rassemblement de textes empêchent, par principe, l’homogénéité narrative d’un récit unique. La récurrence des souvenirs homériques dans Bestiario est pourtant très frappante, au point qu’on peut voir se dessiner dans le recueil comme une trame secrète, qui réutilise une partie de l’Odyssée6.
4Ce processus est présent dès la première page du conte qui ouvre le recueil, « Casa tomada », lorsque le narrateur évoque sa sœur, Irène. En plus de porter un prénom d’origine grecque, cette dernière est décrite avec insistance passant ses journées à tricoter, et même à défaire, parfois, son ouvrage :
Elle passait la journée à tricoter sur le divan de sa chambre. Je ne sais pas pourquoi elle tricotait tellement, c’est, je crois, pour les femmes, un grand prétexte à ne rien faire. Mais Irène, elle, tricotait toujours des choses utiles, des pull-overs pour l’hiver, des chaussettes pour moi, des châles et des liseuses pour elle. Parfois, elle tricotait un gilet puis le redéfaisait en un tournemain uniquement parce qu’un détail lui avait déplu ; c’était amusant de voir dans la corbeille le tas de laine ondulée qui refusait de perdre sa forme passagère. (C, p. 163-164)
5La remarque est faite avec une certaine légèreté, sans que l’action de tricoter relève d’un enjeu aussi important que le tissage de Pénélope ; mais le fait d’y consacrer autant de lignes est troublant, tout comme la mention, dans les lignes précédant directement ce passage, du fait qu’Irène, par le passé, « avait refusé deux prétendants sans motif sérieux » (p. 163). L’emploi du terme « prétendants » (« pretendientes »), qui évoque instantanément l’Odyssée, contribue à faire d’Irène, dans ce premier portrait, une version modernisée, et en partie déformée, de la Pénélope homérique. Par ailleurs, à l’échelle plus globale du recueil, « Casa tomada » semble avoir le même rôle d’ouverture que les deux premiers chants de l’Odyssée. On y retrouve la même pesanteur du passé et la même nostalgie pour un âge d’or révolu que celles qui s’expriment dans les propos de Télémaque à Athéna dans le chant I7. On y trouve, surtout, la même « occupation » des lieux : à l’image du palais d’Ithaque, envahi par les corps étrangers que sont les prétendants, la maison des deux personnages du conte de Cortázar se voit prise d’assaut par des intrus qui ne seront jamais identifiés. Comme dans un raccourci des deux premiers chants de l’Odyssée, où Télémaque ne cesse de peindre le tableau d’une maison en train de céder peu à peu sous les coups de butoir des prétendants8, l’espace vital du frère et de la sœur s’amenuise en très peu de temps, chaque pièce étant progressivement abandonnée aux mystérieux « autres ». La logique de « Casa tomada », évidemment, est très différente du début de l’Odyssée. Alors que les deux premiers chants du poème d’Homère montrent la naissance d’une lutte contre l’envahissement, initiée par la visite d’Athéna à Télémaque, le récit de Cortázar est l’histoire d’un abandon total, sans aucune velléité de résistance. Cette différence est très frappante dans deux scènes étrangement semblables, qui voient le narrateur de « Casa tomada » et Télémaque repoussés de leur lieu de vie habituel par les intrus. Télémaque, violemment pris à parti par les prétendants9, se réfugie dans la salle du trésor d’Ulysse, verrouille la porte et, en tête-à-tête avec la servante Euryclée, lui demande de préparer du vin pour son voyage à Pylos. Cette dernière cherche à l’en dissuader, mais Télémaque persiste, puis va rejoindre les prétendants. Réécrite dans « Casa tomada » au moment où le narrateur entend pour la première fois le bruit des « autres », la scène n’a plus du tout le même sens :
Je me jetai contre [la porte] avant qu’il ne fût trop tard et je la fermai précipitamment en pesant sur elle de tout mon poids, la clé était heureusement de notre côté et, pour plus de sûreté, je poussai le gros verrou.
Je revins à la cuisine, je fis chauffer de l’eau et, en entrant dans la chambre avec le plateau à maté, je dis à Irène :
— J’ai dû verrouiller la porte du couloir. Ils ont pris l’aile du fond.
Elle laissa tomber son tricot et me regarda de ses yeux las et graves.
— Tu es sûr ?
Je hochai la tête.
— Alors, dit-elle en reprenant ses aiguilles, il nous faudra vivre de ce côté-ci. (p. 165)
6On retrouve là l’ordre exact des actions faites par Télémaque : le verrouillage de la porte, la préparation d’une boisson, l’échange en tête-à-tête avec une femme. Mais, là où Télémaque est dans l’action, les personnages de « Casa tomada » sont dans le plus complet immobilisme. Le remplacement du vin par le maté n’en est qu’un symbole, le plus important étant que le frère comme la sœur prennent acte de « l’occupation » de leur maison, sans jamais soulever l’idée d’une résistance à cette occupation. La dernière réplique d’Irène l’atteste clairement, avec l’emploi de la forme verbale « il nous faudra » (« tendremos que ») qui ne laisse aucune ambiguïté sur la manière de percevoir la situation comme inéluctable. Alors que le retrait derrière la porte verrouillée était, pour Télémaque, un passage provisoire destiné à mettre en place un plan, il est, pour les personnages de Cortázar, une acceptation définitive de leur sort. Si « Casa tomada » et le deuxième chant de l’Odyssée se concluent tous deux par le départ de la « maison occupée », ce départ possède deux sens différents : la fuite hors de la maison de Buenos Aires est un abandon définitif, tandis que le départ de Télémaque est le prélude à une reconquête du palais perdu. De sorte que « Casa tomada », à l’aune de cette conclusion, apparaît bien comme une sorte de télémachie avortée, de réécriture d’une Odyssée où l’immobilisme aurait pris le pas sur l’action. Comme un symbole de cette destruction des valeurs homériques, la dernière image que nous avons de l’intérieur de la maison se fait par un retour à la pelote de laine d’Irène : « Son tricot pendait entre ses mains, les fils de laine allaient jusqu’à la porte et se perdaient en dessous. Quand elle s’aperçut que les pelotes étaient restées de l’autre côté, elle lâcha le tricot sans un regard » (p. 168). Irène se révèle ici définitivement comme une fausse Pénélope, abandonnant sans aucun regard ce qui, dans le poème homérique, incarne l’espoir du retour et la résistance à l’occupation.
7Le deuxième texte de Bestiario, « Carta a una señorita en París », ne comporte pas un intertexte homérique aussi frappant. Son enchaînement avec « Casa tomada » relève néanmoins de la même logique que celui qui fait se suivre, chez Homère, la télémachie et la découverte d’Ulysse, en pleurs, sur les rivages de l’île de Calypso. Après la « maison occupée », c’est en effet l’exil dans un lieu étranger qui nous est présenté. « Je ne voulais pas venir vivre dans votre appartement de la rue Suipacha, Andrée » (p. 168), sont les premiers mots de la lettre que le personnage principal envoie à l’amie dont il occupe l’appartement. Contrairement à Ulysse, l’intéressé n’est en rien contraint à cet exil, mais toute sa lettre exprime le traumatisme du voyage et du départ, dont la régurgitation de lapins sera le symptôme :
J’ai fermé tant de valises dans ma vie, j’ai passé tant d’heures à faire des bagages qui ne menaient nulle part que le jeudi fut un jour plein d’ombres et de courroies. Quand je vois les courroies des valises, il me semble voir des ombres, les lanières d’un fouet qui me cingle indirectement de la façon la plus subtile et la plus terrible. (p. 169)
8La métamorphose de la valise en fouet, produite par la répétition en chiasme des substantifs « ombres »(« sombras ») et « courroies » (« correas »), renvoie une image extrêmement violente du voyage, perçu comme une torture répétée. Le fait que le fouet soit l’un des emblèmes de Poséidon, tourmenteur d’Ulysse et principal responsable de ses errances, est évidemment troublant. Le parallèle, néanmoins, s’arrête là, puisque l’épisode chez Calypso est, dans l’Odyssée, très court, et aboutit à un départ rapide d’Ulysse en mer, alors que le texte de Cortázar s’attarde sur le phénomène mystérieux des lapins vomis par le narrateur. Subsistent cependant plusieurs références épiques, dont la mention d’un buste d’Antinoüs sur lequel grimpent les lapins et qui, même s’il renvoie au favori d’Hadrien, fait forcément penser à l’un des chefs des prétendants de Pénélope. Une scène où le narrateur observe les lapins à ses pieds fait aussi advenir l’image des dieux homériques assis sur l’Olympe, observant le désordre des actions humaines :
C’est pour cela qu’ils se mettent à sauter sur le tapis, sur les chaises, dix taches légères qui sans cesse vont et viennent en une mouvante constellation alors que je voudrais tant les voir immobiles, couchés sagement à mes pieds – c’est un peu le rêve de tous les dieux, Andrée, un rêve jamais réalisé. (p. 173)
9La lettre file la comparaison qui fait de cet appartement un étrange Olympe, en le situant au-dessus des « cieux rigides du premier et du deuxième étage » (p. 175). Le narrateur devient même, à la fin du conte, un dieu cruel, qui tue ses adorateurs en les jetant du haut de la fenêtre.
10Les lapins sont un des nombreux exemples de la troisième étape de la référence homérique dans Bestiario. Comme son titre l’indique, le recueil est parcouru par de nombreuses créatures, plus ou moins réalistes, dont la succession produit le même type d’effets que les diverses aventures merveilleuses d’Ulysse. Le fait que les lapins de « Carta a una señorita en París », premières apparitions de ce type, soient présentés par le biais d’une narration adressée, et donc susceptible d’être mise en doute, est de ce point de vue révélateur : la lettre, en un sens, remplace le récit d’Ulysse aux Phéaciens, afin de créer un dispositif narratif où le merveilleux est d’abord pris en charge par un témoignage, avant que l’on oublie, au fil de la lecture, le procédé. Dans ce parcours que mène Bestiario, les souvenirs des aventures d’Ulysse de Troie à l’arrivée chez Calypso (chants IX à XII de l’Odyssée) sont nombreux, et notamment trois épisodes : Circé, les Sirènes et la rencontre avec les morts. Le recueil ne suit pas l’ordre du poème homérique dans ces évocations, puisque, dans l’Odyssée, Ulysse et ses compagnons atteignent d’abord l’île de Circé (chant X), qui leur conseille de rendre visite aux morts (chant XI), puis reviennent chez elle avant de faire l’expérience des Sirènes (chant XII). Dans Bestiario, l’ordre est quelque peu modifié quoique, comme nous allons le voir, il soit possible de lire cet intertexte de plusieurs manières : les deux nouvelles pouvant être lues comme une rencontre avec les morts, « Ómnibus » et « Las puertas del cielo », encadrent le souvenir des Sirènes (« Cefalea ») et la réécriture de l’épisode de Circé (« Circe »).
11Nous nous attarderons plus en détail sur « Ómnibus » et « Las puertas del cielo » dans la partie consacrée aux réécritures du thème épique de la rencontre avec les morts. Notons bien que la référence homérique n’y est pas forcément mise en avant, notamment dans la seconde nouvelle, où l’intertexte est plutôt La divine comédie. Il y a néanmoins dans « Ómnibus » un motif qui peut faire penser à l’Odyssée, au-delà du thème du voyage au pays des morts – qui n’est, dans ce conte, qu’une interprétation parmi d’autres. L’une des spécificités de l’autobus dans lequel monte le personnage principal, Clara, est en effet que les passagers, en plus d’avoir un comportement extrêmement étrange envers elle, tiennent tous des bouquets de fleurs, au point que l’autobus en est rempli. « Il est presque normal que tout le monde dans l’autobus ait des bouquets », se dit-elle (p. 186), le « presque » (« casi ») montrant bien que ce phénomène est relativement surprenant. Or la deuxième étape d’Ulysse au retour d’Ithaque, après le massacre rapidement évoqué d’Ismaros, est « le pays des mangeurs de fleurs »10, les Lotophages. On sait que le lotus provoque l’oubli du retour et oblige Ulysse à ramener par la force ceux de ces compagnons qui y ont goûté. Homère ne donne guère de détails sur l’apparence des Lotophages, mais on imagine que leur oubli des réalités de la vie pourrait leur donner une expression semblable à certains de ces voyageurs de l’autobus de Cortázar, entourés de fleurs :
Et maintenant le monsieur aux œillets rouges avait tourné la tête en arrière et regardait Clara, il la regardait d’un air inexpressif, avec une douceur opaque et flottante de pierre ponce. Clara soutenait son regard mais elle se sentait comme vide ; il lui venait des envies de descendre de l’autobus (mais cette rue, si loin de son arrêt, mais pourquoi au fond, pour rien, parce qu’elle n’avait pas de bouquet). (p. 188)
12On remarque que Cortázar parvient, dans la description de ce regard, à évoquer à la fois le vide et l’immobilité, par la comparaison surprenante avec la pierre. La proximité est frappante avec le regard des axolotls, qui suscite le même type de fascination. Lorsqu’un jeune homme, sans fleurs, entre à son tour dans le bus, il est lui aussi comme capturé par les regards des autres : « Les regards du receveur, des deux petites et de la dame aux glaïeuls le tiraient vers l’avant et finalement il dut se retourner pour les regarder, comme s’il faiblissait » (ibid.). Comme le pays des Lotophages, l’autobus provoque à la fois le rejet et la contamination : rejet parce qu’il appartient clairement à un monde différent, où le temps ne s’écoule pas de la même manière ; contamination, mais à retardement, puisqu’une fois échappés de l’autobus, Clara et le jeune homme avec qui elle a sympathisé s’en vont, à leur tour, acheter un bouquet de fleurs. Comme Ulysse et ses compagnons, Clara et son compagnon se sortent de ce piège, mais la structure du conte permet de conclure sur une certaine ambiguïté, sans que l’on sache bien si, munis de leurs fleurs, ils ne sont pas à leur tour devenus comme ces Lotophages modernes.
13Dans le texte suivant du recueil, « Cefalea », apparaît une autre forme de fascination, celle des Sirènes. Là encore, c’est bien une version déformée de l’épisode homérique à laquelle nous avons affaire : car le chant ensorcelant, mais mortel, des Sirènes y est remplacé par un autre type de son envahissant le cerveau, celui des céphalées. La nouvelle est très complexe, car elle ne donne jamais de réponse à la provenance de ces céphalées, qui semblent néanmoins clairement en lien avec ces créatures indéfinissables que le narrateur élève, les mancuspies. Les cris de celles-ci semblent en effet toujours accompagner, si ce n’est créer, l’arrivée des céphalées, à l’image de ce passage où le narrateur est réveillé par leurs cris :
Soudain, nous nous retrouvons assis dans l’obscurité, écoutant dans l’obscurité parce qu’on entend mieux. Il arrive quelque chose aux mancuspies, le bruit est devenu une plainte rageuse ou terrifiée, on distingue le piaulement suraigu des femelles, le ululement plus rauque des mâles, ils s’arrêtent brusquement et dans la maison se déplace comme une rafale de silence, puis les clameurs remontent contre la nuit et la distance. Nous ne pensons pas sortir, c’est déjà bien assez de les entendre, l’un de nous se demande même si les cris sont dehors ou ici car il y a des moments où ils naissent comme de l’intérieur et au bout d’une heure nous présentons tous les symptômes pour Aconitum où tout se confond et où rien n’est moins sûr que son contraire. Oui, les céphalées déferlent avec une telle violence qu’on peut à peine les décrire. (p. 202)
14On voit comment, dans ces lignes, Cortázar installe progressivement une grande ambivalence dans le rapport cause / conséquence. Si les premières phrases paraissent clairement indiquer que le cri des mancuspies réveille les personnages en même temps qu’il les repousse, les suivantes complexifient cette explication, à partir du moment où l’un d’eux « se demande si les cris sont dehors ou ici ». Soudainement, naît la possibilité que les cris des mancuspies soient une projection, voire une invention d’un esprit malade ; le fait est qu’aussitôt après ces cris, les céphalées commencent, comme le souligne la dernière phrase. Tout se passe donc comme si les mancuspies avaient le pouvoir de créer ces maux de tête, qui sont évoqués comme des phénomènes d’une violence hors du commun. Comme les Sirènes chez Homère, il semble impossible d’avoir une idée précise de l’apparence des mancuspies, les détails physiques fournis par le narrateur donnant l’impression d’une curieuse hybridité. Ces mystérieuses créatures, par leur cri, deviennent de possibles menaces, au point que le narrateur est persuadé qu’elles entourent la maison comme pour l’attaquer. Dans le dernier paragraphe, il est donc obligé de s’enfermer chez lui pour ne pas être pris au piège des mancuspies, qui semblent pourtant être autant à l’intérieur de lui que dehors, dans leurs cages :
Le crâne comprime le cerveau comme un casque d’acier – bien dit. Quelque chose de vivant tourne en rond dans la tête. Mais c’est la maison qui est notre tête, nous la sentons cernée, chaque fenêtre est une oreille contre le hurlement des mancuspies là dehors. (p. 206)
15Sans que l’on sache bien ce qui est premier – les céphalées, ou le cri des mancuspies –, il semble bien que le résultat soit de créer la confusion dans l’esprit du narrateur, comme les Sirènes le font dans celui d’Ulysse. La différence, qui est de taille, est bien sûr que le chant des Sirènes est attirant, alors que celui des mancuspies est repoussant ; le narrateur utilise d’ailleurs la comparaison avec le poison pour définir l’effet des céphalées, l’assimilant d’abord à une piqûre d’abeille, puis à « ce terrible serpent dont le venin agit avec une effrayante intensité » (ibid.). La tentative d’ignorer ce cri semble bien présente dans les dernières phrases de la nouvelle, mais avec, là encore, une grande ambiguïté :
Nous nous regardons par-dessus le manuel et si l’un de nous signale d’un geste les hurlements de plus en plus forts, nous reprenons notre lecture comme si nous étions sûrs que tout cela à présent se passe ici, où quelque chose de vivant tourne en rond en hurlant contre les fenêtres, contre les oreilles, le hurlement des mancuspies qui sont en train de mourir de faim. (ibid.)
16Le doute vient ici de l’expression « comme si nous étions sûrs que tout cela à présent se passe ici », qui laisse à penser que le narrateur cherche à ignorer les cris de l’extérieur et se concentre sur ce qui se passe à l’intérieur de sa tête ; or la syntaxe de la phrase tend à mêler les deux de manière inextricable, sans que le lecteur puisse trancher sur ce qui se passe réellement. Le « quelque chose de vivant », notamment, est troublant, car il renvoie à une indéfinition sur la cause des céphalées, alors même que la fin de la phrase fait réapparaître le cri des mancuspies. Au-delà des grandes différences qui les séparent, c’est sans doute là que le texte de Cortázar se rapproche le plus de celui d’Homère : dans cette façon de faire s’incarner un sentiment envahissant, à l’intensité presque inhumaine – la douleur chez le premier, le désir chez le second – au travers du son produit par des créatures imaginaires. Cortázar y ajoute cette incertitude narrative sur la santé mentale du narrateur, dont on ne peut s’empêcher de penser qu’il est susceptible de faire de ces créatures une projection de ses douleurs.
17La dernière étape de ce parcours odysséen concerne la référence la plus évidente au poème d’Homère, la nouvelle « Circe ». Cortázar y modifie sensiblement le personnage de la magicienne d’Homère, en l’humanisant de façon à en faire une figure de l’obsession névrotique. Cela est d’autant plus marquant que la référence directe à l’Odyssée y est pour ainsi dire absente : à l’exception du titre, qui ne laisse aucun doute quant à l’intertexte, le corps du récit ne comporte aucune citation d’Homère, ni même de mention du nom de Circé. C’est donc par des allusions plus voilées que Cortázar fait le lien entre le personnage de Delia et la magicienne de l’épopée. Le travail d’ouverture de la nouvelle, notamment, suit la trame de l’Odyssée, en commençant par la peur qui entoure la maison des Mañara, identique à celle qui prend les compagnons d’Ulysse lorsque ce dernier souhaite explorer l’île d’Aiaié. Les mises en garde de ceux-ci sont transformées par Cortázar en « ragots dits de bouche à oreille » (p. 207) destinés au personnage principal, Mario, pour le dissuader de fréquenter Delia Mañara. Comme chez Homère, l’une des premières apparitions de Delia se fait entourée d’animaux, avec lesquels elle semble développer un rapport privilégié :
Un chat suivait Delia. Tous les animaux se montraient soumis envers Delia, Mario n’aurait pu dire si c’était par peur ou par affection, mais ils les suivaient sans qu’elle prit la peine de les regarder. Une fois, il vit un chien reculer quand Delia voulut le caresser. Elle l’appela (ils étaient place Onze, c’était le soir) et le chien s’avança d’un air soumis – peut-être content – jusqu’à sa main. Mme Mañara disait que Delia avait joué avec une araignée quand elle était petite. Cela horrifiait tout le monde, même Mario qui pourtant n’en avait pas peur. Et les papillons se posaient sur les cheveux de Delia. Mario l’avait vue en chasser deux d’un geste léger dans un même après-midi. (p. 208)
18Ce tableau du personnage féminin entouré d’animaux renvoie à l’évidence au passage où les éclaireurs envoyés par Ulysse sont abordés par des fauves dressés par Circé, et tout aussi soumis que le chien des lignes ci-dessus11. Comme Circé, Delia paraît plus proche du monde animal que du monde humain, tout en ayant une autorité naturelle sur ces animaux dont certains sont, dans l’Odyssée, des humains métamorphosés par ses soins. Transparaît également, dans le passage cité, l’idée de la menace que la jeune femme peut représenter, quoique celle-ci reste encore voilée. Comme Circé, que les compagnons d’Ulysse entendent « chanter à belle voix en tissant de la toile »12, Delia associe musique et couture lorsqu’elle invite Mario chez ses parents. Elle est également, même si cela n’est jamais souligné trop lourdement, rapprochée du monde de la magie, notamment dans la phrase suivante : « Elle fit un geste comme pour ouvrir une petite porte dans l’air, un geste presque magique » (p. 216). On remarquera que le « presque » (« casi ») sert justement à laisser légèrement à distance la référence mythique. Quelques lignes avant, Delia endosse également le pouvoir oraculaire de Circé, en annonçant la mort d’un poisson rouge ; la trivialité de la prédiction est révélatrice de la manière dont Cortázar cherche à inscrire la référence dans un cadre plus familier, en remplaçant les annonces sur Charybde et Scylla par la mort à venir d’un banal poisson.
19Plusieurs petits détails contribuent ainsi à construire, avec discrétion, un univers où la trame de l’Odyssée est essentielle. La mort de Rolo, l’un des anciens soupirants de Delia, le crâne fracturé par une chute dans les escaliers devant la maison des Mañara, rappelle ainsi fortement la chute d’Elpénor, le compagnon d’Ulysse qui se brise le cou après avoir manqué l’escalier13. Tous ces éléments, associés au titre, font que le dénouement de la nouvelle, pour tout lecteur ayant une connaissance ne serait-ce que rapide de l’Odyssée, ne peut être une surprise. Tous, en effet, conduisent à l’assimilation finale de Delia à une nouvelle Circé dont les filtres magiques seraient quelque peu différents, jusqu’à la réécriture de la scène de confrontation entre Ulysse et Circé. Bien que nous ayons déjà commenté cette scène précédemment, il est nécessaire de préciser qu’elle s’avère être très exactement calquée sur l’épisode de l’Odyssée. On y retrouve la même amabilité initiale de la magicienne, le même geste pour tendre le produit empoisonné, la même réaction du personnage masculin, et enfin les mêmes lamentations finales :
Je sautai sur Circé comme pour la tuer.
Elle, avec un grand cri, s’effondra, me prit les genoux
et, tout en gémissant, me dit ces paroles ailées.14
Il lui jeta les morceaux à la figure et elle se couvrit le visage de ses mains en sanglotant, des sanglots rapides avec un hoquet qui l’étouffait et des cris de plus en plus aigus. (p. 220)
20Cortázar travaille les moindres détails du parallèle, au point de reproduire la touche de couleur dominante dans le texte homérique : les « portes scintillantes » et les « clous d’argent »15 de la demeure de Circé trouvent ainsi un écho dans « l’assiette de métal argenté » (p. 219) que tient Delia, et le jeu sur le scintillement de la lune. Le dénouement, en revanche, est fort différent d’Homère : alors que Circé se révèle une alliée précieuse pour Ulysse et ses hommes, la nouvelle de Cortázar laisse comme dernière image de Delia celle d’une jeune femme effondrée sur un canapé, en pleurs, définitivement prisonnière de sa névrose. En s’approchant au plus près de la référence homérique, Cortázar en déchire également la trame, en mettant en avant toute la différence entre sa Circé et celle d’origine : Delia n’est pas et n’a jamais été une magicienne, juste une malade que le récit a subtilement enfermée dans une identification progressive, prenant le lecteur au piège de cette association intertextuelle.
21La lecture de Bestiario laisse donc apparaître assez clairement un réseau assez dense de références à l’Odyssée, et même une organisation du recueil qui n’est pas loin de suivre la structure du poème homérique. Le parallèle, bien évidemment, n’est pas complet : toute la dernière partie du retour à Ithaque ne semble guère trouver d’échos et, à l’inverse, il est difficile de commenter « La lejana » et « Bestiario », les deux textes que nous n’avons pas cités, dans une telle optique de comparaison, quoique l’occupation de la maison dans « Bestiario » puisse éventuellement faire penser au retour dans un palais d’Ithaque occupé. Se dégage néanmoins une constante, d’un rapprochement à l’autre : alors que l’Odyssée, malgré tous les déboires d’Ulysse et de son équipage, est un récit de l’avancée et du mouvement permanent, Bestiario s’empare le plus souvent de la référence homérique pour l’incliner dans le sens de l’enfermement et du malaise, voire du renoncement. Pour le dire autrement, ce n’est pas la figure d’Ulysse aux mille tours, qui parvient invariablement à surmonter les épreuves, qui ressort du recueil de Cortázar, mais plutôt une suite de situations bloquées et avortées que les personnages se montrent incapables de résoudre. Comme l’a montré Frank Lestringant, l’Odyssée est un « faux paradigme du récit en archipel »16, cette forme narrative qui fait se succéder de façon paratactique plusieurs escales sur diverses îles ; l’enchaînement des épisodes se fait selon une progression qui donne un sens à l’ensemble du récit, assurant la victoire finale de l’ordre sur le chaos. Or, chez Cortázar, la construction en recueil, qui permet cet effet d’archipel, n’aboutit à rien d’autre qu’à une impasse à la fin de chaque épisode : de l’abandon initial de la maison familiale dans « Casa tomada » à l’effondrement de la fausse Circé, en passant par les ambiguës visites aux morts ou les repoussants cris des mancuspies, tout concourt à mettre en doute la réponse proposée par l’Odyssée à la vacance des chants initiaux. Pas de retour chez soi dans Bestiario, pas plus que de résolution par la vengeance du phénomène de la « maison occupée » : seuls subsistent des expériences incomplètes ou des abandons. Ce n’est par conséquent pas un hasard si l’intertexte se concentre sur la première partie de l’Odyssée, celle qui pose les questions auxquelles l’épopée se doit de répondre ; Bestiario est, en tant que recueil, une série de questions sans réponses.
The Wrecker et l’impossible retour à Ithaque
22Si Bestiario fonctionne par le recours, même discret, à l’intertexte, la référence odysséenne dans The Wrecker est, elle, une histoire de problématisation d’un parcours, permise par la forme romanesque17. Comme l’Odyssée, le roman de Stevenson est construit autour d’une structure narrative relativement complexe, où le récit chronologique est perturbé par des changements de narrateur et des retours en arrière. Ce morcellement narratif a comme objectif, pour reprendre les termes de Florence Goyet, de construire un problème et de fournir une réponse, plus ou moins efficace. Pour bien comprendre ce rapprochement entre The Wrecker et l’Odyssée, il nous faut rappeler l’essentiel de la trame du récit de Stevenson : le personnage principal, Loudon Dodd, est un jeune homme désargenté qui fait ses études à Paris, où il expérimente la vie de bohème. Des revers de fortune le conduisent à San Francisco où, avec son ami Pinkerton, il fait l’achat d’une mystérieuse épave, échouée sur l’île de Midway, qu’ils espèrent pleine d’une cargaison qui fera leur fortune. Dodd prend la mer à la recherche de cette épave, qui s’avère vide, et tente donc de reconstituer son histoire en recherchant l’un de ses anciens membres d’équipage, le dénommé Carthew. Leur face-à-face final donne lieu à un long récit de Carthew, qui raconte à son tour sa jeunesse, ses déboires, et ce qui l’a conduit à acheter un bateau qui a fini, à la suite de diverses aventures, par échouer sur l’île. On comprend, à la fin de ce récit, que Carthew et ses amis ont massacré les membres d’un bateau venu les secourir sur Midway, puis ont endossé leur identité. D’où le secret entourant l’épave, qui a fait croire à Dodd et Pinkerton que celle-ci contenait un trésor.
23Ce résumé succinct laisse entrevoir le premier parallélisme avec l’Odyssée, du point de vue de la macrostructure romanesque. Comme chez Homère, s’enchaînent trois grandes étapes : la formation, l’aventure maritime, puis la résolution par le retour à l’origine et le massacre. Le tableau ci-dessous synthétise cette similitude, encouragée par le nombre quasi similaire de chapitres (24 chants dans l’Odyssée, 25 chapitres dans The Wrecker) :
Formation | Aventures maritimes | Résolution | |
Odyssée | Chants I-IV : la Télémachie | Chants V-XII : de Calypso aux Phéaciens, de Troie à Calypso | Chants XIII-XXIV : le retour à Ithaque, le massacre des prétendants |
The Wrecker | Dodd Chapitres 1-8 : bohème et pauvreté à Paris Carthew Chapitre 22 : jeunesse endettée à Oxford | Dodd Chapitres 12-15 : vers Midway et l’épave Carthew Chapitre 23 : naufrage à Midway | Dodd Chapitres 20-21 : la rencontre avec Carthew Carthew Chapitres 24-25 : le massacre et l’organisation de la supercherie |
24Comme on le voit, le double enjeu de l’Odyssée, qui concerne à la fois Télémaque, qui doit faire face au vide politique et familial créé par l’absence de son père, et Ulysse, qui cherche à rentrer à Ithaque, est récupéré par Stevenson dans The Wrecker : le roman est à la fois récit de formation et tentative de retour à l’origine. Tout comme Homère, Stevenson distribue ces enjeux à travers deux personnages, Dodd d’abord, Carthew ensuite. La rencontre entre les deux hommes est, à l’image des retrouvailles entre Ulysse et Télémaque au chant XVI, le point de départ d’une possible résolution de l’histoire. Ce dédoublement est cependant accentué par Stevenson : là où Télémaque, pour terminer sa formation, part sur les traces d’Ulysse en allant recueillir les témoignages de Nestor (chant III) et Ménélas (chant IV), Dodd suit les traces de Carthew en refaisant, sans le savoir, le même trajet. Cette répétition du même voyage, que le lecteur découvre en même temps que Dodd, fait du récit « une sorte de gigantesque Jeu de l’Oie sur les cases duquel Carthew n’aurait fait que précéder Dodd à quelques mois d’intervalle »18.
25L’Odyssée, on le sait, s’ouvre sur la question fondamentale du rapport au père. Télémaque, conversant avec Athéna, montre combien sa situation est délicate, puisque l’absence d’Ulysse permet les pillages des prétendants et empêche, dans le même temps, sa propre accession au trône d’Ithaque :
Il est parti obscur, ignoré, il ne m’a laissé
que les pleurs et les plaintes : encor n’est-ce point cela seul
qui m’accable : les dieux m’ont inventé d’autres épreuves.19
26C’est donc pour tenter de résoudre ce problème que Télémaque va entamer son voyage, afin de savoir si son père est ou non vivant. Dans The Wrecker, Dodd et Carthew commencent chacun le récit de leur vie par l’exposé de cette même problématique : comment se situer par rapport à leur père, alors même que la position de celui-ci ne leur permet aucune liberté ? L’enjeu n’est pas, comme à Ithaque, la vacance du pouvoir politique, mais celle d’une position sociale. Le père de Dodd est décrit par ce dernier comme « malheureux dans son fils » (W 10, p. 10) qui se montre incapable de reprendre ses activités dans la finance. Le père de Carthew, lui, « considérait son fils comme un imbécile » (p. 220). Dodd comme Carthew montrent la même absence d’intérêt pour les affaires commerciales de leur père, et naviguent dans un entre-deux inconfortable, où ils tentent d’obéir à l’autorité paternelle tout en ne rêvant que d’assouvir leur passion pour une vie artistique. Il est impossible ici de ne pas relier cette situation romanesque à la jeunesse de Stevenson, qui se débattait exactement avec le même dilemme vis-à-vis de son père. Son parcours personnel, qu’il fait revivre à Dodd et Carthew, est une télémachie à l’envers. Le fait de rencontrer Nestor et Ménélas est en effet, pour Télémaque, une réaffirmation et une confirmation de son identité comme fils d’Ulysse, et futur roi d’Ithaque. Lorsque Ménélas lui propose de demeurer chez lui quelque temps, Télémaque répond ainsi par la négative, en citant trois fois « Ithaque » dans son discours, mettant en avant son besoin de revenir chez lui20. « À t’écouter, on juge de ton sang »21, lui répond Ménélas, émerveillé de voir le fils passer à l’âge adulte, et assumer la succession de son père. La formation des alter ego fictionnels de Stevenson, au contraire, est une opiniâtre déconstruction de tout l’héritage paternel, qui passe par la posture rebelle de l’artiste bohème et, dans le cas de Carthew, par des dettes volontaires :
Dorénavant, avec un zeste de méchanceté fort surprenant pour quelqu’un d’aussi paisible, et une obstination remarquable pour quelqu’un d’aussi faible, il refusa d’exercer le moindre contrôle sur ses dépenses. Il jeta l’argent par les fenêtres ; il laissa les domestiques le dépouiller à leur gré ; il semait l’insolvabilité et, lorsque la moisson était mûre, il le faisait savoir à son père avec un calme exaspérant. On lui remit son capital, on le casa dans la diplomatie, on lui dit qu’il allait devoir assurer sa propre subsistance. (p. 221)
27Alors que Télémaque cherche à accumuler des informations sur son père, Carthew suit ici le trajet exactement inverse, dans un mélange d’obstination et d’immobilisme. Au moment du passage à l’âge adulte, Dodd et Carthew ont ainsi largué les amarres : alors que Télémaque prépare le terrain pour la résolution d’un problème, eux font le vide autour d’eux. Ce faisant, ils participent de la modification fondamentale que The Wrecker apporte à la trame de l’Odyssée : plutôt que de reproduire la résolution parallèle, par Télémaque et Ulysse, de deux enjeux séparés qui vont se rejoindre dans la dernière partie, le dédoublement Dodd / Carthew fait incarner successivement par ces deux personnages ces enjeux. Pour le dire autrement, Dodd et Carthew ne représentent pas l’un Télémaque, l’autre Ulysse, mais sont successivement l’un et l’autre, ce qui modifie profondément le sens même de la structure fictionnelle.
28C’est dans la deuxième étape de la structure fictionnelle, celle des aventures en mer, que Dodd et Carthew endossent le rôle d’Ulysse. Comme lui, ils se retrouvent à la merci des éléments et d’un trajet qu’ils n’ont qu’à moitié choisi. Leur arrivée sur Midway est, pour l’un comme pour l’autre, précédée d’une tempête qui peut renvoyer aussi bien à celle que subit Ulysse en partant de chez Calypso (chant V) qu’à celle provoquée par la libération de l’outre d’Éole (chant X). Il est d’ailleurs notable que, dans les deux cas, la tempête soit perçue par les personnages comme relevant d’une intervention surnaturelle, à l’image de Poséidon et Éole dans l’Odyssée : Dodd croit entendre « le gémissement d’un ange » (p. 131), tandis que Carthew explique que la voile du bateau est déchirée comme si « quelque archange armé d’une immense épée l’avait tailladée en forme de croix » (p. 244). Mais ces aventures en mer sont, contrairement à l’errance d’Ulysse, un choix assumé, dont la cohérence avec l’épisode de formation est incontestable : puisque les deux hommes cherchent à solder l’héritage paternel, la meilleure façon est encore de s’éloigner au maximum du monde familial. La description que fait Dodd du bonheur de la vie en mer en est une bonne illustration :
J’adore évoquer tout cela et j’aimerais être capable de faire revivre cette vie qu’on ne peut ni oublier ni se rappeler. La mémoire qui montre une répugnance si sage à enregistrer la douleur est aussi bien imparfaite pour enregistrer les plaisirs qui durent, et un bien-être qui se prolonge échappe (en raison de sa masse, semble-t-il) à nos pauvres moyens de mémorisation. Sur toute une zone de la carte de notre vie s’étend une impénétrable brume couleur de rose, et voilà tout. (p. 125)
29Il est frappant de constater que la nostalgie, dans ce regard rétrospectif de la narration, semble renversée : ce n’est plus le manque du pays natal qui s’exprime, mais l’impossible souvenir de la liberté de la navigation. « Je me sentais chez moi, sous ce climat qui me convenait tellement » (ibid.), écrit Dodd plus loin, confirmant cette sensation d’un épanouissement hors des cadres, par le départ loin du monde initial. On ne saurait faire plus éloigné de la présentation qu’Ulysse, chez les Phéaciens, fait de lui-même et de ses compagnons, « obsédés par leurs tristes errements » et voulant à tout prix rentrer à Ithaque. Malgré les tempêtes, la mer est perçue par Dodd et Carthew comme l’espace où s’exerce leur liberté, alors qu’elle est, dans l’Odyssée, un malheur permanent, comme s’en lamente Ulysse à son départ de chez Calypso :
Hélas ! quand Zeus enfin me permettait de voir la terre
inespérée, quand j’avais enfin pu franchir ces gouffres,
je ne vois nulle part comment sortir de la mer grise ! 22
30Le choix des couleurs est tout à fait parlant : la mer, dans l’Odysssée, est « grise » ou « couleur de vin », alors qu’elle se teinte chez Stevenson d’une luminosité qui a quelque chose de magique, à l’image de cette brume couleur de rose mentionnée par Dodd dans le passage ci-dessus.
31Cette évocation positive de l’aventure maritime est néanmoins à double tranchant. The Wrecker, en dépit de toutes ces remarques, reste l’histoire d’un massacre, avec la mer pour théâtre. En reproduisant le récit de Carthew, Dodd, qui, contrairement au lecteur, est au courant du dénouement, évoque l’illusion que représente cette peinture idyllique du voyage en mer :
Peut-être est-ce parce que je connais la suite, mais je ne peux jamais penser à cette traversée sans éprouver une profonde pitié et une impression d’insondable mystère : ce navire, qui avait été le caprice d’une riche canaille, traversant, avec tous ses raffinements délabrés et pour des motifs bien ordinaires, les plaines océanes – passant devant le somptueux décor du lever et du coucher de soleil ; cette petite société du bateau, rassemblement si hétéroclite, si britannique par sa légèreté, occupant ses journées à plaisanter plutôt qu’à tenir des conversations ; cette absence de livres à bord, exception faite du Buckle de Hadden, ainsi que de toute personne capable de les lire ou de les comprendre ; comme cette unique manifestation de civilisation, Carthew occupant ses moments de loisir à dessiner et à peindre ; et dans le même temps, toute cette bande d’inconscients fonçait vers un destin tragique. (p. 238-239)
32Cette longue phrase, en repoussant sa conclusion par le biais de diverses incises, d’intensifs (« rassemblement si hétéroclite », « si britannique par sa légèreté »), de descriptions idylliques et d’inquiétantes remarques (« cette unique manifestation de civilisation », qui se lit, a posteriori, comme l’affleurement de la barbarie à venir), mime parfaitement les profondeurs que dissimule l’apparente limpidité de l’aventure : l’inconscience, et la tragédie. Bien qu’ils n’aient pas, comme Ulysse, été condamnés à errer en mer contre leur gré, ce qu’ils y trouvent n’est au final guère différent de ce qu’attend, à chaque escale, le héros de l’Odyssée : à l’instar des épisodes sanglants des Lestrygons, du Cyclope ou de Charybde et Scylla, l’escale sur l’île de Midway se termine en massacre, d’autant plus sombre qu’il ne met pas aux prises des hommes et des monstres, comme chez Homère, mais des êtres humains entre eux. C’est là que le personnage de Carthew, notamment, rejoint celui d’Ulysse. Comme ce dernier le fait invariablement, Carthew pense en effet trouver son salut dans le changement d’identité, ce masque qui fait d’Ulysse l’homme de la mètis, cette « puissance de ruse et de tromperie »23. Lui et ses compagnons décident en effet d’usurper l’identité de leurs victimes, afin de ne pas être inquiétés à leur arrivée à San Francisco. Or, si Ulysse est un faussaire de génie, capable de changer sans cesse de masque, Carthew n’a pas le même talent. Dans tout le processus de construction de la supercherie, il reste en effet passif, se contentant d’obéir aux ordres du capitaine du bateau, Wicks. Lorsque celui-ci lui demande s’il est capable de contrefaire une écriture, Carthew répond par la négative (p. 269). Plus tard, lorsqu’ils sont abordés par un officier de marine, sa prestation n’est guère plus brillante :
Un élan presque incontrôlable poussait Carthew à se lever de son banc, à se mettre à hurler et à sauter par-dessus bord ; cela semblait si vain de continuer à mentir, de retarder l’inévitable, de prolonger de quelques centaines de secondes ces tortures d’angoisse tandis que la honte et la mort s’approchaient à vue d’œil. Mais l’indomptable Wicks persévérait. Son visage avait l’air d’une tête de mort, sa voix était presque méconnaissable ; le plus obtus des matelots et des officiers (semblait-il) devait avoir remarqué son expression révélatrice et son élocution hachée. (p. 273)
33Wicks tient ici tant bien que mal le rôle d’Ulysse, mais Carthew en est, lui, foncièrement incapable. Lorsqu’il est reconnu dans la rue par un ami, il s’évanouit, comme pour fournir une preuve de sa culpabilité. Plus encore que Dodd, Carthew est le héros d’une histoire qui n’est pas faite pour lui, condamné à se confronter à un univers du mouvement permanent auquel il est incapable, à la différence d’Ulysse, de s’adapter.
34La troisième étape, celle de la résolution, fait se superposer les différents échos narratifs. De Télémaque, Dodd devient Ulysse, dont le retour en Ithaque est la fin d’un parcours qui n’aura été qu’un cercle. C’est en effet à Barbizon, en France, à l’endroit même où s’est déroulée sa formation dans les premiers chapitres, que Dodd retrouve finalement Carthew. « Le héros ne part à l’aventure que pour mieux retrouver un continent qu’il avait fui », écrit Jean-Pierre Naugrette ; « il n’aura fait que tourner en rond là où il croyait s’échapper »24. L’anti-Ulysse, qui voulait tant s’éloigner de chez lui, vit, comme le héros homérique, le retour au point de départ. Comme Ulysse, il expérimente le passage du temps et les changements qu’a connus le lieu en son absence ; son premier échange avec un de ses compagnons de l’époque se fait ainsi en citant « The Old Familiar Faces », de Charles Lamb : « I have had playmates, I have had companions », « All, all are gone, the old familiar faces ». Cependant, là où le retour d’Ulysse, par le processus de reconnaissance successive – de Télémaque, d’Argos, de Pénélope – est une manière de faire advenir « le présent retrouvé »25, le retour de Dodd n’est, lui, que l’aboutissement d’un parcours circulaire qui confirme l’inanité de l’aventure. Dans la salle à manger de Barbizon, avant de retrouver Carthew, Dodd voit un tableau peint par ce dernier, représentant très exactement l’île de Midway. Lorsqu’il en demande confirmation, on lui répond qu’il s’agit d’« un paysage imaginaire » (p. 215). C’est donc là où tout le récit a commencé que se trouvait la réponse au mystère, réponse à la fois visuelle (le tableau) et narrative (le récit à venir de Carthew). Toute l’aventure en mer de Dodd a été inutile, non seulement parce qu’il n’a rien trouvé sur l’île, mais aussi parce qu’il lui suffisait, pour comprendre l’énigme, de revenir sur ses pas. Pour Dodd, The Wrecker est ainsi bien l’histoire de la résolution d’un mystère, mais non de la résolution de sa problématique initiale ; car tout son parcours est renvoyé, en définitive, à son inutilité fondamentale, puisque quelqu’un l’avait déjà fait avant lui.
35Le cas de Carthew est un peu différent. Comme on l’a vu, le personnage que poursuit Dodd est condamné à devenir Ulysse, bien qu’il en soit incapable, après le massacre de Midway. On a donc là une inversion totale de l’organisation de l’Odyssée, où le massacre des prétendants, tout sanglant qu’il soit, est une manière de faire revenir l’ordre à Ithaque, en punissant l’attitude impie des victimes. Les deux scènes, pourtant, ont de grandes similitudes. Le déchaînement soudain de violence se fait de la même façon, en utilisant les mêmes images ; Homère compare ainsi les prétendants terrifiés à « un troupeau de vaches »26, et montre Ulysse et les siens insensibles à la pitié, deux traits que l’on retrouve dans le passage suivant de The Wrecker : « Les pauvres types qui étaient en haut bêlaient pour implorer la pitié. Mais ce n’était plus l’heure d’une quelconque pitié ; le vin était tiré, il fallait le boire jusqu’à la lie ; tant d’entre eux étaient tombés qu’il fallait maintenant que tous tombent » (p. 258). La différence vient du fait qu’Ulysse et ses amis « prennent plaisir à cette chasse »27, qui est une manière de rendre la justice, alors que seul un sentiment de « dégoût et honte » se dégage du massacre de Midway (p. 259). Il n’y a, dans l’Odyssée, aucun sentiment de culpabilité face aux cadavres des prétendants, comme les paroles d’Ulysse le montrent :
Ceux-ci, c’est le destin et leurs crimes qui les vainquirent :
ils n’avaient de respect pour aucun homme de la terre,
que ce fût un vilain ou noble qui vînt à eux ;
et c’est à leurs fureurs qu’ils doivent leur infâme sort.28
36Les prétendants sont les propres artisans de leur mort, comme les chants précédents l’ont montré en mettant en scène leur attitude scandaleuse à l’aune des valeurs grecques. Dans The Wrecker, au contraire, la culpabilité envahit tout le texte et est même le motif à partir duquel se construit tout le mystère au cœur du roman. Ce n’est pas un hasard si Stevenson utilise immédiatement la référence à Macbeth pour décrire l’état des assassins après leur acte :
« Ne prenons pas de risques, ajouta Wicks. Nous ne pouvons pas dormir…
— Dormir ! » répéta Carthew en écho ; et l’on aurait dit que tout le Macbeth de Shakespeare traversait son esprit au galop dans un bruit de tonnerre. (p. 260)
37La citation de la fameuse tirade qui suit l’assassinat de Duncan par Macbeth (acte II, scène 2) n’est même pas cachée, et toute la suite du récit de Carthew est consacrée à dissiper toute ambiguïté quant à la fonction de cette scène sanglante : il ne s’agit ni d’un retour à l’ordre, ni d’un mal nécessaire, mais bien d’un déchaînement de sauvagerie injustifiable, dont le traumatisme poursuivra Carthew et ses amis tout au long de leur vie, à l’instar de Macbeth chez Shakespeare. En plaçant le massacre avant le retour à la maison, Stevenson inverse la situation homérique et, surtout, empêche toute résolution pour Carthew : le voilà dès lors condamné à être Ulysse avant le dénouement de l’Odyssée, l’homme qui revêt d’autres identités et ne cesse de raconter ses aventures, sans pouvoir rentrer chez lui. Le retour de Carthew est une malédiction, qui le force à faire le récit de ses fautes sans pouvoir les expier.
38The Wrecker peut donc se lire comme une sorte d’anti-Odyssée, reprenant la structure et les problématiques du poème homérique en en modifiant la signification. Là où l’Odyssée peut être interprétée comme le récit de la résolution de deux problématiques complémentaires, la vacance initiale du pouvoir à Ithaque et le retour chez soi d’Ulysse, The Wrecker déplace cette résolution et la concentre exclusivement sur le narratif ; c’est-à-dire que le seul ordre qui advient, à la fin du roman, est celui de la chronologie des événements, jusque-là occultée par les nombreux éléments manquants du récit de Dodd. En revanche, les parcours de ce dernier et de Carthew restent marqués par l’incomplétude : ni l’aventure, ni le retour à leur point de départ n’ont apporté de réponse satisfaisante à leur interrogation initiale. Autrement dit, la forme policière de The Wrecker, que Stevenson commente dans l’épilogue, n’apporte qu’une réponse apparente, en surface, que le contenu du roman n’a de cesse de montrer comme impossible. Recomposer l’éparpillement des récits n’aboutit pas, contrairement à l’Odyssée, à un apaisement final. Partir ou rester ? La question liminaire aboutit à une impasse, dans cette salle à manger de Barbizon où le récit de Dodd s’achève et où celui de Carthew commence, dans l’éternel recommencement du même dilemme.
La « seconde Odyssée », et quelques réflexions borgésiennes
39Dans l’épilogue de The Wrecker, Stevenson raconte avoir rencontré Dodd dans les mers du Sud, quelques temps après les événements. Ce dernier lui donne les dernières informations le concernant, ce qui permet de remplir les derniers blancs laissés par le roman, puis lui propose de partir avec lui pour Auckland où il va rejoindre Carthew. Stevenson refuse, mais laisse son lecteur sur cette curieuse image de Dodd et Carthew, remis de leurs aventures et continuant à naviguer dans les mers du Sud, comme si de rien n’était. La rencontre avec Stevenson, qui permet à l’auteur de jouer sur la véracité des sources de son récit en se mettant lui-même en scène, est comme la promesse avortée d’un nouveau récit à venir, après celui de Dodd (mis en fiction dans la préface) et celui de Carthew. En entrant dans la fiction – ou en faisant entrer ses personnages dans le monde réel, c’est selon –, Stevenson réaffirme par ailleurs la proximité de sa propre histoire avec celle de Dodd et Carthew. L’épilogue est en effet adressé à un de ses amis de jeunesse, Will H. Low, à qui il donne un conseil de lecture du roman, en souvenir de leur vie d’étudiants à Paris : « Que les feuilles mortes de Bas Bréau, les échos de chez Lavenue et de la rue Racine, les souvenirs d’un passé commun soient les marque-pages de la lecture » (p. 281). Au-delà de l’appel amical à un souvenir partagé, c’est bien là la confirmation, même pour un lecteur qui ne connaîtrait rien à la vie de l’écrivain écossais, que le roman retrace sous forme fictionnelle le propre parcours de l’auteur, et embrasse la problématique qui a toujours été la sienne. De sorte que Stevenson se montre ici sans ambiguïté comme un autre faux Ulysse, un troisième avatar créé par la fiction : il n’est que le relais d’une histoire qui semble se répéter éternellement, de Carthew à Dodd, puis de Dodd à Stevenson. The Wrecker, plus que jamais, apparaît ainsi comme une Odyssée sans résolution, où le voyage d’Ulysse continue à se dérouler sans pouvoir s’arrêter.
40Que Jean-Pierre Naugrette parle de « final borgésien »29 pour définir cet épilogue n’est pas anodin. On trouve en effet, dans cette mise en abyme narrative construite par Stevenson, une très grande proximité avec la manière dont Borges traite la référence homérique. Davantage que de jouer sur la trame des poèmes d’Homère, Borges semble en effet s’intéresser à ce qui, dans ces textes, relève de l’inachevé et dépasse la conclusion apparente. C’est bien sûr dans la nouvelle qui ouvre El Aleph, « El inmortal », que ce projet apparaît le plus clairement30. La nouvelle, célèbre pour sa révélation finale, est essentiellement composée du récit d’un tribun romain du iiie siècle de notre ère, Marcus Flaminius Rufus, qui part à la recherche d’un lieu mythique, la Cité des Immortels. Après un long voyage, il découvre la Cité et les Immortels qui la peuplent, qui ont l’apparence de misérables Troglodytes. L’un d’eux suit Flaminius Rufus comme un chien fidèle, ce qui pousse le tribun à lui donner le nom d’Argos, le chien d’Ulysse. Entendre ce nom crée une réaction inattendue chez le Troglodyte, amenant à l’une des surprises préparées par le récit :
Alors, avec étonnement, comme s’il découvrait une chose perdue et oubliée depuis longtemps, Argos bégaya ces mots : « Argos, chien d’Ulysse. » Puis, toujours sans me regarder : « Ce chien couché sur le fumier. »
Nous accueillons facilement la réalité, peut-être parce que nous soupçonnons que rien n’est réel. Je lui demandai ce qu’il savait de l’Odyssée. L’usage du grec lui était pénible ; je dus répéter ma question.
« Très peu, dit-il, moins que le dernier rhapsode. Il doit y avoir mille cent ans que je l’ai inventée. » (ObC, p. 539-540)
41Le Troglodyte s’avère être Homère, devenu immortel après avoir bu l’eau de la Cité. Il évoque, dans les lignes suivantes, son voyage :
Homère me racontait tout, me parlant comme à un enfant. Il me raconta aussi sa vieillesse et le dernier voyage qu’il entreprit, mû comme Ulysse par l’idée d’arriver jusqu’aux hommes qui ne savent pas ce qu’est la mer, qui ne mangent pas de viande assaisonnée et qui ne soupçonnent pas ce que c’est qu’une rame. (p. 540)
42Les paroles que Borges met ici dans la bouche de son Homère sont une réécriture de la prophétie faite par Tirésias à Ulysse lors de l’invocation aux morts, dans le chant XI de l’Odyssée :
Lors donc que tu auras tué chez toi les prétendants
par la ruse ou la force, à la pointe du glaive,
tu devras repartir en emportant ta bonne rame,
jusqu’à ce que tu aies retrouvé ceux qui ignorent
la mer, et qui ne mêlent pas de sel aux aliments ;
ils ne connaissent pas les navires fardés de rouge,
ni les rames qui sont les ailes des navires.31
43Ces vers ont fait couler beaucoup d’encre, certains voyant dans cette annonce d’un nouveau voyage d’Ulysse un ajout postérieur à Homère et préparant une suite à l’Odyssée. Le fait est que Borges, en faisant répéter ces mots par son personnage, s’inscrit dans ce qu’Évanghélia Stead a pu appeler, à partir du titre d’un poème de Constantin Cavafis, la tradition de la « seconde Odyssée »32, ces textes qui imaginent, à partir de la prédiction de Tirésias et du traitement d’Ulysse par Dante, un deuxième voyage d’Ulysse, après le retour à Ithaque. L’originalité de Borges, dans « El inmortal », est de fusionner en un seul personnage Ulysse et Homère, puisque c’est ce dernier qui en vient à accomplir personnellement le destin supposément réservé à Ulysse. Ce qui est frappant, dans la nouvelle de Borges, est la façon dont l’auteur y avance l’idée de l’Odyssée comme forme universelle du voyage, non du fait de l’unité du poème homérique, mais justement en raison de son incomplétude. L’idée centrale de « El inmortal », en effet, est que l’Odyssée laisse entrevoir la recherche de l’identité comme une quête infinie qui ne sera jamais conclue par le retour à Ithaque. Ulysse, en somme, ne cesse de voyager et tout le monde, à sa façon, est Ulysse. Cette idée est mise en valeur dans la cinquième partie de la nouvelle, où s’effectue le fameux renversement qui fait du texte un paradoxe impossible à résoudre. À la fin de la partie précédente, Flaminius Rufus et Homère se séparent, et le narrateur continue le récit de ses errances infinies, puisqu’il est désormais immortel après avoir bu de l’eau de la Cité. Un paragraphe nous présente synthétiquement ses aventures jusqu’en 1921, où il s’aperçoit qu’il est devenu mortel. Le paragraphe suivant est un commentaire de l’ensemble de la nouvelle, dans lequel le narrateur fait part de son malaise vis-à-vis de certaines incohérences du texte, et en conclut la chose suivante : « L’histoire que j’ai racontée paraît irréelle parce qu’en elle s’entrelacent les événements arrivés à deux individus distincts » (p. 543). Les conséquences de cette information sont complexes : à la première lecture, on peut penser qu’il s’agit là d’un tour de prestidigitateur de Borges, qui est passé d’une narration à la première personne à une autre, sans nous indiquer qu’Homère avait pris la place de Flaminius Rufus entre les parties 4 et 5. La relecture oblige, en réalité, à écarter cette solution. De manière très savante, Borges parvient à laisser ouverte la possibilité que tout ce témoignage soit à la fois celui de Flaminius Rufus et d’Homère, tous les deux réunis dans cette absence d’identité qu’est l’immortalité. Les dernières lignes du récit en témoignent :
Il n’est pas étrange que le temps ait confondu ceux qui une fois me désignèrent avec ceux qui furent symboles du sort de l’homme qui m’accompagna tant de siècles. J’ai été Homère ; bientôt, je serai Personne, comme Ulysse ; bientôt je serai tout le monde : je serai mort. (ibid.)
44Cette valse des identités, d’Ulysse à Rufus en passant par Homère et Personne (le nom pris par Ulysse lors de l’épisode du Cyclope), construit l’image d’un récit sans voix narrative reconnue, où le destin d’Ulysse passe d’un homme à un autre. Dans un entretien, Borges regrette d’avoir écrit la nouvelle de manière trop compliquée et d’avoir noyé l’idée centrale :
L’histoire essentielle de « L’Immortel » est un peu gâchée par l’accumulation des détails. L’histoire essentielle est l’histoire d’un homme immortel qui, par cela même qu’il est immortel, oublie son passé. C’est l’histoire d’Homère qui oublie qu’il a été Homère [...]. À présent, si j’avais à écrire cette histoire, je l’écrirais d’une façon bien plus simple […]. J’essaierais d’écrire tout simplement l’histoire de quelqu’un qui, à la fin de sa vie, se souvient. Il sait qu’il a vécu trop longtemps. Que dans une vie, il était Homère et qu’il a écrit l’Iliade. Que cela n’a aucune importance puisque, si le temps est infiniment long, nous écrirons tous l’Iliade à un moment quelconque, ou bien nous l’aurons écrite dans un moment.33
45On n’est pas obligé de souscrire entièrement à ces remarques de Borges. La force de « El inmortal » est justement que son « histoire essentielle » est un paradoxe présenté par une structure narrative paradoxale, qui met en fiction cette idée philosophique chère à Borges des combinaisons infinies offertes par le temps. En ressort l’idée que l’histoire d’Ulysse est, fondamentalement, une quête infinie qui aboutit à la prise de pouvoir de Personne, c’est-à-dire à l’oubli de l’identité en même temps qu’à la possibilité d’une identité universelle. Pour le dire autrement, « El inmortal » n’est pas seulement « l’histoire d’Homère qui a oublié qu’il a été Homère » : c’est aussi celle d’Ulysse qui a oublié qu’il a été Ulysse, de Flaminius Rufus qui a oublié qu’il a été Flaminius Rufus, et ainsi de suite à l’infini. La prophétie de Tirésias offre cette possibilité de lecture de l’Odyssée comme éternel recommencement, que Borges traduit à travers une fiction.
46On voit là la proximité avec l’analyse faite ci-dessus de The Wrecker. Comme dans la nouvelle de Borges, les personnages stevensoniens – au nombre desquels il faut compter l’auteur – ne cessent de refaire le même trajet, dont ils ont oublié le sens, et se le transmettent les uns aux autres. Que Stevenson s’intègre à ce cercle est dès lors extrêmement logique, étant donné que l’écrivain, semble nous dire Borges, est le premier concerné par cette répétition éternelle de la recherche de l’identité. « El inmortal » semble du reste fonctionner, à l’intérieur de l’œuvre borgésienne, en écho à un texte de 1932 peu apprécié par l’auteur, « Las versiones homéricas »34. Dans cet essai philologiquement très érudit, Borges propose une réflexion sur les différentes traductions d’Homère, défendant l’idée que toute traduction ajoute quelque chose au texte original. Ce qui nous intéresse ici est que Borges, au cœur de cette réflexion, semble préparer l’idée centrale de « El inmortal », en présentant l’Odyssée comme un récit prototypique, circulant d’un siècle à l’autre à travers différentes traductions qui sont autant de versions de la quête d’Ulysse :
L’Odyssée, grâce à mon ignorance opportune du grec, est une librairie internationale d’œuvres en prose, et en vers, depuis les vers à rimes plates de Chapman jusqu’à l’Authorized Version d’Andrew Lang, au drame classique français de Bérard, à la saga vigoureuse de Morris ou à l’ironique roman bourgeois de Samuel Butler. (ObC, p. 240 ; OeC, p. 291)
47Parler de l’Odyssée comme d’une « librairie internationale » est un résumé très frappant de la pensée de Borges sur les textes homériques, que « El inmortal » transmet sous forme fictionnelle : ces récits ne sont pas tant des textes immobiles, fixés dans le marbre, que des structures narratives qui sont reprises par différents auteurs au cours des siècles. Comme Borges le répète de manière insistante dans le dernier paragraphe de l’essai, la question de la fidélité au texte original est sans importance. L’énumération ci-dessus montre qu’à ses yeux, l’Odyssée peut même changer de genre littéraire avec les époques. « El inmortal » nous permet de comprendre que cette pensée de la traduction, si elle est liée à des convictions philologiques et littéraires de Borges, trouve aussi sa source dans la structure même de l’Odyssée qui, du fait de la prédiction de Tirésias et de la personnalité d’Ulysse, laisse ouverte la possibilité de la quête infinie de l’identité.
48La façon dont Borges traite la référence à l’Odyssée nous offre ainsi un point de vue sur l’utilisation du poème homérique par nos auteurs qui dépasse la simple notion de réécriture. Ce qui se joue, dans les textes analysés ci-dessus, est une re-problématisation de la problématique de l’Odyssée, si l’on ose dire : mettant en question l’apparence de cohérence et d’unité de sens du poème, ces derniers s’immiscent dans les points aveugles du texte d’Homère, ces passages ambigus qui font dire que la résolution de l’histoire d’Ulysse n’est peut-être pas aussi claire qu’il n’y paraît. Dans The Wrecker comme dans « El inmortal », quoiqu’avec une signification différente, c’est la propension de l’Odyssée à la répétition infinie de son propre problème qui est centrale. Dans Bestiario, il s’agit plutôt de mettre en question la progression apparente du récit, en formant une série d’isolats où chaque situation problématique échoue à se résoudre. Dans tous les cas, ces textes sont profondément travaillés par l’impossibilité de définir une identité, que ce soit par le voyage ou par le retour chez soi ; si Ulysse parvient à reconquérir ce qu’il est après avoir dû s’en dépouiller, nos auteurs continuent sans cesse, eux, à interroger l’éventualité que le voyage aboutisse, en fin de compte, à ce qu’Ulysse parvient à laisser derrière lui : Personne, celui qui est obligé de faire disparaître son identité pour survivre.
Voyages au pays des morts
49Une autre trace du souvenir de l’écriture épique, dans notre corpus, est décelable dans l’utilisation récurrente du motif du voyage au pays des morts, expression générique qui renvoie à plusieurs épisodes des épopées fondatrices : la nekuia du chant XI de l’Odyssée, qui voit Ulysse se rendre au pays des Cimmériens, sur conseil de Circé, pour consulter l’âme de Tirésias35 ; la catabase d’Énée au chant VI de l’Énéide, où Virgile, accompagné de la Sibylle, découvre la géographie des Enfers en cherchant son père Anchise ; et le voyage à travers les neuf cercles de l’Enfer de Dante et Virgile dans la première partie de La divine comédie. Ces trois passages couvrent un imaginaire très large de la rencontre avec les morts, qui ne se résume pas à la descente aux Enfers, puisqu’Ulysse fait monter à lui les âmes des défunts. Chacun a son rôle et sa signification, dans des contextes historiques différents : chez Homère, le fameux discours d’Achille tend à montrer la mort comme une ombre dégradée de la vie, sans saveur ; chez Virgile, la catabase a fonction de fondation politique, la rencontre avec Anchise étant un moyen de prédire la création de Rome et la glorieuse descendance d’Énée ; chez Dante, enfin, la représentation des Enfers est récupérée dans une perspective chrétienne. Nos auteurs reprennent ce motif épique universel et l’adaptent à leur tour aux nécessités de leurs fictions, oscillant entre la référence directe et l’allusion plus lointaine, fidèles à un mode de représentation ambigu qui suscite le doute sur l’existence ou non de la rencontre avec les morts. Précisons par ailleurs que la littérature latino-américaine est particulièrement encline à mettre en scène de tels mondes où morts et vivants se confondent, sans que la référence aux épopées antiques soit toujours présente : la version la plus célèbre se trouve sans doute dans Pedro Páramo de Juan Rulfo.
50La invención de Morel est à l’évidence le texte de notre corpus qui travaille le plus profondément l’idée du voyage au pays des morts36. Par diverses mentions discrètes, Bioy Casares y prépare le lecteur à la survenue de spectres, à l’image de la remarque du narrateur craignant « une invasion de fantômes » (Nov, p. 25). La référence dantesque parcourt tout le texte, mais sans que l’on sache bien à quelle étape du parcours de La divine comédieil convient de rattacher l’expérience faite par le narrateur sur l’île. Ce dernier parle en effet du lieu comme « un inimaginable paradis » (p. 28) en regard de sa vie précédente puis, juste après, effrayé par cette existence solitaire, cherche à quitter « ce purgatoire définitif » (p. 30). Le troisième terme est cité quelques pages plus loin, lorsqu’il affirme « je vis dans un enfer » (p. 55). La référence directe à Dante apparaît lorsque le narrateur, décidé à comprendre la situation de l’île et à expliquer la présence de ces intrus qui ne semblent pas le voir, se soumet à lui-même plusieurs hypothèses, dont la dernière semble avoir ses faveurs :
Cinquième hypothèse : les intrus seraient un groupe de morts et moi, un voyageur, comme Dante ou Swedenborg, ou bien un autre mort, d’une autre caste, à une phase différente de la métamorphose ; cette île serait le purgatoire ou le ciel de ces morts, ce qui implique la possibilité de plusieurs ciels. S’il n’y en avait qu’un, et que tout le monde y aille, et que nous y attende un mariage enchanteur avec tous ses mercredis littéraires, nous serions nombreux à avoir renoncé à mourir. (p. 53)
51La référence à Swedenborg concerne sans doute Le ciel, ses merveilles et l’enfer, d’après ce qui a été vu et entendu (1758), où le philosophe suédois raconte un voyage dans l’au-delà et présente sa théorie du ciel et de l’enfer. La mention de Dante, on le voit, n’évoque pas tant l’Enfer que le Purgatoire, voire le Paradis, puisque le narrateur associe davantage l’île à un ciel qu’à la profondeur infernale ; le mouvement ascendant qu’imagine ici le personnage fait de cette rencontre avec les morts un événement plutôt positif, ce que confirme l’exclamation qui suit (ibid.) : « Que je fusse mort ! Combien cette éventualité m’enthousiasma (vaniteusement, littérairement) ! » L’adverbe « littérairement » (« literariamente ») est une indication de la fierté intellectuelle du narrateur à s’imaginer l’égal de Dante, parcourant le monde des esprits et rencontrant les morts. En créant ce face-à-face entre un vivant et des morts, La invención de Morel construit en effet la possibilité d’une fascination pour la répétition éternelle de la mort, très éloignée de l’image très sombre qu’en construit l’Odyssée, par exemple. Il faut dire que le dispositif du roman ne donne jamais la parole aux morts, contrairement au procédé classique de la catabase et de la nekuia : les enregistrements qui parcourent l’île sont les projections d’actes et de paroles datant d’une époque où les personnages concernés étaient en vie, ce qui laisse au narrateur toute latitude pour projeter sur leur condition ses espoirs les plus fous. Dès lors, on peut lire les descriptions contradictoires de l’île par le narrateur, de l’Enfer au Paradis, comme une première étape de ce qui va devenir le récit de l’invention de sa propre mort. Mis face à cette invention surnaturelle, ce dernier choisit en effet de l’interpréter comme un instrument de salut, capable de donner un sens à sa présence sur l’île. De l’Enfer initial, cet abandon qui a fait de lui un Robinson sans ressources, il va s’inventer un trajet vers le Paradis, mené par une Faustine qui joue ici clairement le rôle d’une nouvelle Béatrice. Il est très frappant de constater que plus le roman avance, plus la relation du personnage avec Faustine est évoquée en des termes religieux : il commence d’abord à voir l’invention de Morel comme un moyen de créer « une espèce de paradis terrestre », puis affirme « je puis m’accommoder du destin tout séraphique de la contempler », et « la joie de contempler Faustine sera l’élément où je vivrai pour l’éternité » (p. 88, 92 et 94). Les dernières phrases du roman poussent cette tendance à son paroxysme, en prenant l’aspect d’une vraie prière :
À celui qui, se fondant sur ce rapport, inventera une machine capable de rassembler les présences désagrégées, j’adresserai une prière : qu’il nous cherche, Faustine et moi, qu’il me fasse entrer dans le ciel de la conscience de Faustine. Ce sera là une action charitable. (p. 96)
52S’étant inventé tout un parcours dantesque, le narrateur s’imagine désormais pouvoir arriver au dernier cercle du Paradis, représenté par « le ciel de la conscience de Faustine ». Avoir pu rencontrer les morts devient, dans son récit, une chance de conquérir une éternité heureuse : ses souvenirs littéraires l’ont guidé hors de l’Enfer, et Faustine l’a mené au Paradis. Il est bien sûr tentant de nuancer ce tableau en rappelant la proximité du prénom du personnage féminin avec celui de Faust, quoique cette référence ne soit jamais vraiment utilisée dans le roman37. Une contre-lecture du récit du narrateur ferait ainsi apparaître, sous le rêve d’apothéose dantesque, la damnation éternelle d’un personnage qui a vendu son âme pour atteindre une immortalité supposée. Le roman laisse au lecteur la liberté des deux interprétations ; le fait est que, dans les deux cas, les enjeux de La invención de Morel reposent clairement sur les modalités de compréhension du voyage chez les morts.
53La référence à Dante est également centrale dans une des nouvelles de Bestiario, recueil qui, comme nous l’avons mentionné plus haut, fournit deux versions possibles de la rencontre avec les morts. « Las puertas del cielo » se présente comme l’histoire tout à fait réaliste du deuil du dénommé Mauro, qui vient de perdre sa femme, Celina38. Le narrateur est un proche de Mauro, Marcelo, qui propose à son ami de sortir dans un bal pour se changer les idées. Lorsque les deux hommes entrent dans le « Santa Fe Palace », la description qui en est faite est sans ambiguïté :
Ce qui vient ensuite c’est le chaos, la confusion résolue en un faux-semblant d’ordre : l’enfer et ses cercles. Un enfer de Luna-Park à 2,50 l’entrée et 50 centimes pour les dames. Compartiments mal isolés, espèces de patios couverts en enfilade, et dans le premier un orchestre « tropical », dans le second un orchestre « de genre » et dans le troisième un orchestre « typique » avec chanteurs et malambos. Placés dans un passage intermédiaire (moi Virgile), on entendait les trois musiques à la fois et on voyait les trois cercles de danse ; alors on choisissait celui qu’on préférait, ou bien on allait de l’un à l’autre, de genièvre en genièvre, à la recherche de tables et de femmes. (C, p. 226-227)
54Sans chercher à dissimuler la référence, Cortázar fait du bal une version moderne de l’Enfer de Dante, où le narrateur joue le rôle de Virgile. Toute la description qu’en donne ce dernier est destinée à renforcer cette impression, en faisant en sorte que l’évocation du dancing perde son caractère réaliste pour devenir une sorte d’observation de créatures étranges. « J’allais à ce dancing pour les monstres et je n’en connais pas d’autres où on en rencontre autant » (p. 228), affirme sans ambages le narrateur, et sa peinture de la foule des danseurs est, en effet, celle d’une assemblée de monstres :
Et puis il y a l’odeur, on ne conçoit pas ces monstres sans cette odeur de talc mouillé sur la peau, de fruit aigre ; on devine les lavages hâtifs, le chiffon humide qu’on passe sur la figure et les aisselles avant l’essentiel : lotions, rimmels, poudre sur les visages de toutes ces dames ; croûte blanchâtre avec, dessous, des plaques brunes qui transparaissent. Elles se décolorent aussi. Ces noiraudes font lever des épis de blés rigides sur la terre épaisse de leur visage, elles s’étudient à des gestes de blondes, portent du vert, se persuadent de leur transformation et, condescendantes, méprisent celles qui défendent leur couleur. Je regardais Mauro du coin de l’œil et j’étudiais la différence qu’il y avait entre ces monstres et ce visage de type italien, le visage du Portègne pur sang, sans mélange noir ou provincial, et je me rappelais soudain Célina, plus proche des monstres, beaucoup plus proche d’eux que Mauro et moi. (p. 228-229)
55La description très précise des danseurs, qui s’approche au plus près de leurs défauts physiques pour les rendre réellement monstrueux (« croûte blanchâtre », « plaques brunes »), rappelle les évocations des monstres chez Dante. L’accumulation de couleurs, associée à la métaphore qui transforme les visages en paysages, crée un tableau aux teintes criardes, qui éloigne ses objets de l’apparence humaine. On ne sait trop à quel cercle de l’Enfer il faudrait rattacher cette description, mais il est clair que le point de vue du narrateur s’y avère spectaculairement raciste, en plus d’être méprisant socialement. Cortázar fait en sorte de rendre son personnage antipathique pour mieux dissimuler ce qui va être l’essentiel de la nouvelle, et qui transparaît dans la dernière phrase du passage ci-dessus. Si l’on comprend d’abord que la différence entre Celina et les deux hommes est qu’elle n’est pas une « vraie » Portègne, la distinction se révèle être aussi d’un autre genre. Alors que les deux hommes observent la piste de danse, la description change en effet petit à petit, la mention des « monstres » se faisant moins prégnante, jusqu’à l’apparition surnaturelle de Celina :
Un instant d’immense bonheur semblait s’être posé sur la piste. Je respirai profondément comme pour m’y associer et je crus entendre Mauro faire de même. La fumée était si épaisse qu’à partir du centre de la piste les visages se brouillaient et que l’on ne distinguait plus les chaises de celles qui faisaient tapisserie. « Et pourtant tu fus à moi… » Curieux, cette voix crépitante que le haut-parleur donnait à Anita, à nouveau les danseurs s’immobilisaient (sans cesser de bouger) et Célina, qui était vers la droite, émergea de la fumée en tournant pour obéir à la pression de son cavalier et resta un instant de profil, puis je le vis de dos, puis l’autre profil et elle leva la tête pour écouter la musique. (p. 231-232)
56Cortázar prépare cette apparition en modifiant l’atmosphère de la piste de danse, au point de l’immobiliser dans cet « instant d’immense bonheur ». La fumée est une sorte de dernière manifestation de l’Enfer avant que ne s’ouvre un autre ordre, celui dans lequel se trouve Celina. On comprend dès lors que la différence mentionnée plus haut n’est pas seulement physique : les deux hommes sont vraiment chez les morts, et Celina, comme les « monstres », n’est plus en vie. Les lignes suivantes montrent clairement qu’elle se situe à l’autre bout du trajet dantesque, au Paradis :
Il me restait assez de lucidité pour mesurer les ravages du bonheur en elle, son visage extasié et stupide dans le paradis enfin atteint […]. Plus rien ne la gênait à présent, dans ce ciel qui n’était qu’à elle, elle se donnait de toute sa peau au bonheur et entrait à nouveau dans un ordre des choses où Mauro ne pouvait la suivre. C’était son dur paradis enfin conquis, son tango que l’on rejouait pour elle seule et pour ses pareils jusqu’aux applaudissements comme vitres brisées qui saluèrent la fin du refrain d’Anita, et Célina de dos, Célina de profil, d’autres couples devant elle, et la fumée. (p. 232)
57La mention du « paradis enfin conquis » avec, en espagnol, la double occurrence du substantif « cielo », ainsi que la description de la félicité (« felicidad ») surnaturelle qui envahit Celina sont autant de données qui permettent de ne laisser aucune ambivalence sur le nouvel emprunt que fait ici Cortázar à la géographie dantesque. La force de la nouvelle est de faire aussitôt disparaître cette vision, en même temps que revient la fumée, de façon à ce que le doute plane sur sa véracité. Le narrateur, dans le paragraphe suivant, parle de « cette femme qui ressemblait à Célina » (ibid.), ce qui semble aller dans le sens d’une hallucination ; mais il conclut également son récit en parlant des « portes du ciel » qui donnent son nom à la nouvelle, laissant entendre une connaissance du phénomène surnaturel. Si bien que le lecteur, comme souvent chez Cortázar, est placé face à l’impossibilité de conclure : la référence dantesque n’est-elle qu’une projection de la part d’un narrateur familier de Dante ? Ou dissimule-t-elle un avatar moderne de l’univers de La divine comédie, qui permet aux vivants d’entrer en contact, par moments, avec les défunts ?
58Si la référence dantesque est première chez Bioy Casares et Cortázar, c’est du côté de Virgile que Stevenson va, quant à lui, chercher les modalités d’écriture du motif de la rencontre avec les morts. Le fait que The Ebb-Tide soit presque entièrement organisé autour du palimpseste virgilien a été repéré et analysé avec une grande précision par Allan Sandison et Sylvie Largeaud-Ortega39. Nous nous contenterons donc ici de rappeler les grands traits de cette réécriture, afin de la mettre en écho avec les autres textes du corpus. Le personnage principal du roman, Robert Herrick, Occidental en échec dans les mers du Sud, est présenté d’emblée comme ayant « un Virgile en lambeaux dans sa poche » (W 14, p. 2), qu’il consulte comme un oracle, à l’image de Robinson Crusoé avec la Bible. Plus qu’un simple détail, il s’agit là d’une manière de définir le personnage comme un nouvel Énée, quoique sans la gloire épique qui accompagne le futur fondateur de Rome, puisque le texte insiste bien sur la situation d’échec absolu dans lequel il se trouve. Au-delà des références répétées à l’Énéide, ce qui nous intéresse particulièrement dans le roman est la manière dont il fait du voyage de la Farallone, le bateau d’Herrick et de ses compagnons, une version de la catabase du chant VI du poème virgilien. Le nom de l’île d’Attwater, l’aboutissement du voyage, participe de cette association : le mystérieux maître des lieux l’a en effet nommée nemorosa Zacynthos, Zacynthos la boisée, à partir d’un vers de Virgile que Herrick reconnaît et cite immédiatement40. Surtout, l’arrivée dans l’île éloigne les navigateurs du monde humain et modifie leurs repères spatio-temporels. « Une sensation d’éternité s’imposait à son esprit » (p. 51) : cette première réaction de Herrick en appelle d’autres, qui tendent toutes vers l’impression d’une entrée aux Enfers. Comme l’écrit Sylvie Largeaud-Ortega, « le décor infernal est sans ambiguïté »41 :
La brise était très légère, la vitesse du bateau faible, la chaleur intense. Le pont brûlait sous ses pieds, le soleil flambait très haut, dans un ciel d’airain ; la poix bouillonnait dans les coutures, et les cerveaux dans leurs boîtes crâniennes. La surexcitation de nos trois aventuriers leur rongeait les moelles comme une fièvre. (p. 52)
59La chaleur infernale envahit à la fois les lieux et les esprits des personnages, commençant ainsi une assimilation qui joue, comme chez Virgile, sur le double aspect de la catabase : rencontre avec les damnés, dans ce décor de fournaise, mais aussi contemplation des Champs-Élysées et apaisement devant la perspective d’une éternité heureuse. Dans l’Énéide, l’entrée aux Enfers se fait en passant un tourbillon devant lequel veille Charon :
Un gouffre, ici troublé de boue et d’un immense tourbillon,
bouillonne et vomit tout son sable dans le Cocyte.42
60Ce même tourbillon se retrouve dans The Ebb-Tide sous la forme d’une brèche donnant accès au lagon où vit Attwater :
Deux fois par jour l’océan se pressait dans cet étroit orifice et s’amassait entre les frêles murailles ; deux fois par jour, lors du jusant, la surabondance formidable des eaux s’échappait forcément par là. C’était l’heure du flux quand le Farallone s’y présenta. Faisant songer à l’instinct qui ramène le pigeon voyageur, les eaux gagnaient le vaste réceptacle, dépassaient en tournoyant l’entrée, où elles se nuaient de tons merveilleux, liquides et soyeux, et allaient au-delà emplir jusqu’au bord la mer intérieure. (p. 52)
61La manière dont Stevenson modifie la perception du lieu est très frappante : alors que le tourbillon, chez Virgile, fait partie d’un spectacle d’horreur devant lequel s’amassent les fantômes, la description ci-dessus a quelque chose de paradisiaque. Le texte joue de cette impossibilité, pour les personnages comme pour le lecteur, à identifier si cette île est un lieu infernal ou paradisiaque. Le fait est que, lorsque les occupants de la Farallone rencontrent Attwater, la première discussion entre eux présente immédiatement l’île comme envahie par la mort :
— Vous avez eu des décès ? demanda Huish, ici sur l’île ?
— Vingt-neuf, dit Attwater, vingt-neuf décès et trente et un cas, sur les trente-trois âmes de l’île… Voilà une singulière façon de compter, n’est-ce pas, monsieur Hay ? Des âmes ! Je ne prononce jamais le mot sans effroi.
— Ah ! C’est donc pour ça que tout est désert ? dit Huish.
— C’est pour cela, monsieur Wish43, dit Attwater ; c’est pour cela que la maison est vide, et le cimetière plein. (p. 56)
62Herrick, Huish et Davis sont donc, comme Énée, des vivants projetés au royaume des morts. Reste à savoir quel est, dans cette optique, le rôle d’Attwater : est-il un prêtre des Enfers, ou un simple vivant régnant sur une île déserte ? Pour Sylvie Largeaud-Ortega, « il incarne une pléiade de personnages virgiliens »44 : il est à la fois Cerbère gardant l’accès aux Enfers, Charon permettant le passage, Sibylle par ses propos énigmatiques que seul Herrick, avec qui il partage une éducation lettrée, est capable de décrypter, et Rhadamante, juge tyrannique des Enfers. Son action sur le trio s’apparente à une manière d’arracher la rédemption par l’action violente et la terreur, mettant ainsi face-à-face les fonctions de l’Enfer et du Paradis et les faisant se mêler. Le fait de situer ces Enfers modernes dans les mers du Sud et de faire incarner ses habitants par des Occidentaux participe sans doute d’une « mise à nu de la figure fondatrice de l’impérialisme occidental »45, mais il est aussi une énième version du dilemme premier des fictions de Stevenson : le voyage de la Farallone est en effet un questionnement de ce que le déplacement est capable d’apporter, quand bien même il s’agisse d’un trajet jusqu’à l’au-delà. La violence mystique à l’œuvre dans cette catabase est loin des valeurs de l’initiation homérique, virgilienne ou dantesque. Le premier à être convaincu par Attwater, Herrick, est au demeurant le premier à vouloir quitter l’île pour retrouver une vie normale, alors que Davis tient désormais les paroles d’un converti extatique. Le voyage au pays des morts, dans The Ebb-Tide, est clairement métaphorique, alimenté par la constante référence à Virgile : mais, en restant de l’ordre de la métaphore, il n’en questionne que plus la vision religieuse de l’au-delà et sa capacité à apporter une réponse à l’errance des personnages.
63Les trois textes que nous venons de commenter présentent un intertexte visible et clairement assumé, où le voyage au pays des morts se fait en référence à un texte premier – Virgile et Dante, en l’occurrence. On trouve également, dans notre corpus, des récits qui utilisent ce motif en en masquant la source, ou en la rendant difficile à identifier. Le célèbre « El Sur » de Borges peut sans aucun doute se lire comme le récit d’un mort allant vers un pays où l’attendent d’autres morts, une sorte de catabase fantasmée qu’il est possible de lire, au demeurant, à la fois en référence aux épopées classiques et à l’épopée argentine moderne du Martín Fierro. Dans « El jardín de senderos que se bifurcan », c’est la lecture d’un chapitre d’épopée qui crée la « pullulation » qui peuple soudain le jardin d’ombres de toutes sortes, faisant ainsi du trajet de Yu Tsun une autre version de ce voyage aux pays des morts. Dans « La muerte y la brújula », le voyage que fait Lonnröt jusqu’à la propriété de Triste-le-Roy travaille également sur les représentations du monde infernal, en dessinant un monde abandonné : la gare est « silencieuse » avec « une voie morte », l’air « humide et froid » et le décor est délimité par des « eucalyptus noirs » (ObC, p. 504 ; OeC, p. 531-532), un ensemble qui rappelle à la fois le glacial pays des Cimmériens dans l’Odyssée et la forêt obscure que traverse Énée avant de se rendre aux Enfers. Il est d’ailleurs précisé que Lonnröt, en entrant dans la propriété, avance « marchant sur des générations confondues de feuilles raides déchirées » (ibid.), ces feuilles semblant représenter tout le poids du passé et des multiples morts qu’a connus la maison. Dans l’ensemble, les recueils de Borges sont extrêmement marqués par ce poids des morts, ne serait-ce que dans les titres : dans El Aleph, quatre nouvelles comportent le terme dans leur intitulé, « El inmortal », « El muerto » (deux récits qui ouvrent le recueil), « La otra muerte » et « Abenjacán el Bojarí, muerto en su laberinto », à quoi l’on peut rajouter « Deutsches Requiem ».
64On trouve une autre possible rencontre avec les morts dans Bestiario de Cortázar, avec la nouvelle « Ómnibus »46. Ce texte a suscité de très nombreuses interprétations, et a notamment souvent été lu en rapport avec un sous-texte épique ou avec le motif du voyage chez les morts : Emma Speratti Piñero y voit « l’histoire de deux morts dans un autobus où voyagent des vivants, ou de deux vivants dans un autobus où circulent des morts »47, une proposition reprise par Evelyn Picón Garfield en la liant à un passage des Chants de Maldoror48 et que Cortázar lui-même n’a pas démenti49 ; quant à Lilia Dapaz Strout, elle lit la nouvelle comme une version moderne du voyage des héros mythiques50. Ces lectures sont clairement encouragées par le cadre spatio-temporel de la nouvelle, qui semble se situer vers la Toussaint et suit le voyage d’un autobus jusqu’à un cimetière. Le fait que Clara et le jeune homme qu’elle rencontre dans le bus soient perçus comme des intrus conforte cette impression d’un accès à un ordre qui obéit à des règles qui ne sont pas celles de la vie normale. Le receveur qui poinçonne les tickets à l’entrée du bus serait, dans ce cas, un nouveau Charon, tout aussi désagréable que le passeur mythologique. Le rapprochement effectué plus haut avec le pays des Lotophages peut trouver sa place dans un tel schéma : l’apathie des voyageurs et leurs regards fixes pourraient en effet se lire comme un souvenir du Léthé, le fleuve de l’oubli. Une remarque, lorsque tous les passagers descendent à l’arrêt du cimetière, va dans le sens de leur assimilation à des créatures de l’au-delà : il y est dit que « leurs bouquets qui s’agitaient comme s’il y avait eu du vent, un vent venu de dessous terre qui eût secoué les racines des fleurs et fait balancer tous les bouquets » (C, p. 189). Cette image d’un vent venant des profondeurs de la terre tend clairement à accentuer l’apparence surnaturelle de ces passagers à l’attitude mystérieuse, et à entériner leur proximité avec l’univers du cimetière. Cela étant, l’autobus lui-même, lorsque les passagers sont descendus, semble revêtir des caractéristiques infernales : le soleil y disparaît, couvert par « une fumée noire », puis est remplacé par « une lumière verte et claire » (p. 190 et 193). Le conducteur et le receveur semblent eux aussi se transformer en monstres :
Un agent de police s’ouvrait en croix en s’accusant de quelque chose sur son socle. Le chauffeur quitta son siège d’un mouvement sinueux, le receveur voulut le retenir par sa manche mais il se dégagea avec violence et s’avança dans le couloir en les regardant alternativement, penché en avant, les lèvres humides et battant des paupières. « Ça y est ! À toi de passer ! » cria le receveur d’une voix bizarre. (p. 192)
65L’adjectif « sinueux », qui traduit le verbe « deslizar »,semble transformer le conducteur en créature reptilienne, tout comme la description de son visage juste après ; la voix étrange du receveur, que l’on a pourtant déjà entendu parler, contribue aussi au sentiment d’avoir affaire à une métamorphose de personnages qui perdent leur aspect humain. La mention en début de paragraphe du policier en croix est également extrêmement étrange, et, en plus de la référence christique, fait penser au supplice d’Ixion, attaché dans le Tartare à une roue qui tourne éternellement. L’autobus semble ainsi s’enfoncer de plus en plus loin dans les Enfers, du Styx où Charon fait embarquer les âmes jusqu’au fin fond du Tartare, en passant par le Léthé. Savoir quel est le rôle exact de Clara et du jeune homme reste difficile : leur intrusion vient-elle du fait qu’ils sont des vivants au pays des morts ? Ou qu’ils ignorent leur propre mort ? Cortázar, comme toujours, laisse toutes les possibilités d’interprétation ouvertes.
66« Ómnibus » participe, quoi qu’il en soit, à cette présence récurrente du motif du voyage au pays des morts dans notre corpus, que ce motif soit clairement indiqué comme une réécriture ou non. Si nos choix d’analyse se sont portés sur les textes les plus marquants de ce point de vue, ils sont loin d’épuiser la gamme des variations sur ce thème. Ne serait-ce que chez Stevenson, on le retrouve dans le dénouement de The Master of Ballantrae, dans la fable « Something in It » ou encore, sous la forme d’une illusion vite évanouie, dans « The Beach of Falesa ». Le rôle d’initiation et de consultation d’un oracle qu’il peut avoir dans l’épopée classique y est remplacé par une fonction de passage d’un monde à l’autre qui contribue à l’ambivalence du mode de représentation, ou par une mise en avant de l’échec de l’initiation dans une logique très semblable à celle qui préside aux réécritures de l’Odyssée.
Le flux et le reflux
67Les exemples développés dans ces pages sont loin de rendre compte de l’intégralité des références épiques présentes dans notre corpus. Le souvenir de la poésie épique s’y exprime aussi par le travail sur des épopées nationales (le mythe des jacobites dans The Master of Ballantrae ou Kidnapped, le Martín Fierro chez Borges) ou le thème récurrent de l’infamie chez Borges et Bioy Casares, entre autres. Dans cet effort constant de problématisation, il nous faut insister sur le dilemme premier, celui qui structure toutes les bifurcations narratives empruntées par Stevenson et les trois auteurs argentins : la dichotomie entre un univers idéal, rattaché au passé, et un présent qui ne se laisse pas lire selon le même modèle. À l’image du passage de l’Iliade à l’Odyssée, qui peut se lire comme une mise en question de la possibilité de la transition d’un univers clos de l’immortalité possible (la guerre de Troie) à l’univers du quotidien (le monde « social » d’Ithaque), les œuvres de nos auteurs mettent en avant le problème du sens que revêt le trajet de l’universel au particulier. Comme Ulysse croisant, dans ses errances, tous les monstres que n’acceptera bientôt plus la raison humaine, les personnages créés par nos auteurs n’ont d’autre fonction que de poser la question du sens du voyage et de ce qui, dans ce voyage, peut être intégré ou non à la modernité. En d’autres termes, c’est la possiblité même de la réussite de l’ambition de synthèse littéraire qui est mise en question par le travail épique. Le monde de l’universel auquel la fiction voudrait créer l’accès est toujours menacé de s’évanouir, comme si la possibilité épique restait fragile.
68Cette fragilité s’incarne, dans notre corpus, par l’apparition fréquente de figures fantomatiques, incarnations d’une éternité toujours susceptible de s’évanouir. Le fantôme littéraire est, comme l’a montré de façon fort convaincante Loïs Parkinson Zamora, très révélateur d’un certain rapport au réel. Dans un article consacré aux fantômes dans le réalisme magique et le romance américain, la critique distingue en effet deux formes de spectres fictionnels : d’une part, ceux qui renvoient à un passé disparu, à un monde indigène cohérent dont le texte exprime la nostalgie, et dont elle voit l’illustration dans Pedro Páramo de Rulfo, ou dans les textes de William Goyen et Elena Garro ; d’autre part, ceux qui relèvent de l’archétype et qui, par conséquent, se situent dans un « territoire neutre » où les personnages sont entre la vie et la mort, et où le contact entre universel et particulier reste très ambigu51. Ce « territoire neutre » (expression d’Hawthorne), même quand il se veut le lieu d’un récit proche du mythe, est toujours un espace de contact, où passé et présent se chevauchent. Tout en souscrivant à cette lecture, il nous faut préciser que cette situation d’entre-deux que définit Zamora s’inscrit aussi dans un processus concerté de mise en question de l’autorité narrative, visant à menacer à chaque instant l’existence de ces figures de l’éternité. Cortázar ne s’y trompe d’ailleurs pas, lorsqu’il parle de La invención de Morel comme du roman de « l’ambiguïté permanente qui s’établit entre les vivants et les morts, entre les corps et les images » (Cri, p. 781). Morel, en effet, est l’incarnation même de l’aspiration contrariée à l’éternité, qui cherche par conséquent à mettre celle-ci en scène, quitte à ce que cela l’entraîne vers l’auto-destruction. « Je vous ai procuré une éternité agréable » (Nov, p. 64 ; Rom, p. 50) : voici comment le savant fou introduit le discours dans lequel il révèle à ses compagnons le fonctionnement de sa machine, et donc la manipulation dont ils ont été victimes. Morel présente dans son discours son invention comme la réponse à une interrogation métaphysique :
Et vous-mêmes, combien de fois n’avez-vous pas interrogé le destin des hommes, n’avez-vous pas agité de vieilles questions : Où allons-nous ? Où demeurons-nous – telles sur un disque des musiques encore inouïes – jusqu’à ce que Dieu nous fasse naître ? Ne percevez-vous pas un parallélisme entre le destin des hommes et celui de mes images ? (Nov, p. 68-69 ; Rom, p. 54)
69La comparaison avec la musique, puis avec les images, est une manière de préparer la révélation de Morel : l’éternité s’atteint par la création, en fixant définitivement quelque chose sur un support. Dans un geste qui s’apparente à une mise en abyme du rôle de l’écrivain, Morel y parvient en faisant de vrais êtres humains des personnages d’une fiction sans cesse répétée. Il est tout sauf anodin de constater la multiplication, dans notre corpus, de ces démiurges plus ou moins assumés, qui semblent incarner une des aspirations de leur créateur : parler de l’éternellement semblable du monde épique. La folie de Castel, dans Plan de evasión, relève exactement du même principe. Son désir d’entendre pour toujours, dans l’éternité, la Symphonie en mi mineur de Brahms s’explique dans le témoignage posthume découvert par Nevers, qui laisse entendre que Castel a réussi à transformer sa propre sensation auditive, de manière à vivre pour toujours en compagnie de cette musique. Castel, en un sens, ne va pas aussi loin que Morel, comme l’atteste son témoignage qui fait de la possibilité de l’immortalité une piste de recherches futures :
Une autre encore (pour les chercheurs futurs) : Transformer, chez des hommes dont la personnalité ou les souvenirs sont abominables, non seulement leur perception du monde, mais aussi leur moi ; obtenir, par des modifications dans leurs sentiments et par une préparation psychologique particulière, la cessation de leur être intérieur et la naissance en eux d’une nouvelle personnalité. Mais, comme le désir d’immortalité est, presque toujours, un désir d’immortalité personnelle, je n’ai pas tenté l’expérience. (Nov, p. 203 ; Rom, p. 164)
70Castel, dans ces lignes, passe en un sens le relais à Morel, qui poussera l’expérience jusqu’à un artefact d’immortalité, non pas en modifiant la personnalité, mais en l’effaçant complètement, au profit d’images qui ne sont que des simulacres. « El milagro secreto » de Borges reprend également cette figure du créateur aux prises avec le rêve de l’éternité, le personnage de Jaromir Hladik obtenant de Dieu (ou rêvant d’obtenir ?) qu’il arrête le temps avant son exécution, afin qu’il puisse finir son œuvre. Même chose chez Julio Cortázar dans le conte « Una flor amarilla », où le narrateur est persuadé d’avoir rencontré un homme immortel, ou dans la fable de Stevenson « The Poor Thing », dont le personnage principal est une créature éternellement menacée de disparaître par le souffle du vent.
71L’image la plus saisissante de ce rythme narratif, qui va vers l’épique tout en ne libérant pas entièrement l’instinct poétique qui le sous-tend, est fournie par la présence persistante, dans l’œuvre de Stevenson, des descriptions de la mer. Elle se retrouve dans la grande majorité de ses œuvres, sous des formes différentes, des eaux froides entourant l’Écosse aux fantasmes que font naître les mers du Sud. Le motif du flux et du reflux y est essentiel au point d’inspirer le nom d’un roman, The Ebb-Tide. Ce dernier s’ouvre d’ailleurs sur une citation du Julius Caesar de Shakespeare : « There is a tide in the affairs of men. » Dans la bouche de Brutus, à la scène 3 de l’acte IV, la phrase est une expression du kairos grec : il s’agit de prendre la bonne vague, en d’autres termes savoir saisir l’opportunité au bon moment, sous peine de le regretter toute sa vie. Dans le roman de Stevenson, l’image est plus ambiguë. Cette vague est certes celle qui offre à Herrick et ses amis la possibilité de la rédemption, mais elle est aussi celle qui les mène dans un monde archaïque, incarné par Attwater, où les fautes ne sont pardonnées que dans la terreur et, pour Huish, la mort. Le fait est que l’océan, que les personnages de Stevenson contemplent si souvent, est sans conteste, dans The Ebb-Tide comme dans d’autres récits, aussi attrayant qu’effrayant : le spectacle éternel des vagues y représente le désir d’éternité, mais dissimule également une violence que l’on ne saurait sous-estimer, qu’on peut lire comme la violence que la poésie épique fait subir au texte romanesque.
72« The Merry Men » est sans doute le texte de Stevenson représentant le mieux ce phénomène52. Plus que dans tout autre récit, la mer y envahit la narration, au point de devenir le personnage principal de l’histoire. Avec une insistance qui ne lui est pas habituelle, a fortioridans des histoires courtes, Stevenson ouvre la nouvelle par une longue description de la mer qui entoure l’île d’Aros, sur laquelle se rend le héros, Charles Darnaway. L’objet de la description est, bien sûr, de présenter ces « Merry Men » qui donnent leur nom au texte : quarante-six récifs mortellement dangereux pour les navigateurs, longeant l’île. Dès la première évocation du lieu, la narration tend à humaniser les récifs :
C’est à l’extrémité du raz, du côté de la haute mer, que le bouillonnement est le plus intense ; et c’est là que d’énormes brisants exécutent ce que l’on peut appeler leur danse de mort – ces brisants qui, dans la région, ont pour nom les Merry Men. J’ai entendu dire qu’ils s’élèvent jusqu’à une hauteur de cinquante pieds ; mais il ne devait s’agir que des masses d’eau verte, car les embruns montent deux fois plus haut. Quant à dire s’ils doivent leur nom à leurs mouvements, qui sont rapides et fantasques, ou aux cris qu’ils poussent lorsque la marée s’inverse, et qui font trembler tout Aros, j’en serais bien incapable.(W 8, p. 7)
73Le mouvement de la mer autour des récifs s’apparente ici à une inquiétante chorégraphie, où chant et danse se mêlent, formant comme un chœur antique dont la fonction est d’annoncer la mort. On remarque, dans ce passage, que les récifs sont déjà rattachés à la légende : ils sont l’objet de récits transmis oralement (« J’ai entendu dire »), dont l’origine s’est perdue au fil du temps (la double hypothèse finale). La suite va montrer que les « Merry Men » engendrent mythes et histoires :
Les paysans colportaient bien des légendes sur Aros […]. On racontait je ne sais quelle histoire où figurait une créature infortunée, un esprit marin qui demeurait parmi les brisants et les eaux bouillonnantes du raz et, à sa manière, y brassait de terribles affaires. Un jour, sur la plage de Sandag, une sirène avait rencontré un cornemuseur et avait chanté pour lui dans la clarté d’une longue nuit d’été, tant et si bien qu’au matin on le retrouva frappé de folie, et de ce jour jusqu’au jour de sa mort il ne prononça plus que quelques mots, toujours les mêmes ; quels étaient ces mots en gaélique, je ne saurais le dire, mais on les traduisait ainsi : « Ah, le chant suave qui monte de la mer ! » On a entendu les phoques qui hantent ces rivages parler aux hommes dans leur propre langue, ce qui présage de grands désastres. C’est là que quelque saint accosta pour la première fois lorsqu’il vint d’Irlande convertir les habitants des Hébrides. (ibid.)
74Ces histoires rapportées sont, on le voit, de toutes sortes, et s’inscrivent dans une tradition locale. Il y a néanmoins davantage, dans ce passage, que le simple effet d’histoires répétées et déformées par le temps. La kelpie et les phoques n’y sont que des déclinaisons de la figure centrale de ces lignes, la Sirène53, qui offre à l’évocation des « Merry Men » une épaisseur supplémentaire. Il est très frappant, en effet, de voir que le passage transforme progressivement le chant de la mer dans les récifs en un autre type de chant, proprement mythique : celui de la séduction mortelle, représenté par la créature légendaire évoquée dans l’Odyssée. Les mots de l’homme séduit par la Sirène sont ici essentiels : on entend, dans les sifflantes du texte anglais (« the sweet singing out of the sea », traduit par « le chant suave qui monte de la mer »), le son du sortilège de la Sirène ; on y retrouve surtout l’antiphrase qui donne son nom aux récifs et au récit (« Merry Men »). Ce chant de la mer est un chant de mort, « qui présage de grands désastres », ce qui ne doit laisser aucun doute au lecteur sur la tonalité du récit à venir. Cette longue description initiale n’est pas là uniquement dans un souci de réalisme, du fait de la fascination que Stevenson avait pour cette île d’Earraid (son vrai nom) dans laquelle il avait séjourné à vingt ans, accompagnant son père lors de la construction d’un phare ; elle a réellement pour fonction de faire advenir le chant de la mer et toutes les légendes qui s’y racontent, d’en faire, en un certain sens, le vrai narrateur de l’histoire : le récit à venir ne sera donc rien d’autre qu’un énième recommencement, où les « Merry Men » prendront la place des Sirènes et de tous les avatars qui leur ont succédé.
75Comme dans toute bonne tragédie, Stevenson ne met en place ce tableau que pour mieux le remplacer par une accalmie, attendant le moment propice pour déclencher ce qui a été annoncé d’emblée au lecteur. La mer immobile et translucide dans laquelle Charles plonge pour explorer une épave a valeur de contraste, en même temps qu’elle fait apparaître tous les vestiges du passé échoués dans ses profondeurs. Ce n’est qu’avec la grande scène de la tempête, dans le quatrième chapitre, que les « Merry Men » reviennent sur le devant de la scène. La description de leur chant, à cette occasion, franchit une nouvelle étape :
Tout autour de l’île d’Aros, les vagues, dans un bruit de tonnerre, pilonnaient sans cesse les récifs et les plages. Tantôt plus forte ici, tantôt plus faible là, comme une musique d’orchestre aux multiples combinaisons, la masse sonore ne variait guère, ne fût-ce qu’un instant. Et plus fort que tout, par-dessus ce pandémonium, j’entendais les voix changeantes du raz et le rugissement intermittent des Merry Men. À ce moment, je saisis en un éclair pourquoi ce nom leur était donné. Le bruit qu’ils faisaient suggérait presque la joie, et dominait les autres bruits de la nuit ; ou, sinon la joie, du moins une jovialité de mauvaise augure. Bien plus : ce bruit avait même une sonorité humaine. Tels des hommes sauvages qui, après avoir noyé leur raison dans l’alcool, renoncent à la parole et, dans leur folie, braillent ensemble des heures entières ; ainsi, à mon oreille, ces mortels brisants hurlaient dans la nuit tout près d’Aros. (p. 30)
76L’apparition du chant des récifs se fait ici de manière progressive : la narration fait d’abord percevoir le bruit d’ensemble de la tempête, par la comparaison avec un orchestre où différents sons et tonalités se font entendre. C’est par un resserrement de la focale qu’apparaissent les « Merry Men », d’abord par une expression peu précise, « rugissement intermittent », puis en revenant au procédé d’humanisation, qui permet également d’expliquer plus précisément l’origine de leur nom. Surtout, les dernières lignes associent ce chant à un passé très lointain, qui semble se situer aux origines de l’homme, avant la civilisation – on retrouve là la vision évolutionniste qui ne cesse, chez Stevenson, d’organiser la vision du temps. Le chant des « Merry Men » est comparable à des hommes « renonçant à la parole », effectuant un retour à un temps dionysiaque où le logos est remplacé par le cri et la folie. La disparition de toute pensée rationnelle, au profit d’un chant inarticulé, d’une musique de mort, est encore exprimée dans les lignes suivantes :
La pensée ne résistait pas aux assauts de cet étourdissant vacarme ; un vide, une allégresse s’emparaient des cerveaux, un état proche de la folie ; et je me surpris par moments à suivre la danse des Merry Men comme si cela avait été un air de gigue. (p. 31)
77Musique et folie se mêlent ici, mettant l’homme face à un chant qui n’est plus de son monde. Gordon Darnaway, l’oncle du narrateur, est, davantage que les victimes du naufrage à venir, la vraie victime de ce chant qui le fascine et le laisse comme en état d’ivresse lorsque son neveu le trouve sur le rivage, observant le spectacle de la mer déchaînée :
Soit, mon oncle était un fou dangereux, mais il n’était ni cruel ni bas, comme j’avais pu le craindre. Pourtant, quel cadre pour une beuverie ! et à quel incroyable vice le pauvre homme avait-il choisi de se livrer ! J’ai toujours considéré l’ivresse comme un plaisir sauvage et presque effrayant, plus digne d’un démon que d’un homme ; mais goûter l’ivresse en un lieu pareil, parmi les ténèbres et les rugissements du vent, au bord de la falaise qui domine cet enfer aquatique, sentir sa tête tourner comme le raz, son pied chanceler au bord du tombeau, et, l’oreille tendue, guetter les signes d’un naufrage, voilà bien une conduite qui, si tant est qu’elle fût crédible chez d’autres, relevait de l’impossibilité morale chez un homme tel que mon oncle, qui croyait fermement à la damnation éternelle et dont l’esprit était hanté par les plus noires superstitions. Pourtant, il en allait ainsi ; et lorsque, parvenant jusqu’à son refuge, dans le recoin de la falaise, nous pûmes de nouveau respirer, je vis l’œil de cet homme briller dans la nuit avec un éclat impie. (ibid.)
78L’association de l’ivresse, de la folie et de la sauvagerie (« wild ») fait réapparaître ici la dimension dionysiaque de l’action des « Merry Men », et y ajoute une dimension : la mer devient cette fois une antichambre de l’Enfer, avec de multiples termes qui renvoient directement au mal et au diable (« démon », « ténèbres », « enfer », « damnation éternelle », « impie »). L’association préparée par la description initiale est achevée : le chant de mort des « Merry Men » exprime tous les mythes racontés par l’homme pour se faire peur, de la Sirène à l’Enfer. Il est l’incarnation des terreurs les plus enfouies, de ces rêves d’horreur que raconte Stevenson dans « A Chapter on Dreams ». Il est en même temps la preuve de la vacuité des histoires particulières, englouties par le poids de l’éternité comme le vaisseau sous les vagues qui entourent les « Merry Men » :
Les cris mêlés poussés par bien des voix sur le point de mourir s’élevèrent, puis s’éteignirent dans le rugissement des Merry Men. Et c’est ainsi que prit fin la tragédie. Ce solide navire avec tout son chargement, la cabine où la lampe brillait peut-être encore, tous ces hommes dont la vie, on peut le supposer, était précieuse à d’autres, et qui, à tout le moins, y tenaient eux-mêmes autant qu’à leur salut, tout cela venait en un seul instant de sombrer dans les eaux houleuses. Tout s’était évanoui comme dans un rêve. Et le vent, à grands cris, continuait sa course à travers le ciel, et les eaux insensibles du raz poursuivaient leurs sauts et leurs cabrioles, tout comme auparavant. (p. 32)
79L’histoire de chaque marin, à la recherche du trésor de l’Invincible Armada, disparaît : ce n’est pas un hasard si la narration étouffe d’abord leurs voix sous le « rugissement » des « Merry Men ». La phrase « Tout s’était évanoui comme dans un rêve » (« They were gone like a dream »), qui semble cristalliser en une formule toutes les références shakespeariennes qui parcourent la nouvelle, prépare le retour à l’éternel recommencement exprimé dans la dernière phrase, qui dessine sans ambiguïté le spectacle d’un chant continuant indépendamment de l’action des hommes. L’image trouve un écho dans le dénouement de la nouvelle, au chapitre suivant : comme chacun des cinq actes de cette tragédie, c’est sur le tableau de la mer que l’ultime chapitre se conclut, avec un naufrage en miniature, celui de Gordon Darnaway et de l’homme noir se poursuivant dans la mer jusqu’à se noyer.
80Rien ne sera dit, après cette fin tragique, du destin du narrateur, Charles Darnaway. Le fait qu’il survive à l’aventure, comme Jim Hawkins, Mackellar ou David Balfour dans d’autres textes, est néanmoins révélateur. Si l’objet des récits stevensoniens est, à bien des sens, la mise en scène de ce chant des « Merry Men », éternel et fatal, le narrateur premier, lui, subsiste : sa vie continue, et avec lui cette histoire particulière que la mer semble s’attacher à effacer. Peu importe que le destin de Jim Hawkins après son retour de l’île au Trésor nous soit inconnu ; la possibilité même d’une reprise de la narration suffit à indiquer que le flux et le reflux ne sont pas les seules puissances à l’œuvre et que, quelle que soit l’histoire qui a été racontée, une autre prendra sa place. Comme ceux de Borges, de Bioy Casares ou de Cortázar, les personnages de Stevenson, par le jeu des narrations enchâssées, des fausses préfaces, des fins ouvertes, continuent à parler. Si « The Merry Men » est donc une image de cette violence du retour à l’épique, c’est parce qu’on y trouve, mieux que nulle part ailleurs, l’évocation de cette fascination pour le langage poétique qu’est le chant éternel de la mer. Mais, si les vagues ne se taisent pas, l’écriture non plus : l’île d’Aros devient celle de Treasure Island, de Kidnapped ou de The Ebb-Tide, et ainsi continue la ronde des histoires particulières.
Une narration aux mille tours
81Revenons, en guise de conclusion de ce chapitre, à une figure qui a accompagné un certain nombre de nos analyses. Ulysse, l’homme aux mille tours (polutropos), est, comme Don Quichotte, une figure littéraire susceptible de cristalliser un grand nombre des dilemmes des écrivains latino-américains : les questions de l’exil, du déplacement, de la quête de l’origine, rencontrent évidemment un écho chez les écrivains du continent. Cette relation se fait néanmoins en général par le biais de la réécriture de Joyce, à l’image des travaux de Gerald Martin54. En prenant le contrepied générique et stylistique de cette lecture, et en la situant dans la double optique du modèle stevensonien et de l’étude directe de l’intertexte épique, nous avons cherché à montrer ici que la figure ulysséenne pouvait se comprendre dans le cadre de l’univers du romance et, plus généralement, d’une littérature épique au sens stevensonien du terme. Ulysse est au cœur d’un travail épique de questionnement critique, le poème homérique présentant plusieurs significations possibles de ce long voyage de retour à Ithaque. C’est au fil de cette entreprise de problématisation que se construit le personnage d’Ulysse, comme l’indique Pietro Pucci :
La ligne de force de mon enquête est l’élucidation et la mise en relief de l’étrange économie qui tient Ulysse entre ces deux pôles : la vie et la mort, l’identité et la différence, le retour et l’éloignement. C’est la tension indécidable entre ces termes opposés qui force Ulysse à devenir l’homme du pluriel et de la polytropie : dans la mesure où l’habileté du héros parvient à ses fins, elle domestique (littéralement et figurativement) tous les problèmes provoqués par cette tension insoluble.55
82Ce sont les modalités de domestication de cette tension qui ont été, en définitive, l’objet central de ce chapitre : la narration des textes de notre corpus, en effet, endosse le rôle d’Ulysse, en circulant au milieu de ces pôles opposés pour mieux les contourner. Nos quatre auteurs, bien sûr, ne s’y prennent pas tous de la même façon. À la complexité dissimulée des récits stevensoniens, entrelacement de fils narratifs à la fiabilité suspecte, répond l’abondance intertextuelle et les jeux de miroir de Borges ; aux mondes intersticiels de Cortázar, qui sont autant d’apories, répondent les inventions surnaturelles et les mises en abymes de Bioy Casares. Mais, dans tous les cas, se retrouve une manière de mettre le récit fictionnel au défi de l’écriture poétique, dans un effort de synthèse que menace constamment l’échec. Comme Ulysse qui, par ses incessants déguisements, met à distance la tension d’un récit dont il est lui-même le personnage et la victime principale, nos auteurs font le pari d’une narration qui multiplie les masques, mettant l’épique et, plus généralement, les autres genres littéraires au défi d’une éternelle remise en question. C’est par l’inventivité de cette narration aux mille tours que se dessinent de multiples histoires qui, pourtant, racontent toutes le même face-à-face : l’opposition entre le flux et le reflux, le rêve de la poésie et l’instinct de nouveauté du monde du roman.
Notes de bas de page
1 F. Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, Paris, H. Champion, 2006, p. 7.
2 Ibid., p. 567.
3 J.-P. Naugrette, Robert Louis Stevenson, ouvr. cité, p. 45.
4 P. Pucci, Ulysse Polutropos, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1995, p. 29-30.
5 V. Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974, notamment p. 349-359.
6 Les traductions du recueil sont issues de Nhc, p. 27-82.
7 Voir notamment les vers 231 à 251.
8 « […] tous ruinent ma maison » (I, v. 258), « notre abondance s’use » (II, v. 58), « ma maison succombe affreusement » (II, v. 63-64), entre autres (Homère, L’Odyssée, traduction Ph. Jaccottet, Paris, La Découverte, 2004, p. 20, 29 et 30).
9 « Ils l’insultaient, ils l’assiégeaient de leurs sarcasmes » (II, v. 323, ibid., p. 37).
10 Ibid., IX, v. 84, p. 144.
11 Ibid., X, v. 212-219, p. 166.
12 Ibid., X, v. 221-222, p. 166.
13 Voir ibid., X, v. 551-560.
14 Ibid., X, v. 322-324, p. 169.
15 Ibid., X, v. 312-314, p. 169.
16 F. Lestringant, Le livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, Genève, Droz, 2002, p. 225.
17 Les traductions du roman sont issues de MB, p. 901-1274.
18 J.-P. Naugrette, Robert Louis Stevenson, ouvr. cité, p. 138.
19 Homère, L’Odyssée, ouvr. cité, I, v. 242-244, p. 20.
20 Ibid., IV, v. 594-608, p. 75.
21 Ibid., IV, v. 611, p. 75.
22 Ibid., V, v. 408-410, p. 95.
23 J.-P. Vernant et M. Détienne, Les ruses de l’intelligence, la mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 2009, p. 47.
24 J.-P. Naugrette, Robert Louis Stevenson, ouvr. cité, p. 138.
25 J.-P. Vernant, L’univers, les dieux, les hommes, Paris, Seuil, 1999, p. 168.
26 Homère, L’Odyssée, ouvr. cité, XXII, v. 299, p. 360.
27 Ibid., XXII, v. 306, p. 360.
28 Ibid., XXII, v. 413-416, p. 363.
29 J.-P. Naugrette, Robert Louis Stevenson, ouvr. cité, p. 138.
30 Les traductions de la nouvelle sont issues de OeC, p. 571-576.
31 Homère, L’Odyssée, ouvr. cité, XI, v. 119-125, p. 181.
32 É. Stead éd., Seconde Odyssée : Ulysse de Tennyson à Borges, Grenoble, Jérôme Million, 2009. Pour un développement sur « El inmortal », voir É. Stead, « “Au-delà du soleil.” Sur El inmortal de Jorge Luis Borges », Modernités antiques. La littérature occidentale et l’Antiquité gréco-romaine dans la première moitié du xxe siècle, V. Gély, S. Parizet et A. Tomiche éd., Nanterre, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2014, p. 241-254.
33 J. L. Borges, Enquêtes, ouvr. cité, p. 336-337.
34 Sur le rejet du texte par Borges, voir OeC, p. 1479.
35 On trouve une autre visite aux Enfers au début du chant XXIV de l’Odyssée, aux vers 1 à 204. La majorité des critiques considèrent qu’il s’agit d’une interpolation.
36 Les traductions du roman sont issues de Rom, p. 19-76.
37 Michel Lafon précise par ailleurs que le choix du prénom Faustine « est avant tout pour Bioy un hommage aux Contrerimes de son “compatriote” Paul-Jean Toulet » (Rom, p. 5).
38 Les traductions de la nouvelles sont issues de Nhc, p. 90-95.
39 A. Sandison, Robert Louis Stevenson and the Appearance of Modernism, ouvr. cité ; S. Largeaud-Ortega, Ainsi soit-île. Littérature et anthropologie dans les « Contes des Mers du Sud » de Robert Louis Stevenson, Paris, H. Champion, 2012, chapitre 2. Les traductions du roman sont issues de PE, p. 502-574.
40 « Déjà au milieu des flots apparaît Zacynthos la boisée » (Virgile, Œuvres complètes, ouvr. cité, III, v. 270).
41 S. Largeaud-Ortega, Ainsi soit-île, ouvr. cité, p. 96.
42 Virgile, Œuvres complètes, ouvr. cité, VI, v. 296-297.
43 La traduction ne rend ici qu’imparfaitement l’incorrection de l’anglais de Huish, qui explique qu’Attwater, avec mépris, déforme volontairement la prononciation de son nom.
44 S. Largeaud-Ortega, Ainsi soit-île, ouvr. cité, p. 98.
45 Ibid., p. 103.
46 Les traductions de la nouvelle sont issues de Nhc, p. 55-58.
47 A. M. Barrenechea et E. S. Speratti Piñero, La literatura fantástica argentina, ouvr. cité, p. 78.
48 E. Picón Garfield, ¿ Es Julio Cortázar un surrealista ?, Madrid, Gredos, 1975, p. 60-62.
49 Voir L. Harss, « Julio Cortázar, o la cachetada metafísica », Los nuestros, Buenos Aires, Sudamericana, p. 270.
50 L. Dapaz Strout, « Casamiento ritual y mito del hermafrodita en Ómnibus, de Cortázar », Anales de Literatura Hispanoamericana, no 2-3, 1973-1974, p. 533-553.
51 L. Parkinson Zamora, « Magical Romance / Magical Realism : Ghosts in U. S. and Latin American Fiction », Magical Realism : Theory, History, Community, Lois Parkinson Zamora et Wendy B. Faris éd., Durham, Duke University Press, 1995, p. 497‑550.
52 Les traductions de la nouvelle sont issues de MB, p. 206-245.
53 La kelpie, dans les légendes écossaises, est une créature métamorphe vivant dans l’eau et séduisant les humains. La présence des phoques peut quant à elle faire penser aux selkies, créatures imaginaires des Shetland ayant la forme de magnifiques jeunes filles se couvrant de peaux de phoques, présentées comme proches des Sirènes.
54 G. Martin, Journeys through the Labyrinth, ouvr. cité.
55 P. Pucci, Ulysse Polutropos, ouvr. cité, p. 31.
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